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La nuit où le tennis a changé !

Mike Blanchard venant remplacer Frank Hammond en tant qu'arbitre pour tenter de ramener l'ordre entre John McEnroe et Ilie Nastase, US Open 1979, © Art Seitz

C’est l’histoire d’un match entré dans les annales. Une foire d’empoigne, un duel de voyous, prêts à vendre père et mère pour remporter un quinze. Quitte à piétiner les codes d’un sport devenu à leurs yeux éculés. Jusqu’à provoquer la colère et forcer la police anti-émeute à entrer dans l’arène. Dans la nuit du 30 août 1979, le 2e tour de l’US Open entre Ilie Nastase et John McEnroe devient le symbole d’une génération transgressive, dont les incartades amusent autant qu’elles indignent. Tous deux plongent le tennis dans le précipice, lui assignent un point de non-retour, font passer les romantiques du jeu pour d’utopistes. Ce simulacre de match va conduire à une remise à plat de l’arbitrage mondial et définitivement façonner le comportement de l’Américain sur le terrain. Retour sur le film d’un match interdit aux mineurs.

C’était une époque où le “challenge” était un lointain fantasme. À peine une hypothèse futuriste sortie tout droit d’un scénario de science-fiction. Une ère où l’arbitre de chaise ne pouvait même pas descendre de son piédestal pour vérifier la trace d’une balle lorsque la surface de jeu le permettait. Le tennis, tel que nous le connaissons aujourd’hui, fêtait à peine son dixième anniversaire. Un sport qui traverse une crise d’adolescence en plein cœur des années 70.

Arbitrage et baby-sitting

Durant cette décennie, les pubères insolents se prénomment Ilie, Jimmy. Leur jeu respectif, comme leur attitude, se démarque de la vieille garde et des autres congénères de cette nouvelle génération gâtée, composée des Björn, Vitas ou Guillermo, pour ne citer qu’eux. À cette époque, ces joueurs flirtent avec les limites de ce qui était autorisé sur un court : “Jimbo” accompagne son tennis jusqu’au-boutiste et en puissance d’une gestuelle obscène, adresse des doigts d’honneur au public ou aux officiels. Le Roumain et l’Américain se partagent la couronne du tennis mondial et les lauriers de sales gamins, de teigneux, mais toujours avec le sourire en coin. Désormais, le manuel du tennis est bouffi par la vulgarité, l’insulte, la mauvaise foi. Une nouvelle palette de coups exécutée avec la complaisance silencieuse des arbitres, souvent des voisins du tournoi formés sur le tas. Des amateurs effrayés de sanctionner ou d’avertir ces idoles d’un nouveau genre.

La répétition des débordements pousse l’ATP à établir, en 1976, un code de conduite en quatre sanctions évolutives : avertissement, point de pénalité, jeu de pénalité et disqualification. « Il n’y avait pas ou peu de sanctions prévues. Au lieu de faire notre boulot d’arbitre, on se retrouvait à faire du baby-sitting », se souvient Ray Fitzmartin, juge de ligne à l’US Open de 1976 à 1993. Ces nouvelles règles étaient appliquées de manière lâche, en particulier dans le cas de joueurs de haut niveau, comme Nastase, qui pouvaient attirer une foule immense et, par conséquent, apportent plus de visibilité ‒ et d’argent ‒ au sport.

L’ambiance se dégradera avec l’arrivée de John McEnroe, le génie effronté, dont l’éclosion précoce perturbe définitivement la quiétude bourgeoise et feutrée des Country Club, royaume sans partage de la haute société. Les bad boys du tennis exportent la haine sur les terrains et les grands stades du monde entier, principalement aux États-Unis, sublimés par la rivalité viscérale entre Jimmy Connors et John McEnroe.

John McEnroe en 1980, © Art Seitz

Punk Opera

Ce duel fratricide divise autant qu’il rassemble l’Amérique. Grâce à ces deux personnalités, le tennis, jusqu’alors confiné à une certaine classe sociale, se popularise, se consomme entre amis, une bière à la main, à l’image des autres sports US : le baseball, le basket et le football. Les duels à fleurets mouchetés de la Belle Époque font place à des combats de gladiateurs mal élevés, devant une foule partisane, exubérante et bruyante. En quelques années, le tennis est passé de l’opéra au punk, de Dorian Gray à Frankenstein, une bête repoussante pour la bien-pensance, mais attirante et curieuse pour les spectateurs lambda, les enfants et, surtout, les sponsors et les médias. Cette euphorie pousse les organisateurs de tournois à sortir des clubs où ils se sentent à l’étroit. En 1978, l’US Open déménage du West Side Tennis de Forest Hills, théâtre du tournoi sans discontinuer depuis 1924, pour s’établir à Flushing Meadows au sein de l’USTA National Tennis Center.

Le central ‒ le Louis Armstrong ‒ dépasse la capacité de 10 ­000 personnes. Le tennis poursuit sa mue et change d’esprit. Le public vient désormais se divertir et attend les frasques de ces nouvelles stars. Plus qu’un sport, le tennis devient un show, un spectacle dont le prix d’entrée donne le droit au spectateur d’en avoir pour son argent. Désormais, il ne s’agit plus d’applaudir chaque point gagnant, on apprécie rigoler ou siffler l’énième provocation de l’un des protagonistes.

Dans le même temps, la première chaîne télé 100 % sport voit le jour en 1978. Grâce à ESP-TV (futur ESPN), le téléspectateur peut regarder tous les matches sans devoir attendre la finale. Désormais, on admire les idoles depuis un canapé. La performance sportive, la colère, la frustration et la rage s’expriment en gros plan. Les joueurs et les joueuses de tennis dépassent les vedettes de cinéma en temps d’antenne ; les grands matches sont vendus à coups de bandes-annonces et diffusés en prime-time.

Frontière du réel

Comme ce soir du 30 août 1979, où le deuxième tour de l’US Open réserve une affiche épicée. D’un côté, Nastase, au crépuscule d’une brillante carrière, au cours de laquelle il a remporté 7 titres du Grand Chelem. Deux en simples (US Open et Roland-Garros), trois en doubles messieurs et deux en doubles mixtes. L’ancien numéro 1 mondial incarne le bad boy originel du circuit, passé maître dans l’art du chahut, capable de jurer et vociférer en six langues.

De l’autre, John McEnroe, surdoué des courts à l’égo et l’arrogance surdimensionnés ; le génie torturé, magicien du Queens, quartier voisin de Flushing, et malgré tout, bête noire du public. Ce duel est annonciateur d’un désastre. « Au plus vous imaginerez le pire, au plus vous approcherez de la réalité », écrit à son propos Julien Pichené, dans ses Carnets de balles.

Cette nuit fait régner une atmosphère de passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau, passé professionnel un an plus tôt. Le public, lui, a déjà compris que le combat dépasserait le sens commun, comme en témoigne le message brandi par un spectateur dans les tribunes. « This match has been rated R. Anyone under 17 not admitted without parent or guardian  (Ce match a été classé interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés d’un adulte). »

« Aujourd’hui encore, j’ai du mal à croire ce qui est arrivé, commentera le Roumain des années plus tard. J’avais 33 ans, John était très jeune. Mon entraîneur, Roy Emerson, m’avait expliqué comment agacer McEnroe. Je n’avais aucune chance de le battre à la régulière, il était meilleur que moi. Donc, il fallait que je gruge : je prenais tout mon temps entre les points, j’ai même fait semblant de dormir sur le court. »

Avions détournés

« Nasty » comme on le surnomme, applique les consignes à la lettre. Il abuse des temps morts, conteste la moindre balle litigieuse, provoque son adversaire, amuse la galerie en jouant avec le bob d’un juge de ligne ; pour la première (et la seule) fois de sa carrière, Big Mac est victime de l’irrévérence adverse. Le public, lui, prend fait et cause pour le facétieux, reçoit en réponse à ses quolibets des bras d’honneur du New-Yorkais. Nastase, de son côté, tombe dans la caricature en exigeant d’appeler la tour de contrôle de LaGuardia, pour détourner les avions qui passent au-dessus du Central.

« Nastase savait qu’il allait perdre et il cherchait seulement à prolonger la souffrance de tout le monde, se souvient McEnroe dans sa biographie. Pas mal d’alcool circulait dans les gradins et Nasty était à son pire, cherchant à gagner du temps, discutaillant, insultant les arbitres. De façon générale, il essayait de me provoquer pour que je sorte de mes gonds. » Le stratagème fonctionne. Hors de lui, John hurle sur le public pour avoir applaudi une double faute et insulte les spectateurs du premier rang.

À minuit dix, McEnroe sert à 2-1 dans le quatrième set. Nastase, à la relance, se fait tellement prier que Frank Hammond, l’arbitre de chaise, lui impose un point de pénalité (15-0). Le deuxième avertissement du match. Un instant plus tard, l’Umpire donne un jeu à l’Américain et annonce 3-1 en sa faveur. À ce moment, le match bascule. Nastase conteste tant et plus, se couche sur le terrain. À bout de nerfs, l’arbitre de chaise menace de reporter la fin du match au lendemain, avant de disqualifier l’ancien numéro 1. Une décision qui va plonger cette rencontre dans une autre dimension. « La foule a commencé à jeter des canettes de coca. La police est arrivée (sur le terrain), le juge-arbitre (Mike Blanchard, ndlr) aussi, sourit le Roumain. C’est le match le plus fou de ma vie. »

Ilie Nastase en 1977, © Art Seitz

Sous-développés du tennis

La situation devient incontrôlable : des spectateurs se présentent sur le terrain et se font arrêter par la police anti-émeute. « Mike Blanchard, le juge-arbitre du tournoi, a fait son entrée sur le court pour nous parler, à Nasty et moi, se rappelle John McEnroe. Je sentais que le match ne pouvait plus m’échapper et afin d’éviter une émeute, j’ai accepté de reprendre le match. Blanchard a menacé la foule d’arrêter la partie sans un retour au calme. Mais la foule a continué à crier two-one, two-one, le score avant le jeu de pénalité. Les cris étaient de plus en plus forts. Je n’ai jamais vu un tel chaos et n’en vivrai plus jamais au cours de ma carrière, même en Coupe Davis contre une équipe sud-américaine. Finalement, Bill Talbert, le directeur du tournoi, a décidé de remplacer Frank Hammond, l’arbitre de chaise, par Blanchard. Je me suis senti très mal pour Frank en le voyant descendre de sa chaise et sortir du court en évitant les déchets que la foule lui jetait. Il avait perdu toute crédibilité. J’ai compris seulement quelques temps plus tard que ce match avait détruit sa carrière. Quand l’ATP a décidé de professionnaliser l’arbitrage et de monter une équipe pour accompagner le circuit, Frank n’a pas été retenu. »

Après un break de 18 minutes, la partie reprend. Pour la forme. Les trois derniers jeux sont une formalité, McEnroe ne lâche aucun point sur son service et conclut le match en dix minutes. Le lendemain, la presse gronde. McEnroe Triumphs After Near-Riot (McEnroe s’impose après avoir frôlé l’émeute) titre le lendemain Barry Lorge, dans le Washington Post. « Ce ne sont pas des fans de tennis, mais des abrutis », s’offusque, de son côté, l’arbitre banni Frank Hammond, qualifiant cet épisode « de la chose la plus dégoûtante que j’ai pu voir en 31 années de tennis ». Dans L’Équipe, Denis Lalanne dénonce ce cirque « abolissant la noblesse que le tennis promenait depuis plus d’un siècle. (…) Nous n’étions plus dans un tournoi du Grand Chelem, un des quatre tournois de la tradition, mais chez les sous-développés du tennis, chez les dingues. »

Les deux joueurs, eux, laisseront leur rancune sur le terrain. « Après le match, j’ai été quelque peu étonné de voir Nastase s’approcher de moi et me dire “Hé, allons dîner”. Cela m’a appris une autre leçon : les affaires et le plaisir doivent toujours être différenciées. “Bien sûr”, ai-je rétorqué. »

L’art du brinkmanship

Sans le savoir, le Roumain a façonné ce soir-là ce qui deviendra le fond de commerce de John McEnroe durant toute sa carrière : injures, provocations et vociférations. « D’où pensez-vous que je l’ai appris ?, a-t-il lancé un jour. Il a réveillé le lion qui sommeillait en moi. Je me suis dit : “Attendez une seconde, je peux le faire aussi !” ». Comme il admettra plus tard, John McEnroe fera ce que les anglophones appellent le brinkmanship, cette stratégie de l’abîme ou de la corde raide qui consiste à flirter avec les limites réglementaires pour déstabiliser son adversaire et tirer l’avantage de la situation. Une manipulation à la frontière de la triche qui lui apportera gloire et déboire.

Passé entre les mailles du filet durant les années 80 malgré une série d’infractions au code de bonne conduite, l’Américain finira par être disqualifié au 4e tour de l’Open d’Australie 1990 face à Mikael Pernfors où il menait 2 sets à 1. Sa stratégie s’est retournée contre lui. Ce jour-là, Big Mac a pu constater que le tennis avait définitivement tourné le dos aux bad boys. Un changement de cap auquel il a lui-même participé lors de cette fameuse soirée new-yorkaise, que de nombreux éditorialistes appellent désormais « La nuit où le tennis a changé ».

Haut en couleurs !

Coupe Davis 2019, Madrid / © Ray Giubilo

Vus du ciel, les courts et leurs couleurs attirent l’œil. Comme si une intervention divine avait coloré ces rectangles que nous aimons tant. Incolores au commencement, les courts se parent d’un éventail de couleurs infini.

Alors que le tennis entamait, aux confins des années 1990 une époque de transition stylistique, le vert monochrome dominait les courts en dur. Une dizaine d’années plus tard, le bleu est venu envahir le ciment, particulièrement sur le continent nord-américain. Dès lors, une identité, une marque de fabrique disparaissait au profit d’une autre. Mais voilà, la toute-puissante TV est entrée dans la danse, favorisant l’instauration de ce nouveau coloris.

Ces changements, on en retrouve les plus illustres exemples à l’US Open et l’Open d’Australie quand naguère les courts étaient peints en vert. C’est en 2005 que Flushing Meadows décide de franchir le pas. Et en 2008, c’est au tour de son égal australien. Depuis lors, une mode émerge jusqu’à en devenir une coutume qui se pérennise. Lors de la saison 2019, parmi les soixante-quinze tournois ATP et WTA sur dur (outdoor et indoor confondus), seuls neuf d’entre eux ne possédaient pas une dominante de bleu¹. Aujourd’hui, qu’il soit ciel, céruléen ou nuit, le bleu renvoie indiscutablement à cette surface rapide (qui, soit dit en passant, l’est de moins en moins).

La terre (battue) est bleue comme une orange

Exigeante physiquement, la terre battue est la surface lente par excellence. Au royaume de la glissade et des matchs au long cours, l’ocre fait figure de sacro-sainte couleur. Elle renferme en ses tons quelque chose du désert, de la Provence et de la Méditerranée, une explosion de couleurs chaudes. Locre est protéiforme selon les saisons, sa provenance ou son exposition aux rayons du soleil. Neutre, énergique ou chaleureuse, la matière autant que la couleur renvoient aux origines. Considérée comme le premier pigment utilisé par les hommes du Paléolithique, elle apparaît également sur de nombreuses peintures abstraites, évocations d’atmosphères brûlantes. Telle une rencontre de Coupe Davis en terres latines.

C’est en 2012 que Ion Țiriac, alors directeur général du tournoi de Madrid, décida de bouleverser l’ordre établi, à une époque où Suzanne Lenglen foulait, au gré de ses tenues les plus innovantes, les courts en ocre. Le coloris habituel qui parait les terrains de terre battue depuis près d’un siècle était contesté. L’indiscutable était discuté. De la terre bleue, une apparente élucubration était défendue corps et âme par les décideurs du tournoi. Outre les questions d’identité visuelle, c’est la perception de la balle améliorée de 28% pour les joueurs et 32% pour les spectateurs qui a justifié l’intronisation de ce bleu cobalt.

Au pays de l’ocre, le Mutūa Madrid Open décida de jouer avec les nerfs des figures majeures du jeu, surtout ceux de Rafael Nadal, habitué à l’ocre ardent qui selon les nuances, tire sur le brun violacé, le jaune et le marron rouge. Pour la plupart des joueurs et joueuses c’est le bleu qui pose problème, pour d’autres, c’est son manque d’adhérence. Ils pointent le manque de stabilité lors des glissades, mais remettent-ils réellement en cause la couleur ? « Je préfère un bleu plus foncé, peut-être même le violet. Le contraste avec la balle jaune ressort bien mieux, c’est juste plus facile de se concentrer sur la balle », constate Kim Clijsters. Avant d’ajouter que les balles à Roland-Garros « deviennent un peu plus orange » à mesure que le match avance, ce qui les rend « difficiles à voir (…) Je ne dirais pas que je préfère un terrain en terre battue bleue, parce que ce ne serait tout simplement pas naturel. »

Même si la couleur vive de la balle tranche avec le bleu de la terre, et même si le bleu se marie harmonieusement avec le gris métallique des courts, il ne représente en rien les ambiances chaudes et passionnées des tournois de terre d’avril à début juin. Malgré l’interdiction de jouer sur de la terre battue bleue proclamée par l’ATP, Ion Țiriac ne perd pas espoir et souhaite revoir « sa lubie » dans un tournoi professionnel. 

 

ana ivanovic IV

Le gazon terre sacrée au vert indélébile 

Faut-il alors que le tennis reste inflexible ou doit-il s’ouvrir à de nouveaux horizons de pigmentation ?

Dans un article du New York Times de 2011, les joueurs sont partagés entre le respect des traditions et leur confort visuel. L’hégémonie ancienne du gazon et sa couleur aussi indémodable qu’irremplaçable, voient depuis quelques années une prolifération de teintes émailler les autres surfaces. Or, personne n’a encore eu la folle idée d’ajouter un colorant à la surface végétale. Son usage peu répandu à travers le monde et sur les circuits professionnels peut représenter un réel frein. Tenter d’abimer la perfection d’un green anglais relèverait du sacrilège. Imaginons un instant un court en gazon de couleur grenat au Queen’s (cela parait complètement improbable, je vous l’accorde). Outre les considérations techniques et morales, peu de joueurs iraient bousculer leurs repères avant Wimbledon. Pourtant, certains mécènes pourraient y voir un fabuleux coup marketing en coloriant un court de tennis sur gazon. La surface reine rappelle les origines du jeu et Wimbledon en est son symbole le plus éclatant. Si l’on se réfère au cercle chromatique, le contraste le plus faible entre deux couleurs se situe entre le jaune et le vert. Justifier l’ajout de colorant serait donc tout a fait acceptable mais on irait à l’encontre du « naturel » évoqué un peu plus haut. Et ça, nous aurions pour la plupart, du mal à l’accepter. 

Le faible contraste de la balle avec le gazon et surtout à Wimbledon, dont l’atmosphère de chaque court est plongée dans des nuances de vert, peut faire rejaillir les défaillances de l’œil. D’autant plus quand le court est baigné de lumière naturelle. Mais on doute fort que Wimbledon transige avec ses traditions ancestrales. Plus que jamais bastion du tennis conservateur, le tournoi londonien a bâti sa réputation de résistant farouche au changement. En 2013, quand Roger Federer se présente dans son jardin, le Centre Court, avec des semelles colorées, on le prie gentiment de ne plus reproduire ce qui pourrait ressembler à un crime de lèse-majesté. Au match suivant, ses picots orange vif laissent place au blanc vierge de la moindre once de couleur. A Wimbledon, on ne badine pas avec la tradition ! Il semble donc peu probable que le gazon et la terre battue soient confrontés à des changements de couleurs à l’avenir. Le poids des joueurs ferait forcément barrage. À moins que…

Roger Federer et ses semelles orange, Wimbledon 2013 / © Ray Giubilo

L’identité comme maître mot 

Rassurez-vous, les visions d’horreur précédemment évoquées ne sont désormais qu’un lointain souvenir. En 2005, avant d’établir les couleurs que nous connaissons aujourd’hui, Arlen Kantarian, directeur général de la USTA (United States Tennis Association, pendant américain de la FFT) avait envisagé, dans un élan patriotique, de peindre les courts en bleu foncé et rouge vif (avec les lignes blanches, ces trois couleurs auraient représenté l’US Flag). Finalement c’est l’association du bleu au vert qui a été retenue pour les Masters du Canada, Cincinnati, Washington, Atlanta en plus de l’US Open. C’est ainsi que l’identité visuelle des courts de tennis nord-américains naquit. Du moins pour les tournois disputés de juillet à septembre. Le reste de l’année, une myriade de couleurs embellit les stades : du gris monochrome à New-York, du bleu à Delray Beach ou encore l’alliance du bleu roi au bleu céleste dans l’antre de l’équipe de football américain, les Dolphins de Miami.

Il existe un événement qui rassemble les légendes (anciennes et actuelles) du jeu l’espace d’un week-end, un événement où on a vu Nadal et Federer disputer un match de double ensemble. La Laver Cup a permis de voir le court le plus noir jamais imaginé. Entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle, le noir n’était plus considéré comme une couleur, à l’instar du blanc. La réforme protestante et les progrès scientifiques les avaient chassés du monde des couleurs. Sous limpulsion de Rousseau et de Goethe, le vert et le bleu étaient à la mode. Le noir couvait dans lombre et attendait son heure. Au terme de la période romantique, le noir recouvre alors le cœur des poètes du XIXe siècle. Un autre artiste, deux siècles plus tard, reconnaissable à son revers à une main, s’en empare pour accoler une identité à « son » tournoi : Roger Federer a choisi l’élégance du noir, aux teintes grisâtres une fois les projecteurs braqués sur le court. Le contraste frappant avec les lignes blanches plonge le court dans une atmosphère inédite. En 2017, en marge de la compétition, Dominic Thiem reconnaissait ses difficultés à distinguer la balle aux entrainements avant de plaider en faveur d’autres courts noirs lors de tournois ATP. C’est ainsi que les officiels de l’ATP 250 de New-York ont emboîté le pas en adoptant une pigmentation sensiblement proche de celle de l’exhibition par équipe. Mais les organisateurs de la Laver Cup l’assurent, il ne s’agit que d’une pâle copie du noir charbon utilisé à Prague, Chicago ou Genève. 

La couleur des courts revêt donc une importance fondamentale. Mais on peut pousser le débat jusqu’à des paramètres souvent éludés. Quid de la luminosité, de la couleur des panneaux publicitaires ou des sièges ? Certains sont sensibles à des couleurs plutôt qu’à d’autres. Ce n’est pas pour rien si les meilleurs joueurs se rendent suffisamment tôt (s’ils en ont la possibilité) sur les installations des tournois. Pouvoir s’entraîner dans des conditions quasi-similaires à celles de la complétion relève d’un luxe, que seule une poignée de joueurs peut s’offrir. On comprend aisément que Rafael Nadal arrive chaque année le jeudi précédent le début de Roland-Garros, soit en général cinq à six jours avant son premier tour, avec au minimum six entrainements dans les jambes. Il est coutume de dire que les meilleurs sont souvent « prenables » lors des premiers tours : sont-ils réellement moins performants en début de quinzaine qu’à son terme ? Nul ne le sait. Ils n’ont généralement pas besoin de déployer leur arsenal de guerre au début pour s’imposer. Mais alors pourquoi sont-ils éventuellement accessibles pour des protagonistes aux ambitions en apparence modestes ? Diverses raisons entrent en ligne de compte. S’acclimater à une atmosphère, habituer l’œil à percevoir et rétablir des repères sont des premières sources d’explication. Passer du décor poussiéreux de la brique pilée à l’univers verdoyant qu’est le gazon en quelques heures, demande des adaptations d’ordre stylistique, tennistique et indéniablement visuel. 

Des courts multicolores, de la terre battue bleue, des duos de couleurs improbables… Prétextant souvent un intérêt vertueux, certains, par le passé, ont osé franchir des limites que l’on pensait infranchissables. Le tennis et ses valeurs conservatrices ont été bafouées mais jamais au point d’être complètement balayées. Peut-on imaginer dans un avenir proche un court irisé de blanc, des lignes noires et une balle orange ? Pire, un logo publicitaire à l’intérieur même des délimitations du terrain. Difficile de prédire de telles folies, le futur (et le mauvais goût) attendra.

Coupe Davis 2019, Madrid / © Ray Giubilo OPENING CEREMONY Photo © Ray Giubilo 2019

¹ Les tournois ne présentant pas de bleu (ni à l’intérieur des limites du court, ni en dehors) en 2019 :
ATP : Rotterdam (deux nuances de vert), New-York (monochrome de gris), Shanghaï (violet et vert), Bercy (vert et gris).
WTA : Osaka, Tashkent (vert et orange), Linz (deux tons de gris), Tianjin (violet et cert), WTA Finals (rose et gris).

Le fessier de Rafael Nadal

© Antoine Couvercelle

La patrie, l’honneur, la liberté, il n’y a rien : l’univers tourne autour d’une paire de fesses, c’est tout…” – Jean-Paul Sartre

Dans toute l’histoire de l’art et même de l’humanité, chaque partie du corps a été doctement étudiée et compte assurément ses admirateurs fétichistes, mais aucune d’entre elles n’a su faire l’unanimité et inspirer comme le fessier. En effet, ce délicieux objet du désir aux formes saillantes et à la rainure profonde est désormais ancré dans notre culture. Pourtant souvent défini comme obscène par la bien-pensance, le derrière fait aujourd’hui sensation dans les principaux musées occidentaux et autres lieux historiques : il y a les cuisses abondantes de la Vénus de Milo au Louvre à Paris, le derrière athlétique de l’Hercule Farnèse au Museo Nazionale de Naples, Les Trois Grâces de Rubens au Prado de Madrid ou encore l’imposant Rafael Nadal à Roland-Garros…

Ce dernier n’est certes pas constitué de bronze ou de marbre, mais il exerce une telle domination aux Internationaux de France qu’il emprunte aisément à ces statues leur caractère mythique et mystique, impressionnant, permanent et inextricable. Et leur attribut callipyge. Tout comme la mystérieuse Vénus d’Ille de Mérimée, c’est une sorte de statue qui se déplace avec une agilité déconcertante. Les jambes fléchies, il glisse sur les courts laissant transparaître, sous son short paraissant trop petit, un fessier à la courbure et à la musculature incroyablement parfaite. Un fessier à l’honneur lors de shooting photo pour les plus grands créateurs d’aujourd’hui, de Giorgio Armani à Tommy Hilfiger, bien loin de sa timidité habituelle on peut le voir poser à demi-nu, prenant la posture du penseur d’Auguste Rodin exposant ainsi une part de son intimité. 

Une fondation rebondie, solide et parfaite pour l’ocre

Bien que l’aspect esthétique soit indéniable, il est à se demander si il ne cacherait pas un aspect autrement plus technique qui relèverait du domaine de la physiologie. Il est effectivement fort possible que cette caractéristique soit la fondation solide et parfaite permettant une émancipation supérieure de la pratique du tennis et plus précisément, la pratique du tennis sur terre battue. 

La surface orange est assurément celle qui va le plus solliciter le bas de corps et plus particulièrement le muscle le plus puissant, à savoir le fessier dans toutes ses composantes. Particulièrement technique, nécessitant à la fois glissades et ancrage au sol, elle fera appel aux grand et moyen fessier permettant la stabilisation – ou l’équilibre – mais aussi au petit, responsable du maintien du bassin. Ils sont les piliers sur lesquels reposent bien des mouvements : le balancement générant de la puissance à partir de nos hanches, et principalement grâce à votre grand fessier mais aussi l’accélération dans laquelle une extension de hanche puissante est impérative à la mécanique du sprint. Il y a également le saut et la frappe. Rafael Nadal maîtrise tous ces mouvements mieux que n’importe qui.

Si on l’on s’en réfère à l’infiniment riche et intemporel diagramme de « l’Homme de Vitruve » de Léonard de Vinci qui a pour principale vocation de montrer à travers la science et l’art, la perfection du corps humain et notamment de véhiculer l’idée que l’homme est le modèle géométrique idéal pour l’architecture, on peut naturellement se poser la question suivante : et si la forme géométrique du derrière de l’Espagnol était le modèle idéal à la pratique du tennis sur terre battue ? Et si son fessier était l’une des clés de son éternel succès sur ocre ?

Rafael Nadal, Monte-Carlo 2021 / © Antoine Couvercelle

Gilles Simon :

touché par la grâce

 

Gilles Simon, Roland-Garros 2009 / © Ray Giubilo

Curieux et fascinant personnage que Gilles Simon… Bien qu’il soit un homme de son temps, il y a dans sa structure physique et sa façon d’être une force poétique, quelque chose d’absolument grand, vertigineux et intemporel que l’on ne retrouve que dans certaines œuvres des arts picturaux. Sa grâce naturelle, son teint pâle et délicat, ses cheveux châtains ayant tendance à boucler, son regard profond intensifié par des yeux d’un insaisissable bleu clair tendant vers le vert, et son corps à la structure et à la musculature quasi-christique évoquent effectivement quelques personnages mythiques représentés dans des œuvres de la Renaissance. Fort d’une certaine finesse de corps et d’esprit, ses airs de vieil éphèbe lui donne une féminité virile peu commune qu’on retrouve notamment de manière symptomatique dans les représentations androgynes de l’artiste Michel-Ange ; à défaut d’être son amant, le Français aurait très bien pu être l’une de ses muses et lui servir de modèle.

Il est d’une incroyable beauté, une étrange beauté qui s’affranchirait presque, surtout dans ses plus jeunes années, des âges et du genre. Une beauté se rapprochant de la « perfection », où du moins l’idée que s’en faisaient Michel-Ange ou Léonard de Vinci. Ils la recherchaient constamment et arrivaient admirablement à l’extraire dans quelques-unes de leurs œuvres. Celle-ci est davantage flagrante lorsque Gilles Simon se déplace sur un court de tennis et exécute certains de ses gestes. Il n’est pas un joueur dont le jeu repose sur la force ou la puissance, il est au contraire très agile et possède une grâce infinie que l’on remarque notamment dans ses déplacements vifs et délicats nous donnant l’impression qu’il court sur nuage et qui nous renvoient là encore à une certaine féminité, mais aussi à des périodes tennistiques bien lointaines.

Cette grâce peu commune, on l’aperçoit également dans son revers et ses fameux passings en bout de course, les gestes sont exécutés dans un tel relâchement, une telle précision que pendant un temps très limité celui-ci semble s’allonger en même temps que le geste, lui, se prolonge à l’infini pour enfin se multiplier et atteindre une sorte d’état de grâce d’une pureté absolue. Une pureté rare dans le geste que l’on peut comparer à celle présente dans les fresques ornant divinement le plafond de La Chapelle Sixtine. Là-bas aussi les bras se tendent continuellement, les poignets se relâchent pour effleurer du bout des doigts les cieux renfermant La Révélation.

Gilles Simon, Indian Wells 2013 / © Ray Giubilo Gilles SIMON (FRA) Photo Ray Giubilo

Santé, Benoît !

Benoît Paire, Wimbledon 2019 / © Antoine Couvercelle

Suite à sa récente tournée américaine, où il a perdu pied psychologiquement, Benoît Paire a été la victime d’un bashing à répétition. Ça suffit !

Tweets, podcasts, discussions sur zoom, commentaires ici ou là, le tribunal tennistique du web s’est trouvé une nouvelle tête de turc, pour ne pas dire un nouvel accusé : Benoît Paire, le déprimé de la COVID-19, dont la récente feuille de résultats ressemble à s’y méprendre à celle de l’Olympique de Marseille, son club de cœur, en Ligue des champions. Mais plus que ses échecs à répétition, c’est son défaitisme sur le court, doublé de ses provocations sur les réseaux sociaux, qui a renforcé l’ire de nos chers commentateurs numériques : “Il faut le suspendre”; “L’ATP doit lui infliger des amendes” ; “Son attitude est intolérable” ; “Son comportement nuit au tennis” ; “S’il n’y a pas d’envie mutuelle entre Paire et le circuit, qu’on l’éjecte” ; “Quand les jeunes voient que tu peux faire ça en toute impunité, ça me pose problème”. “Il tombe dans l’indécence, il donne une mauvaise image du tennis” ; “Ce qui n’est pas normal, c’est de ne pas se battre.” Et patati et patata… Pour les redresseurs de torts, qui l’ont en travers visiblement, c’est la régalade. Tirer sur une ambulance, quelle élégance… Pour le sens de la nuance, on repassera. Bref…

Assister ainsi à la noyade d’un joueur, parce qu’il n’arrive pas à gérer les contraintes liées à la situation sanitaire, est surtout très triste. Pour Benoît Paire, le début de cette descente en enfer remonte au dernier US Open où un contrôle positif à la COVID-19 l’a contraint à un isolement de 15 jours dans sa chambre d’hôtel. Une cassure dont il ne s’est jamais remis. Et parce qu’un malheur n’arrive jamais seul, en partance pour l’Open d’Australie, il s’est retrouvé dans l’un des trois avions où un cas positif a été identifié, entraînant la mise en quarantaine stricte de tous les passagers à l’arrivée. Nouvel enfermement. Et le sentiment de s’être fait mener en bateau par les organisateurs du tournoi.

Le moral dans les chaussettes mais avec l’espoir de respirer un peu mieux, Benoît a ensuite pris la direction de l’Amérique. Du Sud pour commencer (Cordoba, Buenos Aires, Santiago),  Centrale ensuite (Acapulco), et du Nord pour finir (Miami). Cinq tournois, une seule victoire au compteur, et surtout des fins de match balancées, des prises de bec avec l’arbitre, des jurons, un crachat sur une marque, un air parfois hagard ou absent lors des changements de côté, et des bras levés comme s’il avait gagné, après l’ultime défaite de cette tournée, comprenez, “ça y est, je suis libéré”. 

On avait surtout ici l’image d’un type malheureux, qui a tenté de faire son boulot, certes mal – mais à qui n’est-ce pas arrivé ? – et, parce qu’il est quelqu’un de plutôt sensible, il n’a pas supporté les critiques des donneurs de leçons. D’où, en réponse, quelques provocations digitales comme le rappel du prize money global de sa carrière – 8 554 816 dollars à ce jour – avec ce commentaire : “Finalement, ça vaut le coup d’être nul.” 

Non mais franchement, qu’on lui foute la paix, à Benoit Paire ! Un joueur de tennis mène sa carrière comme il l’entend et ne doit à rien à personne. Il ne s’est jamais vraiment entraîné ? Et alors ? C’est ainsi qu’il a atteint le 18e rang mondial et gagné trois tournois ATP. Son hygiène de vie est contestable ? Qu’est-ce que ça peut faire si sa constitution le lui permet. Il pète les plombs à la première contrariété et balance des “la chaaaaatte qu’il a…” À qui n’est-ce jamais arrivé de s’énerver sur un court, de mal se comporter ? Il y a finalement du Benoît Paire en chaque joueur de tennis amateur. Benoît, c’est un joueur de club ultra-doué, égaré sur le circuit ATP. Et puis, surtout, lorsqu’il joue, il y a de la joie, des frustrations (ah, ce satané coup droit), des cris, des coups de tennis qui ne sont pas dans le manuel, des cagades aussi, bref, des émotions, de la vie ! Mais si vous préférez suivre un Roberto Bautista Agut – Kevin Anderson, libre à vous. S’il faut bannir l’uniformité dans le jeu, réjouissons-nous aussi d’avoir encore sur le circuit quelques personnalités qui marchent parfois en dehors des clous. 

Ce qui fait le carburant de Paire, c’est aussi le public. Cette âme sensible aime épater la galerie et recevoir de l’amour. Dans le monde d’aujourd’hui, les tribunes sont vides, tout comme les players lounges. Alors oui, il ne se sent plus à sa place. Mais il ne l’a pas volée. Si Paire peut disputer ces tournois, c’est grâce à son classement, conséquence de bons résultats passés. Les dollars qu’il a remportés cette année (150 000 à ce jour), il ne les a donc pas volés. D’où quelques jalousies, notamment parce que Benoit a bénéficié du gel du classement ATP pour cause de pandémie, ce qui lui a permis de se maintenir dans le top 30 malgré son absence de performances probantes. Là encore, il n’est pas responsable d’une décision qui a profité à tous les joueurs. Mais que ses détracteurs chéris se rassurent, si Benoit ne se reprend pas, son classement finira par chuter avec les conséquences que l’on sait, le dégel définitif du classement masculin devant intervenir cet été, à priori. Paire est actuellement 160e à la Race. On devrait le revoir à Monte-Carlo, à partir du 10 avril. 

La seule fois où l’on peut considérer que Paire est sorti du cadre, c’était lors des JO de Rio. En équipe de France, il ne joue plus seulement pour lui, évidemment, il a des devoirs. Mais de cette sortie de route, il a appris. Et lors de son passage en Coupe Davis, bien entouré par Yannick Noah et ses potes, il fut absolument exemplaire. En dehors comme sur le court. Preuve qu’il sait évoluer. Et aussi s’excuser comme il l’a fait récemment auprès du comité d’éthique de la FFT, qui s’était ému de son comportement à Buenos Aires. Un comité dans son rôle, mais également compréhensif, puisque le joueur français n’a pas été sanctionné. La FFT plus souple et ouverte que nos petits procureurs on line, ça aussi, ça mérite d’être souligné ! Allez, à la tienne, Benoit !

Banana story

Par Bogusz Topolnicki

Pour Court73

Traduit et adapté par Christophe Thoreau

© court73.substack.com / Bogusz Topolnicki.

Ce fruit, moelleux et sucré, est devenu un acteur clef sur le circuit. Histoires.

L’homme traverse la plantation. Il avance lentement mais avec détermination. Sous son bob couleur olive, on devine des yeux plissés. Ses vêtements sont modestes. Un pantalon marron et un tee-shirt gris anthracite à manches longues couvrent ses bras bronzés. Une tenue de travailleur. En dessous de la manche gauche, on aperçoit une longue cicatrice dans la paume de sa main. Il tient une machette. On croirait un personnage de la série Narcos. Mais il n’est pas là pour faire l’acteur.

L’homme s’arrête devant une grande plante verte, de deux fois sa taille. Des régimes de bananes recouvrent le tronc. L’homme soulève la machette et, d’un mouvement rapide et maîtrisé, coupe une grappe. Il la dépose ensuite sur un tapis roulant. Les bananes commencent alors leur long voyage. Premier arrêt : un entrepôt au sommet d’une petite colline où elle seront séparées puis lavées. Deuxième étape : le transport par camion frigo puis par cargo à une température de 13,5°, à fond de cale afin qu’elles ne murissent pas trop vite. Une fois arrivées à destination, les bananes seront envoyées dans un centre de maturation avant leur distribution. Sur les 4,35 millions de tonnes de bananes importées par les Américains chaque année… presque 66 000 terminent leur voyage sur les courts de l’US Open.

L’histoire d’amour entre le tennis et la banane remonte aux années 1960. C’est l’Australien Ken Rosewall qui lance la mode. Le champion de Sydney est capable d’en engloutir un lot entier au changement de côté. Vingt ans plus tard, Boris Becker fait également beaucoup pour la popularité de ce fruit cintré. Le jeune Allemand, en pleine ascension, en consomme avec une régularité impressionnante.

Mansour Bahrami entouré d'Henri Leconte, Gene Mayer et Paul McNamee à Roland-Garros / © Art Seitz

Septembre 1982. Martina Navrátilová s’incline en quarts de finale de l’US Open contre Pam Schriver. Une défaite inattendue et choc. L’Américaine, qui avait pourtant empoché la première manche 6/1, enregistre simplement sa deuxième défaite en 70 matchs.  “Je ne suis pas amère, je suis très déçue”, explique-t-elle ensuite. Mais surtout, en perfectionniste maladive, elle veut dégoter le petit plus qui lui permettra d’atteindre totalement son potentiel (dont elle n’était pourtant pas si loin).

Sur la recommandation d’un ami, elle contacte le docteur Robert Haas, un nutritionniste spécialisé dans le sport. Haas, du genre radical, lui conseille de ne plus manger que deux aliments, pas très folichons si on ne se nourrit que de cela : des pâtes natures et des bananes. ”Après deux jours de ce régime, j’ai cru que j’allais mourir”, se souvient-elle. Mais elle tient le choc. Navrátilová a remporté 102 de ses 104 matchs suivants.

De nos jours, l’image des joueurs de tennis mordant dans une banane est d’une banalité folle. Il faut dire que d’une certaine manière, c’est le fruit parfait. Une banane ordinaire contient 111 calories de saccharose, de glucose, de fructose et une forte concentration de potassium, le tout dans une grosse centaine de grammes d’une chair agréable à mâcher et facile à digérer. Avaler une banane n’alourdit pas et fournit un regain d’énergie presque instantané. C’est important, lorsqu’on est censé servir à plus de 200 km/h, quelques secondes après s’en être mis quelques bouchées dans le gosier.

Pourtant, tous les joueurs n’en sont pas fans. Dans sa biographie, parue en 2008, Andy Murray explique qu’il considère la banane comme “un fruit pathétique”. Un point de vue inattendu et original. Mais cela n’empêche pas le Britannique d’en consommer, comme lors de son marathon victorieux contre Roger Federer à l’Open d’Australie 2013. L’Ecossais précise ne pas en aimer le goût mais la “trouve utile en raison de ce qu’elle contient.” Pas si pathétique, finalement. 

La banane est parfois un fruit déroutant. Demandez donc à Denis Shapovalov et Alex De Minaur. Tous deux ont été filmés en train de lutter pour en éplucher une, le Canadien, furax devant tant de résistance, allant même jusqu’à la jeter au sol. Eh oui, parfois, la banane se mérite.

Lors du dernier tour de qualification de l’Open d’Australie 2020, Elliot Benchetrit s’est lui retrouvé au cœur d’une embrouille avec l’arbitre à cause du long fruit jaune. La raison du différend ? Benchetrit avait simplement demandé à une ramasseuse de balles de lui ouvrir sa banane parce qu’il avait de la magnésie sur les mains. “En plus, ici, elles sont difficiles à ouvrir car il n’y a pas la queue, a expliqué l’intéressé après sa défaite au premier tour dans le grand tableau. C’est l’arbitre qui s’est enflammé tout seul et m’a dit qu’elle n’était pas mon esclave alors que ça ne lui posait pas de problème. Elle m’en avait même ouverte une au début du match.” L’échange entre les trois protagonistes, filmé, mais partagé sur les réseaux sociaux sans le son, a entrainé un buzz ridicule et injuste.

En remontant dans le temps, on trouve d’autres embrouillaminis liés à la banane. Le plus emblématique est peut-être celui qui a mis aux prises Félix Mantilla et Thomas Muster lors des Internationaux d’Italie 1998. Lors d’un changement de côté, Muster court jusqu’à son adversaire pour lui chiper sa banane et surtout la manger ! Après le match, Mantilla, défait, a refusé de serrer la main de son voleur.

Lors de l’US Open 2006, le père de Maria Sharapova brandit en deux occasions une banane à sa fille pour lui rappeler de continuer à s’alimenter. Interrogée sur cet épisode, qui aurait pu s’apparenter à du coaching, Sharapova (victorieuse de Justine Hénin en finale) n’a pas apprécié. “Ma vie ne se résume pas à une banane. Je suis assise ici en tant que championne de l’US Open, et le dernier sujet qui doit intéresser les gens est cette histoire.” 

Exportée aux Etats-Unis à partir de 1876, la banane a conquis les cœurs et les estomacs. Le sport – le tennis en particulier – demeure le domaine qui a le plus influencé son existence. On peut dire de la banane qu’elle a été le témoin – et en partie le carburant – de grandes victoires et de quelques défaites également. Aussi délicieuse et calorique soit-elle, la banane ne peut pas tout faire toute seule ! 

The Banana Saga

 

 

L’article original, en anglais, est disponible sur court73.subtrack.com.

Une défense… de l’attaque

Stefan Edberg, Sydney Indoor 1991 / © Ray Giubilo

Le panache de Pierre-Hugues Herbert à l’Open 13 de Marseille a redonné des couleurs au tennis d’attaque. Et rappelé combien l’uniformisation des surfaces est un cancer pour ce sport. 

À  Courts, on aime apposer un verni vintage sur notre vision du tennis. Le parcours chevaleresque de Pierre-Hugues Herbert la semaine passée à Marseille nous a ragaillardi. Et ravi. Le numéro neuf français au classement ATP est l’un des derniers dépositaires d’une pratique ancestrale : le service-volée. Ou, à tout le moins, l’obsession de filer au filet à la première balle courte. Nous vivons dans un monde où, par exemple, le vainqueur en finale de P2H à l’Open 13, Daniil Medvedev, perd les pédales dès qu’il est contraint de franchir la ligne de service. Le Russe, pétri par ailleurs de mille et une qualités, ne sait pas volleyer (au niveau qui devrait être le sien pour un joueur de son calibre, cela va sans dire…). On peut donc accéder, comme il vient de le faire, au deuxième rang du classement ATP, sans maitriser tout un pan technique de ce sport appelé tennis. “Et alors, diront certains, seul compte le résultat !”. L’argument se défend.  “Mais enfin, répondront d’autres, dont nous sommes. Le sport, c’est aussi la beauté du geste, de ces gestes qui procurent le plus de spectacle.” On ne discute pas les goûts et les couleurs, certes, mais il y a quand même, dans une volée magnifiquement déposée, une esthétique supérieure, une légèreté, à un retour gagnant. Une fin de geste au service, suivie par une course hardie et décidée vers l’avant, brillent un peu plus que trois-quatre pas en arrière pour aller se planquer sous les bâches. De la beauté naissent les émotions…

On le sait, les années 80 et 90 ont progressivement éteint les funambules de la volée. John McEnroe, Yannick Noah, Pat Cash, Stefan Edberg ou plus tard Patrick Rafter (on pourrait ajouter Boris Becker et Pete Sampras, moins radicaux toutefois) auront été les derniers à remporter des titres en Grand Chelem, mus par l’obsession majestueuse d’avancer dans le court, encore et toujours, et saisir la balle avant le rebond. Les raisons de cette disparition en douceur sont connues : un ralentissement des surfaces, même à Wimbledon – où le gazon s’épanouit désormais au pied du filet -, des balles moins vives, l’apparition du graphite dans les raquettes, une professionnalisation de l’entraînement et de la préparation physique. Plus rapides, plus endurants, capables de glisser sur dur comme ils le font sur terre battue, les champions d’aujourd’hui réussissent à couvrir le terrain de façon invraisemblable. La défense a supplanté l’attaque. Novak Djokovic, désormais le numéro un mondial des numéros un mondiaux, est l’archétype de ce changement de paradigme.

Pierre-Hugues Herbert, Roland-Garros 2019 / © Antoine Couvercelle

 

Mais attention, répétons-le, il ne s’agit aucunement ici de minorer les mérites de ceux qui mènent aujourd’hui le bal. Non, il s’agit simplement de s’attrister de la robotisation de ce sport et de militer pour une diversité de styles retrouvée.  L’inspiration en lieu et place de la mécanisation. Si chacun avec ses qualités propres peut trouver davantage d’occasions de s’exprimer, le tennis en sortira grandi car bien plus spectaculaire à suivre. Les terriens, par exemple, ont de quoi s’épanouir presque toute l’année. Environ 30 % des tournois ATP du calendrier se déroulent sur l’ocre. A l’inverse, combien d’épreuves proposent un terrain suffisamment rapide pour y développer un jeu d’attaque ? Marseille justement. Rotterdam (avec un bémol cette année, semble-t-il). Bercy… en 2010. Jean-François Caujolle, alors co-directeur, avait fait accélérer les choses. Cette édition, avec notamment l’accession de Michaël Llodra en demi-finales, reste l’une des plus belles du siècle. Mais certains joueurs s’étaient plaints de la vitesse du court. La réalité, pourtant, est que cette année-là, Robin Söderling l’avait emporté en finale contre Gaël Monfils, deux joueurs qui ne resteront pas dans les mémoires pour leur volée amortie. Preuve que tout le monde y a trouvé son compte. 

Ce ralentissement des surfaces repose deux réflexions. La première est d’éviter les blessures. En jouant toute l’année, et partout, sur des revêtements relativement similaires, on sollicite avec la même intensité les mêmes muscles. Si on en varie les caractéristiques, c’est moins le cas, et peut entraîner la naissance de bobos, ici ou là. Les joueurs, qui sont aussi des petites entreprises, ne peuvent être que sensibles au fait de pouvoir ménager un corps par ailleurs déjà soumis à rude épreuve par les voyages, les décalages horaires, les variations climatiques. Deuxième réflexion : ces terrains moyennement rapides permettent à tous les types de jeu de s’épanouir. C’est faux. Ils sont trop lents. Si c’était le cas, le top 100 compterait davantage d’attaquants pur sucre évidemment. Car l’autre conséquence, plus grave évidemment, mais terriblement logique, est qu’à de très rares exceptions, on ne forme plus d’attaquants ou de joueurs extrêmement complets. La volée devient accessoire. Le truc qu’on bosse cinq minutes à la fin. Pourquoi enseigner un tennis qui ne permettra pas à son dépositaire de survivre dans cette jungle qu’est le circuit ATP ? Avoir une appétence ou des qualités naturelles pour le filet est devenu un atout supplémentaire mais ne constitue en rien la colonne vertébrale d’un joueur moderne. Dans ce contexte, la nomination du volleyeur Nicolas Escudé à la tête de la DTN du tennis français est une belle nouvelle.

John McEnroe, Wimbledon 1979 / © Ray Giubilo

La nature même du tennis, son identité, est effectivement de pouvoir se jouer dans des conditions extrêmement diverses. Et faire appel à des qualités différentes pour y briller. Cela implique -enfin impliquait- que les joueurs progressent afin d’enregistrer des résultats probants toute l’année. Il y a quarante ans, réussir l’enchaînement Roland-Garros – Wimbledon, à 15 jours d’écart qui plus est, comme l’a fait Björn Borg, était un tour de force. Et lui demandait un sacré travail d’adaptation. C’est au filet, oui au filet, que Guillermo Vilas, le forçat de la terre, est allé chercher ses deux titres australiens sur l’herbe de Kooyong. Ce sont bien les contraintes imposées à ces deux joueurs qui en ont fait de plus de grands champions encore. Pourquoi cela ne pourrait-il pas être le cas aujourd’hui ?

En redonnant à chacune des surfaces une vraie identité, les instances du jeu redonneraient tout simplement de la vie et du style au sport qu’elles défendent. Le menu pourrait être le suivant : Une surface lente, la terre battue, la seule surface radicale de nos jours ; une surface rapide, le gazon (et ce n’est qu’un mois par saison) ; une surface intermédiaire, le dur ; l’indoor où il faudrait trouver un modus vivendi afin de déterminer une vitesse unique sur tous les tournois, mais plus rapide que celle utilisée en moyenne aujourd’hui. Rien d’indigeste, au contraire. Et un défi formidable pour les joueurs de devoir enrichir leur palette afin d’exister pleinement sur tous les terrains. Tim Henman ou Pat Rafter en demi-finales de Roland-Garros, ça avait une certaine gueule, non ? Gustavo Kuerten en quarts à Wimbledon, pas mal, non ? Le vintage n’est pas qu’une posture romantique. C’est aussi et souvent très instructif…

Boris Becker / © Art Seitz

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Les bons remèdes du Docteur Simon

© Ray Giubilo

Dans “Ce sport qui rend fou”, Gilles Simon pose un diagnostic sévère sur la formation à la française et l’échec des tricolores en Grand Chelem. Son antidote ? En finir avec une idéologie qui a la peau dure…

Du trash ? Du buzz ? Des révélations ? Des secrets d’alcôves tant qu’on y est ? Si c’est ce que vous attendez du livre de Gilles Simon, gardez vos 18 € pour autre chose. En revanche, si vous êtes prêt à vous confronter à un discours de fond sur ce qui cloche sur la route du haut niveau dans le tennis français, alors foncez ! Et vous ne serez pas déçu.

Gilles Simon, 35 ans, 15 ans d’une carrière, 14 titres ATP au compteur et une place de sixième mondial en 2009, fait rarement les choses comme tout le monde. Combattre l’uniformité, on va y revenir, est d’ailleurs son grand cheval de bataille. Pas comme tout le monde, disions-nous, parce que Simon, qui est tout sauf un égocentrique, ne se livre pas, du moins pas comme on l’entend lorsqu’un sportif de haut-niveau prend la plume. Simon est un passionné de ce sport “qui rend fou” et la seule démarche qui l’intéresse est d’en démêler l’écheveau. Au menu, donc, une vraie réflexion sur le jeu et le souhait d’apporter une expertise afin que la France du tennis soulève de nouveau un trophée majeur en simple messieurs. C’est bien simple, on croirait parcourir le programme d’un futur directeur technique national. Et au-delà de l’absence de titres en Grand Chelem chez nos Bleus, Simon s’attaque à une problématique plus large : pourquoi la riche FFT produit en nombre de très bons joueurs, très forts même, mais qui ne décrochent jamais le Graal depuis qui l’on sait ? Pourquoi lui, Gilles Simon, et ses petits camarades Jo-Wilfried Tsonga, Gaël Monfils ou encore Richard Gasquet s’en sont-ils approchés – comme d’autres avant eux – sans jamais décrocher la timbale ?

Alors, il y a bien sûr les circonstances pour ceux que les médias ont hâtivement baptisé les Nouveaux Mousquetaires : avoir été les contemporains de Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic ne leur a pas facilité la tâche, on en conviendra. L’impensable réussite de ce “Big 3”, composé de ces trois G.O.A.T. aux qualités différentes, et même bien spécifiques, est d’ailleurs l’un des axes de réflexion du livre. Et plus particulièrement Federer, dont le style offensif et élégant serait devenu le modèle absolu dont il faut s’inspirer, d’autant qu’il correspond, d’après Simon, à la pensée dominante qui conditionne la formation à la FFT.

C’est ainsi, selon lui, qu’on impose aux plus jeunes un carcan tactique et technique, qui, de fait, ne peut correspondre à tous. “On parle d’une idéologie très présente, et je n’accuse personne, ça fait des décennies que ce discours est là et il y a eu une quantité de gens très différents à la tête des équipes techniques pour l’assumer, écrit-il. C’est juste que des mecs se sont dit ‘le tennis ça devrait se jouer comme ça’ mais quand on va au bout de cette logique, on va vers la défaite, et le palmarès est là pour nous le rappeler.” Cette doctrine a même repris du poil de la bête, comme l’explique Simon, avec l’apparition des réseaux sociaux où se multiplient les highlights vidéo, ces compilations de coups spectaculaires et de points gagnants qui présentent une vision déformée de la réalité d’un match de tennis. Et entretiennent une fausse idée du talent ou, plus précisément, de ce qu’il est difficile de réussir sur un court de tennis : un joueur a plus de mérite à taper 20 coups droits “maousse” costauds de suite sans faire la faute, qu’un autre de déposer une volée rétro.

Gilles Simon, qui dit avoir souffert de ce dogme du beau jeu, ajoute un deuxième élément à sa démonstration : l’indoor. En France, les joueurs sont majoritairement formés en salle, des conditions de jeux confortables, en décalage avec la réalité du circuit où les tournois du Grand Chelem et les Masters 1000 – sauf Paris – se déroulent à l’extérieur. Ces conditions renforcent d’ailleurs l’idéologie fédérale d’un tennis porté vers l’avant. “Le dur en salle génère son propre discours. Tous les schémas d’attaque y sont valorisés rappelle-t-il. À commencer par le point en trois frappes. Au service, tu sers fort, tu enchaînes avec un gros coup droit et tu termines le point sur la troisième frappe. Au retour, la deuxième balle adverse est le coup à exploiter. La surface étant rapide, on a moins le temps de s’organiser, donc la technique doit être juste et précise. Sur terre battue et en plein air, amuse-toi à prendre la balle tôt… Alors que sur dur et en salle, c’est efficace.” Difficile de lui donner tort. À ce sujet, le dossier d’un grand centre d’entrainement dans le Sud de la France estampillé FFT, où, toute l’année, les espoirs pourraient jouer à l’extérieur sur terre battue, est – enfin – sur les rails.

© Ray Giubilo

Mais les pages où Simon se raconte le plus sont les celles consacrées à la Coupe Davis. Une épreuve dans laquelle il ne s’est jamais épanoui, notamment sous la direction de Guy Forget. Le courant n’est pas passé entre les deux hommes. Rien de personnel, non. Juste une vision différente du tennis comme le rappelle très bien l’auteur. Forget est par nature un apôtre du jeu vers l’avant et a toujours privilégié cette philosophie dans ses choix, à l’heure de composer ses équipes. Simon considère – à juste titre – n’avoir essentiellement joué en Bleu que par défaut, quand le plan A du capitaine – Jo-Wilfried Tsonga notamment – tombait à l’eau. La blessure de ce rendez-vous raté avec l’équipe de France n’est pas refermée, même s’il fut de la campagne victorieuse en 2017. Car la finale qu’il aurait voulu gagner, c’était celle de 2010 en Serbie. Pour Simon, Forget s’est laissé aveugler par ses principes et a préféré aligner Michaël Llodra lors du cinquième match décisif. Si on décode la pensée du capitaine analysée par la plume de Simon : dans un match à gros enjeu, où la pression est forte, le meilleur serveur est avantagé ; il est plus facile également, dans ces conditions, de volleyer que de tirer des passings.

On le sait tous, c’est l’inverse qui est advenu, cruel point final pour Llodra jusqu’alors impérial lors des précédentes rencontres. Simon reste persuadé qu’il aurait eu plus de chances que son coéquipier de dominer Viktor Troicki, un adversaire qui ne lui avait chipé aucune manche en quatre rencontres. On n’en saura jamais rien, bien sûr, mais, petit un, on aurait aimé voir ce match, et petit deux, la démonstration de la proéminence d’une doxa de l’attaque qui a finalement plombé les Bleus, est implacable dans ce cas précis.

Simon s’attaque aussi au grand tabou chez les joueurs de tennis : la peur. Celle qui noue le bras et l’estomac dans les moments clefs. Et selon lui, là encore, la France du tennis fait fausse route. “On ne travaille pas le mental, puisqu’il est censé être inné, et c’est bien connu, les joueurs français n’ont pas de mental, écrit-il. J’en veux pour preuve cette autre sentence qui tombe dès qu’un joueur a le bras qui tremble : ‘Lui, c’est un mouilleur.’ Et là c’est terminé, on l’a catalogué. Ces deux phrases, ‘Les joueurs français n’ont pas de mental’ et ‘Lui, c’est un mouilleur’, ne laissent pas de place à la discussion. Et ce sont les deux postulats de base qui nous accompagnent en grandissant. (…) Moi, je n’ai pas travaillé mon mental avant 26 ans. Toute ma vie, j’ai entendu la chose suivante : ‘le mental, c’est inné. Tu l’as ou pas. Ou encore : ‘Ce gars là n’y arrivera pas parce qu’il n’a pas de mental’”. 

Il est probable qu’à la FFT, on ne se reconnaitra pas forcément dans ces propos. Des psychologues y assistent les espoirs depuis longtemps, comme Makis Chamalidis qui a démarré dès 1997. Mais peu importe. Si Gilles Simon a souffert de ce manque, écoutons-le. Il va de soi que le mental, comme le coup droit, ça se travaille, et qu’il reste forcément des progrès à accomplir dans ce domaine à la DTN.

Finalement, l’idée générale qui plane tout au long du livre, c’est la défense d’une certaine liberté. À la fois idéologique et dans le travail. Pourquoi fixer un cadre collectif à l’heure où un joueur est en train de grandir ? Lui dit avoir dû essayer de rentrer dans des cases qui ne lui convenaient pas toujours, alors qu’il aurait préféré un système collant davantage à ses caractéristiques et sa personnalité. Il y a effectivement sans doute autant de joueurs que de manières d’arriver au sommet. Dit autrement, Simon en appelle à privilégier la haute-couture plutôt que le prêt-à-porter. En France, c’est bien le moins…

 

Ce sport qui rend fou, de Gilles Simon (avec la collaboration de Grégory Schneider). Editions Flammarion. 192 pages. 18 €

Allô, la Terre ? Ici les stats

© Chris Davies

Une porte s’ouvre, et nous voilà plongés dans ce qui ressemble à une cabine de vaisseau spatial. Pas de fenêtres, pas de lampes. Seuls éclairages pour vaincre la pénombre : la lumière des écrans, et celle des boutons. Une kyrielle de boutons rouges, jaunes, verts, orange donnant l’impression d’être les commandes d’un engin capable de filer à tout berzingue à travers la voie lactée. Sauf qu’ici, les seules étoiles suivies sont celles du circuit ATP. Car, non, nous ne sommes pas partis à la rencontre d’astronautes – c’est un métier assez rare dans le tennis -, mais de Stéphane Trudel. Depuis près de 20 ans ce Québécois d’une sympathie naturelle, qui vous met tout de suite à l’aise, sillonne le monde pour fournir des statistiques, graphiques et visuels proposés par Tennis TV – le service de streaming officiel de l’ATP – pendant les Masters 1000.

Capitaine du vaisseau, le réalisateur. Placé devant un grand écran divisé, il est aux manettes d’une “tablette” pleine de bitoniaux – comme disent les profanes que nous sommes – tout aussi imposante pour contrôler la diffusion des images. À ses côtés, la technical director l’aide, entre autres, à programmer la tablette, sélectionner des ralentis et les passer sur “l’écran-salle”. Celui du court, pour les spectateurs présents au stade. Derrière eux, Stéphane dispose d’une télévision et deux ordinateurs portables. Assis à sa droite, un autre statisticien l’épaule pour entrer des données, notamment. Ce jour-là, à Bercy, en demi-finale du double, Nicolas Mahut et Pierre-Hugues Herbert affrontent les Allemands Kevin Kravietz et Andreas Mies, vainqueurs de Roland-Garros 2019. Si le début du match est programmé pour 11 heures, Stéphane est sur place bien avant.

Le vaisseau spatial et ses pilotes

Généralement, on arrive 1 h 30 avant le début des matchs, nous explique-t-il. Pour vérifier les graphiques, les informations qu’on va mettre à l’écran le jour même. Les visuels à vérifier, ce sont surtout les bio’ des joueurs avec : taille, lieu de résidence, résultats au cours de l’année, parcours en Masters 1000, etc. Sur les Masters 1000, on en fait 7 pages. Ici, à Bercy, il y a 6 matchs par court. Je suis sur le même court toute la journée, donc ça fait 12 joueurs minimum (plus en cas de doubles) à vérifier le matin. Il faut faire bien attention à ce qu’il n’y ait aucune faute.” Pendant l’échauffement, Stéphane donne de la voix pour annoncer au réalisateur à quel moment envoyer les fiches descriptives à l’image. Ensuite, il propose différents graphiques et statistiques adaptés au scénario du match. Il est aussi en contact direct avec les commentateurs.

Je leur parle pendant le match, je leur donne des informations, détaille Stéphane. Par exemple, si une rencontre arrive à un jeu décisif, je peux indiquer le bilan des joueurs dans cet exercice. Eux peuvent aussi me poser des questions, me demander de chercher certains chiffres. C’est vraiment un travail d’équipe.” Pendant les doubles, “c’est plus détendu“, me confie-t-il. Ils ont le temps de lâcher quelques vannes. Un “on va l’appeler Casse-Noisette” fuse dans la pièce après une balle, frappée par “P2H”, envoyée droit dans les “parties” d’un des Teutons. La bonne ambiance règne. Dehors, malgré l’humidité de novembre, une odeur de dimanche estival titille les narines. À l’occasion de la finale de la Coupe du monde de rugby, un barbecue est organisé. Regroupant une soixantaine de personnes, l’équipe TV est répartie sur une douzaine de préfabriqués montés à l’extérieur du palais omnisports.

Un métier de nomade

Sur chaque tournoi, on arrive avec notre équipement et on s’installe pendant 10 jours, détaille Stéphane. Le tournoi nous laisse les clefs du camion pour diffuser, on fait le boulot, et on repart.” Une vie de nomades prêts à voyager aux quatre coins du globe tout au long de l’année. Je suis en déplacement 120 jours par an, ajoute-t-il. Parfois un peu plus, parfois un peu moins. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir une vie de famille, avec deux enfants. J’ai rencontré ma femme à Monaco, pendant le Masters 1000, j’ai fait ma demande de mariage sur la Grande Muraille de Chine, on s’est marié à Montréal et notre voyage de noces était en Australie.” Depuis ses débuts comme statisticien pour ATP Media – dont Tennis TV fait partie – lors du tournoi de Monte-Carlo en 2001, il ne “sèche” presque aucun Masters 1000 : “J’en ai manqué deux. Le Masters 2001, et Rome 2003.

Ce parcours d’élève modèle, quasiment sans faute, il le commence sans vraiment le prévoir. “J’étais la bonne personne au bon endroit au bon moment, se souvient-il. J’étudiais à l’université Ryerson de Toronto, en radio et télédiffusion. Je voulais devenir cadreur. Lors de ma dernière année, Tennis Canada (la Fédération canadienne) a appelé mon école pour demander les noms des cinq meilleurs cadreurs. J’étais dedans. A partir de 1996, j’ai travaillé chaque été, bénévolement, pour Tennis Canada en tant que cadreur.” Grâce à ce boulot, il gagne de l’expérience, fait des rencontres. “Sur les compétitions, tout ce qui était informatique – les statistiques, les panneaux d’affichages, les radars de vitesse, etc. – était fait par une société extérieure. Puis, le groupe Tennis Properties Limited (devenu ATP Media) s’est formé pour filmer et diffuser les Masters 1000“. Avant, chaque tournoi s’occupait lui-même de tout cela.

La bonne personne au bon endroit au bon moment

En 2000, j’ai eu un coup de fil, poursuit Stéphane. On m’a demandé si je voulais voyager à travers la planète pour faire des graphiques, des statistiques. Au début, j’ai trouvé ça bizarre parce que j’étais caméraman. Je n’avais jamais fait ça. Mais ils cherchaient surtout quelqu’un avec de l’expérience dans le milieu de la télévision. Donc j’ai été embauché et on m’a appris à faire des stats.” Avant de se lancer dans ce métier, il n’a aucune attirance particulière pour les chiffres. Enfant, il n’est pas du genre, par exemple, à se rêver en participant Des chiffres et des lettres. Certes, il veut endormir les gens, mais d’une autre façon. “Quand j’étais jeune, jeune, les statistiques n’étaient pas du tout quelque chose qui me passionnait, je voulais être anesthésiste, se remémore-t-il en souriant. Je voulais endormir les gens. Peut-être que c’est le cas maintenant avec mes statistiques (rire).”

Puis, très vite, il s’éprend de son boulot : “c’est devenu une passion.” Même quand il est chez lui, dans son canapé, loin du vaisseau spatial, il est “incapable de regarder un match de tennis sans analyser, sans faire de statistiques.” D’ailleurs, après sa première fois à décortiquer un duel, chaque statisticien prononce cette même phrase : “maintenant, je ne regarderai plus jamais un match de la même façon.” Pendant une partie, ou en amont, tels des machines scannant continuellement des informations, ils ne cessent de chercher. D’éplucher les moindres données pour dénicher des pépites. Lors du Masters 1000 de Paris-Bercy, Jo-Wilfried Tsonga passe le premier tour, puis le troisième malgré la perte de la manche initiale. Curieux, Stéphane fait alors une recherche dont le résultat apporte un renseignement éloquent.

Statistiques et tennis : deux passions

Dans les matchs au meilleur des 3 sets, quand Tsonga perd la première manche, il affiche un bilan de 42 victoires pour 109 défaites (soit 27,8 % de victoires) à l’extérieur de la France, relate Stéphane. En revanche, en France, quand il perd le premier set, son ratio est de 23 victoires pour 19 défaites (54,8 % de victoires). Ça démontre que jouer à la maison, être soutenu, ça le booste. On dit toujours que le tennis, c’est un joueur contre un joueur. Mais la foule a aussi un rôle à tenir. Je pense vraiment que ça peut permettre au gars encouragé d’augmenter son niveau de 10, 15, 20 %.” Né au Canada, le grip qu’il connaît le mieux, à la base, est celui des crosses de hockey. Au pays de Wayne Gretzky, les raquettes, hormis pour marcher dans la neige, sont plus confidentielles. Jusqu’à l’émergence d’Eugenie Bouchard et Milos Raonic, suivis par la génération Denis Shapovalov, Felix Auger-Aliassime et Bianca Andreescu.

J’ai quelques vagues souvenirs de tennis émanant de ma jeunesse : Pat Cash, Ivan Lendl etc., se rappelle-t-il. Contrairement à maintenant, il n’y avait pas de joueur canadien de premier plan, donc on s’y intéressait moins. Mais, avec mon boulot, je suis devenu absolument fan de tennis ! C’est un sport fantastique ! C’est vraiment un combat de gladiateurs. À l’inverse d’un sport d’équipe, le jour où ça ne va pas bien tu ne peux pas te reposer sur un coéquipier, faire une passe. Tu dois te débrouiller tout seul. Il faut vraiment être fort mentalement.” Passionné, il ne se contente pas de regarder. Il aime aussi taquiner le feutre. “Quand je regarde Federer, je me dis : ‘Ah ! C’est facile !’ Mais quand j’essaie de faire pareil, le résultat n’est pas vraiment le même (rire).” Pas de quoi lui enlever le sourire. Il sait bien que ce Suisse, comme Nadal et Djokovic, entre autres, semble venir d’une autre planète. Depuis sa cabine de vaisseau, il observe souvent des extra-terrestres. Contrairement aux vrais astronautes.

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

Novak Djokovic, dans le tunnel "vaisseau spatial" pour entrer sur le central de Bercy | © Ray Giubilo

Sauvez Willy

© Ray Giubilo

Guillermo Vilas – alias Willy dans le cœur des Argentins – n’a jamais été numéro 1 mondial au classement ATP. Un film, proposé par Netflix, raconte par le détail cette affaire et les tentatives d’un journaliste pour le réhabiliter. Préparez vos mouchoirs…

Le tennis et le film documentaire font rarement bon ménage. Comme le tennis et la fiction d’ailleurs. Ou même plus largement le cinéma et le sport. On verse souvent dans la com’, la caricature ou dans la maladresse. Mais à toute règle, ses exceptions. On peut citer pêle-mêle : The French de Williams Klein sur les coulisses de l’édition 1982 de Roland-Garros; L’Empire de la perfection (2018) de Julien Faraut, dissection au scalpel de la technique de John McEnroe; Being Serena (2018), où la cadette des Williams fend l’armure, une série à ne pas confondre avec le film baptisé Serena datant de 2016 et sans grand intérêt. On peut également conseiller Resurfacing qui suit la convalescence et la rééducation d’Andy Murray (2019) où affleure la peine d’un champion – et d’un amoureux fou de son sport – qui sent sa fin approcher. Côté fiction, arrive Cinquième set de Quentin Raynaud, le 2 décembre prochain, précédé d’un bouche-à-oreille plutôt flatteur.

Guillermo Vilas, un classement contesté, disponible sur Netflix depuis le 27 octobre, est à ranger dans cette catégorie des exceptions. C’est même une pépite dans la forme – quel merveilleux travail d’archives ! – et dans le fond. Le film raconte la folle démarche d’un vieux routier argentin du journalisme tennis, Eduardo Puppo, pour démontrer que l’ATP a failli dans le calcul du classement mondial au cours des années 70, entraînant une injustice historique : Guillermo Vilas n’a jamais été numéro 1 mondial alors qu’il aurait dû. Puppo va se jeter corps et âme dans cette bataille, tel un Don Quichotte face aux moulins à vent que sont des milliers de résultats de matches, un duel inégal qui va le mener jusqu’à la dépression. Heureusement, il sera accompagné dans ce travail de bénédictin par Marian Ciulpan, un ingénieur informaticien roumain installé en Australie, rencontré par le biais d’un forum sur Internet.

Sur les 280 classements qui auraient dû être publiés entre août 1973 et décembre 1978, l’ATP n’en a réalisé que 128, ce qui créé une vision tronquée de la réalité dans un sport rythmé par des résultats hebdomadaires. En 1975 notamment, Jimmy Connors est en tête des 13 classements rendus publics. Et par défaut, il occupe aussi la première place les semaines où le classement n’est pas réalisé. C’est là que le bât blesse, surtout quand on sait aussi que le différentiel de points entre l’Américain et l’Argentin, calculé à l’époque à la moyenne, est parfois infime : 0,19. Si l’on en croit le travail – scientifique – de Puppo et Ciulpan, Vilas aurait dû être numéro 1 mondial cinq semaines, à partir de septembre 1975, puis deux autres semaines, en 1976.

N’avoir jamais été consacré par l’unique juge de paix qu’est le classement ATP demeure un drame intime pour le champion argentin. En particulier pour l’année 1977, l’une des plus folles pour un champion de l’ère Open, avec deux trophées en Grand Chelem (Roland-Garros et l’US Open), une finale (l’Open d’Australie), 14 autres titres et cinq finales! Avec un tel palmarès aujourd’hui, Vilas terminerait la saison numéro un avec plus d’un millier de points d’avance sur son dauphin. Mais en cette année 1977, avec ce satané calcul à la moyenne, favorisant ceux qui jouaient moins, Vilas n’a donc jamais dépassé la deuxième place, victime de son stakhanovisme et de ses 150 matches disputés (oui, vous avez bien lu) pour 136 victoires.

De gauche à droite : Ion Țiriac, Guillermo Vilas et Henri Leconte | © Art Seitz

Réparer ce préjudice est devenu le cinquième set de la vie de Guillermo Vilas. Fort des conclusions de Puppo, l’Argentin a e ntamé des démarches auprès de l’ATP afin d’être réhabilité, une procédure encore en cours. Jusqu’à présent, l’organisme qui administre le circuit masculin a fait la sourde oreille. Chris Kermode, son ex-président, explique qu’on ne peut réécrire l’histoire : si Vilas avait été, à un moment, numéro 1, les tableaux des tournois suivants n’auraient pas été les mêmes en vertu de l’ordre des têtes de série. Deuxième argument : accepter la requête de Vilas ouvrirait la porte à d’autres réclamations du même genre.

Cette affaire, racontée comme une enquête policière, est le fil rouge d’un film dont le propos est bien plus large. Voilà avant tout l’histoire de deux hommes reliés par l’admiration de l’un pour l’autre, et qui, au fil du temps et de ce combat désormais commun, vont devenir des proches. Un film aussi pour raconter la vie de Vilas, enfant de la bourgeoisie de Mar del Plata, happé par ce tennis qui deviendra son obsession et le hissera au rang d’icône au pays du football roi. Il fut ainsi le premier Argentin à s’imposer en Grand Chelem, champion aux 62 titres dont quatre Majeurs, 42 finales et une improbable série de 46 matches sans défaite sur terre battue en 1977, interrompue à Aix-en-Provence par ce diable d’Ilie Năstase et sa raquette à double cordage – dite “spaghetti” -, d’ailleurs interdite dans la foulée.

Le récit repose notamment sur les 46 cassettes audio que l’Argentin a enregistrées pour se raconter, entre 1973 et 1979. La mémoire d’une bande magnétique – et la douce voix du champion qui avec – en lieu et place de sa propre mémoire puisque Vilas, souffre désormais d’une maladie cognitive. Les dernières scènes du film, où Eduardo va rendre visite à son ami à Monte-Carlo où il réside désormais, sont bouleversantes. Willy, comme le surnomme affectueusement l’Argentine, n’est plus qu’un vieux monsieur, malgré ses 68 ans, dont le regard tendre se perd quelques fois.

On (re)découvre Vilas, la bête physique, ce bras gauche hypertrophié, un marathonien des courts notamment façonné par Ion Țiriac au prix d’un travail parfois inhumain, pionnier avec son ami Björn Borg d’un professionnalisme maladif et surtout de l’apport du lift dans le jeu. Le film (re)dévoile aussi l’autre Guillermo, celui de la vraie vie, solitaire, curieux des livres, musicien, poète à ses heures comme Antonin Artaud, l’un de ses auteurs de chevet. Un homme qui s’offre d’autres horizons que “cette vie d’esclave qui ne vaut pas le coup d’être vécue” comme lui dira son père à Melbourne au soir de sa victoire à l’Open d’Australie 1979.

L’introduction du film se termine par ce commentaire : “On dit qu’il est déraisonnable de vouloir changer le passé. Mais quelqu’un peut-il aller contre son histoire ?” Et la voix de Vilas qui enchaine : “Certains pensent que n’importe qui peut écrire l’histoire. Mais c’est le temps qui l’écrit. Le temps te donne tout.” Puisse-t-il, alors, offrir à Guillermo Vilas ce qui lui revient de droit.

 

Vilas, un classement contesté de Mathias Gueilbert. Durée 1h35. Netflix.

 

Article publié dans COURTS n° 10, automne 2021.

Guillermo Vilas, dans les tribunes de l'US Open en 2016 | © Art Seitz