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L’ascension de Leylah Fernandez

un cocktail américano-belge

Avec son sourire éclatant en toutes circonstances et son coup droit supersonique, Leylah Fernandez a enchanté le public américain pendant toute la quinzaine de l’US Open. Si elle a échoué à une marche du graal ultime, le déblocage de compteur en Grand Chelem, la Canadienne a donné rendez-vous à la planète tennis dans les années à venir. Une trajectoire prédite depuis longtemps par le Belge Francisco Sanchez, son tout premier entraîneur, qui a découvert le joyau par hasard lors d’un voyage au Canada un jour de janvier 2013. Retour sur une histoire inspirante que seule la magie du tennis peut nous offrir.

 

Certains parleront de pur hasard, d’autres de destin. Si chacun possède ses convictions les plus profondes sur les mystères qui émaillent la vie, l’histoire qui unit la famille Fernandez et Francisco Sanchez est digne des plus grands scénaristes. Un concours de circonstances qui conduira à l’ascension d’une des joueuses les plus prometteuses du circuit. Et surtout à cette épopée incroyable à Flushing Meadows que même le plus grand des devins n’aurait pu prédire. Personne sauf un homme : Francisco Sanchez, qui a toujours cru en sa protégée depuis le tout début : « Je dois admettre que ça m’a surpris que cela soit arrivé si tôt, j’imaginais plutôt ce scénario pour l’année prochaine à l’aube de ses 20 ans. Mais je n’avais aucun doute sur le fait qu’elle y arriverait. Cette finale n’est qu’une étape ». Pour comprendre ce dévouement et cette croyance sans faille, il faut rembobiner la pellicule et remonter le temps à l’origine de ce parcours exceptionnel. 

Mordu de tennis, le Belge Francisco Sanchez, comme son nom ne l’indique pas, est tombé dans la marmite à l’âge de 10 ans sur les courts du Royal Léopold Club de Bruxelles. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il suit des entraînements puis décide de se lancer dans le bain de la compétition. Rapidement, il gravit les différents échelons du classement amateur avant de s’y retrouver au sommet : « Je suis arrivé à un bon niveau national, j’étais l’équivalent de -4/6 en France, j’étais dans les 40 meilleurs belges à l’époque. » se remémore-t-il. Si sa carrière de joueur a été plus qu’honorable, Francisco s’est surtout illustré dans le domaine du coaching, un sentier qu’il emprunte dès ses 18 printemps : « J’ai commencé à entraîner très tôt dans des clubs belges. Je m’étais spécialisé avec les filles et leur développement. » En arpentant le pays de Tintin, le fin observateur a aiguisé son regard et ses connaissances sur le tennis féminin au fur et à mesure de son apprentissage. Un œil expert qui aura bien sûr toute son importance quelques années plus tard. En janvier 2013 précisément. 

2021 US OPEN, Leylah Fernandez (CAN) © Ray Giubilo

Une rencontre décisive  

Lassés de leur routine et se sentant à l’étroit à Bruxelles, Francisco et sa fiancée ont des envies d’ailleurs : « Les hivers étaient interminables, nous avions fait un petit peu le tour de la capitale. On voulait découvrir de nouvelles choses. C’est pour ces raisons que nous avons décidé de faire le grand saut. On nous avait beaucoup vanté le Canada à l’époque ». C’est ainsi que le premier chapitre de cette histoire débute. En décembre 2012, Francisco quitte l’Europe et s’envole pour Montréal en quête de nouveaux horizons : « Ma fiancée avait un visa de travail mais moi je n’en avais pas. J’en possédais un seulement touristique que je devais renouveler tous les six mois ». Le Belge ne quittera plus le Québec par la suite. La raison ? Une rencontre inopinée qui a tout chamboulé, provoquée par la passion dévorante de Francisco pour le tennis : « Quelques jours après mon arrivée à Montréal, mon premier réflexe a été de me rendre dans le club le plus proche. On était le 2 ou 3 janvier 2013, je suis allé faire un tour au Centre de tennis de la ville qui est aussi le siège du tennis national où tout le monde va jouer. Tout est parti de là ». En s’approchant des installations, l’attention du francophone se porte tout de suite sur un homme, maladroit avec sa raquette mais plein de bonne volonté, en train d’envoyer des balles à la main à sa fille. « C’est là que j’ai rencontré Jorge, le père de Leylah, pour la toute première fois. Il jouait avec sa plus jeune fille Bianca. Je voyais bien qu’il n’était pas du tout du monde du tennis à son allure mais c’était un passionné. Je n’oublierai jamais cette journée. » se souvient parfaitement Francisco. Du bord du court, il capte les bribes d’une langue qu’il connaît bien, venant titiller son oreille. D’origine équatorienne, le père Fernandez parle couramment espagnol, tout comme le coach Sanchez qui, comme son nom l’indique cette fois-ci, partage aussi des racines hispaniques. Une heureuse coïncidence qui va faciliter la prise de contact entre les deux hommes. « Je me suis permis de m’approcher. Je leur ai parlé et nous avons rapidement sympathisé. Puis Jorge m’a dit : « J’ai une deuxième fille un peu plus grande qui joue quelques terrains plus loin, ça ne te dérangerait pas de venir jeter un petit coup d’œil et de me dire ce que tu en penses ? ». Cette fille, c’est bien sûr Leylah Fernandez. 10 ans à peine mais déjà avec ce sourire rayonnant et ce regard déterminé. « J’ai vu de suite que cette petite gauchère était très appliquée. Elle avait une main très habile. Mais ce qui m’a surtout marqué c’est son attitude. Elle était très volontaire et passionnée. C’est très rare. Elle avait quelque chose en plus » analyse avec précision Francisco, revoyant la scène comme si c’était hier. Devant tant d’enthousiasme, la famille Fernandez et son nouvel ami décident de collaborer ensemble à titre expérimental : « Jorge était justement à la recherche d’un coach capable de parler espagnol à sa fille. Je lui ai expliqué brièvement que je venais d’arriver au Canada et que j’avais du temps devant moi. On a fait un petit essai. Puis l’histoire a duré six longues années. »

2021 US OPEN, Leylah Fernandez (CAN) © Ray Giubilo

« Justine Henin était le modèle idéal pour Leylah »  

L’alchimie est totale dès les premières semaines. Au fil des séances, la petite gauchère ne jure que par son nouveau coach : « Elle buvait mes paroles, elle écoutait tout et venait s’échauffer à l’avance. Elle ramassait les balles en un temps record entre les exercices. Il ne fallait rien lui demander, elle le faisait… » raconte Francisco. Spectateur de cette belle dynamique, Jorge fait le choix de retirer ses deux filles de Tennis Canada, la fédération nationale de tennis, qui avait repéré Leylah et Bianca bien avant que Francisco ne pose le pied au Québec. « Il disait qu’on ne faisait pas assez attention à Leylah car elle n’était pas aussi grande que les autres filles. De plus, certaines méthodes d’entraînement le dérangeaient » : rapporte Francisco. Mais c’est avant tout le discours et le projet de jeu de l’entraîneur aguerri, formé à l’école belge, qui a réellement fait pencher la balance dans cette décision. Sparring-partner de Kim Clijsters et de Justine Henin par le passé, Francisco utilisera la quadruple vainqueure de Roland-Garros, qu’il a suivi de très près au cours de son ascension, comme la référence. « Justine c’était vraiment pour moi le modèle idéal pour Leylah. J’ai dit à Jorge qu’il fallait se calquer sur son style de jeu pour sa fille. Prendre la balle très tôt, jouer très vite, ne jamais reculer… Le père était enchanté quand je lui ai dit ça. Il a compris de suite que j’avais vu ce qu’il fallait pour sa fille. Là-bas à Tennis Canada, on leur proposait d’aller en salle de musculation, de taper le plus fort possible dans la balle, ce n’était pas forcément adapté à la morphologie de Leylah. Jorge a compris que sa fille devait jouer à l’européenne, avec des ouvertures, des slices et de l’intelligence de jeu. » résume le tacticien Sanchez qui a su trouver les mots justes auprès de Jorge. Flatté d’être au centre de cet emballement, le Belge est néanmoins pris au dépourvu : « J’étais un peu embêté parce que je ne savais pas encore à l’époque si j’allais rentrer en Belgique puisque j’avais un visa touristique. On ne savait pas trop ce qui allait se passer, ce n’était pas évident au début mais nous avons continué. » Embarqué dans cette aventure collective à la fois excitante et inattendue, Francisco ne se retournera plus. Durant les deux premières années de cette collaboration, il se dévoue de manière totalement bénévole pendant qu’il régularise ses papiers. Une fois les sésames obtenus, il commence à facturer ses leçons mais à tout petit prix : « Il faut savoir qu’une heure de cours en moyenne c’était 100 dollars canadiens à l’époque. J’en faisais payer à peine 30 l’heure. Ce n’était pas grand-chose. Pour donner un ordre d’idée, ça ne représente même pas 20 euros. Tout le monde a fait des sacrifices dans cette aventure. » 

De la sueur et des larmes 

En dehors du cursus fédéral, la petite troupe utilise tout de même les courts du Centre de Montréal pour les entraînements. Enfin, uniquement quand elle y parvient tant les terrains sont pris d’assaut. « Ce n’est pas simple de jouer en hiver au Canada. Il y a toujours moyen de s’entrainer mais la difficulté avec Leylah c’était de réserver des courts. Tout le monde téléphonait et nous n’étions mêmes pas prioritaires » se souvient le technicien. Plus d’une fois, il se déménera comme un beau diable en harcelant le vice-président au développement de l’élite chez Tennis Canada, Louis Borfiga, dans son bureau. « Nous avions un ami commun, Thierry Van Cleemput, ex-coach de David Goffin, qui m’a présenté à Louis. Je le voyais très souvent, une fois toutes les deux semaines environ je dirais, il devait en avoir marre de me voir d’ailleurs (rires). Je lui répétais sans cesse que Leylah avait une main incroyable et que c’était la future Justine Henin. Il ne disait pas non mais il ne disait pas oui. Il devait me prendre pour un extra-terrestre (rires) ». S’il s’en amuse maintenant, Francisco a dû batailler longuement avec la fédération dans les jeunes années de Leylah pour gratter de maigres heures d’entraînement : « La première année, quand elle avait 11 ou 12 ans, on nous donnait deux heures de terrain gratuit par semaine l’hiver. Puis on nous a donné 4h, puis 6h quand elle avait 15 ans alors qu’elle faisait déjà tous les tournois internationaux juniors. Ce n’était rien du tout ! » Entre les obstacles rencontrés au quotidien et les résultats tennistiques qui ne souriaient pas toujours, le parcours de Leylah vers le haut niveau n’a pas été un long fleuve tranquille. Tout au long de cette ascension sinueuse et semée d’embûches, Jorge a même failli tout abandonner à de multiples reprises comme le rappelle Francisco. « Il m’a écrit un très beau message récemment où il est revenu sur cette période : « Je te remercie tellement pour toutes les fois où j’ai failli arrêter et tu m’as dit de ne pas le faire ». Il était découragé parce que Leylah perdait énormément à une époque. Elle avait autour de 14 ans, ils étaient partis en Israël pour un tournoi en juniors. Je ne les avais pas accompagnés parce qu’ils n’avaient pas les moyens financiers pour me payer. Une tournée de ce genre, d’environ deux semaines, coûtait dans les 6000 dollars. Elle avait perdu dès les qualifs. Le voyage n’avait servi à rien. Leylah était inconsolable et Jorge me disait : « Ce n’est plus possible, je ne pense pas qu’elle va y arriver, il faut arrêter. » Avec leurs revenus modestes et la multiplication des voyages aux quatres coins du globe, l’aspect financier constituait un énorme frein pour la famille Fernandez. « Jorge se disait : « j’ai deux filles, je ne peux pas payer comme ça tout le temps » raconte l’entraîneur belge avant d’ajouter : « Pas grand monde ne croyait en Leylah de toute façon. On disait que ça allait être une bonne petite joueuse mais pas une grande championne sur le circuit professionnel. » Mais alors que l’espoir était au plus bas et qu’il avait même quitté Jorge le battant, Francisco s’est toujours montré solide comme un roc, habité par la croyance indéfectible que la petite Leylah deviendrait grande un jour et que les efforts finiraient par payer, tôt ou tard : « Quand elle avait 12 ans, elle gagnait le championnat national en moins de 16 ans. Le potentiel a toujours été là. Je savais que son jeu allait commencer à se mettre en place. Elle était sur le point de battre des filles très fortes. » La suite des événements lui donnera raison. A 15 ans, Leylah explose chez les juniors et signe une demi-finale à Roland-Garros. Dans le même temps, face à cette avalanche de bons résultats, Louis Borfiga et ses associés à la fédération débloquent le soutien financier tant espéré du clan Fernandez-Sanchez. « Elle a été prise en main par Tennis Canada en 2018. On a pu avoir un budget plus conséquent une fois qu’elle est arrivée dans les meilleurs juniors. J’ai pu voyager avec Leylah et j’ai pu l’accompagner un peu partout. C’était une superbe période. » L’année d’après, en 2019, la petite gauchère remporte Roland-Garros dans la même catégorie. Une surface qu’elle affectionne tout particulièrement dixit son coach : « Leylah a naturellement un jeu de terre battue. Elle ne savait pas ce que c’était au début mais je lui ai dit qu’elle allait jouer sur la ligne, pas comme les argentins à quatre mètres derrière. Ses slices s’y adaptent facilement. Elle a aussi plus de temps pour s’organiser sur cette surface car elle est plus lente. L’acclimatation s’est faite très facilement. » 

2021 US OPEN, Leylah Fernandez (CAN) © Ray Giubilo

L’effet Louis Borfiga 

Si Leylah a découvert les joies de la glissade sur l’ocre, elle le doit au Monsieur Tennis au Canada : Louis Borfiga. Si ce nom est inconnu pour une grande majorité de personnes, le Français est pourtant l’homme qui se cache derrière l’ascension de Milos Raonic et d’Eugénie Bouchard, « les éléments déclencheurs », et l’éclosion des pépites canadiennes de la NextGen. Ancien joueur français « ayant un petit peu joué sur le circuit » (deux participations à Roland-Garros et une à Monte-Carlo), Louis a débuté sa carrière d’enseignant dans le tennis au Monte-Carlo Country Club où il était notamment sparring-partner du légendaire Bjorn Borg, également membre du prestigieux MCCC. Après avoir dispensé vingt ans de loyaux services à la FFT, formant au passage Gaël Monfils, Gilles Simon et Jo-Wilfried Tsonga à l’INSEP, Louis quitte la France pour le Canada en 2006 et se lance un nouveau défi : faire décoller le tennis au royaume du hockey sur glace. « J’avais envie d’avoir une expérience à l’étranger et j’ai eu l’opportunité d’être le leader d’un gros projet au Canada, c’est ce qui m’a fait basculer vers cette destination. » explique-t-il. En reprenant les rènes du développement de l’élite de la Fédération canadienne (l’équivalent de Directeur technique national), le technicien expérimenté a tout révolutionné dès son arrivée : « Le chantier a été de mettre des structures solides en place et de changer les mentalités. Le challenge était d’inculquer un discours de gagnant aux joueurs et joueuses canadiens. » Entouré d’une équipe dévouée, Louis l’architecte fait construire des courts en terre battue, une surface qui était étrangère au Canada jusque-là. « C’était vraiment un besoin pour moi. La terre permet d’acquérir diverses qualités telles que la patience ou l’endurance. Les échanges sont plus longs, cela demande beaucoup plus d’efforts et de rigueur. » Grâce à un savant mélange entre formation de qualité et culture de la gagne, inspirée du fameux « fighting spirit » américain, la recette est couronnée de succès en peu de temps. Les Milos Raonic, Vasek Pospisil et Eugénie Bouchard ouvrent la voie en démontrant qu’être canadien et briller sur les plus grands courts du monde ne sont pas deux notions incompatibles. Derrière cette génération de précurseurs, les jeunes pousses canadiennes commencent à y croire. « Leylah a grandi avec ces modèles. Les gens se sont rendus compte que c’était possible et qu’il existait d’autres sports en dehors du hockey et du soccer. C’est Louis Borfiga qui a apporté cela avec quelque chose de concret, à la française, avec une fédération où les meilleurs joueurs se réunissent. Il est parvenu à créer un élan positif avec tous ces jeunes. » Un bel hommage rendu par Francisco, qui a été directement témoin de cette émulation avec sa petite protégée. « On s’entraînait à côté de Félix quasiment tous les jours au Centre national de Montréal. Je disais à Leylah : « tu vois, lui c’est sûr qu’il ira loin ». Il avait l’attitude, il avait déjà le physique, c’était impossible qu’il ne perce pas. » Si son œil particulièrement aiguisé a permis de déceler les potentiels d’Auger Aliassime, de Raonic et d’Andreescu, Louis Borfiga reconnaît ne pas avoir eu cette clairvoyance avec la jeune Leylah : « La toute première fois que je l’ai vu, c’est quand elle avait 7 ans. Elle jouait souvent sur les courts du Centre. Mais il faut être honnête, c’est difficile quand on voit jouer des enfants de cet âge-là de jauger la carrière qu’ils vont réaliser derrière. Ce serait mentir de dire que j’ai vu tout de suite qu’elle serait très forte. Francisco a fait un travail exceptionnel avec elle. » 

2021 US OPEN, Leylah Fernandez (CAN) © Ray Giubilo

« Objectif première mondiale »

Entre doutes et espoirs, rires et larmes, défaites et victoires, Francisco aura vécu six années intenses avec Leylah. A la fin de l’année 2018, les péripéties de la vie font que leurs routes se séparent. « Ils ont réussi à avoir les papiers pour partir à Miami. Ils avaient coché cette destination pour le cadre de vie et les infrastructures tennistiques sur place. Il voulait que je les accompagne mais c’était trop compliqué pour moi. J’avais deux enfants, c’était impossible. » raconte le Belge avant de poursuivre : « Nous sommes évidemment toujours en contact. On s’écrit fréquemment toutes les semaines. Quand j’étais en vacances cet été, Jorge m’a appelé pour que je vienne avec eux à la Coupe Rogers. Nous nous sommes entraînés tous ensemble durant la première semaine d’août, c’était chouette de renouer avec tout cela. » 

Invité quelques semaines plus tard par la famille à l’US Open, Francisco a failli assister physiquement à l’épopée fabuleuse de Leylah. Mais par manque d’organisation, il ne fera finalement pas le voyage à New-York. C’est donc devant son poste de télévision qu’il a vibré au rythme des batailles épiques de son ancienne élève. « Ce qui m’a beaucoup plu, c’est qu’elle a vraiment joué son jeu durant toute la quinzaine, celui qu’elle produit depuis tout petite » se félicite Francisco. Les contres dévastateurs en coup droit, les courts croisés aux angles imprenables, la prise de balle ultra précoce et les variations intelligentes de la Canadienne, qui ont fait le bonheur du public de Flushing Meadows, sont la signature de la méthode Sanchez. Si ces qualités étaient déjà intrinsèques au jeu de Leylah, le professeur et son élève sont parvenus à les libérer pleinement à force de travail. « Au début, elle avait un coup droit catastrophique. Elle ne tenait pas deux échanges dans le court, elle lâchait sa main très tard. Puis, à force de répéter et de jouer tous les jours avec quelqu’un, j’étais un peu comme son miroir. On s’entraînait tous les jours sur la ligne, à vite tourner les épaules, à s’organiser très rapidement et se préparer pour prendre la balle très tôt… On jouait beaucoup de slices et de volées également. C’est très rare pour des filles de cet âge-là. C’est comme ça qu’elle a attrapé cette habitude et qu’elle a développé tout cela. » Virevoltant sur le court, le poids plume excelle également en défense avec son incroyable couverture de terrain. Un physique taillé par son père Jorge, qui a eu un rôle très important dans son adolescence comme le souligne Francisco : « Il l’a façonné dans ses jeunes années, les plus charnières pour la suite. Etant un ancien sportif dans l’âme (ndlr : Jorge était un bon joueur de soccer), il a très vite compris que sa fille ne devait pas perdre de temps à la salle, mais au contraire développer l’élasticité avec du yoga… Cette fille ne se blesse pas, elle est très souple. Elle fait beaucoup d’étirements et elle a un souffle incroyable qu’elle a travaillé avec son père. » Si l’inusable Leylah était seulement à un match du rêve ultime à New-York, la Canadienne est devenue la coqueluche du public américain grâce à son sourire rayonnant et son naturel. « Elle apporte un vent de fraîcheur incroyable au tennis féminin, elle sourit tout le temps, elle a une super attitude, elle a toujours été exemplaire sur le terrain et en dehors. C’est une immense fierté pour le tennis canadien » appuie Louis Borfiga. Si tous ces efforts consentis depuis de nombreuses années se sont matérialisés par ce formidable parcours à l’US Open, il n’est pas question de s’arrêter en si bon chemin. « Tu vas arriver à tes objectifs, devenir première mondiale, je n’ai aucun doute sur ça » avait glissé Francisco à son ancienne protégée lors de leurs retrouvailles au mois d’août à Montréal. La route est évidemment encore très longue mais plus rien ne semble impossible avec Leylah. Son coach de toujours lui a montré la voie. 

Que serait-il advenu si Francisco avait choisi une autre destination que le Canada en 2012 ? Ou s’il ne s’était tout simplement pas senti étouffé à Bruxelles ? Sans Francisco, le pont entre le niveau national et celui des juniors aurait-il été aussi solide ? Sans son maître jedi, la jeune padawan serait-elle devenue la princesse Leylah avec son coup droit laser ? On ne le saura jamais. « Il y a des rencontres, des voyages, des mots, des sourires, des visages, qui changent à jamais votre vie… » écrivait le poète V.H Scorp. L’histoire d’amour entre la famille Fernandez et ce voyageur belge passionné de tennis en est la parfaite illustration. 

La nuit où le tennis a changé !

Mike Blanchard venant remplacer Frank Hammond en tant qu'arbitre pour tenter de ramener l'ordre entre John McEnroe et Ilie Nastase, US Open 1979, © Art Seitz

C’est l’histoire d’un match entré dans les annales. Une foire d’empoigne, un duel de voyous, prêts à vendre père et mère pour remporter un quinze. Quitte à piétiner les codes d’un sport devenu à leurs yeux éculés. Jusqu’à provoquer la colère et forcer la police anti-émeute à entrer dans l’arène. Dans la nuit du 30 août 1979, le 2e tour de l’US Open entre Ilie Nastase et John McEnroe devient le symbole d’une génération transgressive, dont les incartades amusent autant qu’elles indignent. Tous deux plongent le tennis dans le précipice, lui assignent un point de non-retour, font passer les romantiques du jeu pour d’utopistes. Ce simulacre de match va conduire à une remise à plat de l’arbitrage mondial et définitivement façonner le comportement de l’Américain sur le terrain. Retour sur le film d’un match interdit aux mineurs.

C’était une époque où le “challenge” était un lointain fantasme. À peine une hypothèse futuriste sortie tout droit d’un scénario de science-fiction. Une ère où l’arbitre de chaise ne pouvait même pas descendre de son piédestal pour vérifier la trace d’une balle lorsque la surface de jeu le permettait. Le tennis, tel que nous le connaissons aujourd’hui, fêtait à peine son dixième anniversaire. Un sport qui traverse une crise d’adolescence en plein cœur des années 70.

Arbitrage et baby-sitting

Durant cette décennie, les pubères insolents se prénomment Ilie, Jimmy. Leur jeu respectif, comme leur attitude, se démarque de la vieille garde et des autres congénères de cette nouvelle génération gâtée, composée des Björn, Vitas ou Guillermo, pour ne citer qu’eux. À cette époque, ces joueurs flirtent avec les limites de ce qui était autorisé sur un court : “Jimbo” accompagne son tennis jusqu’au-boutiste et en puissance d’une gestuelle obscène, adresse des doigts d’honneur au public ou aux officiels. Le Roumain et l’Américain se partagent la couronne du tennis mondial et les lauriers de sales gamins, de teigneux, mais toujours avec le sourire en coin. Désormais, le manuel du tennis est bouffi par la vulgarité, l’insulte, la mauvaise foi. Une nouvelle palette de coups exécutée avec la complaisance silencieuse des arbitres, souvent des voisins du tournoi formés sur le tas. Des amateurs effrayés de sanctionner ou d’avertir ces idoles d’un nouveau genre.

La répétition des débordements pousse l’ATP à établir, en 1976, un code de conduite en quatre sanctions évolutives : avertissement, point de pénalité, jeu de pénalité et disqualification. « Il n’y avait pas ou peu de sanctions prévues. Au lieu de faire notre boulot d’arbitre, on se retrouvait à faire du baby-sitting », se souvient Ray Fitzmartin, juge de ligne à l’US Open de 1976 à 1993. Ces nouvelles règles étaient appliquées de manière lâche, en particulier dans le cas de joueurs de haut niveau, comme Nastase, qui pouvaient attirer une foule immense et, par conséquent, apportent plus de visibilité ‒ et d’argent ‒ au sport.

L’ambiance se dégradera avec l’arrivée de John McEnroe, le génie effronté, dont l’éclosion précoce perturbe définitivement la quiétude bourgeoise et feutrée des Country Club, royaume sans partage de la haute société. Les bad boys du tennis exportent la haine sur les terrains et les grands stades du monde entier, principalement aux États-Unis, sublimés par la rivalité viscérale entre Jimmy Connors et John McEnroe.

John McEnroe en 1980, © Art Seitz

Punk Opera

Ce duel fratricide divise autant qu’il rassemble l’Amérique. Grâce à ces deux personnalités, le tennis, jusqu’alors confiné à une certaine classe sociale, se popularise, se consomme entre amis, une bière à la main, à l’image des autres sports US : le baseball, le basket et le football. Les duels à fleurets mouchetés de la Belle Époque font place à des combats de gladiateurs mal élevés, devant une foule partisane, exubérante et bruyante. En quelques années, le tennis est passé de l’opéra au punk, de Dorian Gray à Frankenstein, une bête repoussante pour la bien-pensance, mais attirante et curieuse pour les spectateurs lambda, les enfants et, surtout, les sponsors et les médias. Cette euphorie pousse les organisateurs de tournois à sortir des clubs où ils se sentent à l’étroit. En 1978, l’US Open déménage du West Side Tennis de Forest Hills, théâtre du tournoi sans discontinuer depuis 1924, pour s’établir à Flushing Meadows au sein de l’USTA National Tennis Center.

Le central ‒ le Louis Armstrong ‒ dépasse la capacité de 10 ­000 personnes. Le tennis poursuit sa mue et change d’esprit. Le public vient désormais se divertir et attend les frasques de ces nouvelles stars. Plus qu’un sport, le tennis devient un show, un spectacle dont le prix d’entrée donne le droit au spectateur d’en avoir pour son argent. Désormais, il ne s’agit plus d’applaudir chaque point gagnant, on apprécie rigoler ou siffler l’énième provocation de l’un des protagonistes.

Dans le même temps, la première chaîne télé 100 % sport voit le jour en 1978. Grâce à ESP-TV (futur ESPN), le téléspectateur peut regarder tous les matches sans devoir attendre la finale. Désormais, on admire les idoles depuis un canapé. La performance sportive, la colère, la frustration et la rage s’expriment en gros plan. Les joueurs et les joueuses de tennis dépassent les vedettes de cinéma en temps d’antenne ; les grands matches sont vendus à coups de bandes-annonces et diffusés en prime-time.

Frontière du réel

Comme ce soir du 30 août 1979, où le deuxième tour de l’US Open réserve une affiche épicée. D’un côté, Nastase, au crépuscule d’une brillante carrière, au cours de laquelle il a remporté 7 titres du Grand Chelem. Deux en simples (US Open et Roland-Garros), trois en doubles messieurs et deux en doubles mixtes. L’ancien numéro 1 mondial incarne le bad boy originel du circuit, passé maître dans l’art du chahut, capable de jurer et vociférer en six langues.

De l’autre, John McEnroe, surdoué des courts à l’égo et l’arrogance surdimensionnés ; le génie torturé, magicien du Queens, quartier voisin de Flushing, et malgré tout, bête noire du public. Ce duel est annonciateur d’un désastre. « Au plus vous imaginerez le pire, au plus vous approcherez de la réalité », écrit à son propos Julien Pichené, dans ses Carnets de balles.

Cette nuit fait régner une atmosphère de passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau, passé professionnel un an plus tôt. Le public, lui, a déjà compris que le combat dépasserait le sens commun, comme en témoigne le message brandi par un spectateur dans les tribunes. « This match has been rated R. Anyone under 17 not admitted without parent or guardian  (Ce match a été classé interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés d’un adulte). »

« Aujourd’hui encore, j’ai du mal à croire ce qui est arrivé, commentera le Roumain des années plus tard. J’avais 33 ans, John était très jeune. Mon entraîneur, Roy Emerson, m’avait expliqué comment agacer McEnroe. Je n’avais aucune chance de le battre à la régulière, il était meilleur que moi. Donc, il fallait que je gruge : je prenais tout mon temps entre les points, j’ai même fait semblant de dormir sur le court. »

Avions détournés

« Nasty » comme on le surnomme, applique les consignes à la lettre. Il abuse des temps morts, conteste la moindre balle litigieuse, provoque son adversaire, amuse la galerie en jouant avec le bob d’un juge de ligne ; pour la première (et la seule) fois de sa carrière, Big Mac est victime de l’irrévérence adverse. Le public, lui, prend fait et cause pour le facétieux, reçoit en réponse à ses quolibets des bras d’honneur du New-Yorkais. Nastase, de son côté, tombe dans la caricature en exigeant d’appeler la tour de contrôle de LaGuardia, pour détourner les avions qui passent au-dessus du Central.

« Nastase savait qu’il allait perdre et il cherchait seulement à prolonger la souffrance de tout le monde, se souvient McEnroe dans sa biographie. Pas mal d’alcool circulait dans les gradins et Nasty était à son pire, cherchant à gagner du temps, discutaillant, insultant les arbitres. De façon générale, il essayait de me provoquer pour que je sorte de mes gonds. » Le stratagème fonctionne. Hors de lui, John hurle sur le public pour avoir applaudi une double faute et insulte les spectateurs du premier rang.

À minuit dix, McEnroe sert à 2-1 dans le quatrième set. Nastase, à la relance, se fait tellement prier que Frank Hammond, l’arbitre de chaise, lui impose un point de pénalité (15-0). Le deuxième avertissement du match. Un instant plus tard, l’Umpire donne un jeu à l’Américain et annonce 3-1 en sa faveur. À ce moment, le match bascule. Nastase conteste tant et plus, se couche sur le terrain. À bout de nerfs, l’arbitre de chaise menace de reporter la fin du match au lendemain, avant de disqualifier l’ancien numéro 1. Une décision qui va plonger cette rencontre dans une autre dimension. « La foule a commencé à jeter des canettes de coca. La police est arrivée (sur le terrain), le juge-arbitre (Mike Blanchard, ndlr) aussi, sourit le Roumain. C’est le match le plus fou de ma vie. »

Ilie Nastase en 1977, © Art Seitz

Sous-développés du tennis

La situation devient incontrôlable : des spectateurs se présentent sur le terrain et se font arrêter par la police anti-émeute. « Mike Blanchard, le juge-arbitre du tournoi, a fait son entrée sur le court pour nous parler, à Nasty et moi, se rappelle John McEnroe. Je sentais que le match ne pouvait plus m’échapper et afin d’éviter une émeute, j’ai accepté de reprendre le match. Blanchard a menacé la foule d’arrêter la partie sans un retour au calme. Mais la foule a continué à crier two-one, two-one, le score avant le jeu de pénalité. Les cris étaient de plus en plus forts. Je n’ai jamais vu un tel chaos et n’en vivrai plus jamais au cours de ma carrière, même en Coupe Davis contre une équipe sud-américaine. Finalement, Bill Talbert, le directeur du tournoi, a décidé de remplacer Frank Hammond, l’arbitre de chaise, par Blanchard. Je me suis senti très mal pour Frank en le voyant descendre de sa chaise et sortir du court en évitant les déchets que la foule lui jetait. Il avait perdu toute crédibilité. J’ai compris seulement quelques temps plus tard que ce match avait détruit sa carrière. Quand l’ATP a décidé de professionnaliser l’arbitrage et de monter une équipe pour accompagner le circuit, Frank n’a pas été retenu. »

Après un break de 18 minutes, la partie reprend. Pour la forme. Les trois derniers jeux sont une formalité, McEnroe ne lâche aucun point sur son service et conclut le match en dix minutes. Le lendemain, la presse gronde. McEnroe Triumphs After Near-Riot (McEnroe s’impose après avoir frôlé l’émeute) titre le lendemain Barry Lorge, dans le Washington Post. « Ce ne sont pas des fans de tennis, mais des abrutis », s’offusque, de son côté, l’arbitre banni Frank Hammond, qualifiant cet épisode « de la chose la plus dégoûtante que j’ai pu voir en 31 années de tennis ». Dans L’Équipe, Denis Lalanne dénonce ce cirque « abolissant la noblesse que le tennis promenait depuis plus d’un siècle. (…) Nous n’étions plus dans un tournoi du Grand Chelem, un des quatre tournois de la tradition, mais chez les sous-développés du tennis, chez les dingues. »

Les deux joueurs, eux, laisseront leur rancune sur le terrain. « Après le match, j’ai été quelque peu étonné de voir Nastase s’approcher de moi et me dire “Hé, allons dîner”. Cela m’a appris une autre leçon : les affaires et le plaisir doivent toujours être différenciées. “Bien sûr”, ai-je rétorqué. »

L’art du brinkmanship

Sans le savoir, le Roumain a façonné ce soir-là ce qui deviendra le fond de commerce de John McEnroe durant toute sa carrière : injures, provocations et vociférations. « D’où pensez-vous que je l’ai appris ?, a-t-il lancé un jour. Il a réveillé le lion qui sommeillait en moi. Je me suis dit : “Attendez une seconde, je peux le faire aussi !” ». Comme il admettra plus tard, John McEnroe fera ce que les anglophones appellent le brinkmanship, cette stratégie de l’abîme ou de la corde raide qui consiste à flirter avec les limites réglementaires pour déstabiliser son adversaire et tirer l’avantage de la situation. Une manipulation à la frontière de la triche qui lui apportera gloire et déboire.

Passé entre les mailles du filet durant les années 80 malgré une série d’infractions au code de bonne conduite, l’Américain finira par être disqualifié au 4e tour de l’Open d’Australie 1990 face à Mikael Pernfors où il menait 2 sets à 1. Sa stratégie s’est retournée contre lui. Ce jour-là, Big Mac a pu constater que le tennis avait définitivement tourné le dos aux bad boys. Un changement de cap auquel il a lui-même participé lors de cette fameuse soirée new-yorkaise, que de nombreux éditorialistes appellent désormais « La nuit où le tennis a changé ».