Sparring-partner
Par Thomas Gayet
CHAPITRE XII – Sparring-partner
Chapitre I – Roland
Chapitre II – On achève bien les buffles
Chapitre III – Tragédie racinienne
Chapitre IV – Claudio se prend pour Chang face à Lendl
Chapitre V – Les Petits As
Chapitre VI – Midinette
Chapitre VII – Claudio monte un peu court et se fait passer
Chapitre VIII – L’âme russe
Chapitre IX – Un petit coin bien arbitré
Chapitre X – Ôtons le tiret
Chapitre XI – C’était il y a un an, un siècle, une éternité
Courageux comme un français, Rosol avait perdu son match, en nage comme de bien entendu malgré la diffusion massive, fraîcheur nature, d’ « Allez Rosol ! » depuis les tribunes. La finale attendue aurait lieu entre le maître et son disciple, entre Adam Stern et Ambrosz Cerny. Pendant trois jours, j’avais évité les travées de Roland Garros, préférant à l’impact des balles le tonnerre en sourdine de mes colocataires. Ma décision était arrêtée depuis longtemps déjà.
Je suis un sparring-partner ; faire-valoir, c’est tout un métier ; il est difficile d’y exceller. Il faut savoir fixer son niveau un cran en dessous de celui des autres. Quand je brille, c’est à l’image de l’or jaune ceinturant un diamant de trente centimètres de large. Il n’en a jamais été autrement et cela ne changera jamais. Mes accélérations de coup droit ne sont belles que parce qu’elles embellissent le contre de l’adversaire. J’ai besoin de la lumière des autres pour exister un peu ; si on me la retire, je deviens un répétiteur sans texte, un mollusque dans une coquille grise ; il faut me trouver des modèles. Mais il faut que ces modèles soient reconnus aussi par d’autres, qu’ils portent une signification – un modèle qui ne dit rien de soi, c’est un vortex intérieur, l’acceptation du néant, le vide. Trouvez-moi des modèles et je serai quelqu’un. Je n’en demande pas davantage.
Avant, je disposais de deux modèles ; l’un est mort et l’autre l’a tué. J’ai besoin d’un nouveau modèle.
Ce matin, j’ai entraîné Stern. Il ne savait pas que je savais qu’il savait que je savais. Stern a été très courtois. Il m’a félicité pour mon rétablissement ainsi que pour mes performances. « Tu joues quand même facile top 100, quand tu t’y mets. » On a les compliments qu’on peut.
J’ai hésité, pendant deux heures, à sortir mon petit traité de paix : des confessions pré-remplies auxquelles manquait une simple signature, avec conservation discrète soumise à contreparties : fin de carrière, défaite finale. Mais je voyais bien ce que cette stratégie avait de pervers : truquer le match de Cerny aurait fait du Tchèque un gagnant ; certainement pas un modèle. Je voulais un général en tenue d’imperator et non pas sa copie au musée Grévin.
J’ai hésité, pendant ces mêmes deux heures, à viser Stern au visage, au genou, à la cheville, pour qu’il ressente physiquement le sentiment de trahison qui m’étreignait en repensant aux émotions boursouflées de tromperie que sa fin de carrière m’avait fait vivre.
Je ne l’ai pas fait.
Et puis : Stern joue admirablement. Toutes mes pensées se sont brouillées. Au sortir de l’entraînement, oui, tout était remis en cause.
En tribunes, sur le Chatrier, je retrouvai Marion, Claudio et l’inspecteur Racine, venu assister en civil au dénouement de la quinzaine. Claudio était en attente de procès ; Racine ravi d’avoir bouclé son affaire ; Marion me scrutait d’un œil ironique. Les joueurs pénétrèrent sur le court sous des applaudissements sans fin. Alors le temps se dilata et le speaker, au ralenti, énuméra les palmarès ; le premier aurait tenu dans la poche revolver du second. On observa une minute de silence en l’honneur de Belluci. Puis l’arbitre relâcha sa montre. Les joueurs échangèrent des balles molles. Leurs techniques mimétiques créaient une impression troublante, celle d’une vision supérieure, dans cet état proche de la zone où, parfois, l’alcool nous emmène. La chaleur s’intensifiant, l’atmosphère devint terreuse. Regard ironique de Marion, frottements de mains moites chez Racine, registres de paris pour Claudio. Des vibrations partout chez moi.
Premier set : Stern. Deuxième set : Cerny. Troisième set : Cerny. Quatrième set : Stern.
Et le cinquième set fut pour moi.