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Sparring-partner

© Ray Giubilo

CHAPITRE II – On achève bien les buffles

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– Ostia !
– Gilipollas !

Les visages de Lopez et de Gonzalez s’allongèrent d’un bon mètre. Le superviseur, en tremblotant, fit le tour de la scène et suspendit le match. Evacuer les tribunes ou au contraire immobiliser tout le monde ? Les joueurs, pour leur part, vidèrent aussitôt les lieux : ils se carapatèrent dans les vestiaires pour vomir. Le public se massa aux abords du court et les vigiles durent intervenir. L’arbitre était un routier du circuit ; du micro, il appela la foule au calme. Dans d’autres circonstances, cela n’aurait rien changé ; mais à Roland-Garros, en l’absence de Dieu, d’un ministre ou bien du commissaire, l’arbitre jouissait de toute autorité. Tout le monde se rassit. Un ramasseur de balles eut la présence d’esprit de recouvrir le visage du cadavre d’une serviette estampillée Roland-Garros – il aurait été opportun de doubler la mise en recouvrant son sexe – et, quelques mois plus tard, l’heureux professionnel qui allait immortaliser l’instant recevrait le Pulitzer de la photographie. Les premiers policiers investirent la scène.

– Mesdames, messieurs, les rencontres sont suspendues sur le court Philippe Chatrier. Nous vous demandons de quitter le stade sans sortir de l’enceinte de Roland-Garros. Des policiers vont prendre vos identités lorsque vous franchirez les portes par les escaliers. Merci de bien vouloir regagner les issues les plus proches.
– Pas question, alors là pas question. Viens, Auguste, on reste. C’est une scène de crime ! Combien de fois peut-on voir ça dans une vie ?
– Marion, tu fais ce que tu veux, mais là, moi, je vais descendre et aller me chercher à boire.
– Qu’est-ce qu’il va se passer ? Ils vont annuler le tournoi ? Ils ne peuvent pas faire ça, s’ils font ça je vais crever moi, je ne gagnerai plus rien. Ils ne peuvent pas annuler, dis, Auguste, toi qui connais mieux que moi la manière dont fonctionne la fédération, ils ne vont pas annuler, hein ?

Je le regardai avec indulgence et suivis l’échappée.

– Tant pis pour toi, tu vas tout rater.

C’était faux, je ne ratai rien. Après avoir décliné mon identité à l’agent en faction, je me dirigeai vers la cahutte et retrouvai Michel occupé à regarder la scène sur les caméras de surveillance. Pour éviter la panique, les écrans publics continuaient à diffuser les matchs joués sur les autres courts.

– Tu permets ?
– Au point où nous en sommes.

Le public avait presque terminé d’évacuer. Le médecin fédéral était venu constater le décès. En singeant non, de la tête, il avait déclenché chez tous les présents une vive émotion qui, ainsi visionnée sans le son à treize images par seconde, ressemblait à une pantomime assez comique. Le superviseur parlait à tous les vents dans son talkie-walkie, dans son portable, tout seul. Il se remit à pleuvoir, mais personne ne s’inquiéta du court. La bâche était taboue.

– Tu étais où, tout à l’heure ? Je t’ai cherché.
– A la conférence de presse. Le superviseur m’a prévenu juste avant. La plupart des journalistes et des officiels sont arrivés en retard. Tu as regardé ?
– Non.
– Ne t’inquiète pas, tu auras une séance de rattrapage : la conférence défilera sur les écrans ce soir.
– Ils vont faire quoi, pour le tournoi ?
– C’est difficile à dire. Ça va dépendre en partie de ce que vont dire les policiers, et en partie des joueurs. Si les inspecteurs doivent procéder sur le court central à de longues analyses, on ne pourra plus jouer. Et si les joueurs décident qu’ils ne se sentent pas en sécurité à Roland-Garros, personne, dans les circonstances, ne les forcera à jouer. Par contre, tu penses bien que de Meseray va insister pour qu’on maintienne. Les enjeux financiers sont colossaux.
– Tu te vois, toi, faire des glissades à l’endroit précis où quelques heures plus tôt était étendu le corps de Belluci ?
– Moi non, mais eux ce sont des machines. C’est surtout avec leurs sponsors qu’ils vont discuter. Mieux vaut-il jouer l’éthique ou la combativité ? Qu’est-ce qui rapporte le plus d’argent ? C’est comme ça que ça va se décider.
– Attends, attends ; des mecs comme Stern s’en foutent de l’argent. Ils jouent parce qu’ils aiment ça.
– Des mecs comme Stern, peut-être. Et encore. Mais Iejov ? Mais Butler ? A mon avis, tiens-toi prêt à jouer à dix-neuf heures : quoique tu en penses, le tableau d’Adam Stern vient de considérablement s’ouvrir.

La police arriva. Les flashs crépitèrent. On prit chaque recoin du court en photo plusieurs fois. Pendant ce temps, l’identité judiciaire s’occupait du cadavre. Des types en sacs poubelles le hissèrent sur un genre de civière avant de repartir comme ils étaient venus. Ils s’y mirent à six pour le transporter sans flancher. L’officier de police se présenta enfin, un peu gros, un peu dégarni, le nez en l’air, un perpétuel sourire et la démarche chaloupée : formidablement sympathique. Une main dans le dos, il désignait du menton telle zone sur le sol, tel détail du filet, fermant un œil pour visualiser la scène à travers un cadrage simulé par ses doigts disposés en rectangle ; puis, systématiquement, il regardait ses subalternes en quête d’hypothétiques réponses. Il décrivait des cercles autour de la chaise d’arbitre, en alternant grandes et petites enjambées. D’un geste en éventail, il rappela l’identité judiciaire et, après bien des mouvements d’explication, toute l’équipe s’attacha à isoler les bâches pour les ramener à la maison. Epuisés d’avoir soulevé Belluci, ils pestèrent en silence et rempilèrent avec, sur leur dos, une chose encore plus lourde et encore plus inerte.

Je regardai Michel.

– Je reste dans le coin, alors ?
– C’est mon avis.
– Je vais retrouver des amis. Fais-moi signe quand tu en sais davantage.

En retournant vers le central, je tombai sur Marion et Claudio en proie à des comportements radicalement asymétriques. Ce pauvre Claudio, les mains sur le visage et les tempes pleines de sueur, alpaguait chaque employé du stade pour lui soutirer les informations qu’il n’avait pas à propos de la suite du tournoi. Les passants effrayés se détournaient de lui. En signe d’apaisement, j’administrai une tape sur son dos humide, m’essuyai la main, bluffai.

– Michel pense que le tournoi sera maintenu.
– Le Bas ? On voit qui est dans les petits papiers de la reine.
– Désolé de te décevoir, mais je ne fais aucune confiance aux jugements d’un type qui te trouve plus talentueux que moi sur un court de tennis.

Et il recommença son manège. Un peu plus loin, Marion, assise sur le rebord de la statue de René Lacoste au milieu de la place des Mousquetaires, avait sorti un carnet rouge dans lequel, d’une petite écriture nerveuse, elle listait les zones d’ombre de l’affaire. Je m’installai à côté d’elle. Sur la page du gribouillée du carnet, on – du moins quelqu’un d’habitué à l’écriture de Marion, comme moi, et qui avait réussi son CP, à l’inverse de Claudio – pouvait y lire :

Mobile du crime ?
Etait-il vraiment blessé ?
Heure du crime ?
– Modus operandi.
– Qui a déplacé le corps ? Comment ? Quand ? Court bâché : 12h45 / Débâchage : 13h10. C/ surveillance ? Télévision ? – Vérifier les accès.
– Pourquoi était-il nu ?
– Suspects : Tennisman ? Adam Stern – Sergueï Iejov – Zach Butler – Cerny ? Piste du dopage ? Passé trouble ?

J’imaginais aisément toute l’excitation qui avait dû accompagner l’écriture de ces deux derniers mots. Elle tapota avec la pointe de son stylo sur la couverture du carnet.

– J’avance à vitesse grand V. J’ai aperçu l’inspecteur : à mon avis j’aurais tôt fait de trouver la solution avant lui.

Elle avança nonchalamment sa mâchoire inférieure et, d’un souffle sûr, remit sa mèche en place.

– Tu sais, Marion, je crois que nous ne sommes pas forcément les mieux placés pour tirer l’affaire au clair. La police connaît son métier et je…
– Le tournoi va continuer ? Je t’ai entendu dire ça à Claudio.
– Je ne sais pas, je disais ça comme ça, pour le rassurer.
– Il faudrait savoir ! Bon, Auguste. Elle se tourna vers moi en ouvrant grand les yeux. Demain, je veux ma place dans les loges.
– C’est que…
– Tatata. Il faut que je puisse fureter. Tu pourrais t’arranger pour m’obtenir un badge ?
– C’est que…

C’est toujours la même chose : dès que quelque chose m’appartient un peu, Marion se l’approprie. Je n’ai pas le temps d’arriver pour la soupe qu’elle a déjà vidé ma gamelle. Je m’en accommode beaucoup mieux depuis que j’ai compris ma condition intrinsèque, mais enfin… Pour le prestige, je repasserai.

– Je vais voir ce que je peux faire.
– Tu entraînes Stern, alors, ce soir ?
– Dans les conditions actuelles, difficile de savoir si ce sera maintenu. Et puis je risque de passer pour l’oiseau de mauvais augure, si tu vois ce que je veux dire.
– Sois malin, cuisine-le sans en avoir l’air. Peu de gens dans cette enceinte avaient autant intérêt que lui à voir disparaître Belluci.
– Tu sais Marion, je ne suis qu’un sparring-partner. Les joueurs m’adressent à peine plus la parole qu’aux ramasseurs de balles.
– Tu sais, en sociologie, nous sommes certains de peu de choses, mais il est une vérité absolue qui se manifeste systématiquement : dans les transports, les ascenseurs, les cages d’escalier, personne ne se parle ; pourtant, il suffit d’un petit ralentissement, d’un accident mineur ou d’une information partagée pour que les barrières tombent. Les gens adorent commenter ce qu’il se passe autour d’eux. Tu verras que Stern te parlera.
– Voyons déjà si je joue avec lui. De toute façon, tu te trompes, sur Stern, ce type est un gentleman.
– Désolé de me référer à nouveau à mon cursus universitaire – je ne voudrais pas remuer le couteau dans la plaie – mais l’autre vérité que la sociologie nous enseigne c’est que rien n’est plus imprévisible que la nature humaine.
– Stern n’est pas humain. C’est un dieu du tennis.
– Tu disais la même chose de Belluci et, sauf erreur de ma part, les dieux ne meurent pas. On va manger une glace ?

Nous laissâmes Claudio à son vague à l’âme pour nous diriger, de l’autre côté de la place, vers les stands de nourriture et les aires de jeu. Un espace muni d’un radar accueillait des enfants qui, en mitraillant une sorte de trampoline dégonflé, pouvaient mesurer la vitesse de leur service. Les parents surveillaient tout ça. Ils serraient les dents pour ne pas laisser transparaître leur envie galopante de savoir, eux aussi, à quelle vitesse ils étaient capables de servir. La nouvelle de la mort de Belluci n’avait pas encore été rendue publique. Si la présence policière soulevait des questions, personne n’imaginait ce qu’il s’était passé. Nous faisions la queue en face, devant l’étal des glaces, réfléchissant aux meilleures combinaisons de parfums et de boules, quand nous parvint l’écho d’une conversation entre deux jeunes garçons. Ils avaient remonté leurs masques sur leur front, à l’horizontale. L’un soutenait Belluci ; l’autre Iejov.

– Je te promets, c’était Andrea Belluci, je l’ai reconnu de la télé.
– L’oncle de Paolo ? Mais non, tu racontes n’importe quoi.
– Si, c’était lui, je te dis ! Il parlait avec un gros musclé, tout vieux, près du Tenniseum. Il était tout rouge. Ca s’est passé juste avant que Belluci abandonne. Ils discutaient dans une langue que je ne comprends pas, mais ils parlaient très fort. Ils ne m’ont pas vu. Par contre, à un moment, un ramasseur de balles est arrivé et alors là ils ont arrêté de parler et ils se sont séparés sans rien dire.

Marion, à qui je continuais de parler en pensant qu’elle se tenait encore juste derrière moi, se trouvait déjà agenouillée devant les enfants.

– Il ressemblait à quoi, l’homme avec qui se trouvait Andrea Belluci ?
– C’était un gros costaud, on aurait dit que son nez était cassé, comme un boxeur.
– Comme le père de Sergueï Iejov ?
– Je saurais pas trop dire…
– Ah non, madame, le père de Sergueï Iejov, il n’aurait pas parlé à l’entraîneur de Paolo Belluci, madame, il est bien trop fier pour ça.
– Trop fier ?
– Ah oui, ils se détestent, tout le monde le sait, ça. C’est lui, son rival, pas Adam Stern comme le voudraient les commentateurs sur la 2.
– Je vois. Vous voulez des glaces, les enfants ?
– Oh oui, madame… On peut avoir trois boules ?
– Quatre boules, même ?

Ils jetèrent un œil timide derrière eux pour vérifier que leurs parents ne rechignaient pas : les deux pères respectifs avaient retiré les pulls de leurs épaules et s’apprêtaient, l’un après l’autre, la raquette à la main, à comparer leur puissance de frappe.

– Auguste, tu pourras prendre deux cornets en plus pour les petits ? Tu serais un amour de sorcière.

Et elle se mit à griffonner des symboles mystérieux sur son carnet. Je me penchai sur son épaule et lus : « La piste de l’entraîneur ».