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Sparring-partner

© Les Petits As

CHAPITRE V – Les Petits AS

Chapitre I – Roland
Chapitre II – On achève bien les buffles
Chapitre III – Tragédie racinienne
Chapitre IV – Claudio se prend pour Chang face à Lendl

 

 

Le maquillage professionnel, c’est quelque chose. Ça n’a rien à voir avec la chirurgie esthétique ou les déguisements de Cherokee ; une jolie fille vous applique des poudres magiques et vous devenez vous, en mieux. Butler pénétrait au même moment sur le Lenglen pour son match contre Gambill – on entendait les échos des applaudissements tandis que le présentateur annonçait l’arrivée du quatrième mondial – et j’éprouvai une forme de honte à l’idée d’abandonner Claudio pour ce qui serait sans nul doute sa dernière heure et demie de vie consciente. Oui, j’éprouvais une sorte de honte, mais elle était largement compensée par les massages de tempes administrés par la maquilleuse.

A 16h55, j’entrai sur le plateau. Je suis plutôt vieux jeu, concernant le sport en général et le tennis en particulier, mais beaucoup moins vieux jeu que France Télévisions. Si j’admire l’offensive, je ne me répands pas en commentaires désobligés sur la disparition « tellement préjudiciable » du « tennis d’attaque » et sur le « manque cruel de variations dans le tennis contemporain ». Déjà, parce que je demande à voir McEnroe monter à la volée face aux fusées de Iejov ; ensuite parce que les variations se pratiquent plutôt en position d’attaque, et confère ma remarque précédente ; et puis parce que c’est comme ça : le tennis a changé. Je fus par conséquent surpris de constater que ce que je prenais pour de l’ameublement sonore en période creuse nourrissait hors antenne les conversations des journalistes, consultants et commentateurs présents autour de moi. Ainsi s’achevait leur conversation au moment où l’ingénieur du son, une sorte de nain claudiquant, s’ingéniait, les mains dans mes poches, à dissimuler les fils du micro-cravate dont il m’avait gratifié.

– Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, Arnaud. Je ne me réjouis évidemment pas de la disparition de Belluci. Ce que je dis, par contre, c’est que ça ouvre le tableau pour les attaquants. Tu es le premier à dire que ce serait beau de voir un attaquant remporter Roland-Garros. On ne peut pas dire que Belluci variait beaucoup, quand même : pan dans la balle, bim, bam, boum, ping, bang bang, pan, boum, vraoum, badibadaboum, pim, pam, prouuuuuuh, on recommence, puis à nouveau ; et au premier qui craque. Stratégiquement, on a vu plus excitant.
– Ce que tu ne comprends pas c’est que les attaquants, sur terre, arrêtent d’attaquer. Ça ne change rien. Regarde Stern : au début de sa carrière, il montait sans arrêt au filet ! Et aujourd’hui ? Nada – Nichts. Belluci, Iejov, Butler et tous les autres ont fait évoluer le jeu : les joueurs ont peur d’être pris pour des cibles. Mais je t’assure que, partout ailleurs, les gens s’en réjouissent ! Il n’y a qu’en France – et un peu en Angleterre, mais on ne va pas se mettre à être d’accord avec les angliches – qu’on regrette ce jeu-là. Ailleurs, plus ça tape fort, plus c’est physique et plus ça fait d’audience.
– Peut-être somme nous en train de devenir des dinosaures.
– Pourquoi crois-tu que les chaines privées internationales veulent obtenir les droits ? Avec les montants qu’elles proposent, elles espèrent pouvoir jouir de l’influence nécessaire pour orienter la programmation et peser sur le jeu, le rendre toujours plus court, plus dense, plus spectaculaire. Nous, on est protégé parce qu’on est en phase avec la direction et la fédération, mais pour combien de temps ?
– Bon, déjà, on peut se rassurer : un mort sur le tournoi, on le saura, ça fait de l’audience. Ah, tiens, parlant de ça, bonjour. Auguste, c’est ça ? Excusez-moi, je ne vous connais pas, je suis plutôt sur le cyclisme, habituellement ; mais le tennis, c’est passionnant ! Hein ? Arnaud ? Tu connais monsieur ?
– Oui, on s’est croisé, aux Petits As : tu avais gagné en 1997 ou 1998, c’est ça ?
– Non, c’est Simon Perreau qui a gagné les Petits As. Moi, je t’ai joué en Interclubs, en 2000. J’avais perdu, je te rassure, c’est peut-être pour ça que tu ne t’en souviens plus.
– Si, je m’en souviens très bien ! Tu jouais pour Garches !
– Non, pour le TCP.
– Ah oui, oui, c’est ça. C’est ça…. Tap, tap, tap sur la table centrale.
– Et vous accompagnez donc la police sur l’enquête ?

« Antenne dans deux minutes ».

– Je tourne comme sparring, sur le tournoi, et l’inspecteur Racine se sert de mon réseau pour obtenir des informations dans un cadre un peu officieux. Mais peut-être vaudrait-il mieux ne pas en parler, afin de ne pas compromettre ma position.
– Ah ! Sparring ? C’est bon, ça ! Vous avez joué Belluci, cette quinzaine ?
– Je suis même la dernière personne à avoir joué avec lui.
– Sensationnel ! On va en parler, d’accord ? Message reçu, pour l’enquête – il prit une voix de robot : Motus et bouche cousue.

Arnaud, autrefois fine fleur du jeu d’attaque, éclata de rire. Mariana, l’ancienne joueuse reconvertie speakerine, failli s’étouffer dans ses gloussements. On se serait cru dans un dépôt-vente avec tous ces anciens, sur qui le maquillage agissait comme une couche de vernis réhabilite un meuble. De la Terrasse, je dominai tout le stade, et ma vue s’étendait sur les canopées du bois de Boulogne. Les bobs et les panamas se déplaçaient, solitaires, dans les allées, petits points blancs et verts dessinant dans le ton des impressionnistes une chorégraphie gentiment bourgeoise. Ce que j’aime Roland-Garros !

Je penchai la tête sur ma droite : 4/0 pour Butler, service à suivre. Jusque-là, tout allait bien.

« Trois, deux, un… »

– Bonjour à ceux qui nous rejoignent sur France 2 et rebonjour à tous ceux qui nous ont suivi depuis France 3. De très belles rencontres à jouer, encore, ici à Roland-Garros où Zach Butler, le Canadien, joue en ce moment même son compatriote Gambill, qu’on connait moins. Et c’est bien parti pour le quatrième mondial, n’est-ce pas, Patrice ?
– Oui, très bien parti même si Butler vient de se faire une petite frayeur sur une glissade mal négociée à l’instant, permettant à son adversaire de reprendre l’un des deux services de retard qu’il avait abandonnés plus tôt dans ce premier set. 4/1 pour Butler qui dispose toujours, donc, d’un break d’avance.
– Merci Patrice. On reviendra vous voir très vite, sur ce court Suzanne Lenglen. Alors on vous rappelle, tout de même, les qualifications d’Adam Stern et de Sergueï Iejov pour les quarts de finale de Roland. Tous les grands sont bien sûr présents, même si ça n’a pas été facile pour Stern, aujourd’hui, Mariana.
– Oui, en effet, beaucoup de vent et des conditions de jeu un peu lourdes qui ont ralenti Adam Stern aujourd’hui. Peut-être aussi était-il perturbé par le maintien du tournoi suite à la mort de Paolo Belluci lui, qui, d’après ce que j’ai appris, avait plaidé pour une suspension. Enfin, il est qualifié et c’est l’important.
– On va revenir sur ce qui est évidemment la grande affaire de ce Roland 2015 avec notre invité, Auguste Loisel, ancien joueur et dernier sparring, comme on dit ici à Roland, à avoir tapé la balle avec Paolo Belluci. Mais d’abord un mot, peut-être, Arnaud, sur la victoire de Iejov, très impressionnant aujourd’hui.
– Oui, Mariana l’a dit, hein, autant Stern ne semblait pas dans son assiette sur le court tout à l’heure, autant on a retrouvé un Sergueï Iejov très déterminé, bien sur ses appuis, très convainquant dans son jeu d’attaque et quasiment indébordable en défense. Pour moi, Iejov est en train de devenir le favori de ce tournoi au vu de ce qu’il a pu nous montrer aujourd’hui.
– Et puis, à suivre, le vétéran, toujours là : Mankelevic, qui jouera Berst. On se souvient qu’il avait été finaliste ici en 2001, et il est encore au niveau, ça fait plaisir de voir ainsi des joueurs qui aiment leur sport et le défendent. Mais on va tout de suite revenir sur la mort suspecte de Paolo Belluci et sur la suite des évènements qui se sont déroulés depuis hier avec vous, Auguste. Alors on a beaucoup hésité, au niveau de la direction sur le maintien ou non du tournoi, et il a finalement été décidé de ne pas suspendre. C’est, évidemment, une décision controversée, mais on ne va pas s’en plaindre puisque ça nous permet, malgré les circonstances, d’avoir et de voir, surtout, du beau jeu. Auguste, vous êtes donc sparring-partner, expliquez peut-être aux téléspectateurs en quoi cela consiste.

Ce n’était ni la première, ni la dernière fois qu’on me le demandait.

– Et vous avez donc joué Belluci le matin de sa mort. Comment était-il ?
– Il était très compétitif, très impliqué.
– Vous avez été surpris d’apprendre qu’il était blessé ?
– Extrêmement surpris, oui. Il m’avait paru plus fort que jamais. Je continue à douter de cette blessure. À mon sens, cet abandon mystérieux est à mettre en relation avec les évènements qui ont suivi.
– Auguste, on se connait un peu…

C’était Arnaud qui parlait. On ne se connaissait pas.

– Je sais que tu es très proche de la police, sur ce dossier, et que tu sondes un peu les joueurs pour elle. Qu’est-ce qu’ils te disent, quand tu les approches ? Moi, je les trouve quand même marqués. Je ne sais pas si c’était une si bonne idée de maintenir le tournoi.

Le mal était fait.

– Je… Marqués, non, pas forcément marqués. Secoués, oui. Mais c’est aussi là qu’on voit ceux qui ont le truc, le virus, la gagne.
– C’est-à-dire ?
– Des mecs comme Butler, par exemple, ne se laissent pas déstabiliser du tout par ce genre d’évènements. Il y voit une vraie opportunité pour lui d’accrocher un Grand Chelem. Enfin, je crois.

Tout le monde était mal à l’aise. Comment rebondir là-dessus sans risquer la diffamation ?

– Auguste, on va un peu revenir sur votre nouveau métier. C’est vrai qu’on connait bien les cadors du circuit et qu’on ne se fait pas trop de soucis pour eux à la fin de leur carrière…
– Ah ça, non ! s’exclama Mariana, hilare.
– Oui, en général, de ce côté-là, ça va : mais le tennis ce n’est pas que dix ou vingt personnes. Même le trois-centième mondial, aujourd’hui joue très, très bien. Quel a été votre meilleur classement à vous ?
– Quatre-cent vingt-six.
– Voilà. Et donc c’est pour tous ces professionnels de l’ombre une vie de voyages aussi, mais également de galères et quand vient le jour de la retraite, ce n’est pas forcément évident, comme ça de se reconvertir. Racontez-nous.

J’estime votre mémoire suffisante pour ne pas recommencer.

– Eh bien, merci beaucoup Auguste Loisel d’être passé sur la terrasse pour nous parler de Belluci et bien sûr de vous ; et puis on vous souhaite le meilleur dans votre nouvelle activité. Avant de se quitter, un pronostic, pour la victoire finale ?
– Oh, le pronostic du cœur, Adam Stern !
– Merci beaucoup.
– Merci à vous.

Et tout de suite on retourne sur le Suzanne Lenglen où Zach Butler grimace, Patrice.

« Oui, il grimace un peu. Butler a été convainquant pour remporter la première manche, 6/2, mais depuis c’est une autre histoire sur ce court Suzanne Lenglen où le Canadien a bien du mal à trouver ses repères face à ce diable de Gambill. Et c’est maintenant au tour de Gambill de… »

– Désolé, on n’a pas trop été intrusif, hein, sur la police ? Simplement pour rassurer un peu les téléspectateurs.
– Non, non, ne vous inquiétez pas. Je m’inquiète pour deux.

Un homme prêt à assassiner le numéro 1 mondial en plein milieu d’un court n’hésiterait sans nul doute pas une seule seconde à me trucider s’il m’imaginait sur ses traces. Désormais, j’étais une proie facile et identifiée. Cette idée me ramena à Marion. Son silence commençait m’inquiéter sérieusement ; pourtant, quelque chose au fond de moi me retenait de courir après elle – la fatigue peut-être. J’attendis un changement de côté pour rejoindre Claudio qui se rongeait les sangs. Il répondit à une question que je n’avais pas posée.

– Non, non, pas de break, heureusement. Mais il rame sur son service ! Il ne pousse pas du tout sur les jambes. Il est vraiment à la peine. Et en face, Gambill ne joue pas particulièrement bien, c’est d’autant plus frustrant. Non, je la sens mal.

« 0/15 »

– Je croyais que rien ne pouvait entamer ton optimisme.
– Tu ferais mieux de prier avec moi.

« 0/30 »

– Tu es croyant, toi, maintenant ?
– Qui t’a dit que je priais Dieu ?

« 30/A »

– Tu vois, mes prières marchent ! Il revient à 30A.

« Jeu, monsieur Butler ».

Cinq partout, deuxième set. Butler avait déjà sauvé trois balles de break sans parvenir à s’en procurer une seule.

– Je n’ai toujours pas retrouvé Marion.
– Je te promets de t’aider à la chercher dès que Butler en a fini. – D’ici là, je vais souffrir en silence et attendre, attendre encore, pour faire pénitence de ma vie de déBAUCHE !
– Quitte à raconter n’importe quoi, tu pourrais avoir l’obligeance de ne pas accorder ton volume sonore à ton excitation. Quoiqu’il arrive, on en rediscutera, mais je crois que c’est la dernière année où je marche, pour les paris.
– Ce qui veut dire que tu renonces à ta part, SUR LES TRENTE MILLE ?!!!
– Tu as bien renoncé à retrouver jamais l’usage de tes rotules.

Butler venait de se procurer une balle de break, la première du set. Malgré moi, j’étais pris par l’enjeu et, penché en avant, les jambes crispées et les mains jointes, je formulais des réponses machinales sans quitter le court des yeux. Jusqu’à la libération, enfin !

« Jeu, monsieur Butler ! »

Les supporters de Zach Butler, des filles entre deux âges pour le plus gros d’entre eux, se levèrent d’un bond et applaudirent à tout rompre au son de leurs vivas. Dans une minute trente, leur protégé servirait pour mener deux sets à rien, autrement dit, plier le match. Le poing serré devant ses lèvres épaisses, Butler regagnait son banc avec une vigueur retrouvée.

– Il est mieux, là. Bien mieux.

L’ascenseur émotionnel par lequel était passé Claudio était de marque allemande, robuste et fonctionnelle. Sa peau était devenue étrangement diaphane, une peau de nymphette grecque dans une peinture style Renaissance. Des gouttes perlaient de ses cheveux noirs.

– Je crois que je ne me sens pas bien.
– Je le crois aussi, Claudio. C’est de sentir tes rotules alors que tu pensais ne plus jamais les revoir. Ca fait un choc.
– Je ne me sens pas bien, vraiment.
Je lui aspergeai un peu d’eau sur le crâne et, récupérant un bob sur un strapontin laissée libre, je le lui enfonçai tant bien que mal par-delà sa tignasse. Il n’avait plus même la force de se défendre.

« Time. »

Butler se mit en jambes, fit craquer son cou en se dirigeant vers le fond du court. D’un mouvement de menton, il réclama sa serviette au ramasseur de balles, s’épongea consciencieusement le front, récupéra trois balles, en jeta une, puis deux, rangea l’autre dans sa poche, se tourna vers un deuxième ramasseur et répéta l’opération ; il fit volte-face vers la ligne, jeta par habitude un œil de l’autre côté du filet où tout semblait en ordre. Gambill en position, il se mit à servir.

« 15/0 »

Zach Butler se contenta de mimes pour faire comprendre au corps des ramasseurs qu’il exigeait qu’on lui rende la même balle. Superstition gagnante.

« 30/0 »
Service gagnant.

« 40/0 »

Il finit sur un ace. Mais en plus du bruit sourd de la balle bien centrée, de l’impact chuintant de cette même balle fusant sur la terre sèche, du souffle du public trop longtemps retenu et des applaudissements subséquents, on entendit un petit son aigu, un son de cartilage qui devient cartilages, de tendon détendu, un hurlement, puis le désordre d’une chute. Butler, couvert de terre orange, s’étalait de toute sa longueur sur le sol, sa jambe tordue à 150 degrés sous ses fesses, ses mains sur son genou droit.

Dans l’expectative générale, Zach Butler se contorsionnait de douleur.

Claudio ne disait rien. Il baissait la tête.

– Quand je parlais de tes rotules, c’était pour rigoler, tu sais. Je ne voulais pas…
– T’occupe. J’aimerais que tu me laisses seul, là. Je dois réfléchir.

Oiseau de mauvais augure, je croassais sans y toucher. Claudio assistait, impuissant, au spectacle désolant du genou brisé de Butler qui allait briser sa vie. Tandis que je remontai les marches pour sortir de l’enceinte, seul spectateur à ne pas me repaître du spectacle de l’humiliation souffreteuse (arrivée du kiné, arrivée du médecin « Jeu, set et match Gambill », poignée de main à l’horizontale), le relent aux lèvres, je me mis à pouffer de rire par bouffées salvatrices, je pleurai littéralement de rire, je m’asphyxiai, suffoquai de rire, en pensant à toute l’absurdité de cette situation et à ses conséquences, plus absurdes encore. Et je me demandai comment le clan Iejov avait pu prévoir un tel scénario et s’ils n’avaient pas cherché, en pariant auprès de Claudio, à prendre le contrôle sur moi. Et je riais, je riais, je riais pour étouffer ma peur.