Haut en couleurs !
Par Hadrient Hubert

Vus du ciel, les courts et leurs couleurs attirent lâĆil. Comme si une intervention divine avait colorĂ© ces rectangles que nous aimons tant. Incolores au commencement, les courts se parent dâun Ă©ventail de couleurs infini.
Alors que le tennis entamait, aux confins des annĂ©es 1990 une Ă©poque de transition stylistique, le vert monochrome dominait les courts en dur. Une dizaine dâannĂ©es plus tard, le bleu est venu envahir le ciment, particuliĂšrement sur le continent nord-amĂ©ricain. DĂšs lors, une identitĂ©, une marque de fabrique disparaissait au profit dâune autre. Mais voilĂ , la toute-puissante TV est entrĂ©e dans la danse, favorisant lâinstauration de ce nouveau coloris.
Ces changements, on en retrouve les plus illustres exemples Ă lâUS Open et lâOpen dâAustralie quand naguĂšre les courts Ă©taient peints en vert. Câest en 2005 que Flushing Meadows dĂ©cide de franchir le pas. Et en 2008, câest au tour de son Ă©gal australien. Depuis lors, une mode Ă©merge jusquâĂ en devenir une coutume qui se pĂ©rennise. Lors de la saison 2019, parmi les soixante-quinze tournois ATP et WTA sur dur (outdoor et indoor confondus), seuls neuf dâentre eux ne possĂ©daient pas une dominante de bleuÂč. Aujourdâhui, quâil soit ciel, cĂ©rulĂ©en ou nuit, le bleu renvoie indiscutablement Ă cette surface rapide (qui, soit dit en passant, lâest de moins en moins).
La terre (battue) est bleue comme une orange
Exigeante physiquement, la terre battue est la surface lente par excellence. Au royaume de la glissade et des matchs au long cours, lâocre fait figure de sacro-sainte couleur. Elle renferme en ses tons quelque chose du dĂ©sert, de la Provence et de la MĂ©diterranĂ©e, une explosion de couleurs chaudes. Lâocre est protĂ©iforme selon les saisons, sa provenance ou son exposition aux rayons du soleil. Neutre, Ă©nergique ou chaleureuse, la matiĂšre autant que la couleur renvoient aux origines. ConsidĂ©rĂ©e comme le premier pigment utilisĂ© par les hommes du PalĂ©olithique, elle apparaĂźt Ă©galement sur de nombreuses peintures abstraites, Ă©vocations dâatmosphĂšres brĂ»lantes. Telle une rencontre de Coupe Davis en terres latines.
Câest en 2012 que Ion Èiriac, alors directeur gĂ©nĂ©ral du tournoi de Madrid, dĂ©cida de bouleverser lâordre Ă©tabli, Ă une Ă©poque oĂč Suzanne Lenglen foulait, au grĂ© de ses tenues les plus innovantes, les courts en ocre. Le coloris habituel qui parait les terrains de terre battue depuis prĂšs dâun siĂšcle Ă©tait contestĂ©. Lâindiscutable Ă©tait discutĂ©. De la terre bleue, une apparente Ă©lucubration Ă©tait dĂ©fendue corps et Ăąme par les dĂ©cideurs du tournoi. Outre les questions dâidentitĂ© visuelle, câest la perception de la balle amĂ©liorĂ©e de 28% pour les joueurs et 32% pour les spectateurs qui a justifiĂ© lâintronisation de ce bleu cobalt.
Au pays de lâocre, le MutĆ«a Madrid Open dĂ©cida de jouer avec les nerfs des figures majeures du jeu, surtout ceux de Rafael Nadal, habituĂ© Ă lâocre ardent qui selon les nuances, tire sur le brun violacĂ©, le jaune et le marron rouge. Pour la plupart des joueurs et joueuses câest le bleu qui pose problĂšme, pour dâautres, câest son manque dâadhĂ©rence. Ils pointent le manque de stabilitĂ© lors des glissades, mais remettent-ils rĂ©ellement en cause la couleur ? « Je prĂ©fĂšre un bleu plus foncĂ©, peut-ĂȘtre mĂȘme le violet. Le contraste avec la balle jaune ressort bien mieux, c’est juste plus facile de se concentrer sur la balle », constate Kim Clijsters. Avant dâajouter que les balles Ă Roland-Garros « deviennent un peu plus orange » Ă mesure que le match avance, ce qui les rend « difficiles Ă voir (âŠ) Je ne dirais pas que je prĂ©fĂšre un terrain en terre battue bleue, parce que ce ne serait tout simplement pas naturel. »
MĂȘme si la couleur vive de la balle tranche avec le bleu de la terre, et mĂȘme si le bleu se marie harmonieusement avec le gris mĂ©tallique des courts, il ne reprĂ©sente en rien les ambiances chaudes et passionnĂ©es des tournois de terre dâavril Ă dĂ©but juin. MalgrĂ© lâinterdiction de jouer sur de la terre battue bleue proclamĂ©e par lâATP, Ion Èiriac ne perd pas espoir et souhaite revoir « sa lubie » dans un tournoi professionnel.Â
Le gazon terre sacrĂ©e au vert indĂ©lĂ©bileÂ
Faut-il alors que le tennis reste inflexible ou doit-il sâouvrir Ă de nouveaux horizons de pigmentation ?
Dans un article du New York Times de 2011, les joueurs sont partagĂ©s entre le respect des traditions et leur confort visuel. LâhĂ©gĂ©monie ancienne du gazon et sa couleur aussi indĂ©modable quâirremplaçable, voient depuis quelques annĂ©es une prolifĂ©ration de teintes Ă©mailler les autres surfaces. Or, personne nâa encore eu la folle idĂ©e dâajouter un colorant Ă la surface vĂ©gĂ©tale. Son usage peu rĂ©pandu Ă travers le monde et sur les circuits professionnels peut reprĂ©senter un rĂ©el frein. Tenter dâabimer la perfection dâun green anglais relĂšverait du sacrilĂšge. Imaginons un instant un court en gazon de couleur grenat au Queenâs (cela parait complĂštement improbable, je vous lâaccorde). Outre les considĂ©rations techniques et morales, peu de joueurs iraient bousculer leurs repĂšres avant Wimbledon. Pourtant, certains mĂ©cĂšnes pourraient y voir un fabuleux coup marketing en coloriant un court de tennis sur gazon. La surface reine rappelle les origines du jeu et Wimbledon en est son symbole le plus Ă©clatant. Si lâon se rĂ©fĂšre au cercle chromatique, le contraste le plus faible entre deux couleurs se situe entre le jaune et le vert. Justifier lâajout de colorant serait donc tout a fait acceptable mais on irait Ă lâencontre du « naturel » Ă©voquĂ© un peu plus haut. Et ça, nous aurions pour la plupart, du mal Ă lâaccepter.Â
Le faible contraste de la balle avec le gazon et surtout Ă Wimbledon, dont lâatmosphĂšre de chaque court est plongĂ©e dans des nuances de vert, peut faire rejaillir les dĂ©faillances de lâĆil. Dâautant plus quand le court est baignĂ© de lumiĂšre naturelle. Mais on doute fort que Wimbledon transige avec ses traditions ancestrales. Plus que jamais bastion du tennis conservateur, le tournoi londonien a bĂąti sa rĂ©putation de rĂ©sistant farouche au changement. En 2013, quand Roger Federer se prĂ©sente dans son jardin, le Centre Court, avec des semelles colorĂ©es, on le prie gentiment de ne plus reproduire ce qui pourrait ressembler Ă un crime de lĂšse-majestĂ©. Au match suivant, ses picots orange vif laissent place au blanc vierge de la moindre once de couleur. A Wimbledon, on ne badine pas avec la tradition ! Il semble donc peu probable que le gazon et la terre battue soient confrontĂ©s Ă des changements de couleurs Ă lâavenir. Le poids des joueurs ferait forcĂ©ment barrage. Ă moins queâŠ

LâidentitĂ© comme maĂźtre motÂ
Rassurez-vous, les visions dâhorreur prĂ©cĂ©demment Ă©voquĂ©es ne sont dĂ©sormais quâun lointain souvenir. En 2005, avant dâĂ©tablir les couleurs que nous connaissons aujourdâhui, Arlen Kantarian, directeur gĂ©nĂ©ral de la USTA (United States Tennis Association, pendant amĂ©ricain de la FFT) avait envisagĂ©, dans un Ă©lan patriotique, de peindre les courts en bleu foncĂ© et rouge vif (avec les lignes blanches, ces trois couleurs auraient reprĂ©sentĂ© lâUS Flag). Finalement câest lâassociation du bleu au vert qui a Ă©tĂ© retenue pour les Masters du Canada, Cincinnati, Washington, Atlanta en plus de lâUS Open. Câest ainsi que lâidentitĂ© visuelle des courts de tennis nord-amĂ©ricains naquit. Du moins pour les tournois disputĂ©s de juillet Ă septembre. Le reste de lâannĂ©e, une myriade de couleurs embellit les stades : du gris monochrome Ă New-York, du bleu Ă Delray Beach ou encore lâalliance du bleu roi au bleu cĂ©leste dans lâantre de lâĂ©quipe de football amĂ©ricain, les Dolphins de Miami.
Il existe un Ă©vĂ©nement qui rassemble les lĂ©gendes (anciennes et actuelles) du jeu lâespace dâun week-end, un Ă©vĂ©nement oĂč on a vu Nadal et Federer disputer un match de double ensemble. La Laver Cup a permis de voir le court le plus noir jamais imaginĂ©. Entre la fin du Moyen Ăge et le XVIIe siĂšcle, le noir nâĂ©tait plus considĂ©rĂ© comme une couleur, Ă lâinstar du blanc. La rĂ©forme protestante et les progrĂšs scientifiques les avaient chassĂ©s du monde des couleurs. Sous lâimpulsion de Rousseau et de Goethe, le vert et le bleu Ă©taient Ă la mode. Le noir couvait dans lâombre et attendait son heure. Au terme de la pĂ©riode romantique, le noir recouvre alors le cĆur des poĂštes du XIXe siĂšcle. Un autre artiste, deux siĂšcles plus tard, reconnaissable Ă son revers Ă une main, sâen empare pour accoler une identitĂ© à « son » tournoi : Roger Federer a choisi lâĂ©lĂ©gance du noir, aux teintes grisĂątres une fois les projecteurs braquĂ©s sur le court. Le contraste frappant avec les lignes blanches plonge le court dans une atmosphĂšre inĂ©dite. En 2017, en marge de la compĂ©tition, Dominic Thiem reconnaissait ses difficultĂ©s Ă distinguer la balle aux entrainements avant de plaider en faveur dâautres courts noirs lors de tournois ATP. Câest ainsi que les officiels de lâATP 250 de New-York ont emboĂźtĂ© le pas en adoptant une pigmentation sensiblement proche de celle de lâexhibition par Ă©quipe. Mais les organisateurs de la Laver Cup lâassurent, il ne sâagit que dâune pĂąle copie du noir charbon utilisĂ© Ă Prague, Chicago ou GenĂšve.Â
La couleur des courts revĂȘt donc une importance fondamentale. Mais on peut pousser le dĂ©bat jusquâĂ des paramĂštres souvent Ă©ludĂ©s. Quid de la luminositĂ©, de la couleur des panneaux publicitaires ou des siĂšges ? Certains sont sensibles Ă des couleurs plutĂŽt quâĂ dâautres. Ce nâest pas pour rien si les meilleurs joueurs se rendent suffisamment tĂŽt (sâils en ont la possibilitĂ©) sur les installations des tournois. Pouvoir sâentraĂźner dans des conditions quasi-similaires Ă celles de la complĂ©tion relĂšve dâun luxe, que seule une poignĂ©e de joueurs peut sâoffrir. On comprend aisĂ©ment que Rafael Nadal arrive chaque annĂ©e le jeudi prĂ©cĂ©dent le dĂ©but de Roland-Garros, soit en gĂ©nĂ©ral cinq Ă six jours avant son premier tour, avec au minimum six entrainements dans les jambes. Il est coutume de dire que les meilleurs sont souvent « prenables » lors des premiers tours : sont-ils rĂ©ellement moins performants en dĂ©but de quinzaine quâĂ son terme ? Nul ne le sait. Ils nâont gĂ©nĂ©ralement pas besoin de dĂ©ployer leur arsenal de guerre au dĂ©but pour sâimposer. Mais alors pourquoi sont-ils Ă©ventuellement accessibles pour des protagonistes aux ambitions en apparence modestes ? Diverses raisons entrent en ligne de compte. Sâacclimater Ă une atmosphĂšre, habituer lâĆil Ă percevoir et rĂ©tablir des repĂšres sont des premiĂšres sources dâexplication. Passer du dĂ©cor poussiĂ©reux de la brique pilĂ©e Ă lâunivers verdoyant quâest le gazon en quelques heures, demande des adaptations dâordre stylistique, tennistique et indĂ©niablement visuel.Â
Des courts multicolores, de la terre battue bleue, des duos de couleurs improbables⊠PrĂ©textant souvent un intĂ©rĂȘt vertueux, certains, par le passĂ©, ont osĂ© franchir des limites que lâon pensait infranchissables. Le tennis et ses valeurs conservatrices ont Ă©tĂ© bafouĂ©es mais jamais au point dâĂȘtre complĂštement balayĂ©es. Peut-on imaginer dans un avenir proche un court irisĂ© de blanc, des lignes noires et une balle orange ? Pire, un logo publicitaire Ă lâintĂ©rieur mĂȘme des dĂ©limitations du terrain. Difficile de prĂ©dire de telles folies, le futur (et le mauvais goĂ»t) attendra.

Âč Les tournois ne prĂ©sentant pas de bleu (ni Ă lâintĂ©rieur des limites du court, ni en dehors) en 2019 :
ATP : Rotterdam (deux nuances de vert), New-York (monochrome de gris), ShanghaĂŻ (violet et vert), Bercy (vert et gris).
WTA : Osaka, Tashkent (vert et orange), Linz (deux tons de gris), Tianjin (violet et cert), WTA Finals (rose et gris).