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The Art of Tennis

Dominic J. Stevenson, Pitch Publishing, 2019

« Pour rendre justice au tennis il ne faut pas regarder ce sport à la télévision. C’est un jeu magnifique, absolument unique, il mérite d’être vu autrement que sur un écran. Dans une perspective plus nuancée. Il faut une meilleure dimension pour saisir toutes ses facettes. »

Le tennis a souvent été défini comme un art. L’écriture originale de Dominic J. Stevenson lui rend aujourd’hui un bel hommage. Nicolas de Staël « peignait dans l’urgence », comme s’il pressentait que le temps lui manquerait pour achever son œuvre. Stevenson, lui, joue avec l’art du temps, passé et présent. Il peint le tennis d’un seul coup de plume. Il surprend et brosse la balle qui reste sans cesse en mouvement. Les mots jaillissent, précis et poétiques. Ils s’animent et nous parlent. Les images surviennent, elles nous transportent dans un monde vivant et coloré. Le monde magique de Wimbledon, édition 2017, mais aussi celui de l’US Open en 2018. 

On y contemple les grands, les très grands, les blessés et les aspirants, les disparus, les bannis, les revenants. Des chapitres serrés qui défilent vertigineusement, sur les chapeaux de roue. D’une étape à l’autre, les tournants du livre s’enchaînent sur un tracé balisé avec soin, pour nous permettre de rouler de plus en plus vite. On se croirait sur d’étroites routes de montagne. Des lacets, des montées et puis des descentes à pic. Le frisson des passagers est garanti. Le ciel se dégage et on baisse les vitres de cette vrombissante décapotable ; ça y est, il fait bon, nous sommes lancés dans la course. La belle anglaise nous propulse à toute vitesse dans les coulisses du circuit. Il ne s’agit pas de Formule 1, des 24 heures du Mans ou du Grand Prix d’Estoril. À l’arrivée, c’est Wimbledon et sa légende intemporelle. Un lieu incontournable, chargé d’histoire. Une institution nationale. 

On s’y arrête volontiers pour goûter ses fraises à la crème, les caprices du printemps anglais. L’élégante blancheur de la tenue des joueurs, les mises excentriques des Britanniques. Mais aussi les queues inlassables et ordonnées d’un public flegmatique. Bref, la majesté théâtrale d’une parfaite représentation. Le charme opère et continue à nous séduire. Il propose chaque année à des milliers de spectateurs des émotions uniques, des souvenirs impérissables. Les tournois passent, Wimbledon reste, depuis presque 150 ans.

À peine le temps de respirer le gazon anglo-saxon d’un parterre royal qui aligne tous les espoirs et les faux bonds : « Incroyable, le nombre de grands joueurs blessés, hors service jusqu’en 2018. Comme si on disait maintenant à Nadal et Federer, allez-y, foncez, la voie est libre… »

Rufus le faucon prend de la hauteur et s’envole symboliquement au-dessus de nos têtes. Il déploie ses grandes ailes et plane. Lui aussi veut profiter du spectacle. Des gens, du bruit, des balles de match. Du haut du ciel, il repère une vieille dame très digne. À l’insu du public, ils échangent gracieusement des signes de politesse. Elle l’inspire et lui veut du bien. Il plane encore. Treize jours de tennis ininterrompu sans un seul tie-break final. Ça évoque le combat interminable de Nicolas Mahut contre John Isner en 2010. Une chevauchée fantastique conclue à 70-68. Trois jours de démence. 

Ici, à Wimbledon, les temps modernes n’auront pas raison de toutes les traditions. Mais il aura bien fallu poser un toit sur le court central, et même des lumières, pour permettre au jeu de continuer à la tombée de la nuit. Un peu comme si on avait voulu éclairer l’obscurité par un gigantesque feu d’artifice. Une illusion de plus offerte aux spectateurs avec, en prime, l’installation de l’œil magique, le hawk-eye, pour revoir les points litigieux et ne pas sembler trop ringard. Mais pas question de rivaliser avec les fans de football et la cacophonie de leurs stades, bruyants et tumultueux. Il ne s’agit pas tout à fait du même sport. Question d’étiquette, noblesse oblige. Surtout à Wimbledon.

Notre voyage au bout du tennis et de son art reprend. Cette fois, au ralenti et en train, pour profiter des places restées libres dans les compartiments et prendre le temps d’admirer le paysage. Plus que la destination finale, c’est l’itinéraire et les gens qu’on croise en chemin qui retiennent notre attention. L’Argentin Juan Martin del Potro voyage avec nous en première classe. Un gentleman comme on n’en fait plus. Il revient d’une longue traversée du désert qui lui a valu bon nombre de coups et de blessures au classement ATP. Peu importe, il prouve à tous de quel bois il se chauffe. Il a l’âme d’un guerrier. Sa place est au paradis, parmi les meilleurs. Sloane Stephens, Petra Kvitova et Madison Keys le rejoignent. Maria Sharapova aussi. Elles reviennent en grande forme, toujours éblouissantes, même après des moments difficiles. Le train roule doucement. Les voyageurs ferment les yeux. 

En rêve. Un joueur apparaît, s’apprête à servir. Il fait rebondir au sol plusieurs fois la balle, longtemps, un peu comme Novak Djokovic. Il la lance, décide de ne pas la jouer et la récupère. Une technique éprouvée pour déstabiliser un adversaire qui s’impatiente ou un simple mauvais lancer ? Faute de concentration ou mauvais geste ? Difficile à déchiffrer. Très difficile de distinguer le vrai du faux, l’essentiel du superflu, dans le rituel des tics et des manies rigoureusement observé par les astres du tennis. Stevenson en est conscient. Il apprend au lecteur à mieux observer. Il trace la marche à suivre pour ne pas s’égarer. Le train du livre s’arrête quelques instants, presque en bout de course. Encore quelques pages. Le temps de récupérer notre souffle et nos esprits. Toujours pas un seul nuage à l’horizon. Ça y est, nous sommes à la fin du voyage. Terminus. Personne ne siffle, tout le monde descend et attend la suite avec impatience.

Dominic J. Stevenson est un écrivain anglais originaire de Nottingham. Ce premier volume de The Art of Tennis illustre sa passion pour l’écriture et le sport. Sans raquette ni cordage, sa plume glisse au fil des pages, dans un style naturel et dégagé. Une prose musicale, à lire absolument dans sa version originale. La fiction et la réalité s’y accordent sur un ensemble de notes colorées. Un tableau très vivant, difficile à traduire en français. À suivre de près. Désormais, Stevenson vit et travaille en Allemagne. Il est l’auteur d’une trilogie : The Guerilla Punk Writer, et d’un ouvrage sur la Coupe du monde de football 2018. 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

Désert et des aces

© thecourts.net

« Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part », nous rappelle le Petit Prince, à qui il faut toujours accorder sa confiance. Aussi, quand deux New-Yorkais s’égarent entre Palm Desert et San Diego lors d’une visite familiale en Californie du Sud, le temps perdu se transforme en oasis. Mais point de mirage quand le couple traverse longuement le désert d’Anza-Borrego (accessoirement le plus grand parc d’État de Californie), pour finalement débarquer par hasard dans la petite ville de Borregos Springs : c’est un vrai club de tennis qui l’attend, replié derrière une lourde porte noire en métal. 

© thecourts.net

Leah et Adil, joueur occasionnel, espèrent au mieux un club impersonnel. Ils découvrent un lieu secret et hors du temps : à peine quatre courts dans un endroit intimiste et ensoleillé avec vue sur les montagnes de San Ysidro, un clubhouse avec voûtes au plafond et cheminée en brique, et, évidemment, une piscine. Et comme rien n’arrive par hasard dans le désert, les propriétaires leur expliquent vouloir vendre l’endroit, prisé par les amateurs depuis la première balle frappée en 1978, de préférence à « un jeune couple ».

© thecourts.net

Après un bref retour à l’agitation new-yorkaise, Leah et Adil ne peuvent se résoudre à oublier ce club atypique. Ils en reprendront finalement les clés en 2018 afin de poursuivre l’histoire de The Courts, voisin du visitor center au cœur de la réserve naturelle d’Anza-Borrego et proche d’endroits à voir absolument dans la région, comme la Salton Sea et la Salvation Mountain ou encore la ville de Palm Springs et le célèbre parc national de Joshua Tree. 

 

Article publié dans COURTS n° 4, printemps 2019.

Sparring-partner

© Virginie Bouyer

CHAPITRE IX – Un petit coin bien arbitré

Chapitre I – Roland
Chapitre II – On achève bien les buffles
Chapitre III – Tragédie racinienne
Chapitre IV – Claudio se prend pour Chang face à Lendl
Chapitre V – Les Petits As
Chapitre VI – Midinette
Chapitre VII – Claudio monte un peu court et se fait passer
Chapitre VIII – L’âme russe

 

« Même modus operandi, un alibi qui ne tient pas, un mobile évident avec cette affaire de dopage, une récidive : un CV comme on n’en fait plus. Aujourd’hui, les meurtriers sont si minables ; des comptables, des assureurs, des petites gens aux petites idées sournoises ; ça, c’est du beau spectacle, une superproduction, bête à mourir. C’est magnifique. Nous avons notre coupable, Loisel ! Réjouissez-vous ! »

Je reprenais conscience, un médecin occupé à me suturer le crâne et, la douleur externe ne me suffisant pas, je devais qui plus est écouter les discours sémillants de Racine.

– Iejov est en prison. W.O. forfait, disqualifié, Iejov. Le Président russe donne dans la menace, il est question d’extradition. Que nenni ! Foi de Racine : j’aime garder mes trophées chez moi. En tous les cas, Ridgestone, son heureux adversaire est ravi. Je ne le connaissais pas, mais il est sympathique. A la télévision, bien sûr, il a fait bonne figure. Mais en privé, c’est différent. Surtout avec son chèque qui vient de doubler tout d’un coup. Charmant. Pour un Anglais. Ah ! Je me prends à aimer le tennis, Loisel, il faudra me donner des cours. Ce sera vous, et non pas votre ami Claudio. J’ai dû l’arrêter pour faux témoignage. Nous avons vérifié et son histoire de rendez-vous secret ne tient pas la distance. Lui non plus ne la tient pas. Il a craqué : je suis au courant de tout. Même de vos petits paris… Mais rassurez-vous, je ne dirai rien. Chacun met du beurre dans ses épinards comme il le peut ! Voyez-vous, moi je préfère la margarine.
– Alors, ça vous suffit ? Iejov est coupable et tout va pour le mieux ?
– Reprenons : voilà l’histoire. Belluci apprend que Iejov est une amphétamine humaine. Son oncle approche l’entraîneur de Iejov et menace de tout révéler. La Russie réplique. Les menaces fusent. Belluci se tourne vers les instances de l’ATP. Mais là-haut, on botte en touche. Belluci est dégoûté. Il s’imagine que Stern est au courant et l’insulte. Puis il décide de quitter le tournoi espérant que ses révélations, en dehors du jeu habituel de la compétition, obtiendront l’écoute qu’elles méritent. Iejov prend peur. Il propose à Belluci de négocier, le tue, lui injecte des produits stupéfiants pour détourner les soupçons de dopage sur le mort, organise la petite scène que l’on connait et raconte tout à Butler, en qui il a confiance.
– Butler ? (Aouch ! Combien de points de suture, encore ?)
– Plus que cinquante.
– Depuis sa défaite, Butler est introuvable. On le dit à Ibiza… Difficile d’y voir clair. Mais attendez, que je ne perde pas le fil. Butler, donc. Pas fou, Butler s’arrange pour quitter la scène avant qu’il ne soit trop tard. Il simule une blessure et perd un match imperdable. Iejov est au courant du stratagème et décide de parier sur Gambill – encore une erreur stupide. Mais avant de partir, Butler prépare une farce à Iejov. Il rencontre Johnson et lui propose de l’aider à se venger de son ancien patron. Le directeur de l’hôtel reconnaît l’avoir vu dans le hall. Butler récupère l’ordinateur personnel de Iejov et le remet à Johnson ! On a analysé le disque dur : vous verriez le nombre d’ordonnances et de prête-noms, on doit approcher de la consommation médicamenteuse annuelle d’un pays d’Afrique subsaharienne. Johnson, qui veut obtenir le maximum d’argent de Iejov, lui donne rendez-vous pour négocier. Iejov perd ses nerfs et assassine le pauvre gars. Puis il panique. Il comprend que ce meurtre nous ramènera irrémédiablement vers lui. Il décide alors d’accumuler les preuves à charge pour faire croire à une machination. A son idée – à la mienne aussi – le dopage vaut mieux que le double meurtre. A vrai dire, je ne crois pas Iejov capable d’avoir des idées. Je pense qu’il s’agit plutôt là d’une initiative de son entraîneur. Donc, la scène de crime est volontairement mal maquillée, et les deux poussent le vice jusqu’à laisser cette note laconique rédigé en anglais très approximatif. Tout accuse Iejov : il sera fatalement mis hors de cause. Son anglais n’est pas aussi catastrophique que ne le laissait présager le mot : c’est ça qui m’a mis sur la voie. Votre copain a bien failli nous mettre baba avec son faux témoignage. Heureusement que Iejov a fini par vous tabasser.
– Heureusement, oui. C’est vraiment le mot. Combien de points encore ?
– Quarante-cinq.
– Et Butler ?
– C’est un joueur. Il aime manipuler les autres. Il refera surface un jour ou l’autre et nous l’interrogerons. Mais je crois qu’il est bien trop malin pour revenir jamais ici. L’éternel blessé du mois de mai, vous voyez. La guigne, la scoumoune, la déveine, la viscosité ! On le verra à Wimbledon ou à l’US Open. En Australie. Des tournois loin, très loin de ma juridiction. A dire vrai, il n’est de toute façon pas même complice à proprement parler.
– L’arme du crime ? La raquette, je veux dire ?
– C’est le point noir. Iejov a dû s’en débarrasser et nous ne la retrouverons jamais.

Encore une fois, je gardais le silence sur ce point précis. Mais je ne cachais pas tout.

– Outre mon propre sort, il y a un point qui me chagrine dans cette histoire.
– Quoi donc ?
– L’arbitre. J’ai surpris, hier, une conversation étrange, mettant aux prises l’arbitre de la rencontre durant laquelle le cadavre de Belluci a été retrouvé ainsi qu’un interlocuteur inconnu. Ils ne parlaient pas Français, mais je crois qu’ils évoquaient le meurtre. Il était question d’un problème qui concernait l’arbitre au premier chef.
– Vous en parliez en délirant. Que disaient-ils ?
– J’ai la conversation. Elle est enregistrée sur mon téléphone. Mais je n’ai plus de batterie.
– Nous allons vous regonfler tout cela à bloc, et je suis sûr que toute cette histoire prendra du sens. Infirmière ?
– Je suis médecin.
– Pardon monsieur. Vous pourrez nous trouver un chargeur pour le portable de M. Loisel ?
– Sans faute, dès que j’aurai fini de lui recoudre la tête.

Ma vie durant, j’avais été ce « lui » pourtant présent dans la pièce.

– J’ai dormi longtemps ?
– Suffisamment pour rater toutes vos visites. Je ne vous croyais pas si bien entouré, Loisel, si bankable, si tendance, comme disent les jeunes. Si l’on excepte votre ami Claudio, retenu en prison par une sombre histoire de témoignage bidonné, ils sont tous venus vous voir : le directeur du tournoi, Michel Le Bas, Ambrozs Cerny, Adam Stern, les gens de France Télévision (je ne savais pas que vous aviez gagné les Petits As, dîtes donc ! Chapeau !), Laurent Rosol, qui joue en début d’après-midi mais a tout de même tenu à s’afficher avec vous, et bien entendu nous eûmes le plaisir de recevoir votre bonne amie laquelle, semble-t-il, a décidé de réintégrer une existence normale. Enfin, elle n’est pas restée longtemps. La vue du sang, sans doute. Vos « colocataires » – c’est comme cela qu’on dit ? – ont été prévenus, mais ils semblent avoir été retenus par une affaire annexe.
– Autant, malgré mes réserves je veux bien (Aouch !), vous suivre pour l’histoire de Iejov ; autant je ne crois pas une seconde que Marion ait jamais vécu une existence normale.
– Eh bien, il me reste à vous saluer, Loisel. Nous nous reverrons bientôt. Je compte sur votre témoignage dès que vous serez à nouveau sur pieds.
– Moi aussi, j’ai fini. Je vous laisse. Vous avez le câble et la télécommande est là.

Voilà comment on se retrouve seul tout à coup. Des ferveurs de l’enquête, des matchs de légende, des clameurs de la foule, de l’appétit des joueurs, on passe soudain aux léthargies anxiolytiques, à la vue dégagée sur parc, aux râles dans le couloir, à l’appétit contrit par la bouffe d’hôpital. Le choc. J’allumais une chaîne d’information sportive pour connaître les résultats de la journée passée. Rosol en scène. « Allez Rosol ! » cela me faisait toujours autant rire. Un petit infirmier se présenta muni d’un chargeur adapté qui replaça mes petits oreillers et brancha mon petit portable. Je me laissai bercer par les images choisies des huitièmes de finale. Des tous petits matchs. Rosol ne jouait pas bien, son adversaire non plus ; quant à l’Uruguayen, à l’Argentin, au Coréen et à l’Américain qui devaient se faire face aléatoirement sur les trois courts dédiés, ils paraissaient se partager à quatre une inventivité moyenne. Résultats, pour les quarts : Gambill contre l’Américain, Stern face à l’Argentine, Mankelevic contre Ridgerstone et Rosol pour affronter Cerny. Sur les chaînes nationales, on diffusait le match de Gambill. Je décrochai, cherchant à faire le lien entre les évènements. Mais ma tête était trop molle, encore, pour fonctionner à plein régime. Changeant de chaîne, je tombais sur la rediffusion de la finale de l’an passé. Parfois, il vaut mieux revoir un film qu’on a aimé plutôt que de s’en gâcher d’autres à force d’aprioris.

Ce premier set de Stern ! Une maîtrise absolue. Un sens tactique magistral : peut-être le meilleur set de sa carrière pourtant riche en exploits. Passings en bout de course, lobs blanchissant la ligne, feintes d’amortis, balles fusantes glissées le long du couloir, un service imparable sur les points importants ; et puis la débandade, et puis tout se dérègle. L’explosion. Et ce regard perdu, ces yeux vagues, comme une acceptation de ce qui allait suivre. Public mutique : on achève bien les chevaux. Pour lui aussi, la solitude, d’un coup, captée au fil des plans par le réalisateur, s’attardant sur ses gestes dégingandés, sur cette combativité qui s’enclenche contre soi. Le rythme ne prend plus et l’image semble s’inscrire dans une autre temporalité, plus cotonneuse, un ralenti. On devine, presque tangible, la progression de l’aura, d’un côté à l’autre du court ; Belluci exulte, s’approprie tout l’influx, s’approprie tout le court, d’ailleurs on ne voit plus que lui. Au quatrième set, on ne sait plus si Paolo Belluci joue au tennis ou à la paume : il vient en tous les cas d’abattre le mur. Poignée de main franche, Stern retrouve de sa superbe, applaudit, félicite. L’arbitre aussi est distingué par un trophée assez triste.

Le speaker hurle. « Félicitations à l’arbitre de la rencontre, Monsieur Basil Van der Bersket ! »

On s’embrouille, on se débrouille. Mon téléphone, vite !

Racine : répondeur.

Marion : répondeur.

Claudio : Vous avez demandé la police ?

Racine : répondeur. Je rappelle. Il m’appelle en même temps, je rate son appel, nous nous appelons à nouveau simultanément, j’attends qu’il me rappelle et il en fait de même, cinq minutes passent, je l’appelle, il décroche.

– C’est un véritable roman initiatique pour vous avoir, Loisel. Que voulez-vous ?
– Vous pourriez passer me voir ?
– Ah non. Là, je remplis la paperasse. Enfin je supervise le stagiaire qui s’en occupe. La justice n’attend pas, vous savez !
– C’est important.
– Encore vos histoires d’arbitrage ? Nous avons tout le temps de tirer ça au clair demain.
– Je crois qu’il faudrait…
– Reposez-vous Loisel, vous me semblez bien agité.

Il raccrocha. Marion n’avait-elle pas parlé d’un match bouleversant la hiérarchie mondiale ? Je me levai, rassemblai les affaires éparses qui, de mémoire, m’appartenaient, et quittai la clinique en catimini. Ma tête me tournait et je n’étais pas sûr de pouvoir supporter un trajet en métro. J’alpaguai un taxi pour le commissariat. Depuis la banquette arrière, je pris part à un trio d’idées fixes : je continuais à harceler Racine. Lui s’entêtait à filtrer mes appels. Le chauffeur de taxi s’évertuait à me faire la conversation. Mais son accent à couper au couteau rendait nos échanges plus âpres encore que ceux opposant Lendl à McEnroe. Le chauffeur se renfrogna. Poussé par un élan romantique, il choisit un CD et poussa le volume. Le moribond de Brel. Chanson de circonstance.

– Lui, c’est le plus grand chanteur de notre pays, monsieur. Du vôtre aussi, d’ailleurs.

En calcul mental, je n’ai jamais brillé. Ma tête suturée n’aidait pas. Il me fallut bien cinq minutes pour associer les mots ensemble.

– Vous êtes belge ? Flamand ?
– Vous savez, Flamand, Wallon, moi je dis : ça ne veut rien dire. Moi je suis belge et voilà tout. J’aime la Belgique, j’aime Bruxelles et j’aime Anvers, j’aime Liège et j’aime Namur. J’aime le français, qui est ma langue de cœur, et le flamand, qui est ma langue d’adoption. On est ce qu’on est, et j’aime les Belges. Le reste, c’est de la politique.
– Vous aimez beaucoup de choses. Vous pourriez vous arrêter là pour me rendre un service ?
– Si je peux être utile…

Il alluma ses warnings et se gara sur un coin de rue. Je sortis mon téléphone et recherchai l’enregistrement dérobé à Van der Bersket.
Il s’agirait de me traduire. Vous allez voir. C’est très court et l’on entend mal.

– C’est du Flamand ?

J’envoyai la bande. Mais son contenu me semblait changé ; non, pas changé d’ailleurs : tronqué. Ni mention de Iejov ni évocation du problème. Ah ! Etais-je bête ? J’avais scindé, je m’en souvenais maintenant, l’enregistrement en deux. Je repris mon inspection virtuelle.

La première partie avait disparu.

– Attendez, attendez…

Rien à faire : disparue.

– En tous les cas, là, si ça vous intéresse vraiment, votre homme, il dit à peu près cela : que la fille lui a posé des questions insistantes, qu’il a peur de la prison et qu’il ne veut pas y aller, qu’il voulait simplement rendre service. Et alors, l’autre homme, on entend des bribes, celui qui a une voix plus aigüe, lui dit qu’il ne risque rien que la fille n’est pas un problème insurmontable, il dit. Et l’autre ajoute qu’il ne veut pas qu’on lui retire sa licence.

Je demeurai pensif un petit moment, puis repris mes esprits et remerciai le chauffeur. Tout compte fait, je descendrais ici. Comment avais-je pu perdre la première partie ? Ou plutôt : qui s’était chargé de l’effacer ? Et quand ? Et pourquoi ? Les informations de la bande n’étaient pas dénuées d’intérêt, mais en dehors de toute mention de Iejov ou des autres, elles ne constituaient pas une preuve.

Autre chose me chagrinait. L’homme de la bande se trompait, évidemment, en disant que la fille n’était pas un problème. La fille était un problème insurmontable. En recoupant la conversation et le contenu de la note, une seule conclusion s’imposait à mes yeux ; Marion courait un grand danger. J’avais perdu deux jours d’enquête et, désormais, sa survie reposait sur moi. Grand danger. Alerte générale, sirène de sous-marin. J’avais failli à ma mission de sparring. J’avais pris trop de temps pour moi.

J’avais besoin de réfléchir. De réfléchir vite et bien. Pour cela, j’avais besoin de calme. Impossible de rentrer chez moi : j’avais besoin de calme, vraiment. Depuis la place de la Concorde, je me mis à marcher droit vers Roland-Garros. La nuit tombait et les lumières, dansantes et jaunes, me frappaient la rétine comme des balles assassines.

 

 

Double Trouble: Lea Van Der Zwalmen,

Rackets World Champion

and Real Tennis World Number 2

Cambridge Green (Crown) © Frederika Adam / frederikaadam.com

Some people seem to be good at everything they do; Lea Van Der Zwalmen is one such person. The current – and first-ever – ladies’ World Champion in rackets (the precursor to squash), is also ranked number 2 in the world in real tennis (the original racquet sport). Lea has been training for these moments her whole life.

Born in Leuven, Belgium, Lea moved to Toulouse, France at the age of 2 when her father accepted a job there. She played a variety of sports throughout her childhood, but it was a nudge from her father that got her involved with squash; there, her talent shone through. By 2012, she was captaining the French Junior Team in the World Junior Team Championships, and two years later, she won the French National Junior Championship. Around this time, Lea’s father’s job sent the family to Bristol, England. Most teenagers would think moving to a new country with a different language would be a nightmare, but not Lea. She viewed the change as a reset: “This was a life-changing moment for me. Life in Toulouse was challenging, I didn’t feel fulfilled in the classroom and, despite my success, I was lacking motivation in squash. I was a badly behaved teenager making the wrong choices. I was desperate for a fresh start.” A fresh start is exactly what she got. 

When her family arrived in Bristol, Lea had the opportunity to apply to the prestigious Clifton College through sponsorship from her father’s company. After an arduous application process, she was accepted, and two days after classes started, she took up rackets for the first time. “I remember being asked about my squash background and whether I would be interested in trying rackets. I said, ‘Of course!’ – not knowing in any form what rackets was!” Lea remembers. Despite Lea’s squash pedigree, the French junior champion had a rocky start with rackets, struggling to figure out the antiquated game’s many intricacies. But not one to be half-hearted about anything, Lea persevered with her new fascination. “I was lucky to live 5 minutes away from the court, so the coach eventually gave me a key and I played after school and on weekends,” she says. “I was a little obsessed: I played every day during my breaks, even for just 15 minutes to hit a few serves or discuss tactics with the coach.” As squash once had been, rackets became Lea’s new passion. During her time at Clifton, she went undefeated in every tournament she played, and by 2014 – after less than two years of playing – she won the British Schoolgirls’ Championship in London. A year later, she went on to win the first-ever Ladies Rackets World Championships, officially making her the best player in the world. In the six years since she first garnered that title, she has yet to relinquish it. 

Cambridge Green (Crown) © Frederika Adam / frederikaadam.com

After an unparalleled stint at Clifton, Lea moved onto the University of Nottingham. Not her first choice for university, she did not feel quite right during her first term; although she was doing well academically, she did not find her footing with university life. “I was bored, uninspired, and lonely,” she says, and she was on the verge of dropping out. However, her father advised her otherwise, saying, “Graduating was like getting a stamp on my ‘passport of life’; it just needed to be done. It was up to me to make it as rewarding as possible.” This advice lifted Lea’s spirits, and she turned to the thing that had gotten her through other tenuous times: sport. Soon, she began making the lengthy commute from Nottingham to London on weekends to resume her training in rackets, playing at the legendary Queen’s Club where, not a year earlier, she had been crowned World Champion. Reinspired, Lea found herself travelling around the country to play a range of opponents on different courts, all while remaining a standout student.

By 2017, it was time for Lea to defend her World Championship title. The final was a blowout, and she retained her title easily. Rather than take a moment to revel in her accomplishment, Lea had other plans: “I realised I needed something more. I needed another challenge because ladies’ rackets wasn’t enough – there was no one else on the tour pushing me. That’s when I thought of real tennis. That day, I decided that challenging Claire Fahey for the real tennis World Champion title would be my next challenge.” Only a day after holding onto her title, the ladies’ rackets World Champion showed back up at Queen’s Club, but this time to pursue real tennis. 

Cambridge Green (Crown) © Frederika Adam / frederikaadam.com

After she finished her second year at university, Lea spent the summer on the real tennis court every day, sometimes upwards of four hours. With the help of the Queen’s Club Foundation, the Dedanists’ Foundation (an organisation dedicated to getting young people involved in real tennis), and later the Comité Français de Courte Paume (CFCP), real tennis became what inspired her. Training with the same fervour she once had in squash, and later rackets, Lea was now a bona fide real tennis competitor. Thanks to her obsessive training, she went from top 50, to top 20, to number 2 in the world within months – all while remaining a full-time student. Even while participating in an internship in Germany (a country with no real tennis courts), she managed to fly to London regularly to continue training. After graduating from Nottingham in 2019, the racquet sport wunderkind decided to pursue her Master’s degree in Economics at the University of Leuven, in the city where she was born. Despite being in yet another country without a rackets or real tennis court, Lea did her best to keep up her training, but her intense graduate-level course load proved to be too much to balance, and she made the tough decision to put sport aside for the upcoming season to focus solely on her academic life while completing her degree. But there was another challenge looming on the horizon that nobody prepared for: COVID-19. 

By March 2020, though her Master’s was beginning to wind down, Lea found herself again at a crossroads: her University had moved online, she was living in Hamburg with her family, and she had lost all motivation to train. Instead of turning her focus back to sport, she was preparing for a semester in China. But like it did with so many things, the pandemic put an end to that, and she was crushed. Alas, when one door closes, another opens, and soon enough she had an opportunity to get back into the real tennis world. Chris Ronaldson, a former World Champion, was in charge of helping a new court in Bordeaux get off the ground. As there is only a new real tennis court built every 15 years or so, Lea was thrilled when Ronaldson reached out and asked for her to be part of the team in Bordeaux. As she finished up her Master’s thesis, she returned to France where, as she describes it, “Jeu de paume is so underdeveloped compared with the UK. I felt that I could try and play my part in making a difference in the ongoing efforts to promote real tennis in France where the game was invented.” More lofty goals, and more goals accomplished for the racquet sports champion. The court of Bordeaux is now up and running and, despite multiple lockdowns, has garnered an active membership and hired a head professional in Nicky Howell, the men’s world number 5. Since September 2020, Lea has been training in Bordeaux, helping to keep things at the club running smoothly, as well as working full time at a job in her field. 

In her ambassadorship of the game, Lea has not stopped at revitalising Bordeaux. She is also working with members of the Comité Français de Courte Paume Thierry Bernard-Tambour and Simon Berry to reinvigorate a dilapidated court in Chinon, as well as to transform the court in Pau, which, despite having an active membership, does not count as a real tennis court because of its dimensions (it is considered a Basque trinquet). In her role with the CFCP, Lea is doing her best to sell the idea of the revitalisation projects and drum up donors. She notes how lucky she is to have an employer who is understanding of her double-life and is interested in her success. Moving forward, Lea aims to, “Become the first person to be both the rackets and real tennis World Champion in the same season.” She currently stands as the best chance for a French person to claim the real tennis World Champion trophy since Pierre Etchebaster who, after first winning the World Championship in 1928, held onto it for an unprecedented 26 years, relinquishing it only upon his retirement. The Frenchman is widely regarded as one of the game’s all—time greats, and Lea hopes to follow in his footsteps. She also hopes to channel Margot from Hainaut, who was one of the game’s greats during the 15th century. Margot was not just one of the first-ever recorded women to play real tennis, but she is also one of the first sportswomen in general. Her prowess at the sport gave her opportunities never-before allowed to women, and her impressive skill led her to beat the greats of her time – all of whom were men. 

If obtaining the real tennis World Champion-ship title wasn’t enough, doing it in the same season as winning the rackets World Championship title adds extra complexity to the challenge. Etchebaster and Margot have carved out a solid path to follow, but they also leave big shoes to fill. More lofty goals for the girl from Leuven, but there’s one thing she has proven time and again: if there’s a will, there’s a way.  

 

Story published in Courts no. 1, summer 2021.

La déesse Petra

Petra Kvitová, Wimbledon 2014, © Ray Giubilo

Le prénom Petra vient du grec « petros » qui signifie « pierre, rocher ». Bien que ces notions de dureté et de résistance prennent tout leur sens lorsque Petra Kvitová s’empare de sa raquette de tennis, surtout sur les terres vertes de Wimbledon, paradoxalement, son visage évoque quant à lui la douceur. Il y a en effet la douceur de sa peau, mais surtout celle de son regard. Un regard d’une telle impénétrabilité qu’il semble comme figé quelque part dans le temps, finalement, d’une telle simplicité qu’il fait jaillir le feu de la grâce. De la même façon que la femme représentée dans les grandes peintures de la Renaissance italienne, Petra est sereine, et de son iris couleur déesse elle fait fléchir les cœurs et les genoux des gens qui, par envie ou par mégarde, le rencontrent. 

Puis il y a cette lueur vive dans son bleu qui frétille impatiemment. Celle-ci contraste avec les ridules et les ombres prolongées sous ses yeux, stigmates du temps nous informant peut-être qu’elle s’est échappée d’un tableau de Botticelli vieux de 500 ans… Il émane d’elle la même pureté qu’on retrouve dans la célèbre œuvre picturale « La Naissance de Vénus », mais il y aussi chez la joueuse Tchèque, la détermination d’une grande guerrière. Il est vrai que sa structure physique athlétique,  sa fabuleuse puissance, sa longue chevelure blonde, ses grands yeux bleus ainsi que sa rage de vaincre ne sont pas s’en rappeler la déesse nordique Freyja, la première des Valkyries.

Jamais elle n’abandonne. Pour célébrer ses incroyables passing-shots en bout de course et autres jolis coups, elle serre souvent le poing en l’accompagnant d’un cri véhément tout en fixant le sol. Alors qu’elle regarde vers le bas, du haut de son mètre quatre-vingt-trois, elle oblige ironiquement ses adversaires à lever la tête vers les cieux, en direction de sa véritable demeure. Bien qu’elle soit démonstrative, elle n’est cependant jamais dans la provocation, pas d’œillades hautaines ou de grands airs vainqueurs. Elle garde toujours une attitude exemplaire, une attitude à la fois concernée par le jeu et les enjeux mais en même temps détachée de tous les éléments qui pourraient lui nuire. Comme peu de joueuses et de joueurs, Petra semble avoir parfaitement assimilé le concept nietzschéen de l’Amor fati – locution latine se traduisant par « l’amour du destin ». Avec cette extraordinaire sérénité et son intense présence, elle donne effectivement l’impression d’accepter son sort. Pour preuve, elle est tout aussi magnifique et son sourire tout aussi radieux dans la victoire comme dans la défaite. Parce que dans le fond, qu’a-t-elle à craindre, ne porte-t-elle pas au creux de sa main gauche les marques de son invulnérabilité ?

Petra Kvitová, Wimbledon 2015, © Art Seitz

 

Cédric Mélot 

Le champion qui gagne… à être connu 

En parallèle et dans l’ombre de la valse du tennis mondial, le circuit international sénior, où ferraillent compétiteurs acharnés et expérimentés, faisait étape en Croatie dans la douceur estivale de septembre. Durant un mois, Umag a été le théâtre des championnats du monde de différentes catégories. Du haut de ses 48 ans, le Belge Cédric Mélot, ancien 390e mondial, participait pour la quatrième fois à cette épreuve. Sillonnant la planète entière et les moindres recoins du pays de Tintin durant sa carrière, le vétéran a fait dégoupiller de nombreux joueurs grâce à sa science du jeu. Mais il a surtout fait l’unanimité partout où son slice dérapant s’est exprimé. Coup de projecteur sur cet amoureux de la petite balle jaune à la longévité extraordinaire au plus haut niveau. 

 

Le fracassage de raquette n’est pas le seul point commun qui unit la grande famille des joueurs de tennis amateur. Tous, ou presque, ont des idoles de jeunesse parmi les Federer, Nadal, Djokovic, Agassi, Sampras, Borg, McEnroe… A une toute autre échelle, les compétiteurs du dimanche possèdent également leur propre modèle tennistique autour d’eux. D’abord présent dans l’entourage immédiat, incarné par un proche qui a transmis le virus de la petite balle jaune, il prend les traits plus tard du coach ou d’un joueur du club. Vous savez, ce joueur qu’on plaçait sur un piédestal, qu’on regardait jouer enfant avec des étoiles dans les yeux et qu’on considérait quasiment comme un super-héros. En d’autres termes, son Federer local. 

Un palmarès aussi long qu’un Isner-Mahut 

En Belgique, cet homme s’appelle Cédric Mélot. Trois titres de champion national chez les jeunes, un titre en Série B nationale, plusieurs titres de champion de Belgique en vétéran, une floppée de victoires en interclubs et en tournois, une médaille d’argent aux Championnats du monde sénior en 2016 mais surtout une vingtaine d’années passées en tant que Série A, l’équivalent de la 1ère série en France. Mêmes les plus longs parchemins de l’Egypte antique n’auraient pu retranscrire dans son intégralité le palmarès pharaonique de Cédric. Des résultats qui s’expliquent par une longévité extraordinaire au plus haut niveau. Aujourd’hui encore, à 48 ans, le Bruxellois est au sommet de la pyramide du tennis amateur belge puisqu’il est -15/4, (-2/6 en France), le dernier rang avant l’élite nationale. 

Véritable institution dans son pays, Cédric est tombé très tôt dans le berceau de la petite balle jaune, qui ne l’a plus quittée depuis. « Mes parents avaient un terrain à la maison. Un jour, mon père a organisé des cours de quartier pour tous les jeunes du coin. Nous étions une dizaine d’enfants sur le court avec un professeur. Celui-ci est venu voir mes parents en leur expliquant que je me débrouillais bien et qu’ils devaient me mettre dans un club. Tout a commencé comme ça. De suite, j’ai été baigné là-dedans et j’ai pris complètement le virus du tennis. » Rapidement, le jeune Cédric avale les différents échelons du classement amateur et rafle tout sur son passage. Si bien qu’à 19 ans, il quitte la capitale belge, parcourant le monde au rythme des tournois satellite, l’ancêtre des Futures. « A l’époque, le tennis professionnel n’était pas aussi dévéloppé que maintenant. Les satellites étaient des tournois où l’on était obligé de rester trois semaines dans le pays. La quatrième semaine regroupait les 24 meilleurs des trois premières et permettait de décrocher des points ATP. C’était des tournées qui étaient très longues. Cela m’a permis de voyager, d’apprendre l’anglais, de rencontrer énormément de monde, tout en obtenant des résultats honorables. » 

S’il a le triomphe modeste, le globe-trotter s’est offert de nombreuses victoires de prestige durant ses années professionnelles. La plus belle étant contre son voisin luxembourgeois « Gilles Müller, classé 120e mondial à l’époque », célèbre pour avoir été le bourreau de Rafa Nadal à Wimbledon en 2017. Si certains de ses adversaires sont parvenus à trouver la faille, le sixième meilleur tennisman belge à son top a eu le privilège d’affronter des joueurs de renom au cours de sa carrière tels que Juan Carlos Ferrero, futur numéro un mondial et vainqueur de Grand Chelem, aperçu récemment en tribune lors du dernier US Open dans le clan du prodige Carlos Alcaraz. Tout comme l’Espagnol, New-York a une saveur toute particulière pour Cédric puisque la ville qui ne dort jamais a le pouvoir de réveiller de vieux souvenirs enfouis en lui : « J’ai eu la chance avec mon classement de participer à l’US Open en 1994. J’étais 390e mondial à l’époque. J’ai connu le vieux stade Arthur Ashe avant qu’il ne soit refait et qu’il devienne énorme. Il était mythique. Malgré ma défaite au premier tour des qualifs (ndlr : 6-3, 6-1 contre le Chilien Felipe Rivera) c’était une expérience inoubliable sur tous les plans. »

 

« Pour nous, joueurs amateurs belges, c’est la référence »

S’il a signé une carrière plus qu’honorable sur la scène internationale, Mélot doit surtout sa renommée à ses exploits réalisés dans son pays natal, qu’il a écumé durant deux décennies. Traversant les générations, celui qui a été Série A pendant plus de vingt ans a été le modèle de nombreuses jeunes pousses rêvant, un jour, de l’imiter. Maxime Halflants, de 14 ans son cadet, joueur extrêmement talentueux de niveau national, décrit l’ampleur du phénomène. « Quand j’ai commencé à faire des tournois à Bruxelles, que je remportais mes catégories poussin, mon mini-tennis, Cédric était déjà là en Messieurs 1. Il était en finale sans arrêt et généralement il les remportait. Il battait tout le monde. Pour nous, joueurs amateurs belges, c’est la référence. » 

Après l’avoir longtemps admiré au bord du court, le surnommé « Federer belge » pour son revers à une main très esthétique, s’est retrouvé de l’autre côté du filet face à son aîné. « Je devais avoir 13/14 ans quand j’ai affronté Cédric pour la première fois. J’étais 2/6 ou -4/6, je jouais vraiment bien. Il faut savoir qu’en Belgique, les systèmes de progression dans les tournois ne sont pas comme en France. Chez nous, il y a toujours le même fonctionnement. Il y a un tableau à 16. Avant ça, tous les galériens jouent des qualifs et des préqualifs. Je savais que si je remportais mon match de qualif, j’affrontais Cédric. C’est comme jouer Federer au premier tour de Wimbledon. Je me souviens avoir fait le match de ma vie ce jour-là. J’avais gagné le premier jeu, j’étais comme un dingue. Puis j’ai pris 1 et 0 derrière en jouant l’acier et en prenant les balles en demi-volée. » 

Décrit par ses pairs comme « un joueur d’échec sur le court », Cédric était un cauchemar pour bon nombre de ses adversaires. « Honnêtement, je pense que c’est le mec qui a mis le plus de 6-0, 6-0 dans l’histoire du tennis belge. C’est un gars qui te cuisinait, qui ne faisait pas une faute, qui jouait à douze mètres au-dessus du filet. Quand il était jeune, le championnat de Belgique se disputait dans un club, l’Avia TC, situé à côté de l’aéroport national. Je me souviens qu’il y avait des articles de journaux locaux qui écrivaient à l’époque : « les avions ont dû être détournés de l’Avia parce que Cédric Mélot jouait » s’amuse Maxime. Un constat partagé par l’ancien 38e mondial Steve Darcis, autre joueur réputé pour sa malice sur le court, n’hésitant pas à décerner la palme de « la meilleure chandelle au monde » à son comparse qu’il a notamment côtoyé en équipe du côté de Valenciennes. 

« Le sens tactique de Santoro avec le jeu de Bruguera »

Mais il serait un crime de lèse-majesté de réduire Cédric Mélot à ses « moon-ball » flirtant avec l’ISS de Thomas Pesquet. « Joueur très observateur » d’après ses propres dires, ceux qui l’ont connu évoquent un « œil et un sens de l’anticipation exceptionnels », « un super timing », « une balle qui gicle énormément », un « slice déroutant » et « une endurance hallucinante ». Stéphane Woit, autre nom célèbre du tennis belge, grand rival et ami de Cédric avec qui il a livré un nombre incalculable de parties, est probalement celui qui en parle le mieux : « Il a la faculté de rentrer dans la tête de son adversaire. Il comprend très vite comment le mec joue. C’est simple, tout ce que tu n’as pas envie de recevoir, il va le te donner. Je ne peux pas le dire autrement mais il ne te fait jouer que des balles de merde. » Une intelligence et une capacité d’analyse qui font penser à plusieurs champions adeptes de l’usure mentale sur le court. Pour Steve Darcis, Cédric s’apparente à « une espèce de métronome à la Gilles Simon » tandis qu’il serait la fusion du « sens tactique de Santoro et du jeu de Bruguera » selon Maxime Halflants. Bref, le cocktail parfait pour faire disjoncter n’importe quel joueur amateur. 

Et pourtant, à force de persévérance, le dernier nom cité parviendra finalement à trouver la solution contre sa référence au bout de leur troisième confrontation. « C’était en finale du TC Wimbledon, un club de mon village. Je savais que si je gagnais ce match, j’allais monter mathématiquement Série A. A ce moment-là, je revenais d’une année à Hawaï où je m’étais entraîné comme un malade. Lui commençait à décliner un peu physiquement. Pour la toute première fois je me dis qu’il y a enfin la place. Je perds 6-1 au premier en jouant bien puis je prends le second 7-5 en m’arrachant sur tous les points. A 4-3 au troisième pour moi, on dispute un rallye interminable d’une quarantaine d’échanges. Je le perds puis je commence à cramper de partout. Je trouvais ça dingue, j’avais 24 ans, j’étais dans la forme de ma vie et lui n’avait pas une seule goutte de transpiration. C’était énorme. » 

A seulement deux jeux de la plus belle victoire de sa carrière, Maxime jette ses dernières forces dans la bataille et parvient à trouver des ressources physiques insoupçonnées. « Perdu pour perdu, j’ai envoyé la sauce de partout. A 4-4, je balance quatre retours gagnants. Le jeu d’après, je sers le plomb au service puis je m’écroule. Ca y est, j’ai enfin battu Cédric Mélot. Ce match, c’est ma madeleine de Proust. Même si j’ai mieux joué au tennis après cette partie, je n’ai plus jamais retrouvé les sensations tennistiques et les émotions que j’ai eu contre lui. J’étais en transe. Quelque chose me lie à vie, pour moi en tout cas, à lui. A mon niveau, c’est le mec qui m’a permis d’accéder à mon top. » Le principal intéressé appréciera l’hommage. 

 

Un parcours atypique à contre-courant 

Si l’addiction du tennis s’est emparée rapidement de tout son être, Cédric n’était pas prédisposé à épouser le monde de la petite balle jaune. Loin de là. « Il est issu d’une famille assez bourgeoise à des années lumières du sport. Son parcours est très atypique. Il a eu une carrière assez rigolote par rapport au milieu dans lequel il baignait. » rappelle Stéphane Woit, son acolyte de toujours, avec qui il a écumé toute la Belgique. Désormais installé à Ibiza en tant que coach, l’ancien 769e mondial poursuit : « Le choix de vie qu’il a fait a un peu détonné à l’époque dans sa famille. Je me souviens d’une anecdote marrante. Un jour, lors d’un dîner, alors qu’il était déjà classé aux alentours de la 500e place mondiale, son grand-père lui avait demandé : « c’est bien ton truc mais c’est quoi ton vrai métier ? » Derrière ce décalage amusant, Stéphane y voit l’origine du mental en acier de son ami : « Quelque part ça lui a donné une sacrée force de caractère parce qu’il a dû entendre ça toute sa vie, de la part de ses amis, de sa famille… ». Outre le regard dubitatif de son entourage, Cédric a également dû trouver sa place aux côtés des gabarits imposants qui peuplent l’élite de ce sport. « C’est comique parce qu’il ne fait pas forcément joueur de tennis, il est très mince. » se moque gentiment son comparse. Si l’on se réfère à sa fiche ATP, encore trouvable sur la toile, qui indique 1m88 pour 66 kg, le Belge est effectivement loin des standards habituels du joueur moderne. 

Mais il serait une erreur fatale de sous-estimer Mélot, dieu de la variation, qui joue avec brio de son instrument à corde, au rythme des slices et des amorties qu’il distille avec délicatesse. Erreur commise par un Argentin un peu trop sûr de lui comme le raconte Stéphane dans une anecdote savoureuse. « Une année, un tournoi satellite avait été organisé dans le Hainaut à Kain dans un petit club de campagne. Il y avait des joueurs autour de la 300e place mondiale qui étaient présents sur place. Cédric jouait un Argentin. Il avait le profil typique du sud-américain, des grosses guiboles, un sac immense avec plein de raquettes. Il était jeune mais c’était un guerrier déjà dans l’attitude. Puis je vois débarquer Cédric avec son sac de 5 cm d’épaisseur. Il arrive sur le court, le mec le regarde puis se tourne vers son coach avec un rictus en mode « mais c’est qui ce guignol ? ». Cédric sort une raquette de son sac, le cordage est cassé. Il en sort une deuxième, même chose. Il sort un troisième cadre puis je me rends compte que le sac est vide. Il va jouer un gars qui est 400e mondial avec une seule raquette, une bouteille d’eau de 50 cl à moitié remplie et une banane. » 

L’histoire a tout d’une bonne blague belge mais elle est entièrement véridique. « Ils ont commencé à s’échauffer, l’Argentin tapait en cadence et Cédric a poussé la balle durant tout l’échauffement deux mètres derrière sa ligne. Le match a commencé. Au début, le mec déroulait un peu mais ça c’était avant que Cédric le scanne. Il lui a fallu quinze minutes pour comprendre sa manière de jouer. Il’a battu. Il l’a rendu complètement dingue. » Le stratège Mélot n’était pas le joueur le plus puissant ni le plus spectaculaire mais il était assurément le plus rusé sur un court. « C’est un mec qui a exploité son potentiel à 100%. C’est un des gars les plus malins que j’ai rencontré sur un terrain. Il a eu une carrière incroyable en entendant des commentaires négatifs toute sa vie. « Mélot, quel jeu de merde, ce n’est pas drôle à regarder etc… » C’est un exemple en tout point. » conclue un Stéphane admiratif. 

Champion sur le court et en dehors 

A 48 ans, la soif de victoire de Cédric n’est toujours pas comblée. Celle-ci s’est même décuplée depuis le jour où il a découvert le circuit international sénior. « C’est un ami américain, Scott, qui m’en a parlé la toute première fois. Je n’en avais aucune connaissance. Il m’a dit : « écoute ce serait chouette que tu participes au moins une fois à un championnat du monde ». On est partis faire un premier mondial à Miami. C’était une expérience incroyable. La chaleur était étouffante. Je me souviens qu’on se levait à 5h du matin pour s’entraîner à la fraîche. Après avoir goûté à cette aventure, j’ai apprécié les compétitions séniors et plus particulièrement les Championnats du monde » Trois participations plus tard et une médaille d’argent décrochée en 2016 à Umag, le compétiteur acharné a remis le couvert cette année en disputant ses quatrièmes mondiaux sénior. Si le décor restait le même, il ferraillait cette fois-ci dans la catégorie 45-50 ans. Après avoir déjoué un à un les pièges des premiers tours, la tête de série numéro 3 du tableau a livré une bataille épique contre l’Allemand Mirco Heinzinger en huitième de finale. Un marathon interminable de 3h45 de jeu dont il est sorti victorieux au bout du suspense (6-7, 6-3, 6-4). « Très fier d’avoir remporté cette grosse partie, c’était intense. Cela restera le grand souvenir de cette aventure. Malheureusement, cela m’a un peu coûté la suite du tournoi, j’ai laissé beaucoup d’énergie mentale et physique en route. » concède Cédric. Logiquement usé par ce match à rallonge, le guerrier belge, touché aux ischios-jambiers, n’a pas eu d’autres choix que de jeter l’éponge en quarts contre le Danois Kasper Warming au début de la troisième manche. « J’ai senti une alerte, je n’ai pas voulu forcer davantage, mon corps disait stop. » analyse lucidement le compétiteur. S’il confiait déjà avant le début du tournoi que « cette saison était un peu plus compliquée que les autres en raison de bobos physiques », le vétéran belge a pu se consoler en s’emparant du bronze en double aux côtés du luxembourgeois Mike Scheidweiler. « C’était une belle semaine, j’en retire beaucoup de positif » se félicite Cédric avant de se tourner déjà vers l’avenir : « Je reviendrai dans deux ans quand je serai première année 50 ans, c’est mon prochain objectif, ce sera intéressant ».

Une longévité extraordinaire au plus haut niveau qui force le respect. Mais quel est son secret ? Le Benjamin Button de la petite balle jaune serait-il parvenu à mettre au point un élixir de jouvence ? Rangez les grimoires, Cédric est simplement un amoureux de son sport : « Je suis passionné par mon métier et cette discipline ». Coach depuis une quinzaine d’années, Mélot vit et respire tennis au quotidien : « Le fait d’entraîner mes élèves me permet de rester relativement en forme, j’ai de la chance. J’essaye d’avoir la meilleure hygiène de vie possible ». Si le temps n’a donc pas de prise sur la motivation inébranlable de Cédric, son goût du défi et du jeu y sont pour beaucoup comme le souligne Stéphane Woit. « C’est un gros matcheur dans l’âme. Il a besoin d’être challengé. Il a besoin d’avoir une carotte en permanence. Si tu lui dis qu’on va taper 20 000 revers en trois mois sur une période foncière, ça l’ennuie. Par contre, si tu lui dis « si tu mets la balle vingt fois dans la zone, tu gagnes un Ice Tea ou une bouffe », il est injouable. On faisait que des défis comme ça. Il a dû me coûter une maison. S’entraîner, ça l’ennuyait au plus haut point. Son terrain de jeu c’est la compétition pure et dure. » Une analyse partagée par Steve Darcis qui avait également remarqué cette caractéristique chez son sparring-partner de luxe à la fédération. « En début d’entraînement, pendant trois quarts d’heure, on avait l’habitude de faire du « touch ». C’est quelqu’un qui adore le jeu et la gagne, il ne supporte pas perdre. Il veut toujours faire des petits paris pour des Coca ou des conneries du genre. Il a toujours besoin d’un enjeu pour être motivé, je trouve ça génial. Je pense que c’est pour ça qu’il est toujours dans le coup d’ailleurs, qu’il va jouer les championnats du monde pour se prouver à lui-même qu’il est toujours compétitif. »  

Dans le sillage de Cédric, son fils Jules, classé -15/1 à 16 ans, est très prometteur. Coaché par son père avec qui il dispute régulièrement des matches d’entraînement, le jeune adolescent confirme cette appétence pour le challenge. « Jusqu’à mes 14/15 ans, je ne prenais que des roues de vélo contre lui. A chaque fois, il me disait « si tu me prends un jeu c’est comme si tu gagnes la partie ». Quand J’avais 13 ans, je me souviens que je voulais à tout prix une paire de chaussures. Il m’avait dit « Ok on va faire un set, je vais jouer main gauche et si tu me bats je t’offre les baskets de tes rêves ». J’ai perdu 6-4. Il m’a rendu fou ce jour-là. Il m’avait fait péter les plombs. » Avec sa marmite de coups variés et sournois, le plus âgé des deux Mélot n’est pas uniquement créatif sur le court. Il l’est aussi en dehors. Facétieux de nature, ce mordu de tennis « mais également de pétanque » avait diverti ses amis sur les réseaux sociaux pendant le confinement en postant des vidéos de reprises musicales. « J’aime pousser la chansonnette, je suis quelqu’un de très sociable » avoue le Mélot-mane. 

Tous ceux qui ont croisé sa route le confirmeront. Accessible et disponible, Cédric ne fait pas l’unanimité seulement raquette en main. Son lob légendaire n’a d’égal que sa gentillesse et sa simplicité. « Humainement, c’est vraiment un bon gars. Tu vois tout de suite que c’est quelqu’un de très intelligent. Beaucoup de types de son niveau étaient arrogants. Lui non. Il était toujours à fond, il te serrait la main, il venait boire un coup avec toi, il te partage son expérience, il répond à tes questions. C’est une personne très généreuse. » assure Maxime Halflants. Tout comme lui, Steve Darcis dresse un portrait élogieux de son ancien partenaire en interclubs. « C’est un mec super simple, très gentil, on ne s’est jamais pris la tête. Il n’a jamais eu un mot plus haut que l’autre. J’ai énormément de respect pour Cédric, sa carrière, la personne qu’il est, la simplicité du gars, pour l’image qu’il montre. Si on doit donner des noms dans le tennis, je pense que quasiment tous les joueurs donneraient dans leur Top 3 Cédric. » Venant d’un champion de la trempe du Shark, le compliment en dit long sur l’homme. 

Si la longueur d’un palmarès, la collection de trophées et les victoires mesurent l’excellence du champion, ce sont avant tout les qualités humaines qui en déterminent sa grandeur. S’il n’est pas parvenu à décrocher la médaille d’or à Umag, Cédric Mélot est incontestablement le champion du monde de l’humilité et de la générosité. 

Le match dont vous êtes le héros

Le Centre Court de Wimbledon, © Ray Giubilo

Ceci est un tie-break dont vous êtes le héros. Selon les décisions que vous allez prendre, vous serez orientés vers un paragraphe ou un autre. Et puisque le tennis est un sport où l’on ne peut pas revenir en arrière, vos choix vous mèneront inéluctablement vers la victoire ou la défaite. Bonne chance ! 

Frédéric, on va assister à un format absolument inédit puisque c’est la toute première fois que les deux joueurs vont se départager au tie-break du cinquième set à Wimbledon, qui plus est dans une finale. C’est un moment historique ? 

C’est effectivement un moment historique et d’une certaine manière très cruel car, on le sait, un tie-break c’est un peu une roulette russe, une mort subite. Il faut se montrer entreprenant et surtout conserver ses nerfs. 

Les deux joueurs rentrent du vestiaire pour en finir. Vous avez un favori ? 

C’est difficile à dire tant on assiste à une opposition de styles. D’un côté, nous avons un joueur très solide sur ses appuis, avec une très belle qualité de déplacement et une capacité hors norme à transformer la défense en attaque, surtout côté revers ; de l’autre un joueur extrêmement complet, puncheur, très créatif, mais plus fragile côté revers même s’il a bien progressé de ce côté-là. Pour moi c’est du 50/50. Je pense que la clé du tie-break se jouera dans la diagonale revers. Et vous, Marie, un favori ? 

Je pense surtout qu’il va falloir pour les deux joueurs réussir une très grande partition au service et ne pas se tromper de zone, parce qu’avec la qualité de retour de part et d’autre du filet, on peut très vite se retrouver avec un mini-break de retard et ce sera ensuite difficile de revenir, de recoller.

Eh bien, on va en avoir le cœur net puisque les joueurs sont prêts. Et c’est vous, oui, vous qui nous lisez qui allez avoir le privilège de servir le premier.

 

1

Point après point. Il ne faut pas penser victoire ou défaite. Il ne faut pas penser. Se laisser porter par l’échange, jouer juste. Tout le Center Court s’est tu. Un peu de vent. Il y a un peu de vent d’ouest. « Time. » Si je lance ma serviette au ramasseur de balles et qu’il la rattrape de la main gauche, tout ira bien. Non. Je ne peux pas me laisser aller à la superstition. Pas là, pas maintenant. Point après point. Frappe après frappe. Je ferme les yeux. Les rouvre. Il est assis-debout, loin, les yeux écarquillés, les mollets tendus, prêt à bondir, campé derrière sa ligne, couvrant le côté ouvert, prêt à bondir pour contrer en coup droit. La balle suit le ressort du gazon à ma main. Une fois, deux fois, trois fois. Je déclenche le mouvement. La balle s’élève, devient astre par temps couvert. Je n’ai plus qu’à décider. Fort au T ou slice ouvert.

Ace au T —> 2

Slice au couloir —> 17

 

2

1/0. D’un geste distrait, je renvoie la deuxième balle inutilisée de l’autre côté du court et m’installe au retour. 1/0. Six points. Six points supplémentaires auxquels ne pas penser. Le corps courbé, je regarde les mouvements de l’adversaire striés par le filet. La raquette tourne dans mes mains. Où va-t-il servir ? Son mouvement est neutre, difficile à lire. Il va frapper. Reprise d’appui. Anticiper côté coup droit ? Côté revers ? 

Coup droit —> 18

Revers —> 3

 

3

Il sert une praline au corps. Pris dans mon anticipation, j’ai tout juste le temps de changer de prise pour faire un retour bloqué en coup droit qui frôle la ligne du couloir droit. Bas les genoux côté revers, il lève la balle et cherche de la longueur dans la diagonale. Je suis un peu court pour décaler coup droit – un peu court, mais pas totalement. Avec un peu d’influx, je pourrais le punir long de ligne sur son côté coup droit. Ou accepter l’échange en diagonale revers. 

Tenter le coup gagnant —> 19

Accepter l’échange —> 4 

 

4

« Out ! » Son revers long de ligne sort de quelques millimètres. Mini-break. Je cherche des yeux ma serviette et m’éponge le front, les avant-bras ; les cheveux. Mini-break. La pression est de son côté désormais. Il ne dit pas un mot, mais je sens l’agacement. Il le contient. Un hurlement intérieur, il n’en sort qu’un vague râle. C’est le moment de lui appuyer la tête sous l’eau. En reprise d’appui j’avance pour jouer mon retour en demi-volée. Le revers prend le filet mais sa première balle me semblait dehors. Challenge ?

Challenger —> 20

Ne pas challenger —> 5

 

5

Pas de première et l’échange tourne en ma défaveur. Je chope pour gagner du temps, la balle fuse : le force à se désarticuler côté coup droit. Mais il gagne en longueur. Campé derrière la ligne, je cours et joue court, joue court et ne peux plus courir. J’ai visité le court, cuisine, chambre, mezzanine, merci mais non merci, je ne vais pas prendre l’appartement. Une dernière attaque du fond me déporte totalement côté coup droit. Plus rien à perdre : le passing ou le lob. Plus rien à perdre. 

Lob —> 6

Passing —> 21

 

6

La balle en parabole, attirée par sa raquette, revient à la vitesse de la lumière, claquée devant la ligne de service à trois mètres de moi – autant dire en Chine. Rien à faire et je m’essouffle. Reprendre ses esprits, oublier le score. Je trottine jusqu’à la chaise, bois une gorgée d’eau, elle me déchire la gorge. Je regagne la ligne de service. Le tableau écoule ses secondes il n’y en a plus que douze, il n’y en a plus que dix. Toujours pas de première. Je kicke la seconde au T, monte à la volée. Son retour est plongeant, au centre, et je ne peux que relever la balle en essayant de la maintenir courte. Il anticipe et passe côté revers. Un mini-break peut en cacher un autre. 

—> 7

 

7

Un ace. Rien à faire sinon passer à autre chose. Il reprend confiance. On tourne. Un coup d’eau puis une mine : service gagnant, je suis aux fraises. Ce geste de jokari par lequel il me renvoie les balles de l’autre côté du court, je le connais par cœur, c’est un geste d’intimidation, un geste qui dit « j’attends, sers, j’attends, je n’attends que ça, que tu serves ». Je le connais par cœur. Je m’installe côté gauche, je ne pense plus qu’à ce geste au moment de frapper la balle. Aucune question à se poser. Je sers fort au corps, il ne se dégage pas. Les travées s’animent un peu. Mon nom, scandé, se perd en écho. Ce n’est pas mon nom qu’ils scandent. Ce n’est pas moi qu’ils veulent voir gagner : c’est eux. Ma victoire, ma défaite, mes joies, mes peines n’ont aucune valeur à leurs yeux. Pour eux, si je gagne, c’est une partie de ce qu’ils projettent d’eux en moi qui gagnera, pas moi. Et si je perds, cette même part projetée aura été jugée, meurtrie, foutue en l’air par le rouleau compresseur du réel, ils se sentiront nuls d’avoir eu faux, d’avoir choisi le mauvais cheval. Ma défaite aura la même valeur pour eux qu’une négociation salariale échouée ou qu’une mauvaise réponse au Trivial Pursuit : elle les remettra en cause pour des raisons mystérieuses. Machinalement, je suis en position. Je sers. Ma première revient. Elle est là. Au seul son de l’impact, je sais qu’elle est dedans, qu’elle claque, qu’elle touche la ligne. La suivre au filet, terminer le point. Reprendre le contrôle. À mi-chemin, je le vois arriver : le retour à l’envoyeur. Une frappe monumentale en revers, légèrement sortante, qui m’arrive dans les pieds. 

J’avance et joue une volée —> 8

Je m’arrête pour jouer une demi-volée
et installer l’échange —> 22

 

8

Volée amortie gagnante. Un peu de chance, beaucoup d’à-propos. En le voyant s’étendre façon homme élastique devant le filet sans parvenir à la toucher, je me suis souvenu qu’il n’était qu’un humain terriblement humain qui, comme tous les humains, se persuade de ses superpouvoirs, qui ne se résigne jamais à échouer, à ne pas pouvoir, à reconnaître qu’il est battu. En relevant la tête avant de la secouer, j’ai croisé son regard. Son regard ne disait pas « bien joué », il ne disait pas « tu vas voir ce que tu vas voir », son regard hurlait « c’est pas juste » comme si cette volée gagnante relevait de la triche, comme si je m’étais emparé de ce point qui lui appartenait. Ce regard m’a glacé. J’ai senti m’envahir les envies négatives, l’envie de l’humilier, l’envie de le rappeler à sa condition d’humain à peine plus souple que les autres, le désir de broyer en lui toutes les pensées magiques qui le portent au quotidien. J’ai chassé la pensée. Je me suis placé au retour. Il a servi fort au coup droit, j’ai renvoyé plein centre, long. Je n’ai pas eu le temps de le voir avancer à toutes jambes vers le filet. La balle lui arrive à hauteur d’épaule et il peut la claquer. Mais quelque chose en moi me dit qu’il veut me rendre la pareille, qu’il va chercher à son tour la volée amortie. J’anticipe. 

 

9

J’ai tout juste le temps d’arriver au filet pour glisser une contre-amortie croisée. Petit jeu au filet : mon coup droit s’en lasse et profite d’une balle courte pour terminer le point d’un passing long de ligne. Mini-break effacé, égalité. Cette fois-ci, il ne contient plus sa frustration. La bâche fait la connaissance musclée de sa raquette. Il jure en langue universelle : nous disons tous la même chose, la langue n’est qu’un véhicule pour exprimer sa haine intime. L’arbitre parle cette langue, manifestement. Warning. Sa tête devient bi-goût, vanille fraise, tout l’influx de sang au cerveau par l’air qu’il contient dans sa bouche de peur d’exploser totalement. Il dodeline de la tête. Point après point. Spectateur depuis la ligne de fond. Ne pas me laisser distraire. La raquette tourne. Je sens les aspérités du manche qui dessine des arabesques sur la corne de paume. C’est un schéma rassurant, connu. Toujours le même depuis que je joue. La raquette tourne, les mêmes aspérités. Je suis ici chez moi. Il rate sa première. Un tour de manège supplémentaire pour la raquette dans ma main. Je sais que c’est là le moment décisif, celui où tout peut basculer. Je sais qu’il va tenter quelque chose en seconde. Et je le connais suffisamment pour savoir qu’il risque de réussir ce qu’il va tenter. Il me sait plus fragile en revers. Il y a toutes les chances pour qu’il serve fort sur le revers. Mais ça ne lui a pas tellement réussi depuis le début du tie-break. 

J’anticipe côté revers —> 10

Je reste neutre, attends —> 23

 

10

Une Tauziat. Je lâche une Tauziat long de ligne. La balle vient mourir dans le coin droit, juste devant la ligne, comme une bille de billard qui foncerait tête baissée dans sa poche préférée sans effleurer les bords. Un missile intouchable, une trajectoire digne d’une programmation de la NASA. La balle, immaculée, n’a pas le temps de rebondir contre la bâche. Sa trajectoire est si parfaite qu’elle finit comme naturellement dans la main gauche d’un juge de ligne qui n’a pas même à ciller pour la récupérer. Balle de match. Balle de tournoi et la foule qui murmure. Mais je ne l’entends plus. Ce sont mes tempes, que j’entends, elles grondent, elles frappent. Mes tempes, rien que mes tempes. Agitées mais régulières, et l’afflux de sang gonfle et libère les veines qu’elles abritent au tempo de la balle que je fais rebondir. Un service. Un seul service et tout sera fini. Un service. J’ai si bien servi aujourd’hui, si bien. Ce n’est pas le moment de flancher.

Je tente l’ace extérieur —> 24

Je joue kické sur l’homme —> 11

 

11

Son revers croisé, légèrement bombé, un peu trop sécurisé, retombe juste derrière la ligne de couloir gauche avant de terminer sa course dans la main habile d’un ramasseur de balles. D’abord, je ne comprends pas. Mes jambes comprennent pour moi. Elles lâchent. Je m’effondre sur le sol. La foule se lève, m’acclame. Alors je me relève, comme par imitation. Moi, je ne suis plus seul puisque je suis champion, je suis moi et le court et la foule et même l’adversaire qui s’est dilué en moi. Je ne suis plus un champion, plus un compétiteur, plus même vraiment un sportif. Mon être, par la victoire, vire à l’immatériel, au total, se teinte d’immortalité. L’esprit, si longtemps laissé de côté, réduit à sa portion congrue pour qu’il n’interfère pas avec les automatismes, reprend tout son pouvoir et efface le corps. C’est l’esprit qui marche désormais vers le filet en général imperator quand le corps se contente de sacrifier aux convenances sociales. Le corps serre la main de l’adversaire, de l’arbitre. C’est là sa seule marge de manœuvre, désormais : ne pas surprendre, faire ce que l’on attend de lui. L’esprit, lui, est ailleurs, son nom déjà gravé sur une coupe centenaire, il sait qu’il ne mourra pas. Et quand le corps brandit la coupe devant la foule en liesse, c’est l’esprit qu’il brandit, soudain matérialisé dans un trophée en toc. C’est cela la victoire : la reconnaissance enfin affirmée du corps sur le cerveau pour le travail d’équipe qu’ils ont mené ensemble. L’accomplissement de cette dissociation rêvée ; une finalité religieuse. 

 

12

Pas de première et l’échange tourne en ma défaveur. Je chope pour gagner du temps, la balle fuse, le force à se désarticuler côté coup droit. Mais il gagne en longueur. Campé derrière la ligne, je cours et joue court, joue court et ne peux plus courir. J’ai visité le court, cuisine, chambre, mezzanine, merci mais non merci, je ne vais pas prendre l’appartement. Une dernière attaque du fond me déporte totalement côté coup droit. Plus rien à perdre : je tente le lob. Il recule. Recule encore. Laisse retomber la balle. Elle est pleine ligne, annoncée faute, overrulée. Il se dispute avec l’arbitre. Un lob parfait overrulé. C’est moi le lésé de l’affaire. En secouant la tête dans tous les sens, il se replace au retour. Je sers. Tout de suite il tente retour volée à la faveur d’un contre de revers profond. Acculé encore, je n’ai pas le choix, tenter le passing ou de nouveau le lob.

Lob —> 13

Passing —> 21

 

13

La balle en parabole, attirée par sa raquette, revient à la vitesse de la lumière, claquée devant la ligne de service à trois mètres de moi – autant dire en Chine. Rien à faire et je m’essouffle. Reprendre ses esprits, oublier le score. Je trottine jusqu’à la chaise, bois une gorgée d’eau, elle me déchire la gorge. Je regagne la ligne de service. Le tableau écoule ses secondes, il n’y en a plus que douze, il n’y en a plus que dix. Toujours pas de première. Je kicke la seconde au T, monte à la volée. Son retour est plongeant, au centre, et je ne peux que relever la balle en essayant de la maintenir courte. Il anticipe et passe côté revers. Mais sa balle accroche la bande.

—> 7

 

14

Je suis encore flottant. La balle n’est qu’un halo, une persistance rétinienne qui s’accroche sous la paupière quand on a fixé le soleil. Un ace. Je n’esquisse pas le moindre mouvement. Ce geste de jokari par lequel il me renvoie les balles de l’autre côté du court, je le connais par cœur, c’est un geste d’intimidation, un geste qui dit « j’attends, sers, j’attends, je n’attends que ça, que tu serves ». Je le connais par cœur. Un geste de match. Mes pensées se remettent en ordre de bataille. Je m’installe côté gauche, je ne pense plus qu’à ce geste au moment de frapper la balle. Aucune question à se poser. Je sers fort au corps, il se dégage et parviens à glisser un retour chopé difficile à manœuvre. L’échange s’installe. J’aurais pu le gagner, je le perds. Les travées s’animent un peu. Mon nom, scandé, se perd en écho. À moins que ce soit le sien ? Quoi qu’il en soit, ce n’est ni mon nom ni le sien qu’ils scandent. Ce n’est pas moi ou lui qu’ils veulent voir gagner : c’est eux. Ma victoire, ma défaite, mes joies, mes peines n’ont aucune valeur à leurs yeux. Pour eux, si je gagne, c’est une partie de ce qu’ils projettent d’eux en moi qui gagnera, pas moi. Et si je perds, cette même part projetée aura été jugée, meurtrie, foutue en l’air par le rouleau compresseur du réel, ils se sentiront nuls d’avoir eu faux, d’avoir choisi le mauvais cheval. Ma défaite aura la même valeur pour eux qu’une négociation salariale échouée ou qu’une mauvaise réponse au Trivial Pursuit : elle les remettra en cause pour des raisons mystérieuses. Machinalement, je suis en position. Je sers. Ma première revient. Elle est là. Au seul son de l’impact, je sais qu’elle est dedans, qu’elle claque, qu’elle touche la ligne. La suivre au filet, terminer le point. Reprendre le contrôle. À mi-chemin, je le vois arriver : le retour à l’envoyeur. Une frappe monumentale en revers, légèrement sortante, qui m’arrive dans les pieds. 

J’avance et joue une volée —> 8

Je m’arrête pour jouer une demi-volée
et installer l’échange —> 22

 

15

Quand il s’agit de conclure, mieux vaut passer sa première balle. C’est ce qu’a dû lui répéter son préparateur mental car son premier service est digne d’un 15/4 (c’est d’ailleurs sa vitesse si on enlève le slash). C’est comme ça, la main tremble un peu quand on a tout à perdre. Une toute petite balle au milieu du carré. Je me décale côté coup droit et décroise une prune. La main tremble beaucoup moins quand on est déjà enterré par le superviseur, dont le visage dépasse des coulisses tandis qu’il chuchote des instructions à propos du trophée. Marge de sécurité digne d’un ingénieur nucléaire. Il ne fait pas même semblant de réagir. Une balle de match sauvée. « Qu’avez-vous pensé quand il a fait ce retour gagnant sur votre première balle de match ? » Je l’imagine déjà en conférence de presse, sommé de s’expliquer sur son incapacité à conclure, sur son incapacité à gagner ces points-là. Déconfit. Ailleurs, coincé dans un passé immédiat, reproduisant inlassablement son geste de service pour faire mieux. Il mène 6/4 mais il n’a plus qu’un mini-break. Et il sait que tout se joue là. Il sait qu’un bon service mettra fin au calvaire. Il sait aussi que sur les deux balles de match restantes, seule l’issue de la première dépend uniquement de lui. Son jeu de contre est basé sur l’adaptation, mais à choisir, autant conserver toutes les cartes en mains. Combien de fois la balle a-t-elle rebondi ? Dix-huit, dix-neuf fois ? La voilà qui rejoint désormais la raquette. Il vise. Il arme. Il sert. 198 extérieur. Je coupe la trajectoire, renvoie fort au centre, me replace. Ne pas donner d’angle. Il partage mon intérêt pour ne pas donner d’angle. Un échange au centre. Le premier qui tente a perdu. Sixième frappe. Septième frappe. Il décentre légèrement côté revers et la balle atterrit un peu plus court qu’à l’accoutumée. Un tout petit peu plus court. Il faut saisir les occasions. Avancer dans la balle. Mais sa nervosité me fait fléchir. Peut-être est-il capable de faire la faute tout seul. 

Je joue fort en revers le long de la ligne —> 23

Je chope pour varier et le pousser à la faute —> 16 

 

16

Son revers croisé, légèrement bombé, retombe devant la ligne de couloir gauche avant de terminer sa course dans la main habile d’un ramasseur de balles. Il s’effondre sur le sol. La foule se lève, l’acclame. Moi, je ne suis plus rien. Je ne suis plus un champion, plus un compétiteur, plus même vraiment un sportif. Je suis un faire-valoir prodige, un passe-plat qui terminera honoré d’un plateau en argent, l’invité par erreur. Mon enveloppe n’est plus humaine, elle n’est qu’agglomérat de peau, de chair, d’os, de transpiration et de titanium, un alliage en vrac et sans raison d’être. La chose – moi – se dirige vers le filet. Comme un métronome, on sacrifie aux convenances sociales. On serrera la main, bien sûr, du gagnant et de l’arbitre. On serre la main, mais là encore le geste dissimule la mort des intentions, le vide intérieur. On consent, on subit. Et quand, coupe à la main, le voilà qui salue le stade debout pour l’acclamer, on n’a même plus de haine ou de jalousie : haine et jalousie sont des sentiments humains. Moi, j’ai perdu les sentiments. 

 

17

Le service le déporte largement côté coup droit. Du bout de la raquette, du cadre presque, il parvient à la renvoyer plein centre. Je monte. La balle agrippe la bande, hésite, meurt de mon côté. Glissade. D’un slice, je parviens à la remettre en jeu mais il est à l’affût et conclut d’un revers lifté qui me prend à contrepied. Mini-break d’entrée. Il serre le poing. Mini-break et il serre le poing. Pas même d’excuse pour la balle let. Attitude détestable. Ne pas me laisser trahir par mes émotions. Dans ma tête, une litanie : « lui planter un retour gagnant, lui planter un retour gagnant », ça martèle sur un air martial. Le punir. 

Où qu’il serve, je tente le retour gagnant —> 19

J’absorbe ma frustration et me reconcentre sur le jeu. —> 3 

 

18

Reprise d’appui orientée. La balle jaillit au-dessus de mon épaule, côté revers. J’ai à peine le temps de corriger ma course que je sens ma cheville tirailler. Je tente un retour bloqué mais la balle reste dans la raquette et finit sa course au milieu du filet. Clameurs vagues. Mes temps battent. Je caresse ma cheville : plus de peur que de mal. En claudiquant un peu, je reprends la serviette, m’éponge le front, me place derrière la ligne de fond de court, pas trop loin pour prendre le jeu à mon compte. Mon clan bat dans ses mains. On devine des voyelles : « a - e - i ». La balle s’élève, disparaît dans le halo d’un projecteur. Il claque un ace au T. 207 km/h. Déjà le voilà qui hurle sa satisfaction. De mon côté, un doute. Machinal vers le carré de service, je cherche la trace. La balle semblait agripper la ligne, mais je ne suis pas sûr, l’index tout prêt à pointer le plafond. Je jette un œil à l’arbitre de chaise qui a l’air sûr de lui. Il me reste deux challenges. Vraiment, je ne suis pas sûr.

Challenger —> 20

Ne pas challenger —> 12

 

19

La balle claque au corps et me prend à contrepied dans les deux sens à la fois. Stretching. Raquette en opposition, adieu l’académie, je donne ce que j’ai : rien. La balle dévie totalement et heurte la tête d’un ramasseur de balles. Sur le coup, je ne m’en rends pas compte et me contente d’extérioriser ma frustration dans une langue hermétique aux avertissements. L’autre en revanche n’en manque pas une. Il accourt au chevet du ramasseur de balles et le réconforte. Applaudissements nourris. Le temps que je les rejoigne, c’est trop tard. Le Joker et Batman : l’un attaque les enfants, l’autre soulage leurs peines. Le public a fait son choix. Abstraction. Je raccompagne le ramasseur au vestiaire, fait des petits sauts pour m’étirer et récupère deux balles. Le public continue d’acclamer l’adversaire. « S’il vous plaît, les joueurs sont prêts… » Lui s’en nourrit, de cette sève, encourage le public à donner de la voix. Petits sauts. Étirements. Il dépasse allègrement le temps de service, mais aux héros on pardonne tout. Sa première prend la bande et sort. La seconde m’arrive plein revers, je feinte le slice et glisse une amortie. Il est court, ne mène plus que d’un point. Le public me hue. Me concentrer sur mon service. Me concentrer, car c’est à moi de servir. Servir. Ils huent. Mes jambes flageolent.

Tenter l’ace —> 5

Engager l’échange —> 21

 

20

Sur injonction de l’arbitre, la caméra virtuelle plonge vers une ligne non moins virtuelle sur un écran tout aussi virtuel et, dans l’étonnement de la foule, la balle semble virtuellement bonne (elle accroche d’un nanomètre). Il mène 2/1 et, désormais, rien ne semble pouvoir l’atteindre puisque le grand chaos, le big bang et l’infiniment petit ont rejoint son box pour la journée. Mister moi n’a plus guère qu’un challenge qui remain. Toutes les préparations mentales sont impuissantes face à pareille chance. Derrière, ça déroule. Un rallye qui finit en court croisé miraculeux et un lob de défense qui accroche la ligne. Qui invoquer ? Si la religion nous a appris un truc, c’est bien à continuer de croire quand tout porte à douter. De dépit, je challenge à nouveau ce lob bien trop parfait, cette portion de sinusoïde dont le mouvement insolent a figé mon rythme cardiaque en ligne droite. Les mains sur les hanches, il fixe l’écran. La balle s’approche, s’approche et sort d’un micromètre, preuve si vous en doutiez qu’en matière de chance on reçoit les mêmes cartes. J’exprime ma joie un peu trop bruyamment – il n’y a pas de petit profit. 

—> 7

 

21

La frappe est pure, à plat, décochée en bout de course. Elle semble se diriger tout droit vers le carrefour des lignes. Sans doute a-t-il un doute : à la volée, il se déploie un peu tard, il se montre un peu lourd, il ne peut que l’effleurer, la déportant de quelques centimètres dans le couloir. Aurait-elle été bonne ? Je mène. Je serre le poing. Mais quelque chose s’est vidé en moi, détaché, je flotte. Ça pourrait être la zone, ce n’est pas la zone, c’est autre chose. Tout à coup, me voilà spectateur de moi-même. Les gestes habituels se dessinent, mais je n’y suis plus. Qui sert ? Je ne sais plus. Les points se mélangent. Le score aussi. Qui fait quoi ? Presque une ubiquité : je suis là, je joue au tennis, mais je suis en même temps de l’autre côté du court, en même temps dans mon box, en même temps en tribunes. Tout tourne. Je frappe, je joue, hypoglycémie du jeu, tout est pauvre, quelque chose manque. L’impression de m’être levé trop vite. Je le vois qui s’avance vers moi. Que se passe-t-il ? Je relève la tête, regarde le tableau : 3/3, on tourne. Tout simplement, on tourne. 

—> 14

 

22

Les genoux très bas, je donne de l’allonge. La balle, recouverte, atterrit dans une zone qui le gêne, plein centre, sans angle. J’ai le temps de me positionner à la volée, de faire ma reprise d’appui car lui n’a pas vraiment le temps de fixer. Prêt à bondir, claquer, smasher s’il le faut. En coup droit, il glisse un chop à la Santoro très bas, très court, qui m’oblige à jouer une volée en dessous du filet. Je cherche le rétro mais la balle s’élève, lente. Face à face, désormais : je vois les gouttes ruisseler sur son visage, je vois ses yeux hagards qui fixent la balle, essaient de me dissoudre pour ne plus voir que le court et les zones grandes ouvertes. Un message en anglais me revient en mémoire, écrit en rouge sur blanc dans quelque parc national américain, un message pour la forme : s’il arrive au visiteur de croiser un ours, les rangers conseillent de se montrer plus grand qu’on ne l’est, de déployer ses muscles, d’élever les bras, de paraître imposant à défaut de l’être vraiment. À un mètre l’un de l’autre et lui la balle de balle de match dans sa raquette, qu’il peut expédier où il veut. Un ours. Alors je me déploie, j’enfle. Mais contrairement à l’ours, ce n’est pas moi qui l’intéresse mais l’endroit où placer la balle. Il ne prend pas de risque, mais il n’en a pas besoin : je dégonfle en voyant son passing de coup droit croisé retomber quelque part dans le no man’s land qui sépare la ligne du carré de service de celle du fond du court. Trois balles de matchs pour lui. Les deux premières sur son service. Pendant cinq sets, il n’a eu de cesse de servir sur mon revers. Mais à quoi servent les statistiques quand on risque de perdre un match ?

J’anticipe un gros service côté revers —> 16

Il va assurer avec une première-seconde —> 15

 

23

L’attaque prend la ligne, nous laissant tous les deux bouche bée. La peur se libère de part et d’autre du filet. L’angoisse d’un match qui ne finit pas. La défaite plutôt que l’angoisse. Nos corps réclament ce que nos cerveaux se refusent à accepter. 6/5. Il mène aux points. D’un point il mène, c’est tout. Dans ma tête je calcule à la louche. Combien de points ai-je gagné, déjà ? 140 ? 150 ? 1/150e d’effort, voilà ce qu’il me faut faire pour le priver de victoire. Les applaudissements emportent tout. J’ignore s’ils retentissent dans le stade ou si le stade s’est tu, si tout n’est pas qu’une simple projection de moi pour moi, si mes canaux auditifs ne créent pas d’eux-mêmes un bruit de fond pour couvrir les mauvaises pensées, repousser la paralysie. Mes jambes ne répondent plus, devenues autonomes, elles ne prennent plus leurs ordres auprès de mon cerveau. Robotique. Lui est à l’affût. À présent, le momentum est mien et la peur s’est retournée. Si je perds le point, à quoi bon avoir gagné les deux précédents ? Tout ça pour ça. Il sait, il connaît ça. Il est déjà dans le point : rater deux balles de match, on l’oublie en gagnant la troisième. En sauver deux pour s’effondrer ensuite, c’est autrement plus cruel. Pour la première fois de ma carrière, l’arbitre m’avertit pour dépassement de temps. Tout ça n’a aucune importance. Je sens mon bras tout drôle au moment de lâcher la balle à hauteur de mon épaule, l’envoyer visiter les espaces célestes. Elle grimpe plus qu’elle ne vole, saccadée, ralentie, et sa chute n’a pas le temps de s’initier car déjà mon bras droit se déclenche et vise le T. Ma seule marge de manœuvre : décider de la puissance. Servir fort, au risque de me faire contrer. Varier en espérant le surprendre.

Je sers fort —> 24

Je varie —> 16

 

24

Une simple erreur de jugement et tout peut basculer. Nous voilà revenus à égalité à la faveur d’une faute grossière sur le deuxième coup. L’air conquérant, il tourne. À mon tour d’envoyer les balles promener de l’autre côté. Doucement, lentement, je contourne le filet, m’éponge le visage, bois une gorgée d’eau. Au filet, nous nous frôlons. Égalité parfaite. Sans doute le tout dernier moment où nous vivrons l’égalité parfaite. Des « let’s go », des « allez », des « come on » du public. Si les spectateurs n’étaient pas là, nous les remplacerions par nos voix intérieures. Au retour, il s’est avancé sur sa ligne, décidé à bondir pour me prendre de vitesse. Est-ce que ça m’impressionne ? Ma première sort d’un cheveu. Quelques spectateurs ont cru à l’ace. Ils déchantent. Lui ne bouge pas de sa ligne. Pas d’un chouïa, d’une once. Mais lorsque je déclenche ma routine au service, je le vois qui s’avance encore d’un pas ou deux. D’ailleurs, je ne le vois pas, je le devine plutôt, à moins que je ne le sente parce que son odeur s’est rapprochée de moi d’un bon mètre. Alors je force. Alors je rate. Ma première double faute du match lui offre une chance de l’emporter. Surprise du public, cris étouffés. Mon entraîneur se cache les yeux. Il ne sait pas que je l’ai vu, mais je l’ai vu. Tout à coup, tout s’arrête, plus un souffle. Le silence est palpable, il se répand en écho. Il sert pour le match. Il sert. Sa première fuse sur mon revers ; je bloque. La balle revient au centre, légèrement sur son revers. Avec application, il fixe et il déclenche. 

—> 16

 

Publié dans COURTS n° 9, automne 2020

Planet Venus

© Ray Giubilo

Fame can be so fleeting for some. One minute you are being talked about as a world beater with the results to prove it and then tragically, in what may seem like the blink of an eye, it is all taken away from you. It was more than likely beyond one’s control and you sit and wonder, you think about it, you question “why me?”. 

It is not fair especially when you have put the work in, made sacrifices in chasing a dream, but then it caves in before time-and worst of all not on your terms. 

Tracy Austin was in that situation and her career was sadly cut short. If Chris Evert, whom Tracy looked up to, was the queen of the courts, then Miss Austin was the princess-in-waiting. She captured the nation’s attention and it even went all the way to the White House. How many teenagers would be getting phone calls from the President? She did so during the 1977 US Open when it was played at Forest Hills.

That year was Austin’s first US Open and she played with an element of deception, but it was not in a callous manner. Here was this girl with two long pigtails, braces on her teeth and a homemade pinafore dress and beneath it all there was a competitive fierceness. 

She emulated her idol Evert in the early days, right down to wanting to play with a Wilson racket. Her mind on court was near invincible and she just loved being on a court. She wanted to dissect every angle, every move. 

“To me tennis is like a chess game every single time you go out on court,” she said. “How do I crack this nut on court? How do I beat this person on a given day? To this day that’s what intrigues and interests me and makes me love the game of tennis.” 

The girl who was about to set the world on fire had played tennis in some form all her life. It was a huge part of life for Austin and her siblings (one sister and three brothers) all of whom played, so it seemed inevitable that she too would have an affinity with her racket. 

Perhaps it was even destiny that she would win. She snapped Evert’s US Open Championship streak at four (which is impressive enough) but it was the way in which she did it that stands out. 

In 1979, she was seeded three behind Chis Evert and Martina Navratilova, and no longer was the wide-eyed girl-she had her grounding and her expectations were different. She had really developed into a force. 

Austin was not totally infallible in that championship run. Facing a fellow teenager, Kathy Jordan, (aged 19) in the round of 16, she faced match points against her in the decider, before coming back to win.

The public’s imagination was caught and her semi-
final match with Navratilova was shifted from the Friday to the Saturday so that the match could be televised, and Austin took to the practice court to be ready. 

© Ray Giubilo

“When I was a little girl, I remember meeting Billie Jean King at our club when she was shooting a Wilson commercial. I was told she was #1 in the world. I couldn’t believe anyone could be #1 in the world at something. I decided I wanted to try to be the best too!”

 

In fact by all accounts, she started quite timidly throwing in a double fault at the start and watching blistering returns whistling back with a vengeance. But her court smarts came into play, and she almost relished having to fight from points behind throughout the match. Navratilova had chances, many of them, and each time Austin outmanoeuvred her. Austin beat Navratilova 7-5 7-5-not a rout but a measured battle of nerves. 

In the final, Evert tried everything she could to put the heiress-apparent away. Mistakes crept into the usual ice-cool game of the champion, missing easy shots, giving up commanding leads in the game. All Austin had to do was remain steady–and she did. Steady as a rock. The mental toughness she exhibited in outwitting Navratilova was laid out for all to see when she ascended the throne as the then youngest winner of the US Open at 16 years and nine months. 

Her family celebrated by driving her brother to the airport to catch a plane to get to law school–and having a McDonald’s drive-through! 

The future looked so rosy for this all-American prodigy who was challenging the status quo. However, we will always be left wondering what might have been. 

It wasn’t long after this that the first signs of injury concern began to surface. Austin started having back problems and early in the new decade she was taking time off to rest and recover. For five months in 1981 she did not play but she went into the US Open that year again seeded three. She got herself to the final, and across the net was Martina Navratilova. 

It was probably the greatest mental match she ever played. It was a horrid day with gusty winds. Austin said: “It wasn’t a pretty day, but I was so excited to be there.”

Austin had won a second US Open 1-6, 7-6, 7-6. While the teenager rejoiced, Navratilova’s emotions enveloped her at the presentation-her breaking down is one of the US Open’s most iconic images. 

There were other victories and the world No.1 ranking but by 1983 back injuries and recurring sciatica then began to impair her effectiveness and side-lined her for long stretches, and by the end of 1983 she barely played. She tried a comeback but in 1989 a near fatal motor vehicle accident pretty much ended hopes of a return.

In 1992 she became the youngest person to be inducted into the International Tennis Hall of Fame and in more recent years Tracy Austin has found a tremendous role as a tennis commentator and still crucially breaks down matches as if they are chess games. 

Hair Today, Gone Tomorrow

© Ray Giubilo

It’s not the sort of thing that’s supposed to be discussed. Just about everybody notices it, but nobody talks about it. Leg hair? On male tennis players? Just because tennis shorts, unlike other sports uniforms, make it—or its absence—plain to see, who really cares?

Oh, people talk about the hair on their heads until the cows come home. As a nearly bald man, I remember my ex-son-in-law boasting, in baby talk, to my daughter, “I promise you, sweetie, I will never ever go bald” as if my shiny pate was a crime to be avoided at all costs; head hair allows a free pass on what it is okay to say. A friend of my mother’s coyly remarked of my two beautiful daughters, “How interesting that they have decided to be blond,” so that in one sentence she was saying a.) that she knew their hair was dyed; b.) that they were different in style from my wife; and c.) that she respected them for their sheer joy in being glamorous women. People feel allowed to comment on your frizzy hair, your prematurely gray hair, your change of coif. And, if you are bald and perfectly okay with it, you can count on one advertisement after another targeting you as if that lack of hair is something you should do you utmost to avoid or mask. While in some cultures baldness is considered a sign of virility, in others it gets treated as a failure and a reason for shame. The ads tell you to fight against your unfortunate state and to try procedures and salves and treatments and cures at untold cost; above all, don’t be happy with matters over which you have no choice. 

But people do not discuss men’s leg hair or lack thereof. Female leg hair, yes: as something to be discouraged with a depilatory or shaved with a sleek razor—or to be preserved and even flaunted as a political statement. Yet what man can honestly say that he is unaware of his own leg hair or lack thereof? On the other hand, it is a conversational no-go.

I am violating the rules of decorum with the question asked by this article. When did male tennis players begin to shave their legs. And why? 

First, it’s a generational thing. Older men—say, over the age of fifty—are very unlikely to shave, or consider shaving, our legs. It is simply not done. We shave our faces. Period. To shave elsewhere is like buttoning the bottom button of your waistcoat or putting an actual shiny coin in the slot of your penny loafers. These are crimes against the few rules of civilization that remain to us. We don’t talk about the sartorial guidelines; we simply know them. 

In America, beyond the “don’ts,” there are the “do’s,” of racket sport fashion. Make sure your white polo shirts, like the original Lacostes, have tails that are longer than their fronts. Consider wearing your old Shetland sweater inside out so that the Brooks Brothers label is facing outwards; in the 1960s, I saw one of those aristocratic preppies with a last name as a first name (aka Whitney Griswold and Kingman Brewster, two Yale presidents who proved how much better your chances were of ascent than if you were an ordinary John or Robert) playing paddle tennis on a crisp winter day with a yellow cable stitch sweater worn in aforementioned manner, and I still consider it the height of cool. Cultivate holes and tears in the faded Levi’s you wear home after the game. And do not appear even to be aware of any hair that grows on your legs—even if it sprouts through the missing fabric in your jeans.

For that matter, pretend not to be conscious of most anything having to do with your appearance; just enjoy being your natural self. My generation has a lot invested in giving the impression that there are more important things to do than pay attention to anything superficial.

So when in the history of sports, and tennis in particular, did men start acknowledging leg hair by shaving it? Did boxers in the 1920s do the same? Gladiators in ancient Rome? Is there an aerodynamic swiftness and greater agility that comes if you are not held back by a short furry cover on your legs? Does anyone think men look better with hairless legs? What is the reason for which so many of the current generation of male tennis champions remove their leg hair and then keep their legs silky smooth?

© Ray Giubilo

Before the trend hit tennis, male cyclists and swimmers routinely removed their leg hair. Whether by waxing, shaving, or some other method, Lance Armstrong and Michael Phelps were among those whose smooth limbs were observed. Magazines on cycling are replete with articles on many aspects of the subject. You can read all about it. To use a razor or a depilatory? Who does and who doesn’t? But in bicycling, there are understandable reasons; the lack of leg hair reduces aerodynamic drag—drag being a force acting in the reverse direction from a movement forwards. Hydrodynamic drag occurs in water; aerodynamic drag in air. Studies were done with cycling, and it was found that smooth as opposed to hairy legs resulted in a gain of between fifty and eighty seconds per hour in a forty kilometer race—a significant amount in a competitive event. (As slight a variable as seven seconds has meant the difference between winning a bike race and coming in second.) And because the drag in water is greater than in air, the removal of body hair in swimming matters even more, as do the requisite swim caps. 

Other reasons have been posited—I am by no means the first person to discuss this—for why athletes in every sport (Cristiano Ronaldo and David Beckham being cases in point) keep their legs hairless. Wounds get clogged by hair—who has not had to deal with little bits of hair stuck in the clotted blood of a scraped knee?—and are easier to clean and keep disinfected if there is no hair to begin with. You don’t have to endure the pain of pulling hair when removing a bandage. It is also said that deep tissue massages are more effective if there is no hair interfering. (The jury is out on this one; I would like to hear what massage therapists say.) 

There are other theories. Some say it is easier to flaunt your tattoos on smooth skin (and, one presumes, easier to get them initially.) Others will say that smooth legs look better (to each his own) or feel better. Well, it’s true that shaving your face or getting a haircut—and, above all, getting rid of the hair that grows so quickly and uselessly on the back of your neck—can make you feel better, so only those who have tried it can know for sure.

Male leg shaving was more of an open subject for discussion in ancient civilizations among philosophers and poets than in modern times; in fact, it was a popular topic. Herodotus, the great Egyptian historian who lived in the fifth century BCE, informs us that it was a common practice for Egyptians in that era to shave their bodies all over on alternate days. They used razors crafted in bronze, pumice stones, and special depilatory creams, and no one was exempt, regardless of age or gender. But a very different attitude prevailed in the Roman Empire in its period of glory. Seneca the Younger, who lived from 4 BCE to 65 CE and whose philosophy was read far and wide, saw the issue in relation to social class: “One is, I believe, as faulty as the other: the one class are unreasonably elaborate, the other are unreasonably negligent; the former depilate the leg, the latter not even the armpit.” In modern lingo, this translates to the advice to shave your armpits but leave your legs untouched. The poet Ovid (43 BCE to 17/18 CE) was specific in his advice: “Don’t rub your legs smooth with the tight-scraping pumice stone.” Ovid elaborated on the matter in The Art of Love. There he said that the curling of the hair on one’s head and the use of hairpins were the domain of woman and denoted effeminacy in men. “Men seeking women” should not “indulge in excessive grooming” or devote “any attention to self-presentation beyond basic hygiene;” specifically, they should not shave their legs. His council is for men to “make themselves attractive to women by ensuring that: their hair and beards should be trimmed by an experienced barber, their body should be bronzed from working out on the Campus Martius, their shoes should be the right size rather than too big, their toga should fit well and not be stained, their fingernails should be clean and not too long, hair should not protrude from their nostrils, teeth need to be free of plaque, their breath should not smell, and their armpits should not smell like those of a goat.” However one feels about male leg shaving, most people would be in agreement about the latter bits.

The poet Marcus Valerius Martialis, (born between 38 and 41 AD, died between 102 and 104,) known as Martial, whose twelve books of Epigrams held great sway, went even further in the view that male leg shaving was effeminate. Deriding in its entirety the notion that men should shave anywhere other than their faces, he assumed that if you shaved your legs you shaved everywhere. His views on what that signified were absolute in a sarcastic diatribe addressed to a friend: “Your chest, your legs, your arms—you pluck them. You’ve a ring of stubble round the base of your cock (which you shave). You do it for your girlfriend…; we all know. So, who are you waxing your crack for?”

From here the discussion flies in many directions. Mark Simpson, the journalist who coined the term “metrosexual” in an essay in The Independent of London in 1994, coined leg-shaving as being one of the preferences of “the spornosexual; a group of men who strive to look like sportsmen or porn stars.”

So where are we? Which male tennis players shave their legs? you ask. Given the close-ups of players afforded by television cameras, it is not that hard to tell—if you are willing to notice. That it is something no one used to do and lots of players now do is also knowable if you compare images of players two decades ago when they were hirsute and now when they are silky smooth—if you are willing to notice. André Agassi started shaving his legs when he shaved his head—if you are willing to notice. 

And then, depending on how far you decide to push the matter, accept the statement on the internet that “Rafael Nadal uses a machete and badger hair brush to shave his legs.” Regardless, isn’t it plausible, as is also claimed, that Rafa is better off with shaved knees since he bandages them regularly?

All that is certain is that even if you say that you don’t give a hoot and have no interest in such a thing, if you have made it this far in reading the text, what does it tell you? 

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Daniil Medvedev, la diagonale du fou :

du niveau Challenger début 2018, à presque 22 ans, au sacre de l’US Open 2021

 

Daniil Medvedev, roi de l'US Open 2021, © Ray Giubilo

En janvier 2018, à Playford en Australie, Daniil Medvedev joue son dernier tournoi Challenger, un mois avant de monter sur ses 22 balais. Un peu plus de trois saisons et demie plus tard, le voilà vainqueur de l’US Open et numéro 2 mondial. Un parcours inattendu tracé grâce à des transformations mentale, physique et tactique accompagnées, notamment, par Gilles Cervara.

Rectangle au sein duquel sont dessinés des cercles, la géométrie d’une plaque de cuisson n’a pas grand-chose à voir avec celle d’un terrain de tennis. Elle est, à la rigueur, bien plus proche d’un tracé de hockey sur glace. Pourtant, le court a un point commun avec cet appareil chauffant. Dès qu’on y pose le pied, il est capable de faire fumer les émotions des cocottes-minute les plus résistantes. Certains joueurs – aussi bien amateurs que professionnels – adorables au quotidien y voient leurs bouches se transformer en soupapes prêtes à cracher leurs furies pour évacuer la pression. « Je ne sais pas si je suis une gentille ou une bonne personne, mais dans la vie je suis très calme, explique Daniil Medvedev en conférence de presse de l’US Open après sa qualification pour la finale en 2019. En dehors du court, pour m’énerver, il faut vraiment faire quelque chose qui me rend dingue tout au long d’une semaine, comme venir frapper à ma porte d’hôtel tous les jours à 6 h du matin. En fait, je ne sais vraiment pas pourquoi tous mes démons ressurgissent quand je joue au tennis. »

Amis, Daniil Medvedev et Andrey Rublev se connaissent depuis l’époque des billes et culottes courtes. Tous deux Moscovites, le premier étant né en 1997, le second l’année suivante, ils grandissent en s’affrontant. Ils n’ont que 6 et 7 ans quand il se font face en tournoi pour la première fois. Alors hauts comme trois pommes, ils en font voir des vertes et des pas mûres à chacun de leurs duels. « Daniil jetait sa raquette, mais sans pleurer ou pleurnicher, raconte le plus jeune des deux lors d’un entretien accordé à Sports.ru. Au lieu de ça, il pouvait crier sur tout et tout le monde, y compris les arbitres. Il était fou à ce point. Il n’hésitait pas à dire à l’arbitre ce qu’il pensait de lui. Si quelqu’un passait simplement par-là, aux abords du court, il était capable de lui dire d’aller se faire voir. » S’il l’a joue Judas en balançant son compère, Rublev se crucifie également. « Moi, en plus de balancer aussi ma raquette, je chouinais et pleurais, ajoute-t-il. Il m’est aussi arrivé d’attraper une poignée de terre battue et de la manger. » Après avoir pleuré comme une madeleine, rien de tel qu’un bon sablé pour se remonter le moral.

En grandissant, la fameuse « gestion des émotions » est restée source de difficulté pour le surnommé « Danya ». Fréquemment, au détour de questions posées par les journalistes, le Russe se décrit comme « complètement fou » en se remémorant ses jeunes années. « Quand j’étais junior, j’avais beaucoup de problèmes avec mon attitude, a-t-il précisé, toujours à New York. Je n’allais pas jusqu’à me faire disqualifier, mais je prenais facilement des points et jeux de pénalité. Quand j’avais 14 ans, 16 ans, je pouvais m’embrouiller avec les entraîneurs de mes adversaires pendant les matchs, simplement parce que je pensais qu’ils applaudissaient mes doubles fautes ou autre. Je hurlais sur eux, ils hurlaient sur moi en retour et beaucoup disaient alors : “OK… Ce gars est complètement taré ! Il ne deviendra jamais un bon joueur de tennis.” » Quelques années plus tard, en 2017, « Daniil le fou », 21 ans, débarque à Wimbledon dans la peau du 49e joueur mondial. D’entrée, il s’offre le premier top 20 de sa carrière. Pas n’importe lequel. Stan Wawrinka, 3e du classement ATP. 

Puis, au deuxième tour, les vieux démons reviennent danser sous son crâne. Jusqu’à faire chauffer la piste de danse au point d’entraîner Medvedev vers l’enfer de ses propres affres. Sur les nerfs, battu 6/4 6/2 3/6 2/6 6/3 par Ruben Bemelmans malgré un break d’avance dans l’ultime manche, il dépasse un tantinet les bornes. Après avoir serré la pogne du Belge, il se dirige vers son sac et en sort un porte-monnaie. Sans mot dire, frustré par plusieurs décisions au cours de la rencontre, il jette des piécettes au pied de de la chaise d’arbitre sur laquelle est encore perchée Mariana Alves. « C’était stupide de faire ça, regrette-t-il ensuite en conférence de presse. J’étais frustré, et je ne voulais pas dire qu’elle était corrompue ou quoi que ce soit. Certes, pendant le match, j’ai eu l’impression que les décisions n’étaient pas en ma faveur (il a même demandé un changement d’arbitre, requête évidemment refusée par le superviseur). Mais ce n’est pas une raison. Les arbitres sont humains, ils peuvent se tromper. Moi aussi, en tant que joueur, je fais des erreurs. La seule chose à faire maintenant est de demander à ce qu’on veuille bien m’excuser pour mon comportement. » Ce geste lui vaut finalement une amende de 12 700 € sur ses gains de près de 65 000 €. 

Mais ce n’est pas au compte en banque que ce genre d’attitude lui fait le plus mal. La déception à son propre égard lui secoue les méninges et lui tord les boyaux. On l’imagine aisément ressasser la scène, front contre le mur, au cours d’une douche interminable après la partie. Parce que le bougre s’en veut, et ne se comprend pas. Comme s’il était étranger à lui-même. « À chaque fois que je me conduisais mal sur le court, je me posais seul avec moi-même (après le match), confie-t-il, toujours à Flushing Meadows en 2019. Je me disais : “Je ne suis pas comme ça dans la vie ‘normale’. Je n’ai pas envie de faire des choses de ce genre.” Donc j’ai beaucoup travaillé, dur, là-dessus et j’ai fait de gros progrès. Même si parfois je dérape encore un peu (sourire). » Sans ça, jamais il ne serait devenu, le 15 mars 2021, le premier joueur non membre du quatuor Nadal, Federer, Djokovic, Murray à intégrer le top 2 depuis le 25 juillet 2005. Une progression qu’il doit, entre autres, à son coach.

Gilles Cervara, une rencontre déterminante

À partir de 2014, Daniil Medvedev fréquente l’Elite Tennis Center de Cannes, fondée par Jean-René Lisnard et Gilles Cervara. « Il est arrivé au moment des vacances de Pâques, je crois, pour faire un essai, et c’est moi qui l’ai accueilli, j’ai fait son premier entraînement, nous détaille Gilles Cervara. Je ne le connaissais pas du tout, je n’en avais jamais entendu parler. Dans le club house, j’ai dû passer devant lui une ou deux fois sans savoir que c’était lui, parce que c’était un grand adolescent qui ne ressemblait pas du tout à un joueur de tennis. Je me souviens qu’il m’avait parlé de son coup droit, en me disant que c’était un peu difficile au retour quand il ne s’attendait pas à ce que ça arrive sur ce coup, qu’il avait du mal à s’organiser. » Dans les années qui suivent, le duo se forme au fil du temps passé à l’entraînement et sur différentes compétitions, alors que le coach français s’occupe de plusieurs joueurs à cette époque.

« En général, on faisait un ou deux tournois ensemble, poursuit-il. Quand on se quittait, j’avais le sentiment, et je pense qu’il était partagé par Daniil, d’avoir bien bossé, dans une bonne atmosphère, avec un certain bien-être. A chaque au revoir, on se disait que c’était cool d’avoir passé ce temps l’un avec l’autre. » Résultat, les deux hommes se mettent  à travailler pleinement ensemble dans la foulée de l’US Open 2017. Quelques semaines après les montagnes russes de Wimbledon. « Sa victoire contre un joueur de très haut niveau comme Wawrinka signifiait quelque chose, explique Gilles Cervara pour le site de l’ATP en 2020. Mais je voyais que sa préparation manquait de cohérence. C’est ce dont on a discuté quand il m’a demandé d’être son entraîneur à temps plein. J’avais une vision claire sur ce qu’il avait besoin d’améliorer jour après jour, et j’ai construit une équipe autour de lui pour y parvenir. » Parmi celle-ci : Francisca Dauzet. Accompagnatrice professionnelle de la performance, comme elle aime qu’on la définisse.

 

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Si Gilles Cervara permet à Daniil Medvedev de progresser mentalement en lui relatant ses propres « dérapages » sur le court, Francisca Dauzet est d’une aide au moins aussi précieuse. « Elle m’a beaucoup aidé à comprendre comment je suis en tant que personne et ce que je dois faire sur le court pour être meilleur, rapporte  le natif de Moscou lors du Masters 1000 de Shanghaï en 2019. Avant, j’avais déjà des bons coups, mais je ne savais pas comment faire les bons choix aux bons moments. Dans l’équipe dont je suis entouré, tout le monde m’a aidé à comprendre ce que je devais faire dans le tennis. Autant sur l’aspect mental que physique. » Le 11 février 2014, jour de ses 18 ans, Daniil ne compte aucun point ATP. Que tchi. Il entre dans le top 500 à 19 printemps, avant d’intégrer le clan des 100 meilleurs joueurs du monde en novembre 2016, quelques semaines avant son passage à la vingtaine. Une éclosion, plus tardive que certains prodiges, qu’il doit à une prise de conscience.

« Quand j’avais 18 ans, je sortais un peu, relate-t-il en février 2020 dans le podcast Échange d’Eurosport. Tu es jeune, tu te dis : “OK, si je sors une fois par semaine, ça ne va pas changer grand-chose à mes résultats.” Mais, à un moment de ma vie, j’ai décidé que je voulais voir jusqu’où je pouvais vraiment aller. J’ai commencé à mieux manger, à me coucher plus tôt, à ne pas perdre d’énergie bêtement pendant un tournoi. Je suis vraiment devenu, entre guillemets, très, très ‘propre.’ Ça m’a beaucoup aidé. C’est l’une des décisions les plus importantes de ma vie. C’est une routine, un professionnalisme que j’ai décidé de mettre en place. Si je perds ça, je sens tout de suite que je suis un peu moins stable. » Moins gourmand au moment de passer à table, le Russe se met à déchaîner son appétit sur le court. Engloutissant les trophées comme le ferait un champion de concours du plus gros mangeur de hot-dogs, il se mue en ogre du circuit. Grâce, d’abord, à un échec au premier tour du Challenger de Playford pour lancer l’année 2018.

« Je me souviens très bien de ce match, nous répond Gilles Cervara. Il était tête de série numéro 1 et il perd (5/7 6/4 6/4 contre (Marinko) Matosevic, ancien top 100 (39e mondial en 2013) après avoir mené d’un set et un break (7/5 4/1). Il n’a pas eu une bonne attitude et s’est pourri la vie avec ça en se focalisant sur de mauvaises choses. Je n’ai pas eu de discussion avec lui juste après le match, je l’ai un peu laissé mariner avec ça et j’avais besoin moi aussi de sentir ce que j’avais à lui dire. Le lendemain, je lui ai expliqué ce qui m’avait marqué : je n’avais pas senti le feu en lui, comme s’il n’avait pas eu d’âme. Le mot “feu” avait ensuite été le leitmotiv de la tournée australienne. » Dix jours plus tard, à Sydney, en sortant des qualifications, Daniil Medvedev, 84e mondial, soulève son premier trophée sur le circuit principal. En se lançant plus solidement sur la voie de son identité de jeu. Celle d’une future locomotive du tennis capable de s’aiguiller vers de nombreuses tactiques pour faire dérailler ses adversaires.

Le junior qui tapait comme un sourd a recouvré l’ouïe

Plus jeune, il était habitué à « taper sur tout ce qui bouge », comme il le répète souvent. « Quand j’étais junior, mon coach de l’époque m’a dit que les professionnels ne frappaient pas plus fort que moi, raconte-t-il en conférence de presse à Miami en 2021. Quand vous êtes jeune, vous pensez devoir taper aussi fort que possible pour rivaliser. Parce que vous croyez que les pros vont cogner plus que vous. Mais ce n’est pas le cas, et ce n’est pas ce qui compte. Ce sont plein d’autres détails qui font la différence : tactique, stratégie, savoir choisir le bon coup au bon moment, ne pas craquer sous la pression. Rien que par rapport à 2018, je suis beaucoup plus mature dans mon tennis. » Habitué à cogner comme un sourd, il affine son ouïe dès le début de l’année sus-citée. Parmi les premières pierres, précieuses, servant à bâtir le mur Medvedev aux multiples stratagèmes, une nouvelle discussion avec Gilles Cervara lors de la tournée australienne. 

« Je ne l’avais jamais vraiment vu jouer en frappant tout, comme d’autres joueurs et lui-même me l’ont rapporté par la suite, se rappelle l’entraîneur. A New York (pendant l’US Open 2021), Wilander m’a dit que Daniil avait un peu le jeu de (Miroslav) Mecir. C’est exactement ça : tout en douceur et en placement. C’est ce qui m’avait marqué. Et pendant le tournoi de Sydney (en 2018), j’ai vu qu’il était aussi capable d’envoyer de gros coups. C’est à ce moment que j’ai eu une vision de l’assemblage de tous ces jeux. J’en ai parlé avec Daniil pour savoir s’il était d’accord avec moi, et c’était le cas. Ça m’a permis de constituer la construction de son identité et de ses différents jeux. » Dans les mois qui suivent, il remporte deux nouveaux titres – un deuxième ATP 250 à Winston Salem, puis son premier ATP 500 à Tokyo – et termine la saison au sein du top 20. Dès l’année suivante, il déboussole définitivement les observateurs les mieux aiguillés du tennis.

Daniil Medvedev, après la finale de l'US Open 2019, © Ray Giubilo

Personne, pas même lui, ne s’attendait à le voir enchaîner six finales consécutives entre juillet et octobre 2019. Une série royale couronnée, entre autres, de deux Masters 1000 – Cincinnati, Shanghai – et d’une finale épique perdue 7/5 6/3 5/7 4/6 6/4 en 4 h 51 face à Rafael Nadal à l’US Open. Bien que mené de deux manches et un break, il pousse le duel au cinquième round en démontrant d’incroyables qualités mentales, physiques mais aussi tactiques. Loin du junior envoyant des pions à tout-va, « Daniil le fou » s’avance désormais sur l’échiquier en roi de la stratégie. Un seul but : jouer de mauvais tours aux adversaires pour tenter de faire cavalier seul. S’il base ses forces sur un service létale et une couverture de terrain presque inhumaine lui donnant, du haut de son mètre quatre-vingt-dix-huit, des allures de poulpe géant dont les tentacules ratissent les moindres recoins du court, il est prêt à envisager tous les changements tactiques pour gagner. 

Certains joueurs n’ont qu’un plan A, lui veut avoir toutes les lettres de l’alphabet. « C’est vrai (je peux jouer différents types de tennis), répond-il en conférence de presse de l’Open d’Australie 2021. Parfois, je sens que je ne peux pas me contenter de défendre ou contrer, alors je dois jouer différemment. Certaines fois, il suffit de défendre et mettre la balle dans le court. D’autres fois, il faut aller au filet. Je n’ai pas de préférence, ça m’importe peu. Je veux juste trouver la façon la plus simple de gagner, c’est aussi simple que ça. » Une capacité qui ne naît pas par magie. « Évidemment, nous (avec Gilles Cervara) travaillons là-dessus à l’entraînement, pour avoir le plus d’armes possible dans mon jeu. Si vous voulez faire quelque chose en match alors que vous ne l’avez jamais pratiqué avant, vous n’y arriverez jamais. » Élève assidu, le Moscovite fait ses devoirs avec brio. Au point de s’attirer les félicitations des plus grands maîtres. 

« Il est capable de changer la dynamique d’un match quand le scénario n’est pas en sa faveur, constate Rafael Nadal lors du Masters 2019. Il peut réussir beaucoup de choses difficiles, très difficiles. Par exemple, contre Djokovic à Cincinnati (demi-finale 2019), il s’est mis à servir très fort en seconde balle (après la perte du premier set, Medvedev a notamment claqué cinq aces sur seconds services, avant de finalement s’imposer 3/6 6/3 6/3). Contre moi, en finale de l’US Open, il s’est mis à faire beaucoup de service-volée, il aussi lâché de nombreuses grosses frappes long de lignes dans des situations où il joue habituellement croisé. » Emberlificoteur génial, Daniil Medvedev peut complètement entortiller les méninges de ses opposants. Au point que ceux-ci passent ensuite de longs moments à essayer de dénouer les nœuds qu’il leur fait au cerveau. 

« Je n’ai rien compris à ce qu’il m’a fait » – Jannik Sinner

« Après un match, gagné ou perdu, j’aime comprendre ce qu’il s’est passé, explique Jannik Sinner en conférence de presse à Sofia fin 2020, après l’ouverture de son palmarès. Il n’y a qu’une fois où je n’ai pas réussi, c’était à Marseille contre Daniil Medvedev (défaite 1/6 6/1 6/2). À un moment donné, il a changé son jeu et je ne l’ai pas remarqué. C’était étrange, parce que je suis normalement assez conscient de ce qui se passe sur le court. Je suis allé me coucher sans réussir à savoir ce qu’il avait fait. J’ai eu du mal à trouver le sommeil. » Et ce n’est pas la seule particularité relevée par l’Italien à la chevelure de feu. « Sa balle est en quelque sorte ‘bizarre’, décrit-il lors d’un direct Instagram avec Karen Khachanov en juin 2020. Surtout avec son revers (à deux mains), il envoie presque un effet ‘backspin’. C’est très surprenant. Quand je suis sorti du court (après leur affrontement à Marseille), je me suis dit : ‘OK… Je n’ai rien compris du tout.’ »

« Ce revers, il l’a toujours eu, nous relate Gilles Cervara. Avant de l’entraîner à plein temps, je me souviens l’avoir vu réussir certains types de revers complètement anachroniques, semblant impossibles à faire, et m’être dit : ‘WOW ! Ça, ça ne s’apprend pas.’ Ça peut se développer, mais c’était déjà là. Daniil fait parfois des frappes sorties de nulle part, et je me dis alors que ça peut être un coup spécial, spécifique au joueur, à développer pour en faire une signature, et son revers en fait partie. Quelques autres joueurs ont cet effet ‘backspin’ en revers, je pense surtout à (Mikhail) Kukushkin. » Tenant de mieux en mieux les rênes d’un style à même de faire tourner ses adversaires en bourrique, Daniil Medvedev continue de galoper vers les sommets. Entre fin 2020 et début 2021, il enquille vingt succès consécutifs contre, entre autres, Raonic, Zverev, Djokovic, Nadal, Thiem, Rublev, Tsitsipás ou encore Berrettini. Bilan : trois sacres – Bercy, Masters, ATP Cup – et une deuxième finale de Grand Chelem.

Daniil Medvedev, US Open 2021, © Ray Giubilo

Là, bien que lancé à toute allure avec la confiance emmagasinée comme moteur, il est stoppé brutalement. Par une muraille. Novak Djokovic. Défaite 7/5 6/2 6/2 en 1 h 53. Si la défaite est dure à avaler, elle est vite digérée. Sans en oublier totalement le goût amer au moment de retrouver le Serbe sept mois plus tard. Après un quart de finale à Roland-Garros – où il n’avait encore jamais passé un tour -, un premier titre sur gazon (Majorque) -, un premier huitième de finale à Wimbledon et un quatrième Masters 1000 (Toronto), il se hisse jusqu’en finale de l’US Open. « Ce que j’ai retenu de ma finale contre lui à Melbourne, c’est que, même si je donne toujours le meilleur de moi-même, je n’ai pas eu la sensation de mettre tout mon cœur sur le court, exprime-t-il en amont du grand rendez-vous. Évidemment, j’en avais envie, mais quelque chose ne tournait pas rond pendant cette rencontre. C’est ce que je vais essayer de changer. Quel que soit le score, je vais faire monter la température, si je puis dire, et me donner encore plus qu’en Australie. » 

D’après Einstein, « la folie, c’est répéter les mêmes erreurs et espérer des résultats différents. » Bien qu’il se dise par moments encore un tantinet timbré sur le court, Daniil Medvedev apprend de ses erreurs. « Dans les vestiaires après le match en Australie, je lui ai dit que Novak Djokovic avait été très fort, mais que lui avait manqué de ce ‘feu’, nous révèle Gilles Cervara. Comme il avait extrêmement bien joué en quart et demie là-bas, il pensait peut-être avoir automatiquement le même niveau en finale. À mon sens, ça avait un peu obstrué le fait d’avoir le côté danger, inquiétude dans le bon sens du terme, pour se préparer à donner le meilleur de soi. Il a tiré les enseignements de ça. L’équipe, et notamment Francisca (Dauzet), l’a ensuite fait travailler là-dessus, puis de nouveau avant la finale à New York pour pouvoir être à un autre niveau. Pour moi, le début de match allait être révélateur du niveau auquel il serait sur la dimension mentale. Après le premier jeu, je me suis dit : ‘C’est bon, il est dans les rails et va jouer pour gagner. »

Breakant d’entrée, le gaillard de 25 ans prend les commandes et gère l’évènement en patron du Stadium Arthur Ashe. Triomphe 6/4 6/4 6/4 en 2 h 16, face à un Novak Djokovic quelque peu vidé émotionnellement – en larmes sur le court avant l’ultime jeu, touché en plein cœur par le soutien appuyé du public – et écrasé par le poids d’un possible premier Grand Chelem depuis Rod Laver en 1969. « Était-il à son meilleur niveau ? Probablement pas, analyse, lucide comme à son habitude, le nouveau roi new-yorkais après son couronnement. Il avait beaucoup de pression. Aurais-je été capable de le tenir s’il avait été à son top ? Nous ne le saurons jamais. Je suis juste heureux d’avoir gagné (sourire). La veille d’un match, nous parlons toujours tactique avec mon coach. En général, ça prend cinq, dix minutes. Quand j’affronte Novak, c’est plutôt trente minutes. Pourquoi ? Parce qu’il change chaque fois de tactique. Mon plan a fonctionné. J’ai pris beaucoup de risques sur ma seconde balle (comme à Cincinnati en 2019). Je savais que je ne pouvais pas lui donner de deuxièmes balles faciles, il se régale dessus. »

Vainqueur en Grand Chelem et personnalité à part

« Tactiquement, on était prêt à tout, nous confirme Gilles Cervara. Lors de ces fameuses trente minutes de discussion, on a balayé un grand nombre de situations pour clarifier le mieux possible les différents plans tactiques, et mentaux, à gérer. Même si on ne s’attendait pas forcément à ce que Novak vienne autant au filet. » Sur les 181 points de la rencontre : 47 montées tentées – 33 réussies – pour le surnommé « Djoker ». Soit 25,97 % des échanges joués à la volée. Une statistique d’une rareté rare (si ce n’est pas une première ?) pour lui. Une volonté poussée d’exploiter la position de retour très reculée de Medvedev ? Un aveu d’impuissance du fond ce jour-là ? Les deux ? « Seul Novak peut répondre à cette question », souligne Gilles Cervara. Qu’importe. Frais comme un gardon après un tournoi empoché en ne perdant qu’une manche, son protégé s’est lui senti comme un poisson dans l’eau sur le terrain. Au point de se prendre soudainement pour un saumon une fois sacré.

Après la balle de match, le Russe se jette au sol tel un poisson sautant hors de l’eau. Célébration, devenue iconique, bien connue des amateurs du jeu vidéo FIFA. « Ça, c’est ses délires de joueur de PlayStation, rigole Gilles Cervara. Je ne savais pas du tout qu’il allait le faire, mais ça m’a fait beaucoup rire (rires). » Une scène rigolote, unique, dénotant une personnalité détonante dans le tennis. Celle découverte, par le grand public, pendant l’US Open 2019. Enflammant les tribunes d’une fureur de huées après le fameux épisode du doigt d’honneur – “geste technique” réalisé de façon malicieuse, derrière sa tête, pour ne pas se faire pincer par l’arbitre –, il remet de l’huile sur le feu. « Merci à tous, votre énergie (les sifflets) m’a donné la victoire, lâche notre ‘Fingermanlors de l’interview sur le court. Plus vous me sifflerez, plus je gagnerai, merci ! » Là où beaucoup auraient tenté un discours d’apaisement classique – type : « Pardon, aimez-moi s’il vous plaît » -, Medvedev assume alors le costume caricatural de super-vilain. Rôle classique, finalement, pour un Russe dans un scénario de blockbuster américain. 

« La situation n’était pas facile, mais le plus important est que je suis resté moi-même, se souvient-il un an plus tard, en conférence de presse du Masters 1000 de Cincinnati. Même quand la foule n’exprimait pas vraiment de la joie envers moi, disons-le comme ça, j’ai continué à être moi-même. Je n’ai pas essayé de dire : ‘OK, désolé les gars, tout ça, ce n’était pas vraiment moi.’ Oui, j’ai fait des erreurs, je l’admets, mais ça fait partie de moi. » Dans les médias, souvent babillard, il tombe rarement dans la langue de bois. Il laisse ça aux Pinocchios. « Daniil a cette qualité de dire la vérité, confirme Gilles Cervara. Même si ce n’est pas toujours une bonne chose, dans le sens où ce n’est parfois pas le bon moment ou la meilleure façon de le faire. Mais il ne cherche jamais à blesser les gens. Il avance ce qu’il pense être sa vérité, en disant : ‘C’est ce que je pense, mais je ne dis pas que vous devez penser la même chose, c’est seulement mon point de vue. » 

Loin d’être barbant micro en main, l’orateur habile qu’il est sait comment assurer la poilade pendant des cérémonies de remise des trophées généralement rasoir. « Cette fois, je le dis d’une bonne façon, c’est grâce à votre énergie que j’ai pu me battre jusqu’au bout », sourie-t-il, tendant l’oreille vers un public conquis, lors de son discours plein d’auto-dérision après la défaite contre Nadal lors du fameux US Open 2019. Deux ans plus tard, même lieu, suite au triomphe face à Djokovic : « C’est le jour de notre troisième anniversaire de mariage avec ma femme, lâche-t-il. Pendant le tournoi je n’ai pas pu penser à un cadeau. Après la demie et ma qualification pour la finale j’ai d’abord pensé : “OK, si je perds, je vais devoir rapidement trouver un cadeau.” Ensuite je me suis dit : “Si je perds, je n’aurai jamais le temps de trouver un cadeau. Je dois absolument gagner !” Je t’aime Dasha. » Une facilité à s’exprimer devant des dizaines de milliers de personnes qu’il explique par son parcours en dehors du tennis.

« J’ai étudié dans une bonne école à Moscou, l’une des meilleures de Russie, détaille-t-il après son succès à Bercy fin 2020. Mon truc, c’était plus la physique et les mathématiques. J’ai même fait une année dans une très bonne université russe. Je pense y avoir beaucoup appris, aussi en parlant aux gens. Il ne faut pas seulement savoir les choses, il faut également bien s’exprimer (lors d’un oral) pour que le prof’ vous donne une bonne note. C’est pour ça que je suis bon en interviews et discours, je crois. Et je pense que ça (ses études) m’aide aussi sur le court, parce que j’essaie vraiment de rendre fou mon adversaire. » Pour ce faire, le Moscovite, qui  « est avant tout un stratège réfléchi » comme le décrit Gilles Cervara, laisse aussi son grain de folie s’exprimer de temps en temps. Par des amorties inattendues, des services à la cuillère ou des gestes abracadabrantesques sur lesquels il fait parler sa magie créatrice, à l’instar d’un revers terminé complètement dos au filet à Rotterdam. « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière », disait Michel Audiard. S’il est désormais loin de la « folie » de ses jeunes années sur le court, Daniil Medvedev en a conservé quelques fêlures pour s’ériger en phare du tennis mondial.