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Austin,

le destin envolé de la petite fiancée de l’Amérique

Par Craig Gabriel

Traduit par Christophe Thoreau

© Ray Giubilo

La gloire peut être éphémère. Célébré un jour pour être devenu l’un des meilleurs, vous pouvez, le lendemain, n’être plus rien ou plus grand chose. C’est incontrôlable et généralement, l’intéressé, livré à lui-même, n’a d’autre choix que de simplement se demander : “mais pourquoi moi ?”

Tel a été le destin de Tracy Austin dont la carrière, marquée par sa précocité, s’est interrompue de façon brutale. Fin des années 70: Chris Evert, que Tracy admire, est la reine des courts. Très vite, la toute jeune Miss Austin s’impose comme sa dauphine désignée. Une petite princesse qui attire l’attention de toute la nation jusqu’à la Maison Blanche. Combien d’adolescents peuvent se vanter d’avoir reçu des appels téléphoniques du Président des Etats-Unis comme cela a été le cas pour Tracy Austin lors de l’US Open de 1977 ? 

1977, donc : premier US Open pour Tracy. A l’époque, c’est une gamine de 14 ans, avec deux longues couettes, le sourire barré par un appareil dentaire. Elle porte une robe à brettelles cousue par maman. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. Mais derrière l’apparence de la petite fille modèle se cache une compétitrice d’exception.

Austin a imité son idole Evert dès ses premiers pas sur un court, jusqu’à vouloir jouer avec une raquette Wilson. Comme son ainée, elle a développé une volonté de fer et un besoin presque irrationnel de comprendre les secrets de ce jeu. 

“Pour moi, le tennis est comme un jeu d’échecs” explique-t-elle. Mon obsession était de savoir comment j’allais trouver la solution pour battre mon adversaire du jour. C’est cette quête qui m’a toujours intéressée et m’a fait aimer le tennis.”

La jeune fille qui allait enflammer la planète tennis est née dans une famille où ce sport comptait plus que tout. Avec trois frères et une soeur qui jouaient également, son destin semble scellé. 

Un destin qu’elle va, bien sûr, rapidement prendre en main. Comme ce jour de septembre 1979 où elle stoppe Chris Evert, lancée sur la route d’un cinquième titre consécutif à l’US Open. Ce n’est pas tant le résultat qui a estomaqué mais bien la manière avec laquelle Austin s’y est prise.

Cette année-là, elle est classée tête de série n°3 du tournoi derrière Chis Evert et Martina Navratilova. Malgré ses 17 ans, elle n’est  déjà plus la gamine éberluée qui avait découvert le circuit pro deux ans plus tôt. Elle a des objectifs. Et des certitudes. Elle est déjà une force. Comme elle le montre dès les huitièmes de finales où elle doit écarter des balles de match dans le troisième set, face à Kathy Jordan, une autre teenager de 19 ans. 

© Ray Giubilo

Très vite, elle devient le centre d’attention du public et des médias. Sa demi-finale face à Navratilova est un tel événement qu’on la déplace du vendredi au samedi afin que le duel puisse être télévisé.

Son début de match est trop timide -avec une double-faute à la clef- et Navratilova est particulièrement entreprenante à la relance. Et agressive. Alors, la petite Américaine, avec l’intelligence qu’on lui connait déjà, reprend progressivement les choses mains, malgré la pression de devoir toujours recoller au score. Navratilova multiplie les occasions de creuser l’écart mais Austin, calme et clinique, les efface toutes une à une et s’impose 7/5, 7/5, au terme d’une véritable guerre des nerfs. 

En finale, Evert essaie tout ce qu’elle peut pour contrarier les desseins de son héritière. Mais ce jour-là, entre fautes directes et mauvais choix tactiques, plus quelques difficultés à prendre les commandes des échanges comme elle le fait d’ordinaire, la quadruple tenante du titre sombre corps et âme. Austin, elle, tient le cap à la perfection. Après sa victoire sur Navratilova, où on avait pu juger de ses qualités mentales, Austin s’offre son modèle pour devenir à 16 ans et 9 mois la plus jeune gagnante de l’US Open. Et comme si remporter un titre du Grand Chelem était la chose la plus banale qui soit, Tracy et sa famille célèbrent son exploit en accompagnant simplement son frère à l’aéroport. Avec un court arrêt au McDonalds.

L’avenir s’annonce rose pour la jeune prodige américaine. Mais peu de temps après, des douleurs apparaissent. Au dos. Elle doit alors couper et se ménager. En 1981, nouveau break de cinq mois. Elle revient malgré tout à l’US Open, où elle est classée tête de série n°3, et réussit à se hisser en finale. Pour un nouveau rendez-vous avec Navratilova.

C’est sans doute, mentalement, le plus grand match jamais disputé par Austin. Une victoire 1/6, 7/6, 7/6, dans des conditions extrêmes en raison des rafales de vent, pour un deuxième titre à l’US Open. “C’était une sale journée côté météo, mais j’étais tellement excitée d’être là”…

Alors que l’adolescente est toute à son bonheur, Navratilova, qui a terminé le match sur une double-faute, est complètement dévastée. Son abattement cette année-là demeure l’une des images fortes de l’histoire de l’US Open. 

Il y a d’autres victoires à suivre pour Tracy et même la place de numéro un mondiale, mais en 1983, le réveil de sa sciatique l’éloigne de plus en plus régulièrement du circuit. En 1983, elle réussit à disputer huit tournois mais doit jeter l’éponge au mois de juin, juste avant Wimbledon. Elle tente un retour en 1989 -elle n’a alors que 27 ans après tout- mais c’est un accident de voiture, presque mortel, qui douche ses espoirs de retrouver le Tour. Et puisque le tennis est toute sa vie, elle revient une nouvelle fois en 1993-1994, à 31 ans. Deux saisons, difficiles forcément, au cours desquelles elle dispute 14 tournois et remonte parmi les cent meilleures joueuses du monde.

Entre temps, en 1992, Austin est devenue la plus jeune joueuse à être intronisée au Hall of Fame, le panthéon du tennis à Newport (Rhode Island). Depuis sa retraite, l’Américaine, maman de trois garçons, a notamment trouvé un fauteuil de consultante à la télévision. Avec son sens aiguisé du jeu, elle y fait merveille.

L’inoubliable Arthur Ashe

Par Chris Bowers

Traduit par Christophe Thoreau

© Hall of Fame

Si les couvertures de magazine avec Serena Williams font partie de notre quotidien et n’ont finalement plus rien d’exceptionnel, à l’inverse, que dire de la Une du magazine Life, en septembre 1968 ? Cette couverture avec Arthur Ashe, c’est peu de le dire, aura fait date.

« L’élégance glacée d’Arthur Ashe » : tel était le titre qui accompagnait une photo d’action du champion américain, tout de blanc vêtu, raquette Wilson en main, court en gazon de Forest-Hills en arrière plan. « Glacée » ? Fallait-il y voir une critique ? Une attaque contre celui qui venait de remporter les Internationaux des Etats-Unis ? Bien au contraire, cette expression résumait à la perfection le parcours d’un des plus grands pionniers de l’histoire du sport. Car Ashe avait dû enjamber bien plus d’obstacles dans sa vie que la plupart des champions de tennis.

Ashe est né en 1943 à Richmond, Virginie. Il était le fils d’un policier chargé de surveiller les installations sportives interdites… aux noirs. Le père d’Arthur Ashe avait enseigné très tôt à ses deux enfants que la meilleure façon, pour eux, les petits noirs (encore appelés les nègres à l’époque) de rester à l’écart des ennuis était de ne pas se battre avec des blancs et d’être polis au possible devant toute forme d’autorité.

Arthur a toujours retenu et appliqué cette leçon. Et plus encore lorsqu’à sept ans, il s’est découvert des aptitudes pour le tennis, ce sport de blancs. Il fut soutenu par un certain Robert Johnson, un fan de tennis noir, bien décidé à faire avec Arthur ce que Jackie Robinson avait réussi dans le baseball : devenir le premier noir à s’imposer dans la Ligue nationale, la MLB, en se montrant bien souvent meilleurs que les blancs. Ainsi, Ashe a appris à marcher dans ses pas.  

Le comportement d’Arthur a parfois été qualifié de «conservatisme noir». Mais il a toujours gardé sa dignité face aux nombreuses provocations dont il a fait l’objet partout dans le monde. Ashe n’a jamais contesté une décision arbitrale, ne s’est jamais embrouillé avec un adversaire, s’attirant ainsi les foudres de nombreux membres de la communauté noire. Analysant le comportement de du champion américain (retenue, respect envers les adversaires ou les officiels quelle que soit la façon dont ils l’avaient traité), l’historien du tennis Robert J. Lake a expliqué que les victoires d’Arthur Ashe avaient bousculé une idée reçue au sein de la communauté blanche selon laquelle « les athlètes noirs sont arrogants et désobéissants ». Mais pour beaucoup « de son camp », il fut considéré comme un « traitre ».

En 1961, Ashe est devenu le premier vainqueur noir des championnats scolaires nationaux. Un succès qui a d’ailleurs poussé les organisateurs à déménager le tournoi de Virginie au Massachusetts l’année suivante. La communauté du tennis craignait qu’il y ait désormais trop de non-blancs en compétition.

© Art Seitz

Dans son livre de mémoires « Jour de Grâce » (Belfond), rédigé alors qu’il se savait condamné -et publié après sa mort en 1993- Ashe écrivait notamment : “Pendant les 17 premières années de ma vie, les blancs de Virginie m’ont dit ce que je pouvais faire, dans quelle église je pouvais aller, quel taxi je pouvais prendre, où je devais m’asseoir dans le bus, dans quels magasins je pouvais essayer un manteau. Puis, au cours des 17 années suivantes, ce sont les militants noirs qui ont essayé de me dire, une fois encore, ce qu’il fallait penser et faire. » Conséquence, Ashe n’a jamais participé à aucune manifestation anti-ségrégationniste, une démarche qui lui valut les reproches de nombreux membres de la communauté noire. Ashe était critiqué d’un côté parce qu’il gardait sa dignité dans un sport de blancs, de l’autre, pour ne pas faire campagne en faveur des droits des noirs.

Malgré le traitement le plus souvent infligé aux noirs, Ashe, en bon patriote, s’est enrôlé dans l’armée américaine où il a atteint le rang de lieutenant. En 1963, il devint à 20 ans, le premier joueur noir à faire partie de l’équipe américaine de Coupe Davis qualifiée cette année-là pour la finale, avant de disputer son premier match à enjeu, deux ans plus tard. A ce propos, il déclara tard : « gagner une place dans mon équipe nationale a été mon triomphe ultime sur toutes les personnes qui, dans le Sud, s’étaient opposées à ma carrière au nom de la ségrégation. »

En cette année 1968, la plus agitée depuis la seconde guerre mondiale, Ashe ne peut plus éviter l’engagement politique. Poussé à défendre la cause noire par Jesse Jackson, futur candidat à la présidence des États-Unis, Ashe s’y refuse dans un premier temps avant de se résoudre à prononcer un discours devant un public majoritairement noir. Il y explique que les leaders du mouvement des droits des noirs ont besoin de modérés comme lui pour renforcer leur crédibilité. Ashe a donc réussi à transformer sa propre forme de protestation -contrainte, souvenons-nous des leçons de son père- en un rôle reconnu comme légitime dans la lutte.

On ne saura jamais si le fait d’avoir endossé le costume de personnalité respectée a consolidé sa confiance pour l’US Open 1968, mais qu’importe. Toujours est-il qu’en septembre de cette année-là, Ashe a remporté les premiers Internationaux des Etats-Unis de l’ère Open, devenant ainsi le premier homme noir à empocher un titre majeur dans le tennis. En quarts de finale, Ashe avait eu à disputer un match très teinté politiquement : un duel face à Cliff Drysdale, originaire d’Afrique du Sud, le pays qui avait légalisé l’apartheid. Ashe avait toujours refusé de se rendre là-bas. Il fit même part de son envie de ne pas affronter Drysdale. Mais le Sud-Africain, futur patron très respecté de l’ATP naissante, était opposé à la ségrégation raciale. Alors Ashe accepta le combat. Et s’imposa.

Le garçon noir de Virginie était donc devenu le Jackie Robinson du tennis réalisant ainsi le rêve de son mentor, Robert Johnson. Au musée du Hall of Fame de Newport, le panthéon du tennis, on peut encore lire le télégramme que Robinson avait envoyé à Ashe après la victoire de son poulain à l’US Open. Robinson, l’un des héros d’Ashe, avait écrit: «Fier de ta grandeur de joueur de tennis. Fier de ta grandeur d’homme. Ta position désormais doit combler le fossé entre les races, inspirer les noirs du monde entier, et également sensibiliser tous les Américains.»

Et voilà donc Ashe en couverture de Life, sa Wilson chérie à la main ! Mais à y regarder de plus près, les photos de l’époque montrent un Arthur Ashe le plus souvent entouré de blancs, y compris ceux qui lui avaient contesté jusqu’au droit de rentrer sur un court. C’est ce qui l’a poussé à devenir cet être de sang-froid et de dignité. La rédaction de Life avait donc tout compris: Ashe a effectivement dominé le monde du tennis avec une élégance glacée.

Roger Federer :

« le tennis nous apprend des choses transposables à la vie ».

Par Louis Castellani

Traduit par Christophe Thoreau

© Hugues Dumont

Discuter avec Roger Federer pendant 30 minutes, tel fut le défi lancé par COURTS et Wilson à Louis Castellani. Quand il n’exerce pas son métier d’avocat à Londres, vous trouverez ce passionné de tennis de 46 ans, père de deux enfants, sur un court ou en train de dénicher des photos-pépites pour son compte Instagram @vintage.tennis. Ses idoles ? Borg, Lendl, Sampras et Federer.

 

Souriant, agréable et babillard, Roger Federer, au fil de la conversation, s’est livré sur sa passion du tennis, ce que ce sport lui a apporté, son regard sur les années passées, sa longévité, les douleurs physiques ou encore l’évolution de sa fameuse Pro Staff. Que ce soit sur le terrain ou en dehors, dès qu’il est question d’échanges, Roger Federer joue toujours le jeu à fond.

© Ray Giubilo

LC : Je voulais juste me présenter avant que nous ne démarrions cet entretien… 

RF : OK.

 

LC : Je m’appelle Louis Castellani et quand je n’exerce pas mon métier d’avocat à Londres, je ne suis jamais loin du tennis et il m’arrive de collaborer à Courts, le magazine pour lequel nous réalisons cette interview.

RF : OK.

 

LC : C’est un magazine en français, avec un certain regard sur ce sport. C’est le sixième numéro. Rolex et Wilson ont été parmi les annonceurs. Et pour la première fois nous en réalisons un numéro en anglais en partenariat avec Wilson. 

RF : OK.

 

LC : Cette interview avec vous est importante car l’une des grandes thématiques de ce numéro avec Wilson est la longévité. A la fois de cette marque, mais aussi dans son relationnel avec les joueurs. Vous étiez donc l’interlocuteur rêvé pour aborder ces thématiques.

RF : Très bien.

 

LC : On a donc préparé un questionnaire autour de la longévité. Si ça vous convient, on y va ?

RF : Je suis prêt, allons-y !

 

LC : Vous êtes sur le circuit depuis près de vingt ans tout en ayant réussi à maintenir un niveau de performance exceptionnel durant toute cette période. A ce stade de votre carrière, qu’est-ce qui est désormais le plus difficile dans votre vie sur le circuit ? L’entraînement physique quotidien ? La discipline afin de bien se préparer ? Réussir à ne pas être mentalement distrait par les sollicitations ou les distractions ?

RF : L’organisation des voyages pour toute la famille est devenue quelque chose d’important, il faut bien planifier les choses, savoir qui fait quoi, bien prendre le temps de s’en occuper. C’est beaucoup de travail. Mais tant que ça vaut le coup, tant que les enfants sont contents en voyage, que l’on passe des moments sympas tous ensemble, alors c’est tout bon. Mais du point de vue du joueur, c’est de savoir comment on s’y prend pour que la flamme brûle toujours. J’ai joué certains tournois – disons Cincinnati par exemple – vingt ans d’affilée, je suis aussi allé à Wimbledon vingt fois. Dans une certaine mesure, on essaie toujours de rendre ça un peu spécial, comme si c’était simplement la première, deuxième ou troisième fois qu’on venait, ou comme lorsque vous défendez votre titre pour la première fois, avec en vous la rage de gagner chaque point, chaque jeu, chaque match, et même un peu plus. Pour conserver cet état d’esprit, j’ai besoin d’une équipe très forte autour de moi, qui va m’aider à ce que le 1 % ou les 10 % qui pourraient me manquer, je ne les perde pas justement. Ils vont me rabâcher combien je dois mettre d’énergie pour le match suivant. Ce n’est pas parce que c’est simplement un deuxième tour qu’on ne va pas être motivé et complètement dedans. Toutes les petites choses qui sont naturelles au début de votre carrière, il ne faut pas les oublier avec l’âge. Physiquement, il faut écouter son corps, les petits signaux qu’il peut envoyer, et soigner sa programmation.

 

LC : Ce sont donc plein de petites choses afin d’éviter de perdre le contrôle. Rester en éveil sur tout qui vous entoure…

RF : Oui, on peut le dire comme ça.

 

LC : L’engagement physique nécessaire pour jouer aussi longtemps sur le circuit – vous évoquiez vos 20 Wimbledon – a-t-il nécessité des adaptations dans la façon de vous entraîner et de vous préparer ? Quels sont les domaines sur lesquels vous et votre équipe vous êtes concentrés au fil de votre évolution de joueur ?

RF : Quand vous êtes plus jeune, il ne faut pas compter les heures, être capable de rester concentré longtemps, vous prouver à vous-même que vous pouvez, comme vos adversaires, rester focaliser sur la balle 2, 3, 4, 5 heures par jour, et que physiquement, vous êtes capable d’endurer le stress et tout le reste. Réussir ça à l’entrainement, c’est une chose. Etre capable de le transposer en match en est une autre, quand la tension monte de plusieurs crans, quand le stress est tel que vous pourriez cramper, quand il faut jouer malgré la fatigue et les décalages horaires, quand il faut s’adapter aux changements de surface. Le début de votre carrière, c’est de l’apprentissage. Mais en même temps, il faut apprendre vite. Et puis avec le temps, vous maitrisez mieux tout ça et avez besoin de moins travailler dessus. Pour résumer, c’est la qualité plus que la quantité qui compte désormais. 

© Ray Giubilo

LC : Vous évoquez les décalages horaires. Je pense que nous, le public, sous-estimons leurs effets, notamment pour les premiers tours alors que les joueurs viennent d’arriver sur place depuis peu. Est-ce pour vous un élément important lorsque vous décidez de votre calendrier ? 

RF : Oui, à 100 %. Parfois, un pro peut se dire : « allez, je sacrifie quelques jours à la maison afin d’arriver tôt sur le prochain tournoi et pouvoir mieux me remettre du décalage ». La réalité, c’est que vous ne savez pas si ça va faire la différence. Dans le même temps, rester plus longtemps chez soi, ça peut vous rendre plus heureux. Alors, il faut peser le pour et le contre. Mais ce sont pour ces raisons qu’on essaie de suivre un programme qui ne nous fait pas aller d’Amérique du Sud en Asie, puis en Amérique avant de filet en Europe, puis en Afrique et retourner en Amérique, etc… On essaie de jouer plusieurs fois dans la même zone géographique. Je crois sincèrement qu’un joueur encore en plein décalage horaire est plus sujet aux blessures. Vous jouez parfois alors que votre corps est en train de dormir. Mais vous, vous êtes réveillé. Et ça peut être le cas inverse. Par exemple, je suis arrivé vendredi  à Cincinnati en me disant que c’était suffisamment tôt. Mais hier, j’ai joué en night session à 19h00, avec un décalage horaire de six heures. C’est comme si j’étais entré sur le court en plein milieu de la nuit finalement. Je suis heureux de m’en être sorti parce que dans ces conditions vous ne savez jamais ce qui peut se passer. Vous pouvez très bien avoir un énorme coup de fatigue en plein cœur du troisième set par exemple. M’imposer hier m’a permis de gagner deux jours afin de continuer à m’habituer au décalage. Je crois que la façon dont vous gérez l’organisation de vos voyages, et tout ce qui avec, peut avoir une influence importante sur votre santé tout au long de votre carrière.

 

LC : Ce sont effectivement des choses dont nous n’avons forcément pas conscience. L’autre gros défi physique, ce sont les matchs en cinq manches.

RF : Ouais.

 

LC : On entend souvent les experts de ce sport évoquer le défi des cinq sets car ils sont en vigueur dans peu de tournois. Un défi aussi, car en cas de victoire, il faut vite récupérer afin de disputer le match suivant. Vous avez souvent eu des parcours assez faciles mais vous avez aussi disputé et gagné de gros matchs en cinq sets. Qu’est-ce qui est le plus difficile en terme de récupération pour le match suivant, le lendemain ou deux jours après ?  Est-ce que les choses sont aussi claires que « j’ai mal au bras ou à l’épaule » ? Est-ce un tout ? Ou alors est-ce plus mental, notamment si le match a été très serré ?  

RF : Des bobos au bras à l’épaule ou au dos, on a tous ce type de problèmes. Ils peuvent parfois se réveiller plus vite que prévu. Pour certains, c’est le dos, pour d’autres, c’est le pied ou l’épaule comme vous dites, mais je crois que c’est surtout votre énergie globale qui est un peu touchée, l’explosivité. La lucidité, la clairvoyance nécessaire pour jouer les points importants peuvent aussi être entamées après un très long match. Il faut donc faire des efforts supplémentaires pour recréer cette dynamique, parce qu’elle n’arrive plus de façon aussi automatique. Les plus jeunes joueurs ont pas mal de difficultés avec ce paramètre et ça revient quand vous vieillissez. Mais évidemment, si vous avez joué cinq sets, et que vous trainez une blessure, elle risque de s’aggraver au fur et à mesure des matchs. C’est pour ça que tout le monde dit : « on ne peut pas gagner un Grand Chelem en première semaine mais on peut définitivement le perdre. »  

 

LC : Puisque vous parlez blessures, tous les joueurs entrent sur le terrain avec des bobos récurrents. Des blessures dont personne, à part l’entourage du joueur, ne connait la réalité dans le vestiaire…

RF : Vrai ! 

© Antoine Couvercelle

LC : Chaque joueur est différent mais comment faites-vous pour rester compétitif malgré une blessure ? Pour les personnes qui ne sont pas sur le circuit, c’est difficile à appréhender. Si vous êtes un joueur de club, vous rangez votre raquette quelques temps et puis voilà. Vous, les pros, c’est l’inverse, évidemment. Comment gère-t-on cette problématique ? 

RF : L’ important, c’est d’écouter votre corps, de comprendre les signaux qu’il envoie. Si vous avez le sentiment que la blessure ne va pas s’aggraver, ça vaut la peine de jouer. Si vous savez que vous pouvez vous rompre le tendon ou que vous allez vous casser quelque chose, il faut savoir peser le pour et le contre. Parce qu’ensuite, ça sera dommageable à votre carrière, ça va vous éloigner des courts pendant longtemps. Mais franchement, on n’entre pas sur un terrain en se disant : « je ne peux pas complètement défendre mes chances ». Le plus souvent, vous pouvez passer outre la douleur ou la blessure. Et je me suis toujours dit lorsque j’étais blessé ou que je ne me sentais pas bien, que mon adversaire avait peut-être aussi ses problèmes. Allez savoir… Il peut tout arriver sur un match, il peut se mettre à pleuvoir, vous pouvez avoir de la chance, et puis finalement vous gagnez le match, et peut-être que le jour d’après vous allez vous sentir mieux. Mais ce qui est capital, c’est de sentir, de comprendre, si votre blessure est importante ou pas.

 

LC : Cela nécessite une force mentale à part de faire face et de gérer la douleur…

RF : Oui, bien sûr. J’enfonce une porte ouverte mais ca reste assez compliqué de jouer blessé ou malade. C’est ce que nous faisons tous, nous les joueurs, et tant que vous ne prenez pas de risques insensés pour votre santé, ça va. Ce n’est pas la peine d’en faire des caisses sur le sujet, mais, oui, les gars qui sont sur le circuit sont des costauds. 

 

LC : Pas de doute, effectivement. La saison de tennis est longue – n’entrons pas dans ce débat – mais une fois celle-ci terminée, certains joueurs filent à la plage, d’autres préfèrent déjà enchaîner de grosses périodes d’entraînement. Il y a quelques temps, vous aviez diffusé sur Internet quelques moments de votre préparation hivernale. Considérez-vous la période novembre-décembre avant l’Australie comme une intersaison pour récupérer ou comme une présaison pour se préparer. Ou alors un peu des deux ? 

RF : C’est vrai qu’en janvier, on remet les compteurs à zéro d’une certaine manière. Me concernant, j’avais des intersaisons classiques avec des vacances pour commencer, puis, ensuite, de l’entraînement intensif. Mais depuis que ma programmation est différente, et depuis que je suis père de famille, je me ménage plusieurs « blocs » de ce type dans l’année. Généralement, j’en ai deux : un à la fin de l’année et un deuxième à mi-saison. Lors des années précédentes, j’en avais une période de ce type pendant la saison sur terre battue, ce que je n’ai pas fait cette année, profitant du fait d’avoir travaillé dur pendant les intersaisons ces dernières années. La préparation est un moment crucial pour un joueur. Lorsque vous pouvez prendre 6 ou 8 semaines loin du circuit, avec 10 jours ou deux semaines de vacances, pour ensuite travailler dur physiquement – avec pourquoi pas un peu de tennis aussi – vous allez améliorer votre potentiel. Si vous jouez des tournois en permanence, et que vous ne vous entraînez pas assez, vous n’allez pas progresser. Vous devenez meilleur en match, sans doute, mais vos coups et votre jeu n’évoluent pas, ne s’améliorent pas. C’est pour cette raison que je suis très attaché à ces périodes d’entraînement. Imaginez par exemple que vous bossiez votre service et votre volée pendant six mois. Vous deviendrez forcément un meilleur joueur. Mais personne n’ose le faire parce qu’il y a le classement. Vous disputez donc des tournois. Et puis il y a l’argent. Il est vraiment important de prendre conscience de ça si on veut devenir le meilleur joueur possible. Il est impératif de pleinement utiliser ces blocs d’entraînement.

 

LC : Certains joueurs d’ailleurs peuvent profiter d’une blessure pour capitaliser dessus, et améliorer leur jeu. 

RF : Oui, et d’ailleurs, très souvent, lorsque quelqu’un revient de blessure, on voit combien il a faim, on voit qu’il est frais, régénéré. C’est la preuve qu’il est important de faire des breaks. 

© Ray Giubilo

LC : Parlons matériel. Vous jouez à une époque, où, quand on regarde un peu en arrière, les raquettes et les cordages se sont améliorés de manière significative. Vous en profitez d’ailleurs vous-même, en utilisant un cordage hybride et un tamis plus grand sur votre Pro Staff. C’est sans doute une question difficile, même en étant comme vous aussi proche du « problème », mais quelle sera selon vous la prochaine tendance ou même le prochaine grande avancée dans ce domaine ? Plus de poids ? Baisser la tension ?  

RF : Le grand changement a été le passage des raquettes en bois aux raquettes que nous connaissons aujourd’hui, puis l’agrandissement des tamis, et enfin, l’avancée technologique sur les cordages qui nous permettent de mieux traverser la balle, en terme d’angle, de puissance et de régularité. La prochain grand progrès pourrait être un cordage qui nous donne encore plus de vitesse, d’effets, de puissance, mais avec du contrôle. Je ne sais pas trop ce qui peut encore être amélioré dans les raquettes, mais on en voit des plus puissantes que jamais, et comme les gars deviennent plus costauds, plus forts, plus grands… Je crois donc que ça pourrait être une combinaison des deux. Mais potentiellement, c’est le cordage que l’on peut encore faire évoluer le plus. Il n’y a pas si longtemps, lorsque je suis arrivé sur le circuit, moi aussi je jouais en boyau. Il y a peut-être encore des choses à inventer pour proposer d’autres types de cordages encore plus efficaces.

 

LC : Votre Wilson RF 97, j’ai tapé avec. C’est une hache ! Ce n’est pas pour les mauviettes ! Quel poids, quel équilibre, quelle « inertie » vous convient le mieux ? Elle n’est pas très différente du modèle d’origine, la Pro Staff 85. Il y a même une certaine continuité finalement…

RF : On grandit avec certaines sensations : la taille du grip, l’inertie, le poids en général. Je suis passé à cette Pro Staff 85 – le modèle de Pete et aussi Stefan Edberg – à seulement 14 ans. A cette époque, c’était, comme vous le dites, une hache ou un marteau dans ma main, parce que j’étais moins costaud qu’aujourd’hui. Et pourtant je jouais avec. De nos jours, les enfants apprennent le tennis avec différents types de balles intermédiaires et des raquettes plus courtes. Tout en sachant qu’il leur faudra bien en arriver un jour à utiliser une « vraie » raquette. Chaque joueur à ses préférences. Votre jeu va vous diriger vers un certain type de raquette, et inversement d’ailleurs. Je crois que cette RF 97 est une raquette très polyvalente, que tout le monde peut jouer avec… C’est pour cette raison que je suis très heureux de voir que Wilson a créé plusieurs versions de ce modèle, avec des poids différents, parce que tout le monde n’a pas la puissance pour jouer avec une raquette plus légère par exemple. L’avantage que vous procure une raquette plus lourde, ce sont les  vibrations en moins et le plus de puissance. Ce surplus de puissance, il vous aide au quotidien. C’est plus facile d’être constant, c’est plus agréable aussi. Le passage à la « 85 » a été mon plus grand changement de raquette le plus radical avec la « 97 ». J’en ai pleinement pris conscience quand je suis passé de la « 85 » à la « 90 » et puis de la « 90 » à la « 97 ». C’est tellement plus facile pour moi avec cette RF 97 ! Je me souviens qu’avec la « 85 » je devais toujours être bien placé sur chaque balle pour ne pas boiser. Là, évidemment, avec la « 97 », c’est différent.

 

LC : C’est vrai que la « 85 » avait une petite zone de centrage.

RF : Oui.

© Ray Giubilo

LC : Wilson a mis en ligne un petit montage vidéo vous montrant jouer – pour le plaisir, j’imagine – avec leur nouveau modèle, la Clash. Une raquette bien plus légère..

RF : Oui, absolument.

 

LC : Après votre RF 97, vous avez dû avoir une sensation de facilité. Est-ce que parfois vous vous dites que ça serait pas mal de taper avec ce type de raquette, peut-être avec les enfants ?

RF : Absolument. J’ai joué avec cette Clash et effectivement je me suis dit  que la balle repartait du cordage avec facilité et fluidité. Je pourrais jouer avec cette Clash sur le circuit une fois adaptée au poids et l’équilibre qui me convient. Car pour retourner une première balle à 230 km/h, vous devez avoir en main quelque chose capable d’encaisser cette vitesse et cette puissance. Mais c’est vrai, aujourd’hui, les juniors qui montent ont a disposition, chez Wilson, un grand choix de modèles pour les aider à améliorer leurs jeux. Mais tout ne vient pas de la raquette, ça tient aussi au fait que vous devez savoir faire évoluer votre jeu. Cette Clash est un bon exemple de la façon dont on peut rendre les choses plus simples, tout simplement parce que c’est plus facile de taper avec.

 

LC : Les trois prochaines questions évoquent le tennis mais vue d’une manière plus globale. La première : le tennis vous a-t-il enseigné des leçons qui vous sont utiles dans la vie de tous les jours ? Comment transpose-t-on à la vraie vie ce que l’on a appris sur le terrain ? 

RF : L’anticipation, je pense. Sur un court de tennis, on anticipe chacun de nos mouvements parce que la question récurrente c’est : « mon adversaire va-t-il jouer ici ou là ? ». Dans la vie, on fait parfois la même chose, peut-être pas à chaque étape, mais oui, on anticipe beaucoup, on planifie. C’est exactement ce qu’un joueur de tennis doit faire : prendre des décisions. Appelons-les des micro-décisions : que peut-t-il se passer après ? Où dois-je servir ? Que dois-je faire ? C’est aussi le cas sur un plan business. J’ai tellement de décisions à prendre : avec qui je veux travailler ? Quels tournois disputer ? Comment mettre les choses en place ?  Oui ou non à un partenariat ou à une demande venant des médias ?  Donc là aussi, j’apprends beaucoup. Et puis il y a également tout ce qui concerne la persévérance dont nous parlions tout à l’heure, jouer malgré les blessures, surmonter les moments difficiles après une défaite. Comment, par exemple, gérer l’après suite à ma défaite en finale du dernier Wimbledon. Est-ce que je dois juste me dire : « bon, c’était dur, mais ça m’est égal ». Ou alors : « c’est terrible, mais je veux, je dois retourner à l’entrainement et bosser dur. » Ou encore : « j’ai besoin de faire une pause ». Oui, comment surmonte-t-on un moment comme celui-ci ? Et comment reste-t-on motivé après avoir tout gagné ? Bon ça, je l’ai fait. Je vois un million de choses que j’ai appris grâce au tennis. Et je lui en suis très reconnaissant…

 

LC : La culture tennis. Voilà une notion avec des fondamentaux, et dans le même temps, c’est aussi quelque chose qui évolue au fil des générations. En trois mots, comment décririez-vous ce que l’on peut donc appeler la culture tennis ? 

RF : Le tennis a toujours été un sport élégant. Je crois que c’est ainsi que les gens le voient. Il y a aussi quelque chose qui s’approche de la danse. C’est aussi un sport qui se dispute dans des stades qui sont grands mais pas trop justement. Cela donne quelque chose d’intimiste, et… d’élégant. C’est peut-être l’un des sports les plus universels qui soit. On joue dans le monde entier, de janvier à novembre. J’aime bien nous comparer, nous les joueurs de tennis, à ce que fait un chanteur lors d’une tournée mondiale. Mais les chanteurs ne font pas ça chaque année, alors que nous c’est le cas, ce qui renforce ce côté universel. Je pense enfin que c’est un sport très compétitif. Nous sommes quand même un paquet de joueurs. Et avec le système de classement, il nous faut défendre les points de l’année précédente. A chaque match, tu dois faire de ton mieux, et ça rend les choses très difficiles, tout comme rester au sommet. En trois mots donc : élégant, universel et compétitif.

© Antoine Couvercelle
© Ray Giubilo

LC : J’en avais deux sur trois. J’avais pensé à patrimoine, ce qui d’une certaine manière se rapproche d’élégant.

RF : Oui, patrimoine et élégance sont cousins. Je partage votre point de vue. Quels étaient vos autres choix alors ?  

 

LC :  Universel, gladiateur et patrimoine.

RF : Très proche, effectivement. Ravi qu’on soit d’accord ! 

 

LC : Vous avez évoqué le monde du business un peu plus tôt. Il est rare, très rare même dans le monde du tennis, qu’un joueur conserve les mêmes partenaires tout au long de sa carrière. C’est pourtant ce que vous avez réussi avec Wilson. 

RF : Ouais. 

 

LC : On a un peu évoqué ça quand vous expliquiez être passé à la Pro Staff dès vos 14 ans, mais qu’est-ce qui vous a donné envie de jouer avec Wilson ? Et finalement d’avoir joué avec leurs modèles tout au long de votre carrière ? 

RF : Wilson est une marque populaire et très ancrée. Quand on est junior, on ne le sait pas forcément. Ce dont je me souviens, c’est que beaucoup de mes amis jouaient avec une Wilson. Et puis quand vous savez que mes modèles comme Sampras ou Edberg jouaient en Wilson, ça a forcément contribué au fait que je veuille jouer avec. Juniors, quand j’ai commencé à rencontrer les équipes de chez Wilson, ils m’ont tout de suite encouragé, aidé quand j’avais besoin d’un grip ou de faire corder. J’ai toujours senti que les gens de chez Wilson étaient compétents, toujours prêts à donner un coup de main et à faire sentir au jeune joueur que j’étais qu’il était à part. C’était sympa et plus particulièrement pour mes parents qui venait d’une classe moyenne. On a été très heureux de l’aide qu’ils ont pu nous apporter, comme recevoir des raquettes gratuitement ou d’autres choses très utiles pour un jeune joueur. D’une certaine manière, je leur serai éternellement reconnaissant pour ce soutien des premiers jours. Et maintenant que je connais la haute direction et les équipes de Wilson, je me sens en famille. On a partagé plein de bons moments ensemble, ils ont toujours été adorables avec moi. Une raquette, c’est le prolongement de votre bras, vous voulez donc que le mariage soit parfait. Et puis on parle technologie, des évolutions… On a toujours eu une relation formidable, jamais eu l’ombre d’un problème. J’ai la tête sur les épaules, je sais d’où je viens et depuis quand ils m’accompagnent. C’est bien plus qu’une relation contractuelle à mes yeux.

 

LC : Vous êtes au cœur d’un scénario de rêve pour un amoureux des Wilson : votre première raquette fut la « 85 », puis la « 90 », et enfin votre « 97 ». Elles seront toutes sur le mur de votre garage un jour…

RF : Oui et j’ai même des raquettes datant d’avant la « 85 ». J’avais la Thunderbird, enfin je ne sais plus exactement comment elle s’appelle d’ailleurs, et d’autres aussi, dont je ne me souviens plus le nom. Je joue avec Wilson depuis que j’ai 8 ans. Quand j’ai commencé en fait…

© Hugues Dumont

LC : Vous avez utilisé le mot stade un peu plus tôt dans l’entretien. Evoluer sur le Centre Court de Wimbledon, calme et feutré, puis sur le Central Arthur Ashe de l’US Open, ce sont deux environnements totalement différents.

RF : Très différents, même !

 

LC : Je ne vais pas vous demander votre préféré mais je pense que la plupart des amateurs trouveraient incroyablement difficile d’évoluer sur le « Ashe ».

RF : Sans doute.

 

LC : Comment peut-t-on rester concentré alors qu’il y a tout ce bruit autour de vous ?

RF : Ce qui est bien sur le circuit, c’est qu’il y a pas mal de courts d’entraînement bruyants et bondés. Comme ici d’ailleurs (à Cincinnati), où je me suis entraîné à côté d’un ventilateur pour justement m’habituer au brouhaha. Et puis tout d’un coup, il y a des camions qui vont et viennent. Les fans sont là aussi. L’environnement des courts d’entraînement, c’est souvent assez sauvage. Donc lorsque vous passez à un court de compétition, il est plus facile de se concentrer. Je sais que l’US Open peut être compliqué, en raison du bruit, de la pression de ce stade, on entend le métro, les trains, c’est bruyant pendant les changements de côté, ils passent de la musique, les gens dansent. C’est culturel ici d’avoir des spectateurs qui tchatchent pendant les points, parce que ça se fait en basket, en baseball ou en NFL. Il n’y a que le tennis où il y a cette ambiance feutrée et super silencieuse. Et puis arrive l’US Open ou le bruit fait partie du truc. Ca fait partie de la beauté de notre sport. J’espère qu’on ne perdra jamais ça. Et ce qui rend Wimbledon si formidable, c’est cette différence justement. Mais voilà, en raison de ce que l’on vit sur les courts d’entraînement, il n’est pas si difficile d’aller jouer sur les courts de l’US Open. Ils ont une taille incroyable. On n’a pas de problème d’éblouissements sur le Arthur Ashe parce que le stade est si haut que les rayons du soleil sont bloqués par les tribunes. C’est un endroit formidable. Ce que j’aime à l’US Open, ce que j’aime de la pression que l’on ressent dans ce tournoi, c’est que l’on sent le public. Les spectateurs sont un peu comme au cinéma – ils mangent tranquillement leur pop corn – et attendent qu’il se passe quelque chose. Dès que vous commencez à disputer des points spectaculaires et que le match se durcit, ils doivent se dire un truc du genre « c’est bon, le film commence, c’est ce qu’on attendait ! ». Et alors là, ils rentrent dans le jeu. Le public de l’US Open est l’un des plus incroyables du monde. C’est pour ça que j’adore y jouer. J’adore aussi jouer à Wimbledon. Si, en tant que joueur, vont me demandiez de faire un choix, je vous dirais Wimbledon, parce que bon… Dans le même temps, je suis heureux que ça ne soit pas Wimbledon toutes les semaines. Comme je suis heureux de ne pas jouer sur le « Ashe » toute les semaines. C’est de pouvoir profiter des deux ambiances qui est formidable. Finalement, je les aime d’une même manière. 

 

LC : Le Central Arthur Ashe, c’est la version moderne du Colisée de Rome, une atmosphère où le public est partie prenante.

RF : Oui.

 

LC : Pour finir, deux dernières questions plus légères, Roger. En regardant en arrière, quel conseil donneriez-vous au Federer qui avait 20 ans et débarquait sur le circuit ? 

RF :  C’est marrant ça. Je lui dirais : « t’inquiète pas, tu as le temps, Roger ». Et puis aussi : « mais attention, ça va passer vite ». Un peu des deux, donc. Lorsque vous êtes jeune, vous avez l’impression que tout doit arriver tout de suite, que vous n’avez pas le temps, que vous devez faire les trucs. Et puis dans le même temps, vous vous dites : « j’ai du temps, prends ton temps, entraîne-toi, détends-toi… » Il est important de profiter de ce que l’on vit, de ne pas se stresser avec je ne sais quel détail. Et puis il faut faire de son mieux, apprendre vite et ne pas faire la même erreur un million de fois. Il faut avoir confiance en son coach et croire en ce qu’on met en place à l’entraînement. Et puis, dernière chose, il faut s’attacher aux détails. Au sommet du tennis pro, ce sont les détails qui font la différence.

 

LC : Et quel conseil alors donnerait le Roger de 50 ans à celui d’aujourd’hui ? 

RF : Je crois qu’il me dirait de jouer encore quelques années. 

 

LC : J’étais sûr que vous diriez ça ! 

RF :  Vraiment ? En fait, ça pourrait plutôt être un truc du genre, « allez Roger, joue aussi longtemps que tu peux et continue de prendre du plaisir ». J’espère plutôt qu’il me dirait ça. 

 

LC : Moi, je pense que mon moi de 50 ans me dirait me moins crier sur mes enfants…

RF : Bon là, on se rejoint, on est sur la même longueur d’ondes.

 

LC : Roger, merci mille fois pour tout ce temps.

RF : Pas de problème, ça a été un plaisir. A bientôt. Au revoir.  

BJK a ouvert la voie

Par Chris Oddo

Traduit par Christophe Thoreau

© Art Seitz

Rien n’arrête Billie Jean King et ses 77 ans. Surtout à l’heure où le débat sur l’égalité n’a jamais été aussi pregnant. Retour sur le parcours d’une figure qui a changé le tennis. Et nos vies.  

 

Il y a des champion(nes) qui marquent l’histoire de leur sport. D’autres, plus rares, parfois uniques, qui changent la société. Billie Jean King est de ce club très fermé. Sa victoire dans la fameuse bataille des sexes face à Bobby Riggs, le 20 septembre 1973 à l’Astrodome de Houston -devant 30 000 spectateurs et une audience TV estimée à 50 millions de personnes aux Etats-Unis- reste une date, le point de départ d’un mouvement dont on ne pouvait encore soupçonner l’ampleur. A commencer par Riggs, 55 ans, triple vainqueur en Grand Chelem à la fin des années 30, et qui, en s’enfermant pour quelques milliers de dollars dans un personnage de clown machiste, prétentieux, méprisant -et disons-le, grotesque- a servi la cause de son adversaire qui régnait alors sur le tennis féminin, avec Margaret Court. Ce jour-là, King est devenue une icône. Il y a eu un avant et un après “bataille des sexes”.

BJK est d’origine modeste. A l’âge de cinq ans, regardant sa mère en train de faire la vaisselle, elle lui lâche  : “Je vais faire quelque chose de grand de ma vie.”

Autre moment clé: elle a onze ans et on lui refuse d’être prise en photo parce qu’elle ne porte pas une jupette de tennis. “Dès ce jour-là, j’ai su que je voulais changer ce sport », se souvient King.

La grandeur de King est d’avoir suivi d’actes, ses paroles enfantines. Et d’être aussi devenue la championne que l’on sait. A tel point qu’elle deviendra la première femme dont Wilson apposera le nom sur une raquette, bien avant d’ailleurs qu’elle ne soit devenue une militante. Seules cinq joueuses dans l’histoire de la marque ont connu cet honneur. 

© Wilson

King a su saisir toutes les opportunités afin de faire évoluer les mentalités et devenir un modèle. C’était même visiblement une démarche naturelle pour cette native du Sud de la Californie, pour ne pas dire une mission au long cours. “En ce qui concerne mon héritage. . . Je n’en ai pas encore fini”, aime à répéter BJK…

Légitime par son panache sur le court et son palmarès -20 titres à Wimbledon si l’on prend en compte simple, double et mixte, 39 au total en Grand Chelem !- King prit les chose en main en coulisses au début des années 70 lorsqu’elle fonda la WTA, donnant ainsi aux athlètes féminines une résonance qu’elles n’avaient jamais connue.

Si son talent l’a propulsée sur les plus grands courts du monde, c’est son humanité, son ouverture d’esprit et sa passion pour la justice qui ont fait d’elle une guide, une femme de pouvoir qui allait renverser la table dans sa discipline et ailleurs…

Le tennis en tant que sport professionnel aurait-il connu un succès aussi incroyable au début de l’ère Open sans la formidable tournée d’exhibitions que King et ses condisciples mirent sur pied ? Les hommes et les femmes recevraient-ils les mêmes dotations en Grand Chelem sans les sacrifices consentis par King et sa génération? Probablement pas. Pionnière de l’égalité et de la justice sociale, King est toujours la même aujourd’hui.

«Ma génération était une génération de transition et, grâce à ce que nous avons pu accomplir en 1968 et au-delà, le tennis est devenu une discipline majeure dans le sport aujourd’hui », rappelle-t-elle.

© Wilson Sporting Goods Co.

Les débuts du circuit Virginia Slims et l’impact des actions des “Original nine” (surnom donné au groupe des huit joueuses qui accompagnaient King dans ses démarches égalitaires) soutenues par Gladys Heldman, alors patronne du magazine World Tennis, ont changé la donne au début des années 70. Leur réussite majeure, à côté de la création de la WTA : l’obtention de l’égalité des prix hommes/femmes dès… 1973 à l’US Open. 

Les avancées sociétales et politiques obtenues par BJK sont telles qu’on en oublie parfois combien elle a été une joueuse d’exception. On entend rarement parler de son nombre de titres en Grand Chelem par exemple. Mais sans ses victoires, rien n’aurait été possible. Ses succès sur le terrain lui ont offert du poids et de la légitimité.

Du haut de son mètre 63, King était à la fois rapide et endurante. Et agressive, venant au filet dès qu’elle le pouvait. «Elle a eu l’une des meilleures volées de tous les temps», rappelle son ancienne partenaire de double Rosie Casals.

Soixante après son premier titre majeur en simple, l’étoile de Billie Jean King continue de briller. Pour preuve : tout ce qu’elle a entrepris dans le tennis commence à avoir un retentissement dans d’autres sports et dans la société toute entière. Megan Rapinoe, championne du monde de football avec les Etats-Unis, et très engagée politiquement, pour défendre le droit des femmes notamment, n’est-elle pas une héritière de King ?  

“Le tennis a été mon piédestal vers le changement et une voix pour améliorer la vie des autres”, conclut-elle. “La pression est un privilège” aimait-elle aussi dire lorsque l’on interrogeait sur son métier. Une pression dont elle su faire fi sur le court. Et surtout en dehors. Les révolutions se font rarement dans la douceur. Merci, Billie ! 

© Art Seitz

Joachim Lafosse

« Pourquoi inventer un personnage quand des

McEnroe ou des Becker existent ? »

© Art Seitz

« Le tennis est tellement magnifique et clinquant, en apparence propre sur lui, qu’on a envie de gratter. Pour trouver la beauté, il y a des tréfonds, des violences. »

 

Joachim Lafosse est aujourd’hui un cinéaste majeur dont le regard se porte naturellement vers les courts : adolescent mordu de tennis, il s’en souviendra notamment lorsqu’il réalise Élève libre en 2008, qui met en scène un jeune champion. Quoi de plus normal, dès lors, que Courts lui propose de jeter un coup d’œil sur le tennis au cinéma. Moteur… action !

© D.R.

Le tennis selon Godard (et pas Jean-René)

« Je prendrais un joueur au hasard, qui débarque un jour gare Saint-Lazare parce qu’il vient en train et qu’il n’a pas d’argent, et qui participe aux éliminatoires. Il doit se loger, il n’a rien, il connaît peut-être quelqu’un comme ça, il fait son premier match. Je prends le vainqueur du premier match, je continue avec lui, puis avec celui qui l’élimine… et ainsi de suite jusqu’à la fin. C’est un film d’une bonne centaine d’heures. » Cette trame a par la suite inspiré, sinon les cinéastes, au moins les médias et les diffuseurs : France Télévisions avait ainsi proposé une déclinaison de l’exercice lors de Roland-Garros 2004, et divers médias écrits, y compris le Quotidien officiel du tournoi, s’y sont aussi prêtés au fil des ans.

Courts : On entend souvent dire que les fictions traitant du sport sont décevantes dans leur manière de le filmer. Est-ce le cas à vos yeux ? Et si oui, à quoi est-ce dû ?

Joachim Lafosse : Le sport dans la fiction ne vaudra jamais rien car le direct est tout simplement indépassable : c’est la plus belle fiction. Au cinéma on connaît la durée, on a souvent une idée de l’issue… La tension dramatique est moins puissante. Tout comme Bergman affirme qu’il n’y a pas d’épousailles possibles entre le théâtre et le cinéma, je pense qu’il n’y a pas d’épousailles possibles entre le tennis en tant que jeu et le cinéma. Dans le documentaire, oui. Pas la fiction. Le film Borg/McEnroe (Janus Mads Pedersen, 2017), c’est comme faire un biopic de Jacques Brel. Cela n’a pas de sens, ça sera toujours inférieur à l’original. Moins de force dramatique, moins de suspense, des reconstitutions de match laborieuses… Il faut reconnaître le savoir-faire de la télé dans l’exercice. Le jeu est un exercice particulier, difficile à filmer. La télé sait le faire. Elle ne survit même plus que grâce aux directs sportifs ! C’est là où elle est la meilleure et sait se renouveler. On y voit maintenant de véritables plans séquences, inimaginables il y a encore dix, quinze ans, avec des travellings qui autorisent des plans d’une longueur inouïe ; un travail réel de montage, découpé, rythmé… Non, il faut être humble et admettre la supériorité du mariage télé + direct sur la fiction. J’ajouterais que la télé a un dernier avantage : on est même prêt à modifier les formats pour la contenter – ce qui, cette fois en tant qu’amoureux du tennis, n’est pas sans m’inquiéter.

 

C : Y a-t-il malgré tout des sports plus faciles à filmer que d’autres ? Et où situer le tennis dans le panorama ? 

J.L. : Le tennis est plus compliqué à filmer que d’autres sports, certainement. Le décor est resserré, les points et les matchs s’enchaînent… Il entre dans la catégorie des sports difficiles à filmer. À l’opposé, la boxe s’y prête bien et est probablement le sport qui a le plus inspiré les cinéastes. C’est logique : il y a la confrontation directe, les coups, un danger certain pour l’intégrité physique des personnages, mais aussi la dramaturgie idéale. En boxe, il n’y a qu’un combat, un seul événement autour duquel tout s’articule. La prépa prend une ampleur énorme, des mois à l’avance, et permet au récit fictionnel de s’en emparer et de broder allègrement autour. Il ne faut pas s’y tromper : le premier Rocky, qui est à mon avis le meilleur, est aussi celui où il y a le moins de scènes de combat.

 

C : Est-ce à dire que si le cinéma veut s’emparer du sport, il doit sortir du terrain ?

J.L. : C’est ça. Le jeu ne peut pas être l’élément central. C’est en promenant sa caméra autour que le cinéaste pourra apporter un regard différent. Soit en explorant les coulisses, soit à travers un prisme sociétal. Le sport a beaucoup de choses à raconter, comme tous les univers qui drainent de la passion, et donc des personnalités obsessionnelles vis-à-vis de leur rêve. Le tennis est un ogre qui se nourrit du désir des êtres. On y croise des personnages bigger than life dont la vie ne demande qu’à être racontée. C’est pour ça que le biopic fonctionne si bien : pourquoi inventer un personnage quand existent des McEnroe ou des Becker ?

Dès qu’on s’écarte du jeu, il y a tout : Terre battue (Stéphane Demoustier, 2014) est un film très intéressant car se focalisant sur un aspect précis, et de plus en plus présent, où on aspire le sang et les espoirs des jeunes joueurs. Bollettieri, c’était une blague ! Le modèle en a cassé, des gamins, et pourtant il a inspiré bien des structures et fait fantasmer des milliers de parents. Quand je tourne Élève libre (en 2008), c’est ça aussi : un ado qui doit faire avec son idéal déçu, ce qui le rend très fragile et contribue à ce qu’il tombe dans les mains de ce pervers… Jonas aurait pu avoir un autre background que le tennis, mais le milieu du tennis s’y prêtait tellement ! 

 

C : À ce niveau-là, le tennis en tant que toile de fond et/ou élément de décor possède-t-il une plus-value par rapport à d’autres disciplines ? Charrie-t-il un imaginaire fort ?

J.L. : Clairement. Le tennis est tellement magnifique et clinquant, en apparence propre sur lui, qu’on a envie de gratter. Pour trouver la beauté, il y a des tréfonds, des violences. Le tennis enrobe tout ça dans ce vernis bourgeois dont il ne peut se départir. D’Alfred Hitchcock (L’Inconnu du Nord-Express, 1951) à Woody Allen (Match Point, 2005) en passant par François Truffaut (La Femme d’à côté, 1981) ou Yves Robert (Un éléphant ça trompe énormément, 1976), tous sont venus y chercher le sport de classe, de catégorie sociale. Cinquante ans de cinéma montrent que ce n’est pas vrai qu’il y a une démocratisation du tennis. Ça ne bouge pas dans les club-houses. Ce sont les mêmes milieux, les mêmes familles qui les fréquentent… L’endogamie est forte. Même la bourgeoisie est incestueuse ! Par ce qu’il représente, le tennis contribue à décortiquer un milieu social. C’est ce qui explique qu’il y a peu d’œuvres où il est filmé en tant que jeu, mais qu’on le retrouve en revanche assez fréquemment en tant que décor ou toile de fond.

 

C : Si la fiction peine à filmer le tennis, le documentaire, lui, semble s’y épanouir.

J.L. : Avec ses personnages forts, ses images d’archives qui parlent à tous, et débarrassé des faiblesses de la fiction dans le rendu du jeu, le documentaire a tout pour lui. En tennis, on le sait depuis The French (William Klein, 1982). C’est un documentaire, mais avec un œil de cinéaste. Klein est un grand cadreur et c’est un bonheur de se laisser entraîner dans les coulisses de Roland-Garros avec lui. Godard a dit qu’il aurait adoré filmer Roland-Garros. Mais pas les stars, pas ce que tout le monde voit : non, les joueurs de qualifs, les gars venus du bout du monde, leur quotidien de bouts de ficelle… 

 

« Comme les acteurs, les joueurs sont entourés d’une équipe. Mais une fois sur scène, face caméra, ils sont seuls à se livrer au regard des autres. »

 

J’ai vu plusieurs documentaires marquants sur le tennis : celui consacré à Althea Gibson (Althea, Rex Miller, 2015) est incroyablement émouvant. Tout en images d’archives, les gestes sont beaux, le sujet fort… L’Empire de la perfection (Julien Faraut, 2018), mélange intéressant entre le documentaire et le travail de cinéaste. Et on y perçoit tellement l’enfer de la perfection, la souffrance que ça représente. La fiction Borg/McEnroe à côté est fade ! Le docu sur Becker (Boris Becker : Der Spieler, Hans-Bruno Kammertöns et Michael Wech, 2017), c’est dingue. Pas du grand cinéma, mais un document fascinant. On est en présence d’un grand joueur et d’un grand acteur. Becker est magnifique, le corps atteint, vieilli, lourd, qui se laisse filmer… Il est bouleversant.

 

C : Les joueurs seraient-ils les meilleurs acteurs ?

J.L. : Je le pense. Comme les acteurs sur un tournage, les joueurs sont entourés d’une équipe, de plus en plus pléthorique à mesure qu’on monte vers les sommets. Mais une fois en scène, face caméra, ils sont seuls à se livrer au regard des autres. Et pour les meilleurs sportifs, ils aiment ça. Généralement ils savent même en jouer. J’avais d’ailleurs remarqué quelque chose d’étonnant en faisant les castings d’Élève libre – des castings sauvages : cherchant un adolescent, je ne voulais pas forcément un joueur de tennis. Mais je me suis rendu compte que plus les classements tennis des candidats étaient élevés, plus ils étaient bons comédiens, avec ce qu’il faut de tchatche, de mystère… Jonas (Bloquet, l’acteur choisi, ndlr) était lui-même un très bon jeune suivi par la Fédé. 

 

C : On a convoqué McEnroe, Becker, Gibson, Roland-Garros 1981, il y a aussi Billie Jean King, Björn Borg (clin d’œil appuyé de Wes Anderson dans La Famille Tenenbaum), Guillermo Vilas… À la notable exception du récent documentaire sur Andy Murray, faut-il avoir joué dans les années 70 ou 80 pour avoir le droit d’être mis en scène ? Ne s’est-il rien passé en tennis depuis ou est-ce le reflet de l’âge moyen des réalisateurs et du public ?

J.L. : Il peut y avoir plusieurs choses, à commencer par un âge d’or du tennis dans ces années 70-80 sans cesse ressassées, oui. Mais je crois qu’il y a surtout des personnalités qui acceptaient de se livrer plus. J’ai entamé autrefois des démarches pour tourner un docu tennis. Mais ça prend du temps d’établir la confiance nécessaire pour qu’un champion accepte de se livrer et de se laisser filmer en hors-champ, dans les vestiaires, à l’entraînement. Côté réalisateur, je pense qu’il faut arrêter tout autre projet pendant six mois, un an et ne se consacrer qu’à ça. Ça prend du temps et ça coûte vite un million d’euros pour mobiliser une équipe digne de ce nom. Il faut aussi trouver le champion qui veuille « faire l’acteur » pour moi et écrire le script avec moi. Et, tout comme moi je dois mettre des choses entre parenthèses, un champion peut-il m’offrir tout ce temps et cet investissement nécessaires au projet ? 

 

« Je ne pense pas que les champions d’aujourd’hui soient moins émouvants que ceux d’hier. Mais ils ont une armure de dingue. »

 

(Long silence.) Je ne pense pas que les champions actuels soient moins émouvants que ceux d’hier. Mais ils ont une armure de dingue. Le contrôle l’a emporté. Tout est fait autour d’eux pour que rien ne puisse les détourner, les distraire du tennis. Seule leur carrière compte. Et je peux le comprendre ! Le poids de l’image n’est plus le même non plus. Qui, aujourd’hui, pourrait se permettre de raconter face caméra sa soirée au Palace la veille d’un match à Roland-Garros comme Yannick Noah le fait dans The French ? La scène est géniale, mais comment serait accueilli un joueur livrant ce genre d’anecdote de nos jours ? La caisse de résonance médiatique est devenue telle que, pour les champions actuels, le contrôle absolu de leur image est un enjeu prioritaire.

 

C : Y a-t-il un joueur en particulier avec lequel vous aimeriez tourner ?

J.L. : (Il réfléchit.) Il faudrait qu’il ait un aussi grand désir de cinéma que moi, qu’il ait aussi envie de faire voir quelque chose qu’on ne sait pas, ou qu’on n’a pas vu, de ce sport. Je ne sais pas si ce profil existe chez les joueurs actuels. Mais un Nick Kyrgios par exemple, me semblerait un sujet intéressant. Derrière l’étiquette « talent gâché » et sa manière de dérailler, il y a une personnalité qui a de la substance. Il n’est pas dans le contrôle ni le calcul, il se livre. Je suis sûr même qu’il y gagnerait. Cela le centrerait dans une complicité. 

Les éléphants et le tennis

Que viennent donc faire, me direz-vous, ces robustes pachydermes, sympathiques certes mais pas vraiment agiles pour distiller subtilement, au filet, une volée amortie ? En vérité, pas grand-chose, si ce n’est que je voulais par ce titre faire un clin d’œil complice à mon père, Jean-Loup Dabadie. Je vais m’en expliquer ! Mon père fut, en son temps, un grand amateur de sport. Joueur de rugby et de tennis en herbe dans sa jeunesse. Spectateur fidèle au Parc des Princes et à Roland-Garros au cours de sa vie d’adulte. Il aimait profondément l’ambiance des vestiaires et leur joyeux brouhaha, les tribunes où l’on scrute la présence des stars, les bancs de tennis, les terrasses des restaurants sur les pistes de ski. La troisième mi-temps aussi, qui prolonge d’autres échanges de simple camaraderie. Tous ces lieux où se mêlent l’effervescence, la fièvre des lauriers espérés et des vibrations partagées.

Comme le dit Joachim Lafosse, mon père n’avait pas la prétention d’écrire des scènes de sport réalistes, mais échafaudait plutôt des scénarios dont le sport était prétexte à imaginer le décor. Qui pourrait encore ignorer qu’un « éléphant ça trompe énormément », comme personne ne pourrait oublier la partie de tennis improbable disputée par les quatre compères-acteurs, interrompue par un ouragan maternel digne d’une cataracte londonienne.

Voilà, d’un trait imagé, les éléphants que mon père appelait avec tendresse dans ce film à la fantaisie débridée ! Ce qui explique pourquoi j’imaginais ce rapprochement des éléphants et du tennis. Le titre du film et la partie de tennis que je viens d’évoquer. Au-delà des petites gamineries un peu loufoques que s’ingéniaient à prolonger à plaisir les acteurs, régnait bien vite une amitié volontiers retenue.

C’est ce souvenir vivace et un peu nostalgique que j’ai voulu partager amicalement avec vos lecteurs. 

Florent Dabadie

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.

L'Inconnu du Nord-Express, 1951
Un éléphant ça trompe énormément, 1979
La Femme d’à côté, 1981
Wimbledon, 2004
Match Point, 2005
Terre battue, 2014
Borg / McEnroe, 2017
Battle of the Sexes, 2017

La raquette spaghetti

© Peter Northall

Au cours de l’année 1977, la « raquette spaghetti », inventée par Werner Fischer, un horticulteur allemand, chamboule le tennis. Au point de semer la zizanie en provoquant des résultats inattendus, jusqu’à ce que la Fédération internationale prenne la décision radicale de modifier son règlement. Pour la première fois, l’aventure est portée à l’écran, grâce à The Spaghetti Racket. Un documentaire réalisé par Hassan Amini, l’homme qui est parvenu à convaincre Fischer de raconter personnellement son histoire.

 

Tout ça à cause d’une petite bestiole à huit pattes. Comme Spider-Man, la morsure et les pouvoirs en moins, Werner Fischer doit le bouleversement le plus brutal de sa vie à une araignée. À l’instar de celui qui prend New York pour un gigantesque parc accrobranche, il aurait pourtant préféré poursuivre le cours d’une vie plus tranquille. Car, ayant d’abord les traits séduisants de la bénédiction, l’aventure va peu à peu s’enlaidir pour se muer en véritable malédiction. Si, dans les comics, une partie de la population adule le super-héros qui peut marcher au plafond autant que l’autre le rejette, l’horticulteur allemand divise lui le monde d’un sport traditionnel. Son invention surgit trop tôt dans l’histoire. Telle une mariée se pointant devant l’autel en survêtement et claquettes-chaussettes, le tennis n’est alors pas prêt pour un changement aussi radical. C’est cette histoire que nous relate Hassan Amini. 

Depuis des décennies, des plumes en pagaille volent sur le papier pour écrire au sujet de la raquette spaghetti, mais aucune trace de documentaire. Avec The Spaghetti Racket, cette phrase peut désormais se conjuguer au passé. Nommé aux Grieson Awards pour Decadence and Downfall: The Shah of Iran’s Ultimate Party et vainqueur du prix du meilleur documentaire au Gen Con Film Festival avec Pentamind: The Ultimate Minds Sport Championship, dont la sortie publique est prévue pour 2021, Hassan Amini a aussi des qualités de détective. Sa mission initiale : trouver Werner Fischer, le créateur de la raquette spaghetti. Sans grand imperméable coupe trench coat ni chapeau à double visière type deerstalker, il enquête. Longtemps. « Ç’a été compliqué de le trouver, nous confie-t-il. Il ne vivait plus à Vilsbiburg, où la raquette a été inventée, et je ne parle pas allemand. Je ne pouvais pas me consacrer à sa recherche à plein temps, il m’a donc fallu environ deux ans pour le trouver. Mais je n’ai jamais abandonné. »

Une fois l’aiguille dans la botte de foin dénichée, il faut la convaincre. Lui donner envie de coudre les fils d’une histoire que les autres racontent pour lui depuis toujours. « Quand je l’ai trouvé, évidemment, il ne parlait pas anglais, poursuit Hassan. Nous avons eu besoin d’un traducteur pour faire des appels téléphoniques à trois. Il m’a fallu deux ou trois appels, étalés sur six mois, pour qu’il accepte. Parce qu’il n’avait jamais parlé à ce sujet. C’est la première fois qu’il est d’accord pour donner sa version de cette histoire. Son histoire. » Celle d’un homme marqué au fer rouge par ses tribulations au sein du tennis professionnel et son business. « Ma vie aurait été plus positive si je n’avais jamais inventé cette raquette », tels sont les premiers mots sortant de sa bouche au cours du documentaire. « Mais, pour moi, étant joueur amateur, l’invention semblait tellement évidente. Je n’ai jamais compris pourquoi personne n’y avait pensé avant moi. » Sans doute parce que tout le monde n’est pas aussi calé en araignées.

 

Spider-raquette

« Quand une araignée fait sa toile, elle commence par tisser un support (avec des montants et des travers). Puis, en cercle, elle ajoute tous les travers. Pour finir, elle coupe certains travers. Je me suis toujours demandé pourquoi elle faisait ça, et, un jour, j’ai compris qu’elle coupait les travers principaux, ceux tissés en tant que support. En faisant ça, elle donne plus d’élasticité à sa toile. » Le secret de la raquette spaghetti ne doit rien au cadre de l’objet ou aux matériaux utilisés. C’est une technique de cordage, transposable à n’importe quel tamis. En 1971, inspiré par le genre arachnéen, Werner Fischer se met à corder en supprimant des montants. Pour n’en garder que cinq. Et, son but étant de favoriser le plus possible le déplacement des travers pour maximiser la prise d’effets, il ne croise plus les cordes entre elles. 

En outre, il superpose deux plans distincts de travers, de part et d’autre des montants. Il ajoute également des tubes synthétiques pour donner un jeu de roulement, et des lacets parallèles aux travers. « Je ne pouvais pas comprendre comment quelqu’un avait pu avoir cette idée », lâche dans le documentaire l’Australien Barry Phillips-Moore, ancien 60e joueur mondial devenu inventeur de raquettes par la suite. Modèle d’ingéniosité, la « créature » de Werner Fischer atteint son but. Le lift généré est monstrueux. « C’était comme aller sur le court avec une mitraillette alors que l’adversaire avait un couteau », décrit Georges Goven, un adepte du « monstre ». « La balle prend un effet terrible, confirme à l’époque un Christophe Roger-Vasselin interrogé sur son nouvel outil. On peut frapper aussi fort qu’on veut, l’effet est tellement important que ça ne sort jamais. Et le rebond est très haut. » Pour Cliff Drysdale, premier président de l’ATP, il s’agit de « la raquette la plus dangereuse de l’histoire ».

Lorsqu’il débarque dans son club de Vilsbiburg, en Bavière, avec son nouvel engin, Werner Fischer est regardé comme un drôle d’oiseau. « Je pense que personne ne me prenait au sérieux, se rappelle-t-il en souriant. Ça ricanait pas mal. Les gens se disaient Fischer est un original. Je pense que la plupart étaient simplement amusés. » Puis, au fil du temps, ses résultats conquièrent ses partenaires. Peu à peu, l’équipe première du modeste TC Grün-Weiß Vilsbiburg, réunie pour le documentaire, se munit de ce que l’un d’eux appelle alors la « mandoline à nœuds ». Sortis de nulle part, ils réussissent un parcours encore plus inattendu que celui de Martin Verkerk à Roland-Garros en 2003. Année après année, la « bande à Fischer » gravit les échelons. Jusqu’à intégrer l’élite, où, avec une raquette « magique » en guise de bottes de sept lieues, le petit poucet avance à grands pas. « Les miracles existent au tennis », « La surprise de la ligue », « L’arme miraculeuse est inarrêtable », titre la presse nationale. « Si on m’avait dit que je jouerais un jour en première division, j’aurais regardé la personne comme si elle me parlait d’un conte de fée », s’amuse Werner Fischer.

© Peter Northall

Grün-Weiß Vilsbiburg, le petit poucet aux bottes de sept lieues

Contrairement à la surprise Verkerk, la fine équipe de Vilsbiburg va jusqu’au bout. En finale 1977, elle se joue du plus grand club du pays : le Blau-Weiß Berlin, composé uniquement de joueurs du top 20 allemand. « Avant la rencontre, ils nous voyaient comme des ploucs et pensaient gagner facilement », se souvient un des héros de l’époque. Mais ce succès entraîne une défaite plus grande. Le triomphe provoque un tollé dans la presse. À tel point que le petit poucet finit par être dévoré par l’ogre médiatique. Tous les contes de fées n’ont pas une fin heureuse. Invité sur un plateau de télévision pour débattre de la « miraculeuse raquette bavaroise », Werner Fischer, qui ne maîtrise pas les codes de l’exercice, est malmené par Eitel Reetz, un membre de l’université technique de Munich, professeur de sport et entraîneur de tennis diplômé. Dans la séquence d’archive, insérée dans le documentaire, celui-ci affirme que « la raquette n’offre que de très légers avantages aux bon joueurs». Pire, « elle fait régresser les autres, provoque des blessures ». L’éminence annonce d’ailleurs le lancement «d’une pétition auprès de la Fédération allemande pour obtenir son interdiction». Pourtant, en ce temps, l’ITF n’a aucune réglementation sur les raquettes. Vous pouviez jouer avec une poêle à frire ou une courgette si vous le désiriez. 

« J’ai regardé l’émission et je me suis senti mal pour Werner, se remémore Erwin Müller, un des coéquipiers de Fischer, pour le film. Ils l’ont très mal traité. J’avais joué contre Eitel Reetz, et il avait abandonné après avoir perdu le premier set 6/0. C’est pour cette raison qu’il avait tellement envie de bannir la raquette. » Mais, toujours en 1977, Barry Phillips-Moore va faire passer un cap au curieux objet. « Je disputais un tournoi en France, décrit-il devant la caméra d’Hassan Amini. Quelqu’un est venu me voir en me disant : Barry ! Barry ! Un Allemand en train de jouer avec la raquette de Werner Fischer ! J’avais entendu que certains l’avaient essayée en Allemagne sans réellement l’aimer, mais je ne l’avais jamais vue. Alors je suis allé jeter un œil. » Là, c’est le déclic. Depuis l’émergence d’un casse-tête suédois à la longue chevelure blonde, Phillips-Moore cherche une solution. « Quand Björn Borg est arrivé au début des années 1970, avec son revers à deux mains et son lift très lourd, il a forcé les gens à reculer de trois mètres, explique-t-il. Il a instauré les très longs rallyes et je voulais stopper ça. » 

« J’étais un quarantenaire avec des hanches en mauvais état, je devais dicter le jeu pour ne pas courir, poursuit-il. À l’instant où j’ai vu la raquette, j’ai su que c’était ce qu’il me fallait. » Dès la fin du match, il part à la rencontre du joueur disposant du fameux instrument. Dans l’intimité du vestiaire, il l’examine sous tous les angles – la raquette, pas le joueur, précision nécessaire aux esprits les plus alambiqués –, « la chose la plus fascinante qu’il voyait de sa vie ». Expert en cordage, il commence alors à se confectionner une nouvelle arme. « J’ai tout de suite eu du succès, en gagnant beaucoup de matchs que j’aurais dû perdre. » Par souci de gain de temps, il n’utilise pas exactement la méthode Fischer. Il remplace les tubes de plastique par du strapping. Résultat, quand il pleut, l’humidité et la terre imprègnent les bandes et font chuter « les performances du cordage de 50 % », estime-il. Lors d’un tournoi en Allemagne, il atteint la finale, se promène dans les deux premiers sets, mais s’incline suite à l’arrivée des gouttes. En sortant du court, une voix l’interpelle : « Je suis Werner Fischer. »

 

Barry Phillips-Moore, le pilote

« Barry Phillips-Moore avait une raquette qui copiait mon idée, complète l’inventeur originel. Même si elle n’était pas vraiment bien faite, elle permettait de bien jouer. Je lui ai dit qu’il était en infraction avec le brevet déposé, mais j’ai insisté pour qu’il joue avec ma raquette, cordée de la bonne façon. » À partir de ce moment, les deux hommes fonctionnent en duo, comme un pilote de Formule 1 et son mécanicien. Barry Phillips-Moore fait les tests sur le circuit et donne ses indications à Werner Fischer, qui ajuste les réglages. « J’ai joué contre Barry Phillips-Moore, il était assez âgé et ne pouvait plus vraiment bouger, analyse John McEnroe, questionné dans The Spaghetti Racket. Mais quand il menait l’échange du fond, il n’y avait aucune façon de s’en sortir. » Classé hors du top 100, l’Australien au corps usé ne brille « que » dans des petits tournois. Ses résultats ne faisant pas les gros titres, sa botte secrète reste discrète aux yeux du monde. Un autre va se charger de la chausser pour donner un grand coup de pied dans la fourmilière. 

En juin 1977, Michael Fishbach est en lice au tournoi de Bruxelles. Comme Barry Phillips-Moore. « Barry, qui avait toujours été ouvert et amical, a refusé de me montrer sa raquette, confie l’Américain à Hassan Amini. J’avais beau insister, il refusait catégoriquement. Je me suis demandé pourquoi il ne voulait pas me laisser voir cette raquette qui m’intriguait. J’étais convaincu de pouvoir en tirer plus de bénéfices que lui. » Deux mois plus tard, le New-Yorkais à la barbe hirsute se rend en Suisse, à Gstaad. Passionné de photographie, il passe la porte d’une boutique spécialisée. Pièce vide. Personne derrière la caisse. Se tournant les pouces, son regard se perd dans la pièce, jusqu’à tomber sur un exemplaire de la fameuse raquette ! « Je n’en croyais pas mes yeux, lâche-t-il. J’ai pris la raquette, je l’ai regardée sous toutes ses coutures, et, juste quand je commençais à comprendre, un homme me l’a enlevée des mains en me lançant : Vous ne devriez pas regarder ça!” »

Sans chercher à débattre, le surnommé « Mike » quitte le magasin et se met à courir comme un dératé jusqu’à l’hôtel pour schématiser ce qu’il vient d’observer. Par ailleurs, de nombreuses évolutions sont testées à cette époque. Les raquettes ne sont plus uniquement en bois. Jimmy Connors a déjà sa légendaire Wilson T2000. Piètre tennisman du dimanche à ses heures perdues, Howard Head, ancien ingénieur aéronautique devenu créateur de skis, décide d’agrandir significativement le tamis pour se faciliter la tâche sur le court. Un modèle qu’il commercialise ensuite via Prince, dont il est actionnaire majoritaire. « Quand Howard m’a fait tester cette raquette, je lui ai dit que ça allait révolutionner le tennis », affirme Ion Tiriac au cours du documentaire. « Pour moi, c’est la meilleure chose qui avait jamais été inventée », s’enthousiasme le monument Donald Budge une quinzaine de jours avant l’US Open 1977. Mais, dans un premier temps, cette invention reste privilégiée des joueurs amateurs et des enfants. Les professionnels n’y adhèrent pas. 

© Peter Northall

Mike Fishbach, le détonateur

Quand le Majeur américain débute, seuls deux participants s’alignent avec une Prince. Fishbach, lui, débarque avec sa version de la raquette Fischer. Classé au-delà du 200e rang au classement ATP, il sort des qualifications et commence à faire parler de lui en passant tranquillement le premier tour. Le match d’après, il écrabouille un ancien no 1 mondial : Stan Smith. Les matchs en trois manches gagnantes ne commençant qu’à partir des quarts de finale cette année-là, il lui colle un 6/0 6/2. « J’ai à peine compris ce qu’il m’arrivait, sourit, sous sa moustache, le champion américain, rencontré pour le documentaire. J’avais la sensation que la situation n’était pas normale. Ce n’était plus le tennis que nous avions toujours joué. » Lorsque Fishbach se rend en salle de presse, la foule désire tellement l’entendre – « Hey ! C’est le gars qui a battu Stan Smith ! » – que l’icône Billie Jean King lui cède sa place. 

« Ils m’ont demandé comment je voulais appeler ma raquette, relate Fishbach. J’ai répondu que je n’étais pas bon pour trouver des noms. Quelqu’un a crié : On dirait une assiette de pâtes !” Puis un autre a lancé : Appelez-la spaghetti !” » Le New York Times reprend l’idée en l’illustrant d’un dessin bien senti. Le nom « raquette spaghetti » est né, et passe à la postérité. « Quand j’ai découvert la victoire de Fishbach, d’une part, j’ai trouvé ça intéressant, se remémore Werner Fischer. D’autre part, j’avais peur des conséquences. Un joueur marginal ne pouvait pas battre un vainqueur de Wimbledon. Ce n’était pas bon. C’était trop radical. » Si l’Américain s’incline dès la rencontre suivante, la controverse monte en même temps que le nombre d’adeptes de la nouvelle sorcellerie. Une semaine après l’US Open, à Paris, au cours de l’ancêtre du Masters 1000 de Bercy, Georges Goven en fait usage. Allant jusqu’en quart de finale, où il s’incline contre Christophe Roger-Vasselin, autre « nouveau sorcier », il fait tomber le monument Ilie Nastase sur sa route.

« J’ai joué les trois sets les plus longs de ma vie, décrit le Roumain bien des années plus tard pour les besoins du documentaire. J’ai dû courir des centaines de kilomètres pendant ce match. Quand elle rebondissait, la balle giclait à trois mètres d’un côté, trois mètres de l’autre. » Après la défaite, un tantinet irrité, il clame qu’il n’acceptera « plus jamais d’affronter cette raquette ». La semaine suivante, à Aix-en-Provence, il déboule avec un cordage et un cadre – conçu par Siegfried Kuebler – siglés Werner Fischer. « Ilie était toujours partant pour une bonne blague ou de la provocation », rigole son compère Ion Tiriac. Dans le sud de la France, trois raquettes spaghetti se hissent en demi-finales : Nastase, Goven et Deblicker. Le résistant ? Guillermo Vilas, invaincu depuis 53 matchs sur terre battue et 46 toutes surfaces confondues, record qu’il détient toujours. En finale, Vilas, après un âpre duel de cinq sets face à Deblicker, affronte Nastase. Mené deux sets à zéro, dépité, énervé, l’Argentin abandonne. Son incroyable série d’invincibilité prend fin.

 

« Vilas est toujours furieux au sujet d’Aix-en-Provence » 

« Vilas est toujours furieux à propos de tout ça », nous raconte Hassan Amini. « Je suis désolé Guillermo, c’est juste un jeu », sourit Nastase devant la caméra du réalisateur. « Après cette finale à Aix, j’ai gagné 29 (28, ndlr) autres matchs consécutifs, s’emporte quant à lui Vilas. Sans raquette spaghetti, Nadal n’aurait pas battu mon record, que dalle. » En réalité, si. Sur les 28 matchs en question – avant de perdre contre Borg en demi-finale du Masters puis face au Chilien Gildemeister, sur terre, début 1978 en Coupe Davis – cinq sont sur dur et deux sur moquette intérieure. Avec sa série de 81 succès d’affilée sur ocre établie entre 2005 et 2007, Rafael Nadal reste devant son aîné. « Après la défaite contre Nastase, Vilas, via Tiriac, son manager, a demandé à Werner Fischer de lui corder deux raquettes spaghetti, nous révèle Hassan Amini. C’est ce qu’il m’a dit, et ça montre à quel point sa raquette était près de s’imposer sur le circuit. » « Le fait que Vilas, l’un des joueurs les plus combatifs de l’histoire, abandonne, ç’a dû donner à beaucoup la tentation de se procurer cette raquette », ajoute McEnroe.

Gentleman, le natif de Mar del Plata rend finalement les raquettes à son concepteur. Car, dans la foulée du « scandale », la raquette spaghetti est interdite à titre provisoire par l’ITF. Au printemps 1978, elle est définitivement bannie. Malgré une tentative de recours en justice, l’aventure est finie. La Prince au tamis agrandi, elle, est dans les clous du nouveau règlement. « Les fabricants étaient puissants, c’est pour ça que la Prince est passée au travers, estime David Lloyd, ancien joueur professionnel devenu entrepreneur. Ils savaient que ça allait créer un marché différent. Si la raquette spaghetti avait été inventée par une grande compagnie comme Prince ou Wilson, elle aurait été autorisée. Je suis absolument certain de ça. » Pour d’autres, la décision est juste. « Le changement (du jeu) était trop radical avec la raquette spaghetti, estime Cliff Drysdale. S’il avait été moindre, peut-être aurait-elle pu survivre. »

Équipé d’une Prince, le jeune Gene Mayer, 21 ans en 1977, commence à grimper dans la hiérarchie. Jusqu’à atteindre le top 5 en 1980. Dès 1978, Pam Shriver est finaliste de l’US Open avec le même modèle. Au milieu des années 80, ce cadre révolutionne le tennis. De nos jours, tout le monde joue avec des tamis de tailles similaires. Sa création mise au ban, Werner Fischer est, lui, ruiné. Il avait arrêté son métier d’origine pour déposer des brevets et passer des accords à travers la planète. « Il est tombé dans une dépression dont il lui a fallu environ dix ans pour se relever », confie Hassan Amini. Aujourd’hui, il est encore étonné que sa trouvaille, née dans une petite ville bavaroise des mains d’un homme complètement extérieur au business du sport, ait pu causer autant de remue-ménage. À 81 ans, bien dans sa peau et débarrassé de ses dettes depuis belle lurette, il joue toujours au tennis. Désormais, il fait même l’objet d’un film poignant. Sans avoir eu besoin d’enfiler un costume moulant. 

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.

Ion Tiriac 

Plus grande, la vie !

© Ray Giubilo

Rien n’a pu entraver les rêves de grandeur de Ion Tiriac, aujourd’hui âgé de 81 ans. À une très honnête carrière de joueur aura succédé une réussite dans le coaching et le business, reposant sur son franc-parler, son flair, une force de travail phénoménale et des méthodes parfois directives, mais aussi une grande pudeur. Un parcours bigger than life, unique et fascinant. 

Par où et comment débuter le récit de la vie d’un homme, Ion Tiriac, qui en a eu mille et a toujours entretenu un certain mystère sur sa destinée ? Évoquer son enfance au cœur d’une Roumanie plongée dans la Deuxième Guerre mondiale ? Dépeindre son chagrin suite au décès de son père victime d’un cancer, alors qu’il n’a que onze ans ? Relater comment, par le sport, le hockey sur glace puis le tennis, démarré seulement à l’adolescence, il va s’ouvrir une porte vers la liberté, échappatoire d’une terre verrouillée par le communisme ? Égrainer les résultats de sa carrière de joueur, très respectable sans être phénoménale, qui reposait avant tout sur son sens du jeu et son physique ? Répéter que la trajectoire d’Ilie Nastase, pour lequel il fut tout à la fois un père et un frère, n’aurait jamais été la même sans son indéfectible soutien ? S’enthousiasmer devant sa réussite de coach et de manager ? Saluer ses succès en tant que promoteur de tournois ? Rappeler qu’il saute dans son jet privé, lui le citoyen du monde, comme le commun des mortels prend sa voiture ? Reprendre les chiffres du magazine américain Forbes qui le classe désormais parmi les 1 700 hommes les plus riches de la planète avec un patrimoine estimé à 1,2 milliard de dollars, fruit de ses investissements tous azimuts au pays ? Souligner sa générosité, dans bien des domaines, dont il n’aime pas faire grand cas ? Commencer par cette scène digne d’un film, où dans un restaurant basque à Paris, face à un Arthur Ashe médusé, il a croqué son verre sans saigner de la bouche, cette bouche dont certains disent qu’elle n’a jamais souri ? Présenter sa collection de voitures de luxe, riche de 350 et quelques modèles, née de sa fascination pour les Ferrari et les Rolls Royce ? Décrire ce physique d’ours mal léché – savamment étudié, avec ses grosses moustaches en fer à cheval et ses rouflaquettes seventies – dont il a malicieusement joué et derrière lequel il se planquait ? Démarrer par une de ses délicieuses punchlines dont il aime régaler son auditoire et qu’il est capable de décliner avec la même aisance, tout en roulant délicieusement les r, dans l’une des sept ou huit langues qu’il parle couramment ? 

Oui, on ne sait où donner de la tête avec Ion Tiriac, dont la vie personnelle fut aussi un tourbillon : un premier mariage de deux ans avec une championne de handball, Erika Braedt ; un premier enfant, tout simplement baptisé Ion Țiriac Jr. avec Mikette von Issenberg, mannequin vedette des années 70 aux allures de Nico ; un deuxième mariage avec Sophie Ayad, une journaliste égyptienne qui lui donnera deux autres enfants, Karim Mihai and Ioana Natalia. 

Reprenons nos esprits. Pour tenter de cerner au mieux celui qui fut surnommé le Comte de Dracula – il a vu le jour en Transylvanie, lieu du célèbre roman de Bram Stoker – ou alors le Bulldozer de Brasov, sa ville natale, tournons-nous vers Jean-Paul Loth. L’ancien capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis est un vieux complice du Roumain. Il l’a soutenu lors de ses premières sorties à l’Ouest au début des années 60. « À l’époque, j’étais responsable de l’équipe grecque. On disputait les Jeux balkaniques, épreuve qui réunissait notamment la Yougoslavie, la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie. Je suis l’un des premiers à avoir vu débarquer Nastase et donc Tiriac. Il se comportait déjà en patron et il avait un sens commercial formidable. Je ne sais pas trop comment, mais il avait réussi à avoir un contrat avec Slazenger. Et pour financer ses prochains voyages, il nous vendait des raquettes. Je lui en ai acheté un paquet afin de lui donner un coup de main. Pendant deux ans, j’ai eu des Slazenger partout ! » 

Quelques années plus tard, Loth, rentré à Paris, engage ses nouveaux amis comme entraineur et sparring partner de… l’équipe de France, un mois avant les Internationaux. « On leur faisait un contrat de travail, et ça débloquait leur visa, raconte-t-il. Tout le monde n’était pas d’accord avec ça à la FFT, certains craignaient qu’ils nous demandent de l’argent puisqu’ils avaient un contrat. Ils n’ont évidemment jamais rien demandé. Pouvoir quitter leur pays pour jouer suffisait à leur bonheur. » Des coups de main de l’extérieur ne font pas de mal, même si Tiriac, qui a défendu les couleurs de son pays aux JO de 1964 en hockey sur glace, sait visiblement s’y prendre avec les autorités. « Après les Jeux, je me lance complètement dans le tennis et comme on représentait notre pays en Coupe Davis et qu’on prenait plaisir à le faire, on s’est retrouvés avec un passeport dans notre poche, se souvient le Roumain. C’était sensationnel. C’est difficile pour vous de comprendre ça. On pouvait voyager ! On n’avait pas d’argent mais on a survécu. »

© Art Seitz

Tiriac devient l’homme à tout faire de l’équipe de Roumanie de Coupe Davis. Sur le court comme en coulisses. Un engagement total animé par un seul objectif : soulever le Saladier d’Argent et emmener son pays au firmament. Quitte à employer des moyens très limites, comme lors de la fameuse finale de 1972, la plus dingue de l’histoire, où les Roumains, battus deux fois en finale aux États-Unis en 1969 et 1971, accueillent cette fois les Américains de Stan Smith et Tom Gorman au Club Sportiv Progresul de Bucarest, sur terre battue. Au-delà de la rivalité sportive entre les deux équipes, le contexte politique est tendu, six semaines après l’assassinat de onze athlètes israéliens aux JO de Munich par l’organisation palestinienne Septembre Noir. L’équipe américaine compte en effet deux joueurs de confession juive, Brian Gottfried et Harold Solomon, et la Roumanie n’a jamais caché son soutien à la Palestine. Les autorités sont contraintes d’organiser la rencontre sous haute protection policière. Les Américains vivent retranchés dans un hôtel surveillé par une horde de snipers. Difficile, dans ces conditions, d’aborder la rencontre avec sérénité. D’autant qu’un autre piège les attend. Celui concocté par Tiriac, filou en chef, lors du deuxième simple du vendredi, après que Smith, grand cœur, a battu Nastase pétrifié par l’événement. Dans une ambiance de foire indescriptible, avec 5 000 spectateurs déchainés, Tiriac, mené deux manches à rien, se met à jouer « à deux à l’heure », simule l’épuisement avant de gambader de nouveau, interrompt sans cesse le geste de service de son adversaire, cajole les juges de ligne qui oublient plus souvent qu’à leur tour qu’une balle de Gorman sur la ligne est une balle bonne, refuse de reprendre le jeu pendant six minutes après une contestation. Tiriac sort vainqueur de ce cirque invraisemblable qui sera qualifié le lendemain par la presse de « monument d’anti-sportivité ». Cette victoire ne servira à rien, si ce n’est à nourrir la légende du Roumain. Car Nastase et Tiriac s’inclinent en double le samedi avant que Smith n’enterre définitivement les espoirs locaux en dominant Tiriac lors d’un match conclu par un cinglant 6/0. Malgré la victoire américaine, Smith l’a mauvaise : « J’ai perdu l’estime que j’avais pour vous, balance-t-il à Tiriac. Je vous respecte en tant que joueur mais plus en tant qu’homme. » Les deux hommes se rabibocheront car on pardonne toujours à Tiriac, comme on le fait pour un mauvais garçon à la gueule d’ange. Lorsque Tiriac est intronisé au Tennis Hall of Fame de Newport en 2013, qui est le président de ce panthéon du tennis ? Stan Smith. La Coupe Davis reste l’une des grandes affaires de la vie de Tiriac. De 1959 à 1977, il a disputé 109 matches (70 victoires) pour la Roumanie, dont 68 en simple (40 succès).

L’une des joies de Tiriac est d’être devenu un joueur de haut niveau, même s’il ne sera jamais un immense champion. Mais il aura ferraillé avec des légendes du jeu comme Rod Laver ou Arthur Ashe, et, à force de travail, sera devenu l’un des leurs, leur ami, lui le petit Roumain, autodidacte total, qui, enfant, avait beaucoup pratiqué le tennis de table. « Je suis le meilleur joueur du monde… qui ne sait pas jouer au tennis », aime-t-il à répéter. Il compte tout de même cinq titres en simple dans sa carrière, tous sur terre battue, la seule surface qui compte à ses yeux. « L’herbe, c’est pour les vaches ; le ciment, c’est pour les voitures ; la terre battue, c’est pour le tennis ! » est l’une de ses formules signatures. « Son coup droit, chopé dans 70 % des cas, était déjà passé de mode, se souvient Jean-Paul Loth. Mais il était endurant, il volleyait bien et, surtout, c’était un immense tacticien. En plus d’être un formidable provocateur, évidemment. » Tiriac a rapidement assimilé qu’au tennis, ce n’est pas toujours celui qui a le meilleur le coup de raquette qui l’emporte. Pour peu qu’on joue l’embrouille. Une philosophie dont Ilie Nastase sera le porte-drapeau et le paradoxe. Nastase, main en or, pouvait faire ce qu’il voulait avec la balle.

La carrière en simple de Tiriac atteint son point d’orgue à Roland-Garros en 1968, premier tournoi du Grand Chelem de l’ère Open. Dans cette édition à part, seule manifestation sportive organisée dans un Paris où souffle le vent de la révolution de mai, il se hisse en quart de finale. Et stupeur, devant un Central bondé, mène deux sets à zéro contre Rod Laver. La suite, c’est Tiriac qui la raconte, avec humour, lors de son discours d’introduction au Hall of Fame, devant l’Australien qui plus est. « Je me suis dit que je n’allais quand même pas battre un joueur en route vers le Grand Chelem. Je ne dis pas que je lui ai donné le match. Je dis qu’il ne m’a pas vraiment battu. Bon, c’est une histoire entre lui et moi. » Du Tiriac tout craché, prêt à tout pour un bon mot. Car cette année-là, Laver n’avait pas remporté les Internationaux d’Australie et n’était, de fait, absolument pas en route pour un éventuel Grand Chelem. Ce sera le cas en 1969. Le Roumain coquin ne s’est trompé que d’une année… 

© Art Seitz

Du reste, on ne peut disserter sur Tiriac sans parler d’Ilie Nastase. Ces deux-là ont tout partagé, y compris la bagatelle. L’ainé est fasciné par le talent de son cadet mais comprend rapidement, notamment parce qu’il est très émotif, qu’il va avoir besoin d’un garde-fou, d’un conseiller, d’un mentor pour le guider là où il doit être : au sommet. Le « couple » va réussir son pari. Nastase devient le premier no 1 du premier classement mondial calculé par l’ATP en 1973, année de sa victoire à Roland-Garros. Pour décrire sa relation avec Ilie, Tiriac raconte qu’il a passé plus de nuits dans le même lit avec son ami que Nastase n’en a passées avec ses trois épouses. Souvenir de cette longue période de vaches maigres où ils partageaient la même chambre sur les tournois et où, en cas de virée nocturne les veilles de match, Tiriac poussait Nasty dans un taxi avant minuit. Pour être sûr qu’il aille bien dormir, il l’appelait ensuite à l’hôtel. « Ilie, c’est Ilie, parfois, il dit des conneries, rappelle Tiriac en faisant référence aux propos sexistes et racistes tenues par Nastase à l’encontre de Serena Williams. Mais ne touchez pas à Ilie Nastase ! Nastase, il n’a pas deux poumons. Il a deux cœurs. Un à gauche et un à droite. » Les deux hommes auront connu l’immense bonheur de remporter en 1970 le double à Roland-Garros, le tournoi le plus cher à leurs yeux. Dès qu’il a commencé à gagner un peu d’argent, le premier achat de Tiriac fut un petit appartement à trois minutes du stade. « Je l’ai toujours », dit-il, racontant aussi qu’avant le durcissement des normes de sécurité, il n’a jamais eu besoin de son badge pour entrer à Roland-Garros. Ce lieu qui l’avait tant fait rêver est devenu l’une de ses nombreuses maisons. 

Sa dernière vraie saison date de 1977, lors de laquelle il dispute encore 34 matches en simple. Mais Tiriac a toujours un coup d’avance et depuis la fin 1975, il a pris en main la destinée de Guillermo Vilas. Le gaucher argentin s’est déjà hissé parmi les meilleurs joueurs du monde. Il lui manque toutefois ce petit quelque chose en plus qui vous fait basculer du statut de grand joueur à celui de champion. Vilas n’a pas digéré sa défaite en demi-finale de l’US Open 1975 contre Manolo Santana, où il a obtenu cinq balles de match après avoir mené deux sets à rien puis 5-0 dans la quatrième manche. Tiriac et Vilas ont appris à s’apprécier en se côtoyant sur le circuit. « J’ai atteint mes limites, dit l’Argentin au Roumain, quels sont tes tarifs ? » Le prix à payer va être excessivement élevé : un travail de titan, des journées de six à huit heures d’entrainement. Des semaines de 30 heures de travail sur un seul et même coup. Tiriac contrôle chaque minute de la vie de son poulain, va même jusqu’à l’affamer. Vilas réussit en 1977 « l’année de sa vie » avec ses victoires à Roland-Garros et à l’US Open. Même si l’ordinateur de l’ATP lui refuse ce titre, l’Argentin est bel et bien le meilleur joueur du monde. « Il m’a taillé comme un vieil arbre, et ça a marché », explique Vilas dans le documentaire Gillermo Vilas, un classement contesté, disponible sur Netflix. « Vilas m’a coûté 365 jours par an. Pendant dix ans ! » répond Tiriac avec son sens de la litote. Et pas mal rapporté. Car Tiriac n’est pas qu’un coach. Il gère tout le reste. Le Roumain restera l’un des pionniers de la professionnalisation du tennis et de sa commercialisation. Il se lie avec Ellesse, Diadora, Head puis Prince au moment du lancement des premiers modèles à grands tamis dont il devient même la tête de gondole. Il se trompe aussi – rarement – comme lorsqu’il refuse les actions que Phil Knight, le tout jeune patron de Nike, lui offre en échange du sponsoring de Vilas. Trois ans plus tard, la valeur desdites actions s’est envolée et aurait assuré un sacré pactole au Roumain. Mais il n’a pas de regrets à avoir, il s’est bien rattrapé plus tard. « Avec lui, tout était clair, se souvient Henri Leconte qui, à 16 ans, rejoint l’équipe du Roumain à la recherche d’un sparring partner pour Vilas. On a beaucoup dit que Ion, c’était Monsieur 50 %. Mais pas du tout. On avait un minimum garanti assez bas mais des bonus énormes en cas de bons résultats. Financièrement, mes meilleures années, ç’a été avec lui. » Un système qui ressemble à Tiriac finalement, mais qui n’empêche pas la générosité. Un jour à New York, à la fin des années 70, Jean-Paul Loth a besoin de 10 000 dollars pour aider un ami peintre à produire des lithographies des Mousquetaires. « J’ai demandé à Ion, qui habitait New York à cette époque, s’il pouvait m’aider. Le lendemain, un gars à lui m’a apporté un sac avec l’argent. Comme ça ! Sans que l’on signe aucun papier. On lui a remboursé une fois en France dès que la commercialisation des tableaux a été lancée. Ion, qui pourrait donner l’impression d’être un truand, est un homme capable de faire confiance et un homme de confiance. Et d’une immense générosité. »

© Art Seitz

L’entreprise Tiriac accélère le rythme lorsqu’il découvre, lors du tournoi juniors de Monte-Carlo 1984, un tout jeune joueur allemand, nommé Boris Becker. L’année d’après, à 17 ans, celui que l’on surnommera rapidement « Boum Boum » remporte Wimbledon. À la réussite sportive du gamin de Leimen s’ajoute, plus tard, le succès financier grâce, entre autres, à un formidable contrat avec l’équipementier italien Lotto, à partir de 1993. Comme avec Vilas, Tiriac supervise tout dans la vie de Becker : du coach qu’il lui assigne, en l’occurrence son ami Günther Bosh, natif de Brasov comme lui, jusqu’à son intimité (Tiriac renvoie chez elle une petite amie du champion, considérant qu’elle le perturbe). À 25 ans, se sentant parfois étouffé par son mentor, malgré les succès et la fortune, l’Allemand s’en va voler de ses propres ailes.

Mais le monde change à partir de 1989. Le mur de Berlin est à terre, l’URSS s’émiette, la révolution roumaine aboutit au renversement et à l’exécution de Nicolae Ceausescu. Tiriac comprend très vite qu’il y a une économie à rebâtir. Son sens inné du business va trouver sur sa terre natale sa meilleure expression. Depuis l’Allemagne, devenue sa base, il commence l’importation de Mercedes, de produits Siemens, facilite l’arrivée de la Lufthansa, développe le fret à l’aéroport de Bucarest. Il lance ensuite la première banque privée de l’ère post-communiste, une chaîne de télévision majoritairement sportive, une compagnie d’assurances, des concessions automobiles et une compagnie aérienne. Il finance également un village pour orphelins à Brasov. « Je ne suis ni Ross Perot, ni Donald Trump mais je crois que je ne me suis pas trop mal débrouillé. » Le sens de l’euphémisme, toujours.

Cette formidable réussite loin du circuit professionnel ne l’a pas coupé du tennis. Bien au contraire. Parallèlement à ses affaires, il continue de prendre en main la carrière des joueurs ou des joueuses dont il flaire le potentiel, comme Marat Safin, Goran Ivanisevic, Mary Joe Fernandez ou Anke Huber. Le dernier en date étant Lucas Pouille. Il veille également sur Simona Halep, dont il a récemment négocié avec succès le contrat chez Nike (2 millions de dollars par an), et sans doute, sans qu’on le sache, sur plusieurs autres joueurs roumains. En 2000, il conduit la délégation roumaine aux Jeux Olympiques de Sydney, en tant que président du comité olympique. « On est revenus avec 26 médailles dont 11 en or, le plus beau résultat de notre histoire, même si on avait un budget ridicule », raconte celui qui a aussi été élu l’an passé, à 80 ans, président de la fédération roumaine de tennis. Tiriac devient également le grand manitou de plusieurs tournois majeurs comme le Masters en Allemagne dans les années 90 et les Internationaux d’Italie. Il met aussi sur pied le Masters 1000 de Madrid, où son sens de l’innovation le pousse même, en 2012, à installer une terre battue bleue afin d’améliorer la visibilité de la balle à la télévision. Sur ce sujet, il devra faire marche arrière suite à une fronde des joueurs menée par Federer, Djokovic et Nadal. Mais il reste convaincu du bienfondé de sa démarche. 

La légende raconte qu’il est celui qui a soufflé à l’oreille de Christian Quidet, commentateur du tennis sur TF1 puis Antenne 2 dans les années 70 et 80, l’idée du résumé du soir à la télévision pendant Roland-Garros. Et qu’il a convaincu Philippe Chatrier, président de la FFT entre 1973 et 1993, du principe des loges sur le Central de Roland-Garros. Ici, Tiriac réécrit sans doute l’histoire à sa façon car les loges existaient depuis 1968, mais simplement à l’état embryonnaire. Le Roumain, c’est plus certain, a convaincu Chatrier, pourtant très sceptique à ce sujet, de passer à la vitesse supérieure. Tiriac, cela va sans dire, fut l’un des premiers à investir dans une loge – une double –, à gauche de la tribune présidentielle quand on lui fait face, juste au-dessus du court. Sa silhouette, reconnaissable entre toutes, avec ses lunettes à verres fumés et son Panama, fait autant partie du décorum du Central de Roland-Garros que les logos BNP sur les bâches. Il demeure sans doute le spectateur à avoir assisté au plus grand nombre de matches sur ce court. Quarante-cinq ans et quelques que ça dure. « C’est de plus en plus cher une loge à Roland-Garros. Mais bon, je crois que j’ai encore les moyens de me la payer… » Du Tiriac dans le texte. 

« Dans une heure, tu joues avec Guillermo ! » 

Henri Leconte

L’ancien no 1 français a été l’un des poulains de l’entraineur roumain pendant quatre ans. Une expérience qui a changé sa vie. Il raconte :

« La connexion avec Ion Tiriac, elle s’est faite simplement. J’avais 17 ans, je venais de me faire virer de la FFT. J’errais dans les allées de Roland-Garros. Je voyais Guillermo Vilas s’entrainer. Je commence à jouer sur un autre court et je vois la grosse tignasse de Tirac arriver. Il me demande si je suis libre. Je réponds par l’affirmative, un peu timidement. “Dans une heure, tu joues avec Guillermo. Tu viens servir”, m’annonce-t-il. Vilas, il était no 2 mondial ! Faut imaginer la situation pour moi. Ion voulait que je fasse des “kicks”. Vilas, qui était pourtant le meilleur relanceur du monde à l’époque, avait du mal avec ce type de services. Ça le rendait dingue que je l’envoie dans les grillages. Pour notre première séance, j’ai servi pendant deux heures. Imaginez mon épaule le lendemain ! Et puis chaque jour, il me demandait de revenir le lendemain. Je ne me plaignais pas, bien au contraire. Au bout d’une semaine, il a demandé à voir mes parents. C’était incroyable. Il ne parlait pas encore aussi bien le français qu’aujourd’hui. Il est venu à la maison et il a dit à ma mère quelque chose comme : “Si vous voulez Henri champion tennis, moi m’occuper lui et vous maintenant fermez gueule !” C’est comme ça qu’a commencé l’histoire.

Ion, c’est mon deuxième papa. C’est mon mentor et je lui dois d’avoir réussi la carrière qui a été la mienne, même si j’ai évidemment eu d’autres entraineurs, comme Patrice Dominguez. Ion, c’est quelqu’un qui est à la fois d’une tendresse folle et d’une sévérité extrême dans le travail. Très vite, après mon intégration à leur équipe, on est partis en Australie. On jouait huit heures par jour, à coups de deux heures de coup droit, deux heures de revers, deux heures de volée. Et c’était l’époque des raquettes en bois ! On mangeait vite fait sur le terrain et on recommençait. Il m’a tellement poussé ! Il me disait “je veux que tu aies des crampes”, ce qui ne m’est d’ailleurs jamais arrivé. Je peux dire qu’il m’a appris à travailler. Il m’a appris la douleur. Il m’a aussi appris la finesse du jeu. Il aimait bien mon côté cheval fou. D’ailleurs, quand on voit qu’il s’est aussi occupé de Becker, Ivanisevic ou Safin, on ne peut pas dire qu’il soit allé vers la simplicité. 

Ion m’a aussi éduqué. Il m’a appris à m’habiller. Il me disait aussi : “Si tu touches la cigarette, la drogue ou l’alcool, je te pète la gueule ! ” Vu le gabarit du bonhomme, je l’écoutais. Alors oui, il m’a façonné mais dans le même temps, il était suffisamment malin pour ne pas gommer complètement ma personnalité. Il m’a fait le plus beau cadeau de ma vie : une année, après le tournoi de Monte-Carlo, il me dit “toi, tu vas ramener Ferrari à Paris”. Il venait de s’acheter une BB 512. Il me passe les clefs, j’avais à peine 19 ans. C’était un truc de mutant pour moi de conduire une telle voiture. J’arrive dans sa propriété de Gambais, j’ouvre la porte de la grange, et là, il y avait une collection de voitures de malade. Ion, il ne parle pas toujours beaucoup mais quand il te regarde dans les yeux, il y a beaucoup d’amour. C’est un homme que je respecte infiniment. »

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.

Thomas Wiesel

« Être suisse et ne pas aimer Federer, c’est possible, 

mais c’est que tu n’aimes pas le tennis »

© Laura Gilli

Il écume habituellement les scènes francophones à un rythme aussi soutenu que celui qu’adopte, d’ordinaire, la caravane du tennis mondial pour franchir les océans à la poursuite d’un été perpétuel de janvier à novembre. Au temps du corona, privé de son gagne-pain, Thomas Wiesel a fait des réseaux sociaux son nouveau terrain de jeu. L’humoriste suisse de 31 ans a su tirer profit des multiples conférences de presse anxiogènes pour rebondir à grands coups de tweets, stories et autres mèmes. Le tout pour le plus grand plaisir de son public confiné et en mal d’émotions fortes depuis des mois. Rencontre avec un homme qui brille aussi et surtout par sa passion dévorante pour le sport et sa capacité d’analyse bluffante de maturité et d’intelligence.

 

Courts : Ton dernier spectacle s’appelle Ça va. Est-ce toujours la réponse que tu donnes à ceux qui prennent de tes nouvelles en 2020 ?

Thomas Wiesel : Globalement, oui. Il y a des jours où ça va moins bien. Ces jours-là, je ne réponds pas et j’attends de pouvoir donner des bonnes nouvelles. Les artistes ont l’habitude d’un quotidien rythmé par les spectacles et ils n’ont plus lieu, donc on se focalise sur d’autres choses. Je m’occupe, j’apprends la patience. J’avais dit que j’apprendrais l’allemand en cas de deuxième vague, j’avoue que je ne l’ai pas fait (rires).

 

C : Cette nouvelle occupation passe entre autres par les réseaux sociaux : tu y suis et commentes beaucoup l’actualité, notamment politique. L’actualité sportive est également quelque chose qui te tient à cœur. On croit savoir que tes sports préférés sont le basketball, le football et le hockey sur glace, on se trompe ?

T.W. : Si on ajoute basketball universitaire, football américain et football universitaire, c’est juste. Au grand désarroi de ma copine en ce moment et de mes proches en général, je suis beaucoup trop de sports. Je suis aussi évidemment le tennis comme tout bon Suisse qui se respecte, l’athlétisme, la boxe, je regarde même la lutte suisse quand ça passe à la télévision. Dès qu’il y a un enjeu sportif, un gagnant à la fin, des points qui se comptent, je suis in, on arrive à me convaincre. Parfois je passe des heures à faire des recherches sur Internet sur des sports que je ne connaissais pas du tout pour savoir exactement ce qui se passe, quelles sont les règles, qui est le meilleur. J’ai une fascination pour le sport. Je suis assez mauvais pour en pratiquer moi-même, mais je regarde tous les sports. 

 

C : Tu fais donc partie des gens frustrés de ne plus pouvoir aller au stade ?

T.W. : Oui, à Lausanne on a beaucoup de chance, on a une offre sportive assez intéressante, avec un club en première division du championnat de hockey sur glace, un club en première division du championnat de football, un club de basket qu’il m’arrivait d’aller voir et qui est descendu d’une division avec la crise. On accueille d’autres événements sportifs en Suisse, comme la Coupe Davis, les tournois de tennis de Gstaad et de Bâle par exemple. En plus, j’ai la chance d’être souvent invité, ce qui me donne l’occasion de voir un peu les coulisses, sans compter que je ne paie pas mon billet puisqu’on ne prête qu’aux riches. Donc oui, c’est quelque chose qui me manque, c’est un loisir et un divertissement qui me vidait bien la tête. Quand on va voir un match en live, plus encore que devant sa télévision, on est à fond dans le truc, dans l’enjeu sportif, et pendant deux heures on ne pense qu’à ça. J’ai le défaut de bosser un peu trop, et même quand je ne bosse pas, d’avoir toujours mon travail en arrière-pensée que je traîne avec moi. Le sport, quand j’en fais et quand j’en regarde, m’aide à me vider la tête et c’est très agréable.

 

C : Partages-tu l’impression qu’il y a une baisse d’intérêt et un ras-le-bol des gens à force de ne pas pouvoir voir de sport en live depuis des mois ?

T.W. : On regarde avec plus de distance. Un match à huis clos est quand même moins fun à regarder. Il n’y a pas l’ambiance, même si elle est parfois ajoutée artificiellement, ce qui est un autre débat… Oui, j’ai l’impression qu’on est moins impliqué. On regarde moins quand il y a des matches, quand on peut y aller, puisqu’on ne peut de toute façon pas y aller. Comme on regarde moins le calendrier, on s’intéresse forcément moins aux résultats ensuite. Je suis les résultats du Lausanne Hockey Club et du Lausanne-Sport, mais il m’est moins arrivé de me connecter pour suivre les matches en direct que les autres années, où il m’arrivait même de regarder le score en descendant de scène. Un peu plus de distance se crée et je pense que les sportifs le ressentent, non seulement par l’absence des fans dans le stade, mais aussi par le fait que les gens les suivent moins en général.

 

C : Le calendrier sportif a également été largement faussé cette année. L’absence d’un rendez-vous habituel (comme Roland-Garros au mois de mai par exemple) pose-t-il également problème ?

T.W. : Dès qu’on bouscule les habitudes, on est moins à l’aise, on est moins dans notre zone de confort et tout ça y a participé. Je n’ai jamais aussi peu suivi Roland-Garros que cette année. Le fait qu’il n’y avait aucun joueur suisse n’a pas aidé. On a un peu – en tout cas moi – cette tendance patriotique. Il y a beaucoup de joueurs que j’aime bien, mais je regarde quand même plus quand ce sont les Suisses. C’est vrai que c’est un peu bizarre, au-delà de cet aspect. Je me souviens d’avoir été tout excité quand la bulle de la NBA a pu avoir lieu (la reprise du championnat de NBA avec 22 équipes, toutes localisées à Orlando, pour terminer la saison régulière et disputer les playoffs dans une bulle sanitaire entre le 31 juillet et le 13 octobre 2020, ndlr). Le football avait un tout petit peu repris dans certains pays européens comme l’Allemagne, mais autrement il n’y avait rien. Il y avait cette excitation due au fait qu’on arrivait de nouveau à faire du sport. Là, la saison va reprendre dans trois jours (cet entretien a eu lieu le 18 décembre 2020 et la saison 2020/2021 de NBA devait débuter le 22 décembre, ndlr) et je ne suis pas prêt du tout. 

Il y a tellement de choses auxquelles penser au quotidien que le sport a pris un peu moins de place, notamment parce que beaucoup de choses ont été annulées, déplacées, chamboulées et que les résultats ont moins de sens. Le Covid a tellement bouleversé les préparations, les calendriers, etc. qu’il y a plus de surprises et qu’on arrive moins à s’y retrouver. Je regarde beaucoup le championnat d’Angleterre de football, et parfois des clubs de haut de tableau se prennent des 7-2, on ne comprend pas ce qui se passe. Le sport est tellement bizarre cette année que c’est plus difficile de s’accrocher.

© Antoine Couvercelle

C : Revenons au tennis. Tu as toi-même écrit quelques chroniques sur Federer et la Coupe Davis, notamment dans Quotidien sur France Inter. Ce sport est-il un terrain fertile sur le plan humoristique ?

T.W. : Je crois surtout qu’en Suisse, c’est le sport qui est le plus suivi par la population en général et pas seulement par les passionnés. Les performances de Federer, de Wawrinka, de Hingis, de Bacsinszky sont beaucoup suivies par les médias et par les gens, et du coup, tout ce qui est terrain commun, tout ce qui est imaginaire collectif, pour l’humour, c’est pratique. C’est vrai qu’en dehors des grands événements de football, en Suisse, si on faisait une blague sur le tennis, c’était un des rares moments où les gens comprenaient de quoi on parlait en termes de sport, donc ça m’est souvent arrivé d’en parler. 

Quand j’ai commencé ma carrière, en 2012-2013, il y avait souvent des finales de Federer, des belles performances de Wawrinka. Wawrinka, en plus, est lausannois, – il met toujours Saint-
Barthélémy, mais moi je le considère comme lausannois – Timea Bacsinszky est lausannoise également, de Belmont. Du coup, il y avait une proximité qui faisait que j’en parlais souvent en spectacle. Et on a eu un affrontement mémorable contre la France en Coupe Davis (la Suisse avait remporté la compétition face à son meilleur ennemi français à Lille en 2014, ndlr). À l’époque, je n’étais pas en France donc je n’en ai pas parlé, mais quelques années plus tard, quand ils ont regagné la Coupe Davis, j’ai voulu mettre les points sur les « i », parce que battre la Belgique sans David Goffin n’était quand même peut-être pas digne d’une finale de Coupe Davis (la France s’était imposée 3-2 sans prendre un seul set à Goffin, qui était bien de la partie et avait remporté ses deux simples, ndlr). 

Je parle beaucoup de sport, si j’étais américain je pense que je parlerais beaucoup de basket, de football américain et de hockey. Si je fais ça ici, je me prends des bides parce que les gens n’ont pas les références, donc je m’adapte au public. C’est un des sujets où ma passion et mon job coïncident, alors je ne m’en prive pas.

 

C : Nous avons débuté cet entretien en évoquant le thème des réseaux sociaux. Le futur du sport, et notamment du tennis avec les StanPairos ou encore la chaîne Twitch de Gaël Monfils, passe-t-il par les réseaux sociaux ?

T.W. : J’ai l’impression que oui. Le tennis a la chance d’avoir des joueurs et des joueuses qui sont charismatiques. C’est un sport dans lequel il n’y a pas d’équipement qui cache les visages, contrairement au hockey ou au football américain, donc on les voit, on les reconnaît, ils sont expressifs : capitaliser à mort là-dessus serait malin pour eux. Surtout qu’il va y avoir une grosse transition dans le tennis masculin, avec les trois gros qui vont quand même finir par arrêter, et les deux qui viennent ensuite, Wawrinka et Murray, aussi. Il va y avoir un gouffre à combler. Je pense que plein de personnalités intéressantes qu’on connaît mieux via les réseaux est une des solutions. Pour moi, il n’y a personne qui se dégage au niveau du jeu et des aspects purement tennistiques pour remplir ce gouffre, mais il y a peut-être une place à prendre sur les réseaux. Je sais que Tsitsipas est très présent, il a un vlog, il est très bon là-dedans. Kyrgios est fantastique sur les réseaux sociaux. J’adore aussi ce qu’il fait sur les terrains. Je sais que c’est un sujet qui divise beaucoup la planète tennis, moi je suis « team pro-Kyrgios ». 

Ces personnalités peuvent apporter beaucoup de choses que Federer et Nadal n’apportaient pas. Eux qui sont très policés, très frileux avec les médias, ils ne montrent jamais vraiment autre chose que ce qu’ils choisissent de montrer. Il y a un truc très contrôlé, très lisse, et c’est assez frustrant de ne pas vraiment pouvoir les connaître et savoir quelle est leur vie. Djokovic, je pense que c’est encore plus compliqué parce qu’il montre peut-être l’inverse de ce qu’il est réellement. C’est un Suisse qui parle, donc c’est forcément un peu subjectif, mais j’ai l’impression que ces trois-là vont plus utiliser les médias à leur avantage que se dévoiler réellement. Je pense que Monfils est un bon exemple de quelqu’un qui n’a jamais eu de filtre, qui a toujours été lui-même. Ça lui a peut-être joué des tours, mais c’est quelqu’un d’attachant. 

Je crois que l’ATP a un peu changé de politique sur les réseaux sociaux. Pendant longtemps, ils ont censuré les gens qui postaient des extraits de tennis, des gifs et des trucs comme ça. Maintenant ils ont compris – et la NBA l’avait compris en premier – que plus on parlait de leur sport, même si ça ne leur rapportait pas directement d’argent sur le tweet en question, plus ça allait ramener du monde et leur bénéficier. Le tennis est un sport spectaculaire qui se prête assez bien aux quinze secondes d’attention qu’on peut avoir sur les réseaux sociaux. Quand on voit le coup de l’année, on va s’arrêter pour voir jusqu’au bout. Donc oui, pour moi, ils ont beaucoup à gagner là-dedans afin d’attirer des nouveaux fans qui ensuite, une fois qu’ils ont vu ça, vont peut-être avoir envie de regarder un match en entier. C’est toujours intéressant, pendant qu’on regarde un match, d’être aussi sur les réseaux pour voir ce qui se passe, de regarder les points d’un autre match. Pendant un tournoi de tennis, il y a plein de matches en même temps et c’est un truc qui se prête assez bien à notre économie de l’attention actuelle. Ce n’est pas un des sports pour lesquels je suis le plus inquiet avec le virage qu’on est en train de prendre.

© Ray Giubilo

C : Tu as mentionné Roger Federer, c’est le sujet incontournable. Les Swiss Awards, récompensant les meilleurs sportifs suisses des septante dernières années, ont eu lieu il y a quelques jours. Sans surprise, Federer a remporté sa catégorie comprenant une dizaine de nommés avec 49 % des votes – il a également remporté le prix du joueur le plus apprécié du public décerné par l’ATP pour la 18e fois consécutive, alors qu’il n’a joué qu’un tournoi en 2020. Peut-on être suisse et ne pas aimer Federer ?

T.W. : Je pense que c’est possible, mais dans ce cas, on n’aime pas le tennis. C’est possible de s’en foutre du sport et d’en avoir marre de voir Federer partout. Mais être fan de tennis suisse sans aimer Federer… je n’en ai pas croisé ! Il y a des excentriques partout, il y en a peut-être. Mais il est tellement facile à aimer sur le plan tennistique, avec son jeu, avec ce qu’il a apporté. En Suisse, le tennis avant et après Federer, c’est comme le jour et la nuit en termes d’attention médiatique et de moyens mis à disposition. Il a fait beaucoup pour ce sport, ici. C’est très, très difficile de ne pas l’aimer. 

Pour ma part, j’ai énormément de frustrations vis-à-vis de Federer. Je l’aimerais encore plus s’il était moins mercantile, s’il était moins focalisé sur le fric. C’est un truc qui me gêne un peu avec lui, mais c’est plutôt vis-à-vis de moi et de mes préoccupations. Je l’aimerais peut-être encore plus s’il n’habitait pas Dubaï. C’est sur des choses comme ça qu’on peut le critiquer.

 

C : Un autre Suisse a très bien marché et beaucoup de pays aimeraient certainement se l’approprier s’ils le pouvaient : Stan Wawrinka et ses trois titres du Grand Chelem, autant qu’Andy Murray. Comment se fait-il que, même ici, en Romandie, Wawrinka ne soit jamais parvenu à atteindre un statut comparable à celui de Federer ?

T.W. : J’ai l’impression que ça changeait un peu sur la fin, qu’il y avait de plus en plus de pro-Wawrinka qui mettaient Federer en deuxième position. Pour moi, il a presque eu plus de reconnaissance à l’international qu’en Suisse, peut-être parce que dans un petit pays comme le nôtre, il n’y avait pas la place après Federer à ce moment-là. On a mis du temps à l’apprécier, Stan. J’ai l’impression que dans un autre pays, les gens auraient été nettement plus cléments avec lui avant ses Grands Chelems. En Suisse, on a dû attendre qu’il gagne cet Open d’Australie avant de l’estimer à sa juste valeur. Et encore, on a peut-être même attendu qu’il gagne Roland-Garros de façon vraiment incroyable, en éliminant Federer en route. Là, il bat Roger et il bat encore Djokovic en finale, qui ne s’est pas blessé contrairement à Nadal en Australie. 

J’ai souvent eu un peu de compassion pour Wawrinka qui, à mon avis, dans sa tête, a dû se faire plusieurs fois le scénario de « si je n’étais pas né en Suisse »… S’il était né en France, à 50 kilomètres d’où il habite, ce serait le meilleur joueur français depuis Yannick Noah, et même encore mieux, avec un palmarès plus impressionnant que celui de Noah. Il serait une énorme star hexagonale en tout cas, et sans doute même mondiale. Il a souvent dû se dire que c’était quand même pas de bol de naître quatre ans après le meilleur joueur du monde dans le même pays que lui. En plus, il n’y a pas de frontière linguistique, Federer parle parfaitement français, il a été adopté par les Romands comme peu d’autres sportifs suisses allemands. Wawrinka est moins aérien, il y a moins ce truc un peu royal, presque un peu céleste qu’a Roger sur le court. C’était plus un besogneux, c’est quelqu’un qui n’était pas du tout prédestiné à ces sommets-là dans sa carrière junior, certains ne le voyaient même pas pro, donc c’est assez incroyable. 

C’est aussi quelqu’un qui, à l’inverse de Roger, n’a pas su tout de suite bien gérer les médias. Je sais qu’il en garde encore pas mal de rancœur et que certains journalistes ont été très durs avec lui pendant longtemps, parce qu’il était mauvais dans cet exercice qui n’est pas facile et qui n’a rien à voir avec le job de joueur de tennis. À mon avis, cela a contribué au fait qu’il était l’éternel perdant alors qu’il était 20e mondial. Ça paraît incroyable. Si on était le 20e meilleur au monde dans notre job, dieu sait où on serait et dieu sait ce qu’on aurait comme vie. Et lui, 20e meilleur au monde, et on se disait : « Il a encore perdu en quarts de finale, quel loser ! » Il y avait de quoi péter un câble, à sa place. Je suis quand même assez surpris qu’il ait persévéré et qu’ensuite il n’ait pas été plus vindicatif dans ses propos. Il le faisait peut-être en privé et je le lui souhaite. Je trouve ce destin assez incroyable : être dans l’ombre et quand même arriver à tracer sa route et faire cette carrière… D’ailleurs j’ai l’impression que, maintenant, au niveau médiatique et pour ses projets extra-sportifs, il est beaucoup plus porté vers la France, peut-être parce que, là-bas, il n’y a pas l’ombre de Federer.

 

C : Justement, en parlant de cette relation avec la France : et si Federer était né à Mulhouse plutôt qu’à Bâle ? Et s’il avait été français ? Cela aurait-il changé quoi que ce soit ?

T.W. : Les Français le disent à chaque fois : « Il est presque français, il parle très bien français. » Pareil pour Wawrinka. J’ai l’impression que cela aurait surtout eu un impact sur le début de carrière. À partir du moment où Roger est no 1 mondial, où il est installé dans son jeu, il peut être de n’importe quelle nationalité. D’ailleurs, il nous a clairement échappé. Il n’était plus suisse au bout d’un moment. Partout dans le monde, on voyait des gens qui n’étaient clairement pas suisses avec des drapeaux suisses parce qu’ils étaient fans de Federer, il est devenu mondial assez rapidement. Mais peut-être durant ses premières années…

À l’époque, on avait Marc Rosset, qui était quand même champion olympique, membre du top ten, demi-finaliste de Grand Chelem – pas un manche donc – et très bon médiatiquement. Il protégeait pas mal Federer, notamment en Coupe Davis. Je me souviens d’ailleurs que les débuts de Federer en Coupe Davis n’ont pas été glorieux et qu’à l’époque, Rosset l’avait pris sous son aile. On avait d’autres anciens très bons joueurs, Jakob Hlasek, Heinz Günthardt et Martina Hingis qui était encore au sommet et qui cristallisait toute l’attention des médias – et qui en a d’ailleurs pâti. Selon moi, cette attention médiatique a raccourci sa carrière, tout autant que les sœurs Williams et leur style de jeu qui ne lui convenait pas. On avait aussi Patty Schnyder. On avait beaucoup de joueurs de tennis qui ont fait que le Federer no 1 mondial junior n’a pas été le grand espoir sur lequel on se focalisait, et on n’a pas fait l’erreur que la France a faite avec Richard Gasquet en le mettant en couverture d’un magazine à un très jeune âge. Ça lui a permis de traverser ces années ingrates où il était un joueur colérique et talentueux qui cassait beaucoup de raquettes, qui s’énervait et perdait des matches de cette façon. Peut-être qu’avec plus d’attention médiatique à ce moment-là, plus de gens déjà déçus qui lui mettaient de la pression, il aurait pris une autre voie, je ne sais pas. Mais j’ai l’impression que, assez rapidement, il a su se canaliser et devenir imperméable à l’attention médiatique. Tant mieux pour lui car sa vie doit être assez particulière. Il peut aller partout sur la planète, les gens le reconnaissent, ils savent qui il est, il ne peut pas se cacher. Ce qui explique peut-être pourquoi il habite à Dubaï : je pense que c’est plus facile de se distancier de la population. 

Je suis très content qu’il ne soit pas français et il est probable que le tennis peut s’en réjouir aussi : peut-être qu’ils auraient réussi à le gâcher. La manière dont ils traitent les jeunes champions est effectivement assez particulière. J’ai l’impression que, en Suisse, on ne met pas la charrue avant les bœufs de ce côté-là. Timea Bacsinszky a gagné les Petis As, on l’a laissée venir sur le circuit sans trop lui mettre de pression. Il me semble que c’est la bonne stratégie à avoir pour les jeunes, il n’y a pas besoin de leur mettre de projecteur dans la figure tout de suite. Dès qu’un Français, comme Hugo Gaston, passe deux tours à Roland-Garros, il est en interview partout. Est-ce vraiment la bonne stratégie, en sachant qu’il va retourner sur le circuit Challenger après et avoir plus de difficulté à se motiver ?

© Antoine Couvercelle

C : On a parlé des jeunes champions : quid de l’après Federer, avec un tennis suisse qui risque de ressembler à un désert ? En marge des Swiss Awards, Federer a eu cette déclaration : « J’espère que je pourrai retrouver les courts en 2021, on verra bien. Si ma carrière devait s’arrêter là, ce serait incroyable de la terminer avec cette récompense. » En Suisse, tout le monde a arrêté de respirer en entendant ces mots. Tout en restant prudent – on annonce sa retraite plus ou moins à chaque défaite depuis 2008 –, quel est le poids de cette déclaration quand on connaît la communication parfaitement huilée du Bâlois ?

T.W. : Pour moi, il nous prépare à l’éventualité, peut-être un peu pour abaisser les attentes. Même si on sait qu’il a 39 ans, même si on sait qu’il en est à sa troisième opération du genou, on a toujours l’espoir, lorsqu’il entre sur le terrain, qu’il explose tout le monde, à part peut-être Nadal et Djokovic, contre lesquels il va faire jeu égal. Donc il essaie peut-être de modérer nos attentes pour qu’on puisse apprécier le crépuscule de Federer plus qu’on ne l’aurait fait autrement. Ses deux dernières opérations sont destinées à lui permettre de continuer à jouer, pas à faire du ski avec ses gamins. À chaque fois qu’il s’entraîne, il publie une vidéo. Severin Lüthi, Pierre Paganini, les gens qui l’entourent donnent régulièrement des nouvelles de ses progrès. Je pense qu’il a encore le projet de revenir sur les courts. Après, la réalité du terrain est différente. S’il revient et n’arrive plus à battre des top 15, à mon avis, on ne va pas le voir très longtemps. Il prend du plaisir à jouer au tennis, il n’arrête pas de le dire, mais s’il joue les premiers rôles, pas s’il fait des premières semaines en Grand Chelem. Donc oui, j’ai un peu peur que 2020 ait gardé sa dernière mauvaise nouvelle pour la fin. 

Si cette news était sortie en 2021, on aurait été plus serein. Mais cette année tout est possible. Et puis c’est dit dans un contexte de rétrospective, on le récompense pour l’ensemble de sa carrière et il parle de l’ensemble de sa carrière. Ça fait aussi onze mois qu’il n’a pas joué, donc il y a des circonstances qui peuvent faire comprendre pourquoi il a dit ça. Alors effectivement, la Suisse retient son souffle. Pourtant il va devoir s’arrêter un jour, il n’est pas bionique, il a l’âge qu’il a, il a accumulé un nombre de matches absolument impressionnant. Il faut se préparer au fait que Federer ne sera plus qu’un vendeur de produits divers comme Michael Jordan l’est aujourd’hui. Il ne nous restera que les souvenirs. Et les matches d’exhibition avec Mansour Bahrami.

 

C : Faudra-t-il également attirer un nouveau public, par exemple en raccourcissant les formats, un processus qui est déjà en marche à plusieurs niveaux (deux sets gagnants, tie-break au 5e set, no ad, fast 4, UTS, etc.) ? Est-il juste de changer les règles pour s’adapter au public ou faudrait-il plutôt tenter de l’éduquer pour lutter contre une baisse généralisée du temps d’attention ?

T.W. : J’ai l’impression que lutter contre la baisse du temps d’attention est un combat voué à l’échec, surtout si le tennis est le seul à le mener. Je dirais qu’il faut faire les deux. Pour moi, il ne faut pas toucher aux Grands Chelems, à part peut-être pour éviter des Isner-Mahut qui se finissent huit jours plus tard. Anderson avait dû enchaîner, après une demi-finale hyper longue à Wimbledon, et ça n’avait pas donné grand-chose en finale. Le tennis ne doit pas être un sport d’usure où le vainqueur est celui qui tient encore debout à la fin et va perdre son prochain match quoi qu’il arrive. Donc je suis pour limiter les matches marathon. Je regarde l’UTS et les évènements #NextGen d’un œil attentif. Je pense que les différents formats peuvent cohabiter. 

Il y a trop de tournois, la saison est trop longue et le poids sur les organismes est beaucoup trop élevé à l’heure actuelle : s’il y a moyen de raccourcir les tournois « mineurs » et de multiplier les formats différents pour que les joueurs aient du plaisir à jouer et sachent qu’ils vont moins se défoncer et être plus frais pour les Grands Chelems, pour moi c’est positif. La Laver Cup, tout le monde s’en est plaint et tout le monde l’a regardée quand même parce que c’était assez marrant. L’UTS s’adresse à un public plus averti, mais on va rester si on zappe dessus, parce que c’est nouveau. Je suis assez enthousiaste et j’ai l’impression que ces nouveaux formats peuvent cohabiter avec le tennis traditionnel. En cricket, ça fonctionne. Les rencontres les plus importantes respectent encore le format traditionnel de cinq jours, alors que certains matches suivent un format plus court, et tout cela cohabite. Il faut en tout cas essayer de s’adapter au monde moderne et à notre façon actuelle de consommer le sport avant d’enterrer la chose. 

En ce qui concerne le changement de règles dans un sport, j’ai toujours été assez pour. Le basket met régulièrement ses règles à jour, le football américain aussi. Les athlètes, les corps et les usages évoluent. Je ne suis pas traditionaliste sur ce point. J’étais plutôt pour la VAR en football, même si maintenant je suis plutôt contre quand je vois comment elle est appliquée. Je pense que c’est une bonne idée qui a été mal élaborée. Il faut essayer de mettre le sport à jour, parce qu’il a toujours évolué avec les âges. Il suffit de regarder le tennis de l’époque avec les raquettes en bois et les entraînements physiques qui n’existaient pas : ça n’a plus rien à voir avec le sport d’aujourd’hui. Alors pourquoi garder les mêmes règles et la même saison de tennis qu’à cette époque-là ? Les joueurs n’allaient pas en Australie parce que le vol était trop long, par exemple. S’accrocher à une époque tellement différente est un peu contre-productif. 

© Ray Giubilo

C : Cet entretien a lieu dans le cadre d’un article pour Courts : la revue qui prolonge l’échange. La notion d’échange (avec le public, avec tes collègues) est-elle aussi importante dans ton métier que dans le tennis ?

T.W. : C’est marrant que tu fasses le parallèle avec le tennis. Les deux se comparent assez bien. Le tennis est un sport individuel et humoriste de one-man show est également un métier très solitaire. Mais toute la structure et les partages autour sont hyper importants. Il y a des similitudes avec le sport de haut niveau. Si on n’est pas bien dans sa tête, on ne va pas être bon sur le terrain ou sur la scène. Les collègues ne sont pas des concurrents. Je n’ai jamais considéré que les autres humoristes allaient me piquer mon public ou me mettre des bâtons dans les roues. Il y a des humoristes que j’aime beaucoup, d’autres que je n’aime pas, je souhaite à tous du succès. Je considère que rien n’empêche les gens d’aller voir plusieurs spectacles : si quelqu’un les fait rire, il y a plus de chances que quelqu’un d’autre les fasse rire aussi. Je sais que, dans le tennis, on essaie de créer des rivalités alors qu’en coulisses les gens s’entendent plutôt bien. On veut gagner le match contre le joueur d’en face, mais sinon on ne lui souhaite pas de mal. Je suis assez proche de Timea Bacsinszky, et quand on échange sur nos carrières respectives, il y a des choses assez similaires. 

La vraie différence est la blessure, qui n’a pas d’équivalent dans l’humour. Si je me casse un pied, je peux monter sur scène. Il y a un rapport différent au corps. Je trouve l’attitude des sportifs assez admirable : accepter le verdict de la nature quand ils se blessent, se dire que pendant six mois ils ne gagnent plus d’argent, repartir de zéro, sans savoir dans quel état on revient. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup impressionné. 

Pour nous, ce qui lâche en premier, c’est la tête. C’est arrivé à beaucoup d’humoristes, moi y compris, d’en avoir marre, d’avoir besoin d’une pause. C’est peut-être l’équivalent de la blessure. Il y a des choses très importantes, comme ne pas se sentir seul et chercher à créer des contacts pas forcément faciles à susciter dans notre métier. Je pense que c’est pareil pour le sportif qui s’entraîne seul dans son coin. On le voit sur les réseaux, les joueurs qui habitent au même endroit s’entraînent souvent ensemble. On change également parfois de manager, comme un joueur change de coach au cours d’une carrière. La grosse différence est sans doute l’hygiène de vie (rires), qu’on n’a pas du tout besoin de respecter et dieu merci, parce que je pense que ce serait compliqué ! 

 

Interview publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.

30 love

À l’approche de la Saint-Valentin, voici une rétrospective de trente publicités, des années 1940 à nos jours, mettant en scène des couples amoureux de tennis. Flirt, drague et romance, la raquette se révèle être une arme de séduction massive. 

2013 - Ellesse « Forplay » (« préliminaires ») Même si cette campagne s’aventure un peu en terrain glissant (elle a été censurée dans certaines villes anglaises), on constate que les femmes semblent enfin prendre le dessus sur les hommes.

1950 - Budweiser «Une bonne partie de sport, de l’action et une complète relaxation » Rien de mieux après un match pour évacuer la pression et se faire mousser auprès de sa blonde.

1975 - Champale « Une boisson qui ressemble et qui a le même goût que le champagne, mais qui coûte à peine plus cher qu’une bière » On ne sait pas de quel tournoi il s’agit, mais on sait qui a gagné la coupe.

1973 - « Seven & Seven » Seven Up + Whisky Seagram’s 7 = un match en deux 7 gagnants.

1970 - Ron Rico « N’est-ce pas la flamboyante star du tennis qui donne un nouveau sens au terme LOVE GAME ? » (Un love game est un jeu blanc en français.)

 1992 - Diet Coke Sans Caféine « Parfois le meilleur service vient après le match » Comme le soda, la qualité du jeu de mots est un peu light.

1977 - Campari & Schweppes Tonic « Vous êtes sur le point de déguster votre boisson favorite d’après match, mais vous êtes d’humeur à essayer quelque chose de différent. Alors essayez un Campari. » Le gars n’a pas encore touché à son apéro qu’il est déjà mort de rire quand sa copine tire sur son Bob. Il ne doit pas en être à son premier service.

1962 - Pepsi Cola  « Un frais plaisir » Ce qui « frais » vraiment plaisir à cette jeune femme, c’est que son égoïste de partenaire partage un peu avec elle.

1947 - Milky Way « Set un vrai régal » Un regard qui semble dire « Je suis mordue ». 

1955 - Lucky Strike « C’est l’heure d’en allumer une ! » Subtilité du double sens. Une allusion grivoise quelque peu fumeuse.

1982 - Adidas « Adidas : ça délasse » En poésie, on appellerait ça une rime pauvre. En pub, dans les eighties, ça passe pour un slogan sensass, même si leur posture embarasse.

1954 - Viceroy Chez les amateurs de tennis, c’est ce que l’on appelle se faire allumer au filet.

1973 - Playboy « Quel genre d’homme lit Playboy ? » On serait tenté de répondre : le lourdingue qui interrompt la partie pour draguer une adolescente. Mais apparemment c’est : « Le genre d’homme qui a le talent de prendre toujours les décisions gagnantes. Qu’il choisisse une jolie partenaire de tennis ou un magazine, ses standards sont toujours les plus élevés. »

1980 - Adidas « La marque d’un gagnant » Son adversaire en face, qui est donc un perdant, est lui aussi habillé en Adidas. Où est la logique ?

1987 - Converse « La plus victorieuse des paires de tennis » Avec le couple mythique des no 1 mondiaux Chris Evert et Jimmy Connors. Mais ça, c’était avant qu’elle ne trouve une autre chaussure à son pied.

1974 - Dunlop « Dunlop a fait une collection de vêtements de tennis qui embellissent les efforts. » Le prof de tennis, playboy un peu collant : déjà dans les années 70, les femmes avaient l’air de trouver ça carrément gênant.

1954 - White Rain « Vos cheveux sont romantiques » Malgré l’élastique posé sur le cordage, ce couple a l’air de sentir de bonnes vibrations.

1983 - Clark « Clark, c’est frais quand ça chauffe ! » Quitte à brûler les étapes avec votre partenaire, autant avoir l’haleine fraîche.

1974 - Ray-Ban « Les bonnes lunettes de soleil aident tous les joueurs. Quel que soit leur jeu. » En matière de drague, cet homme sûr de lui a l’air plutôt adepte de l’attaque.

1973 - Office du Tourisme de Las Vegas « Aujourd’hui, le tennis n’est plus réservé aux millionnaires, et c’est juste l’une des nombreuses activités que vous pourrez apprécier à Las Vegas » On ne sait pas ce qu’ils vont faire à Vegas et s’il a déjà conclu, mais le gars a clairement un ticket.

1980s - Dunlop « Un grand pas vers le bonheur » Bizarrement, alors que Madame se penche vers lui, Monsieur préfère embrasser sa raquette.

1984 - Converse « Double problème » (pour les adversaires) Cette année-là, Jimbo joue le métal et Chris envoie du bois.

1962 - Henri Ours Collection « Pré Catelan » du nom d’un lieu emblématique du chic parisien. La femme qui a à peine plus de fifteen a l’air totalement love.

1962 - Adler On est quand même plus près d’une partie de jambes en l’air que de tennis.

2000s - Aramis Un autre couple de no 1 mondiaux, Steffi Graf et André Agassi. Comme un parfum de revanche sur la vie après des parcours sentimentaux sinueux ?

1973 - Converse « Pour les hommes qui veulent continuer à jouer, même après la fin du match. » Et qui aiment se laisser draguer par la femme de leur adversaire qui a la drôle d’habitude de trainer en bikini au club-house.

1974 - Dunlop « Il y a des vêtements Dunlop pour l’après-tennis. Parce que la compétition ne s’arrête jamais. » Notez l’air affligé de la fille à l’arrière-plan dont le partenaire a préféré aller draguer une autre.

1979 - Club Med Le Club libère la femme… des courses et du ménage. Des tâches qui lui étaient tout naturellement assignées à l’époque. Une approche qui apparait aujourd’hui totalement rétrograde, voire carrément machiste.

1976 - Tretorn « Balle volante » Avec un couple qui en profite pour s’envoyer en l’air.

1969 - Triumph Une publicité façon roman-photo dont le texte n’a rien à envier aux images :

« Je ne joue pas très bien au tennis »

« Le tennis pour moi, c’est juste pour m’amuser… »

« Je joue moins bien que Jacques, mais il adore gagner ! »

« Et puis après, on parle d’autre chose…Mon succès à moi, c’est après le match ! »

Bref, à cette époque, on ne demandait pas à la femme d’être performante ou intelligente mais d’être séduisante et de laisser gagner son mari !

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.

Et si l’ATP sélectionnait son équipe de football ?

© tenisweb.com

En cette funeste année 2020, la question du GOAT revient (trop) souvent sur le tapis. Alors que le débat fait rage en ce qui concerne le tennis, le football vient de perdre l’un de ses prétendants au titre de Greatest of All Time : le mythique numéro 10 argentin Diego Maradona, emporté par un cœur aussi généreux dans ses excès que dans son génie. Et si le circuit ATP décidait de former une équipe de football pour lui rendre hommage lors d’un match de gala ? Ou mieux encore, une liste des 22 qui prendrait part à un tournoi en son honneur ? Qui serait son buteur attitré et par qui serait-il entouré ? Nous avons décidé de créer notre sélection idéale secondée par un staff technique de niveau mondial. Le tout avec un zeste de subjectivité assumée et surtout une cuillère à soupe de mauvaise foi.

 

Les éléments extérieurs

L’arbitre : Félix Auger-Aliassime. N’ayant jamais gagné ne serait-ce qu’un set en finale en sept participations, le Canadien a trouvé le moyen d’éviter une huitième déconvenue, à l’instar d’un Français présent un dernier dimanche de Roland-Garros : arbitrer ladite finale.

Une absence notable, celle des juges de ligne, histoire d’éviter une expulsion potentielle du plus Djokosmic de nos Galactiques pour une sombre histoire de sphère perdue.

© Ray Giubilo

Le staff technique

Le coach principal : Patrick Mouratoglou, clairement déboussolé par le fait que le coaching est officiellement autorisé dans ce sport. Le plus humble des académiciens de la petite balle jaune en profitera pour se trouver une nouvelle croisade : l’autorisation de l’utilisation de la VAR par les entraîneurs, une sorte de coach challenge (toute ressemblance avec une règle existant dans le monde du hockey sur glace serait purement fortuite).

L’entraîneur-joueur : Yannick Noah. Pas assez de place sur le banc pour les ego du coaching staff dans son ensemble. Le fils de Zacharie, ancien footballeur, s’occupera donc des démonstrations pratiques des dogmes développés dans le vestiaire. Et on vous parie que la condition physique du dernier vainqueur français en Grand Chelem ne ferait pas tache sur un terrain de sport 38 ans après son triomphe parisien. Pas plus que celle de Milos Raonic après le confinement en tout cas.

La cellule de préparation mentale : la fameuse triplette Nick Kyrgios – Bernard Tomic – Fabio Fognini. Au menu, cours accéléré de tanking, stage d’intimidation du corps arbitral et de trash talking bilingue pour les nuls. Guillermo Coria et sa finale de Roland-Garros 2004 leur serviront de cas d’école pour les fusibles fondus les plus irréparables au sein de l’équipe. 

Le préparateur physique : qui d’autre que Benoît Paire ? Ses exercices de gainage concentrés sur le foie et l’estomac feront merveille pour les apér… les matches importants. Sa capacité à collaborer étroitement avec la cellule psychologique aura forcément une importance cruciale elle aussi.

Le kiné : Juan Martin del Potro. Le compatriote du « Pibe de Oro » mériterait le titre de docteur honoraire ès physiopathologie, tant sa connaissance des parties amovibles d’un poignet ou d’un genou est étendue. C’est une tour de Tandil presque aussi vacillante que sa collègue de Pise qui se rendra au chevet des joueurs blessés à défaut de fouler la pelouse. Il sera secondé par Ivan Lendl qui se concentrera en priorité sur les muscles zygomatiques, sa grande spécialité.

Le préposé aux statistiques et au découpage de citrons : Gilles Simon. Le plus grand théoricien du tennis français mettra sa science tactique alliée à l’amertume des agrumes, dont il assure le débit, au service du tableau Excel de son équipe pour le plus grand bonheur de tout un chacun.

Le chargé de communication : Roger Federer. Même lorsqu’il se fait attaquer de front par Greta Thunberg herself pour ses liens avec une banque impliquée dans l’industrie des énergies fossiles, le Swiss Maestro est capable de produire une réponse aussi dénuée d’aspérités qu’une chaîne de montagnes du plat pays. La com’ du Courts FC ne sera probablement pas aussi excitante que si José Mourinho était à la barre, mais elle ne sera jamais prise en défaut.

Le responsable logistique et intendance : Boris Becker. L’expert en enchaînement service-volée et faillites multiples se chargera de réserver les vols, hôtels et autres restaurants étoilés bien au-dessus de ses moyens pour ses protégés du Courts FC. Il est à noter que le service du petit déjeuner des joueurs sera assuré gratuitement par Stan Wawrinka et Dominic Thiem, distributeurs de pains devant l’Éternel, et par Gaston Gaudio, spécialiste du double bagel de fin d’année. Le service et les couverts, quant à eux, seront évidemment l’affaire de Michael Chang.

Les coiffeurs : si 2020 nous a appris quelque chose, au rythme de leurs fermetures et réouvertures, c’est l’importance des coiffeurs, même dans le sport. C’est pourquoi le Courts FC a choisi parmi ce qui se fait de mieux en matière de coupes (on parle ici de trophées et pas de ce qui reste de leur cuir chevelu) : Pete Sampras et Andre Agassi. Même s’ils se sont souvent crêpé le chignon au cours de leur carrière, on est sûrs qu’ils s’entendront au poil sur ce coup.

Le comité d’organisation des jours off : Marc Rosset, Marat Safin et Goran Ivanisevic. Leur longue expérience des bars et autres boîtes de nuit du monde entier étant inégalée (sauf peut-être par le regretté Vitas Gerulaitis), leur présence pour remonter le moral des troupes (et leur taux d’alcoolémie) entre deux parties sera primordiale. Ils seront assistés par Gustavo Kuerten pour la partie diurne des hostilités.

Le président du fan-club : Mark Philippoussis. Celui dont les (nombreuses) conquêtes amoureuses ont eu pour noms Silvana Lovin, Jennifer Esposito, Shannon Elizabeth, Paris Hilton, Delta Goodrem, Anna Kournikova, Tara Reid et Siobhan Parekh se chargera de séduire de nouveaux supporters, assisté de Marat Safin lorsque sa gu… sa récupération après un jour de repos bien arrosé le lui permettra.

L’animateur des pauses jeux vidéo : Gaël Monfils, dont les apparitions en direct sur Twitch sont en général aussi longues et dépourvues de fil rouge que ses performances sur le court. Comme notre apprenti gamer n’a pas encore totalement récupéré de sa blessure contractée au cours de sa préparation foncière (sur console) pour la saison 2021 d’e-sport, sa présence sur le terrain restera virtuelle.

© Art Seitz

Les gardiens

Diego Schwartzman. Mais non, on déconne. D’ailleurs on vous voit venir avec Ivo Karlovic ou John Isner. Que nenni ! Daniil Medvedev défendra la cage de notre Courts FC. La momie de Flushing Meadows, qui avait rallié la finale sur une jambe et à grand renfort de bandelettes en 2019, fait non seulement 1,98 m (ce qu’on a tendance à oublier), mais est également doté du déplacement félin de Miloslav Mecir. Idéal sur une ligne de fond de court… ou de but. Sa tâche ne différera que peu de celle qui est la sienne au quotidien : éviter qu’un objet circulaire termine sa course dans un filet. Il sera suppléé, le cas échéant, par Mats Wilander, dont le jeu de limage intensif en fond de court a été jugé trop défensif pour le poste de libéro.

 

La défense

Novak Djokovic – Andy Murray – Rafael Nadal –Alex de Minaur. Qui d’autre que le Big Three de la sape du mental adverse pour forcer les offensives à jouer le coup de trop ? Le no 1 mondial serbe a d’ailleurs passé une bonne partie de l’année à… se défendre. Entre les accusations de complotisme, de superspreader pour son Adria Tour, de putsch en sa qualité de président du conseil des joueurs, de tentative d’assassinat d’une juge de ligne à l’US Open et de destruction de son sport pour son idée de Grands Chelems en deux sets gagnants, le Caliméro de Belgrade a quelques arguments à faire valoir en qualité d’avocat de la défense. Nos trois premiers larrons seront épaulés par un de Minaur capable de désamorcer toute tentative de frappe proposée par les artificiers d’en face.

 

Le milieu de terrain

Jordan Thompson est un premier choix limpide. La plus belle moustache du circuit fera passer le ballon en direction de ses attaquants au nez et à la barbe de ses adversaires. Le sosie de Mario et Luigi sera également fort adéquat pour colmater les brèches et autres fuites en direction du but de Medvedev. À ses côtés, Sam Querrey est le joueur furtif qu’il nous faut pour prendre de vitesse son vis-à-vis, fort de son experience rocambolesque d’évasion covido-aérienne de Saint-Pétersbourg. Reste encore à mettre la main sur notre fugitif qui aurait été filmé en train de jouer au golf en Californie alors que certains l’imaginaient déjà réfugié au Canada ou en Biélorussie. Stefanos Tsitsipas sera notre troisième homme au milieu. On ose à peine vous dire que les raisons de notre choix concernent des Tsitsipassements de jambes et des Tsitsipasses décisives, de peur de dépasser les bornes des jeux de mots douteux autorisés par la rédaction en chef du mag’.

© TieBreakTens

L’attaque

John McEnroe à gauche et Björn Borg à droite, histoire de mettre le feu aux défenses adverses et de geler leurs éventuelles contre-attaques avant même leur élaboration. Et finalement, Dustin Brown sera notre numéro 9. Celui qui ferait passer Stefan Edberg pour un joueur attentiste et Fernando Gonzalez pour un calculateur allergique à la prise de risque est évidemment l’avant-centre idéal.

 

Les remplaçants

La paire Jimmy Connors – Ilie Nastase. Pressentis pour épauler McEnroe en attaque, Jimbo et Nasty ont catégoriquement refusé de jouer si Big Mac était également titulaire. Ils seront donc chargés de chauffer le public et les adversaires depuis le banc de touche à l’aide de gestes d’anti-jeu habilement dissimulés derrière des singeries destinées à la foule en délire. Après bientôt douze mois de pandémie, quarantaines et autres huis clos, ce paragraphe est tout simplement choquant.

Casper Ruud. Le fantomatique Danois aura pour mission de traverser les défenses adverses et fera étalage de son pouvoir unique, qui lui permet de provoquer pétages de plombs, bris de chaises et abandons de ses opposants venus des antipodes. Sa transparence ne lui permettra toutefois pas de gagner ses galons de titulaire.

Feliciano Lopez. L’élégant attaquant ibère au melon aussi développé que sa patte gauche ignore toutefois l’existence du revers (lifté). Avoir dans ses rangs un joueur qui ne connaît pas la défaite est toujours pratique. « Deliciano » assurera aussi à ses coéquipiers le soutien indéfectible de Judy Murray depuis les tribunes, ce qui n’est pas un avantage négligeable.

Lleyton Hewitt. L’actuel mentor d’Alex de Minaur veillera sur son poulain depuis le bord du terrain et utilisera sa voix de stentor (un attribut qui lui avait valu le titre fort prisé de sportif le moins admiré de la planète décerné par un magazine de son pays en 1999) pour se charger du cri de ralliement d’avant-match. 

Tim Henman. Pas disponible le dimanche ou les jours de finale, celui qui a trébuché à six reprises sur l’avant-dernière marche en Grand Chelem n’a pas obtenu la confiance de son entraîneur en vue d’une titularisation au-delà des matches de poule.

David Nalbandian. Celui qui est probablement le joueur le plus talentueux de l’histoire du jeu à n’avoir jamais gagné de titre du Grand Chelem sera également le membre le plus doué du Courts FC à chauffer le banc.

Patrick Rafter préfère savourer les grandes occasions loin du feu des projecteurs. Il restera comme le seul no 1 mondial à n’avoir pas disputé un match durant son règne puisqu’il ne s’était aligné nulle part pendant la toute petite semaine qu’il a passée sur le trône du tennis. Une fois sa sélection parmi nos 22 élus acquise, le gendre idéal du Queensland profitera d’un repos bien mérité.

Guillermo Vilas. Pas de bol, à cause d’une erreur de calcul, le classement de Willy ne lui a pas permis d’intégrer la liste des onze titulaires. Il est de piquet en attendant un recomptage des points qui devrait finir par montrer qu’il était passé devant Connors…

Juan Carlos Ferrero. Celui qui aurait dû gagner Roland-Garros 2002, aurait pu remporter le Masters la même année et l’US Open en 2003 et s’est retrouvé à deux doigts de terrasser Hewitt et Philippoussis en finale de Coupe Davis quelques semaines plus tard pour finalement s’incliner à chaque fois, fera ce qu’il a toujours fait : il sauvera les derniers meubles qui restent en grattant une place dans la soute de l’avion du Courts FC. À l’image de ce titre à Roland-Garros 2003, l’arbre qui cache une forêt de regrets. 

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.