fbpx

Roger Federer :

« le tennis nous apprend des choses transposables à la vie ».

Par Louis Castellani

Traduit par Christophe Thoreau

© Hugues Dumont

Discuter avec Roger Federer pendant 30 minutes, tel fut le défi lancé par COURTS et Wilson à Louis Castellani. Quand il n’exerce pas son métier d’avocat à Londres, vous trouverez ce passionné de tennis de 46 ans, père de deux enfants, sur un court ou en train de dénicher des photos-pépites pour son compte Instagram @vintage.tennis. Ses idoles ? Borg, Lendl, Sampras et Federer.

 

Souriant, agréable et babillard, Roger Federer, au fil de la conversation, s’est livré sur sa passion du tennis, ce que ce sport lui a apporté, son regard sur les années passées, sa longévité, les douleurs physiques ou encore l’évolution de sa fameuse Pro Staff. Que ce soit sur le terrain ou en dehors, dès qu’il est question d’échanges, Roger Federer joue toujours le jeu à fond.

© Ray Giubilo

LC : Je voulais juste me présenter avant que nous ne démarrions cet entretien… 

RF : OK.

 

LC : Je m’appelle Louis Castellani et quand je n’exerce pas mon métier d’avocat à Londres, je ne suis jamais loin du tennis et il m’arrive de collaborer à Courts, le magazine pour lequel nous réalisons cette interview.

RF : OK.

 

LC : C’est un magazine en français, avec un certain regard sur ce sport. C’est le sixième numéro. Rolex et Wilson ont été parmi les annonceurs. Et pour la première fois nous en réalisons un numéro en anglais en partenariat avec Wilson. 

RF : OK.

 

LC : Cette interview avec vous est importante car l’une des grandes thématiques de ce numéro avec Wilson est la longévité. A la fois de cette marque, mais aussi dans son relationnel avec les joueurs. Vous étiez donc l’interlocuteur rêvé pour aborder ces thématiques.

RF : Très bien.

 

LC : On a donc préparé un questionnaire autour de la longévité. Si ça vous convient, on y va ?

RF : Je suis prêt, allons-y !

 

LC : Vous êtes sur le circuit depuis près de vingt ans tout en ayant réussi à maintenir un niveau de performance exceptionnel durant toute cette période. A ce stade de votre carrière, qu’est-ce qui est désormais le plus difficile dans votre vie sur le circuit ? L’entraînement physique quotidien ? La discipline afin de bien se préparer ? Réussir à ne pas être mentalement distrait par les sollicitations ou les distractions ?

RF : L’organisation des voyages pour toute la famille est devenue quelque chose d’important, il faut bien planifier les choses, savoir qui fait quoi, bien prendre le temps de s’en occuper. C’est beaucoup de travail. Mais tant que ça vaut le coup, tant que les enfants sont contents en voyage, que l’on passe des moments sympas tous ensemble, alors c’est tout bon. Mais du point de vue du joueur, c’est de savoir comment on s’y prend pour que la flamme brûle toujours. J’ai joué certains tournois – disons Cincinnati par exemple – vingt ans d’affilée, je suis aussi allé à Wimbledon vingt fois. Dans une certaine mesure, on essaie toujours de rendre ça un peu spécial, comme si c’était simplement la première, deuxième ou troisième fois qu’on venait, ou comme lorsque vous défendez votre titre pour la première fois, avec en vous la rage de gagner chaque point, chaque jeu, chaque match, et même un peu plus. Pour conserver cet état d’esprit, j’ai besoin d’une équipe très forte autour de moi, qui va m’aider à ce que le 1 % ou les 10 % qui pourraient me manquer, je ne les perde pas justement. Ils vont me rabâcher combien je dois mettre d’énergie pour le match suivant. Ce n’est pas parce que c’est simplement un deuxième tour qu’on ne va pas être motivé et complètement dedans. Toutes les petites choses qui sont naturelles au début de votre carrière, il ne faut pas les oublier avec l’âge. Physiquement, il faut écouter son corps, les petits signaux qu’il peut envoyer, et soigner sa programmation.

 

LC : Ce sont donc plein de petites choses afin d’éviter de perdre le contrôle. Rester en éveil sur tout qui vous entoure…

RF : Oui, on peut le dire comme ça.

 

LC : L’engagement physique nécessaire pour jouer aussi longtemps sur le circuit – vous évoquiez vos 20 Wimbledon – a-t-il nécessité des adaptations dans la façon de vous entraîner et de vous préparer ? Quels sont les domaines sur lesquels vous et votre équipe vous êtes concentrés au fil de votre évolution de joueur ?

RF : Quand vous êtes plus jeune, il ne faut pas compter les heures, être capable de rester concentré longtemps, vous prouver à vous-même que vous pouvez, comme vos adversaires, rester focaliser sur la balle 2, 3, 4, 5 heures par jour, et que physiquement, vous êtes capable d’endurer le stress et tout le reste. Réussir ça à l’entrainement, c’est une chose. Etre capable de le transposer en match en est une autre, quand la tension monte de plusieurs crans, quand le stress est tel que vous pourriez cramper, quand il faut jouer malgré la fatigue et les décalages horaires, quand il faut s’adapter aux changements de surface. Le début de votre carrière, c’est de l’apprentissage. Mais en même temps, il faut apprendre vite. Et puis avec le temps, vous maitrisez mieux tout ça et avez besoin de moins travailler dessus. Pour résumer, c’est la qualité plus que la quantité qui compte désormais. 

© Ray Giubilo

LC : Vous évoquez les décalages horaires. Je pense que nous, le public, sous-estimons leurs effets, notamment pour les premiers tours alors que les joueurs viennent d’arriver sur place depuis peu. Est-ce pour vous un élément important lorsque vous décidez de votre calendrier ? 

RF : Oui, à 100 %. Parfois, un pro peut se dire : « allez, je sacrifie quelques jours à la maison afin d’arriver tôt sur le prochain tournoi et pouvoir mieux me remettre du décalage ». La réalité, c’est que vous ne savez pas si ça va faire la différence. Dans le même temps, rester plus longtemps chez soi, ça peut vous rendre plus heureux. Alors, il faut peser le pour et le contre. Mais ce sont pour ces raisons qu’on essaie de suivre un programme qui ne nous fait pas aller d’Amérique du Sud en Asie, puis en Amérique avant de filet en Europe, puis en Afrique et retourner en Amérique, etc… On essaie de jouer plusieurs fois dans la même zone géographique. Je crois sincèrement qu’un joueur encore en plein décalage horaire est plus sujet aux blessures. Vous jouez parfois alors que votre corps est en train de dormir. Mais vous, vous êtes réveillé. Et ça peut être le cas inverse. Par exemple, je suis arrivé vendredi  à Cincinnati en me disant que c’était suffisamment tôt. Mais hier, j’ai joué en night session à 19h00, avec un décalage horaire de six heures. C’est comme si j’étais entré sur le court en plein milieu de la nuit finalement. Je suis heureux de m’en être sorti parce que dans ces conditions vous ne savez jamais ce qui peut se passer. Vous pouvez très bien avoir un énorme coup de fatigue en plein cœur du troisième set par exemple. M’imposer hier m’a permis de gagner deux jours afin de continuer à m’habituer au décalage. Je crois que la façon dont vous gérez l’organisation de vos voyages, et tout ce qui avec, peut avoir une influence importante sur votre santé tout au long de votre carrière.

 

LC : Ce sont effectivement des choses dont nous n’avons forcément pas conscience. L’autre gros défi physique, ce sont les matchs en cinq manches.

RF : Ouais.

 

LC : On entend souvent les experts de ce sport évoquer le défi des cinq sets car ils sont en vigueur dans peu de tournois. Un défi aussi, car en cas de victoire, il faut vite récupérer afin de disputer le match suivant. Vous avez souvent eu des parcours assez faciles mais vous avez aussi disputé et gagné de gros matchs en cinq sets. Qu’est-ce qui est le plus difficile en terme de récupération pour le match suivant, le lendemain ou deux jours après ?  Est-ce que les choses sont aussi claires que « j’ai mal au bras ou à l’épaule » ? Est-ce un tout ? Ou alors est-ce plus mental, notamment si le match a été très serré ?  

RF : Des bobos au bras à l’épaule ou au dos, on a tous ce type de problèmes. Ils peuvent parfois se réveiller plus vite que prévu. Pour certains, c’est le dos, pour d’autres, c’est le pied ou l’épaule comme vous dites, mais je crois que c’est surtout votre énergie globale qui est un peu touchée, l’explosivité. La lucidité, la clairvoyance nécessaire pour jouer les points importants peuvent aussi être entamées après un très long match. Il faut donc faire des efforts supplémentaires pour recréer cette dynamique, parce qu’elle n’arrive plus de façon aussi automatique. Les plus jeunes joueurs ont pas mal de difficultés avec ce paramètre et ça revient quand vous vieillissez. Mais évidemment, si vous avez joué cinq sets, et que vous trainez une blessure, elle risque de s’aggraver au fur et à mesure des matchs. C’est pour ça que tout le monde dit : « on ne peut pas gagner un Grand Chelem en première semaine mais on peut définitivement le perdre. »  

 

LC : Puisque vous parlez blessures, tous les joueurs entrent sur le terrain avec des bobos récurrents. Des blessures dont personne, à part l’entourage du joueur, ne connait la réalité dans le vestiaire…

RF : Vrai ! 

© Antoine Couvercelle

LC : Chaque joueur est différent mais comment faites-vous pour rester compétitif malgré une blessure ? Pour les personnes qui ne sont pas sur le circuit, c’est difficile à appréhender. Si vous êtes un joueur de club, vous rangez votre raquette quelques temps et puis voilà. Vous, les pros, c’est l’inverse, évidemment. Comment gère-t-on cette problématique ? 

RF : L’ important, c’est d’écouter votre corps, de comprendre les signaux qu’il envoie. Si vous avez le sentiment que la blessure ne va pas s’aggraver, ça vaut la peine de jouer. Si vous savez que vous pouvez vous rompre le tendon ou que vous allez vous casser quelque chose, il faut savoir peser le pour et le contre. Parce qu’ensuite, ça sera dommageable à votre carrière, ça va vous éloigner des courts pendant longtemps. Mais franchement, on n’entre pas sur un terrain en se disant : « je ne peux pas complètement défendre mes chances ». Le plus souvent, vous pouvez passer outre la douleur ou la blessure. Et je me suis toujours dit lorsque j’étais blessé ou que je ne me sentais pas bien, que mon adversaire avait peut-être aussi ses problèmes. Allez savoir… Il peut tout arriver sur un match, il peut se mettre à pleuvoir, vous pouvez avoir de la chance, et puis finalement vous gagnez le match, et peut-être que le jour d’après vous allez vous sentir mieux. Mais ce qui est capital, c’est de sentir, de comprendre, si votre blessure est importante ou pas.

 

LC : Cela nécessite une force mentale à part de faire face et de gérer la douleur…

RF : Oui, bien sûr. J’enfonce une porte ouverte mais ca reste assez compliqué de jouer blessé ou malade. C’est ce que nous faisons tous, nous les joueurs, et tant que vous ne prenez pas de risques insensés pour votre santé, ça va. Ce n’est pas la peine d’en faire des caisses sur le sujet, mais, oui, les gars qui sont sur le circuit sont des costauds. 

 

LC : Pas de doute, effectivement. La saison de tennis est longue – n’entrons pas dans ce débat – mais une fois celle-ci terminée, certains joueurs filent à la plage, d’autres préfèrent déjà enchaîner de grosses périodes d’entraînement. Il y a quelques temps, vous aviez diffusé sur Internet quelques moments de votre préparation hivernale. Considérez-vous la période novembre-décembre avant l’Australie comme une intersaison pour récupérer ou comme une présaison pour se préparer. Ou alors un peu des deux ? 

RF : C’est vrai qu’en janvier, on remet les compteurs à zéro d’une certaine manière. Me concernant, j’avais des intersaisons classiques avec des vacances pour commencer, puis, ensuite, de l’entraînement intensif. Mais depuis que ma programmation est différente, et depuis que je suis père de famille, je me ménage plusieurs « blocs » de ce type dans l’année. Généralement, j’en ai deux : un à la fin de l’année et un deuxième à mi-saison. Lors des années précédentes, j’en avais une période de ce type pendant la saison sur terre battue, ce que je n’ai pas fait cette année, profitant du fait d’avoir travaillé dur pendant les intersaisons ces dernières années. La préparation est un moment crucial pour un joueur. Lorsque vous pouvez prendre 6 ou 8 semaines loin du circuit, avec 10 jours ou deux semaines de vacances, pour ensuite travailler dur physiquement – avec pourquoi pas un peu de tennis aussi – vous allez améliorer votre potentiel. Si vous jouez des tournois en permanence, et que vous ne vous entraînez pas assez, vous n’allez pas progresser. Vous devenez meilleur en match, sans doute, mais vos coups et votre jeu n’évoluent pas, ne s’améliorent pas. C’est pour cette raison que je suis très attaché à ces périodes d’entraînement. Imaginez par exemple que vous bossiez votre service et votre volée pendant six mois. Vous deviendrez forcément un meilleur joueur. Mais personne n’ose le faire parce qu’il y a le classement. Vous disputez donc des tournois. Et puis il y a l’argent. Il est vraiment important de prendre conscience de ça si on veut devenir le meilleur joueur possible. Il est impératif de pleinement utiliser ces blocs d’entraînement.

 

LC : Certains joueurs d’ailleurs peuvent profiter d’une blessure pour capitaliser dessus, et améliorer leur jeu. 

RF : Oui, et d’ailleurs, très souvent, lorsque quelqu’un revient de blessure, on voit combien il a faim, on voit qu’il est frais, régénéré. C’est la preuve qu’il est important de faire des breaks. 

© Ray Giubilo

LC : Parlons matériel. Vous jouez à une époque, où, quand on regarde un peu en arrière, les raquettes et les cordages se sont améliorés de manière significative. Vous en profitez d’ailleurs vous-même, en utilisant un cordage hybride et un tamis plus grand sur votre Pro Staff. C’est sans doute une question difficile, même en étant comme vous aussi proche du « problème », mais quelle sera selon vous la prochaine tendance ou même le prochaine grande avancée dans ce domaine ? Plus de poids ? Baisser la tension ?  

RF : Le grand changement a été le passage des raquettes en bois aux raquettes que nous connaissons aujourd’hui, puis l’agrandissement des tamis, et enfin, l’avancée technologique sur les cordages qui nous permettent de mieux traverser la balle, en terme d’angle, de puissance et de régularité. La prochain grand progrès pourrait être un cordage qui nous donne encore plus de vitesse, d’effets, de puissance, mais avec du contrôle. Je ne sais pas trop ce qui peut encore être amélioré dans les raquettes, mais on en voit des plus puissantes que jamais, et comme les gars deviennent plus costauds, plus forts, plus grands… Je crois donc que ça pourrait être une combinaison des deux. Mais potentiellement, c’est le cordage que l’on peut encore faire évoluer le plus. Il n’y a pas si longtemps, lorsque je suis arrivé sur le circuit, moi aussi je jouais en boyau. Il y a peut-être encore des choses à inventer pour proposer d’autres types de cordages encore plus efficaces.

 

LC : Votre Wilson RF 97, j’ai tapé avec. C’est une hache ! Ce n’est pas pour les mauviettes ! Quel poids, quel équilibre, quelle « inertie » vous convient le mieux ? Elle n’est pas très différente du modèle d’origine, la Pro Staff 85. Il y a même une certaine continuité finalement…

RF : On grandit avec certaines sensations : la taille du grip, l’inertie, le poids en général. Je suis passé à cette Pro Staff 85 – le modèle de Pete et aussi Stefan Edberg – à seulement 14 ans. A cette époque, c’était, comme vous le dites, une hache ou un marteau dans ma main, parce que j’étais moins costaud qu’aujourd’hui. Et pourtant je jouais avec. De nos jours, les enfants apprennent le tennis avec différents types de balles intermédiaires et des raquettes plus courtes. Tout en sachant qu’il leur faudra bien en arriver un jour à utiliser une « vraie » raquette. Chaque joueur à ses préférences. Votre jeu va vous diriger vers un certain type de raquette, et inversement d’ailleurs. Je crois que cette RF 97 est une raquette très polyvalente, que tout le monde peut jouer avec… C’est pour cette raison que je suis très heureux de voir que Wilson a créé plusieurs versions de ce modèle, avec des poids différents, parce que tout le monde n’a pas la puissance pour jouer avec une raquette plus légère par exemple. L’avantage que vous procure une raquette plus lourde, ce sont les  vibrations en moins et le plus de puissance. Ce surplus de puissance, il vous aide au quotidien. C’est plus facile d’être constant, c’est plus agréable aussi. Le passage à la « 85 » a été mon plus grand changement de raquette le plus radical avec la « 97 ». J’en ai pleinement pris conscience quand je suis passé de la « 85 » à la « 90 » et puis de la « 90 » à la « 97 ». C’est tellement plus facile pour moi avec cette RF 97 ! Je me souviens qu’avec la « 85 » je devais toujours être bien placé sur chaque balle pour ne pas boiser. Là, évidemment, avec la « 97 », c’est différent.

 

LC : C’est vrai que la « 85 » avait une petite zone de centrage.

RF : Oui.

© Ray Giubilo

LC : Wilson a mis en ligne un petit montage vidéo vous montrant jouer – pour le plaisir, j’imagine – avec leur nouveau modèle, la Clash. Une raquette bien plus légère..

RF : Oui, absolument.

 

LC : Après votre RF 97, vous avez dû avoir une sensation de facilité. Est-ce que parfois vous vous dites que ça serait pas mal de taper avec ce type de raquette, peut-être avec les enfants ?

RF : Absolument. J’ai joué avec cette Clash et effectivement je me suis dit  que la balle repartait du cordage avec facilité et fluidité. Je pourrais jouer avec cette Clash sur le circuit une fois adaptée au poids et l’équilibre qui me convient. Car pour retourner une première balle à 230 km/h, vous devez avoir en main quelque chose capable d’encaisser cette vitesse et cette puissance. Mais c’est vrai, aujourd’hui, les juniors qui montent ont a disposition, chez Wilson, un grand choix de modèles pour les aider à améliorer leurs jeux. Mais tout ne vient pas de la raquette, ça tient aussi au fait que vous devez savoir faire évoluer votre jeu. Cette Clash est un bon exemple de la façon dont on peut rendre les choses plus simples, tout simplement parce que c’est plus facile de taper avec.

 

LC : Les trois prochaines questions évoquent le tennis mais vue d’une manière plus globale. La première : le tennis vous a-t-il enseigné des leçons qui vous sont utiles dans la vie de tous les jours ? Comment transpose-t-on à la vraie vie ce que l’on a appris sur le terrain ? 

RF : L’anticipation, je pense. Sur un court de tennis, on anticipe chacun de nos mouvements parce que la question récurrente c’est : « mon adversaire va-t-il jouer ici ou là ? ». Dans la vie, on fait parfois la même chose, peut-être pas à chaque étape, mais oui, on anticipe beaucoup, on planifie. C’est exactement ce qu’un joueur de tennis doit faire : prendre des décisions. Appelons-les des micro-décisions : que peut-t-il se passer après ? Où dois-je servir ? Que dois-je faire ? C’est aussi le cas sur un plan business. J’ai tellement de décisions à prendre : avec qui je veux travailler ? Quels tournois disputer ? Comment mettre les choses en place ?  Oui ou non à un partenariat ou à une demande venant des médias ?  Donc là aussi, j’apprends beaucoup. Et puis il y a également tout ce qui concerne la persévérance dont nous parlions tout à l’heure, jouer malgré les blessures, surmonter les moments difficiles après une défaite. Comment, par exemple, gérer l’après suite à ma défaite en finale du dernier Wimbledon. Est-ce que je dois juste me dire : « bon, c’était dur, mais ça m’est égal ». Ou alors : « c’est terrible, mais je veux, je dois retourner à l’entrainement et bosser dur. » Ou encore : « j’ai besoin de faire une pause ». Oui, comment surmonte-t-on un moment comme celui-ci ? Et comment reste-t-on motivé après avoir tout gagné ? Bon ça, je l’ai fait. Je vois un million de choses que j’ai appris grâce au tennis. Et je lui en suis très reconnaissant…

 

LC : La culture tennis. Voilà une notion avec des fondamentaux, et dans le même temps, c’est aussi quelque chose qui évolue au fil des générations. En trois mots, comment décririez-vous ce que l’on peut donc appeler la culture tennis ? 

RF : Le tennis a toujours été un sport élégant. Je crois que c’est ainsi que les gens le voient. Il y a aussi quelque chose qui s’approche de la danse. C’est aussi un sport qui se dispute dans des stades qui sont grands mais pas trop justement. Cela donne quelque chose d’intimiste, et… d’élégant. C’est peut-être l’un des sports les plus universels qui soit. On joue dans le monde entier, de janvier à novembre. J’aime bien nous comparer, nous les joueurs de tennis, à ce que fait un chanteur lors d’une tournée mondiale. Mais les chanteurs ne font pas ça chaque année, alors que nous c’est le cas, ce qui renforce ce côté universel. Je pense enfin que c’est un sport très compétitif. Nous sommes quand même un paquet de joueurs. Et avec le système de classement, il nous faut défendre les points de l’année précédente. A chaque match, tu dois faire de ton mieux, et ça rend les choses très difficiles, tout comme rester au sommet. En trois mots donc : élégant, universel et compétitif.

© Antoine Couvercelle
© Ray Giubilo

LC : J’en avais deux sur trois. J’avais pensé à patrimoine, ce qui d’une certaine manière se rapproche d’élégant.

RF : Oui, patrimoine et élégance sont cousins. Je partage votre point de vue. Quels étaient vos autres choix alors ?  

 

LC :  Universel, gladiateur et patrimoine.

RF : Très proche, effectivement. Ravi qu’on soit d’accord ! 

 

LC : Vous avez évoqué le monde du business un peu plus tôt. Il est rare, très rare même dans le monde du tennis, qu’un joueur conserve les mêmes partenaires tout au long de sa carrière. C’est pourtant ce que vous avez réussi avec Wilson. 

RF : Ouais. 

 

LC : On a un peu évoqué ça quand vous expliquiez être passé à la Pro Staff dès vos 14 ans, mais qu’est-ce qui vous a donné envie de jouer avec Wilson ? Et finalement d’avoir joué avec leurs modèles tout au long de votre carrière ? 

RF : Wilson est une marque populaire et très ancrée. Quand on est junior, on ne le sait pas forcément. Ce dont je me souviens, c’est que beaucoup de mes amis jouaient avec une Wilson. Et puis quand vous savez que mes modèles comme Sampras ou Edberg jouaient en Wilson, ça a forcément contribué au fait que je veuille jouer avec. Juniors, quand j’ai commencé à rencontrer les équipes de chez Wilson, ils m’ont tout de suite encouragé, aidé quand j’avais besoin d’un grip ou de faire corder. J’ai toujours senti que les gens de chez Wilson étaient compétents, toujours prêts à donner un coup de main et à faire sentir au jeune joueur que j’étais qu’il était à part. C’était sympa et plus particulièrement pour mes parents qui venait d’une classe moyenne. On a été très heureux de l’aide qu’ils ont pu nous apporter, comme recevoir des raquettes gratuitement ou d’autres choses très utiles pour un jeune joueur. D’une certaine manière, je leur serai éternellement reconnaissant pour ce soutien des premiers jours. Et maintenant que je connais la haute direction et les équipes de Wilson, je me sens en famille. On a partagé plein de bons moments ensemble, ils ont toujours été adorables avec moi. Une raquette, c’est le prolongement de votre bras, vous voulez donc que le mariage soit parfait. Et puis on parle technologie, des évolutions… On a toujours eu une relation formidable, jamais eu l’ombre d’un problème. J’ai la tête sur les épaules, je sais d’où je viens et depuis quand ils m’accompagnent. C’est bien plus qu’une relation contractuelle à mes yeux.

 

LC : Vous êtes au cœur d’un scénario de rêve pour un amoureux des Wilson : votre première raquette fut la « 85 », puis la « 90 », et enfin votre « 97 ». Elles seront toutes sur le mur de votre garage un jour…

RF : Oui et j’ai même des raquettes datant d’avant la « 85 ». J’avais la Thunderbird, enfin je ne sais plus exactement comment elle s’appelle d’ailleurs, et d’autres aussi, dont je ne me souviens plus le nom. Je joue avec Wilson depuis que j’ai 8 ans. Quand j’ai commencé en fait…

© Hugues Dumont

LC : Vous avez utilisé le mot stade un peu plus tôt dans l’entretien. Evoluer sur le Centre Court de Wimbledon, calme et feutré, puis sur le Central Arthur Ashe de l’US Open, ce sont deux environnements totalement différents.

RF : Très différents, même !

 

LC : Je ne vais pas vous demander votre préféré mais je pense que la plupart des amateurs trouveraient incroyablement difficile d’évoluer sur le « Ashe ».

RF : Sans doute.

 

LC : Comment peut-t-on rester concentré alors qu’il y a tout ce bruit autour de vous ?

RF : Ce qui est bien sur le circuit, c’est qu’il y a pas mal de courts d’entraînement bruyants et bondés. Comme ici d’ailleurs (à Cincinnati), où je me suis entraîné à côté d’un ventilateur pour justement m’habituer au brouhaha. Et puis tout d’un coup, il y a des camions qui vont et viennent. Les fans sont là aussi. L’environnement des courts d’entraînement, c’est souvent assez sauvage. Donc lorsque vous passez à un court de compétition, il est plus facile de se concentrer. Je sais que l’US Open peut être compliqué, en raison du bruit, de la pression de ce stade, on entend le métro, les trains, c’est bruyant pendant les changements de côté, ils passent de la musique, les gens dansent. C’est culturel ici d’avoir des spectateurs qui tchatchent pendant les points, parce que ça se fait en basket, en baseball ou en NFL. Il n’y a que le tennis où il y a cette ambiance feutrée et super silencieuse. Et puis arrive l’US Open ou le bruit fait partie du truc. Ca fait partie de la beauté de notre sport. J’espère qu’on ne perdra jamais ça. Et ce qui rend Wimbledon si formidable, c’est cette différence justement. Mais voilà, en raison de ce que l’on vit sur les courts d’entraînement, il n’est pas si difficile d’aller jouer sur les courts de l’US Open. Ils ont une taille incroyable. On n’a pas de problème d’éblouissements sur le Arthur Ashe parce que le stade est si haut que les rayons du soleil sont bloqués par les tribunes. C’est un endroit formidable. Ce que j’aime à l’US Open, ce que j’aime de la pression que l’on ressent dans ce tournoi, c’est que l’on sent le public. Les spectateurs sont un peu comme au cinéma – ils mangent tranquillement leur pop corn – et attendent qu’il se passe quelque chose. Dès que vous commencez à disputer des points spectaculaires et que le match se durcit, ils doivent se dire un truc du genre « c’est bon, le film commence, c’est ce qu’on attendait ! ». Et alors là, ils rentrent dans le jeu. Le public de l’US Open est l’un des plus incroyables du monde. C’est pour ça que j’adore y jouer. J’adore aussi jouer à Wimbledon. Si, en tant que joueur, vont me demandiez de faire un choix, je vous dirais Wimbledon, parce que bon… Dans le même temps, je suis heureux que ça ne soit pas Wimbledon toutes les semaines. Comme je suis heureux de ne pas jouer sur le « Ashe » toute les semaines. C’est de pouvoir profiter des deux ambiances qui est formidable. Finalement, je les aime d’une même manière. 

 

LC : Le Central Arthur Ashe, c’est la version moderne du Colisée de Rome, une atmosphère où le public est partie prenante.

RF : Oui.

 

LC : Pour finir, deux dernières questions plus légères, Roger. En regardant en arrière, quel conseil donneriez-vous au Federer qui avait 20 ans et débarquait sur le circuit ? 

RF :  C’est marrant ça. Je lui dirais : « t’inquiète pas, tu as le temps, Roger ». Et puis aussi : « mais attention, ça va passer vite ». Un peu des deux, donc. Lorsque vous êtes jeune, vous avez l’impression que tout doit arriver tout de suite, que vous n’avez pas le temps, que vous devez faire les trucs. Et puis dans le même temps, vous vous dites : « j’ai du temps, prends ton temps, entraîne-toi, détends-toi… » Il est important de profiter de ce que l’on vit, de ne pas se stresser avec je ne sais quel détail. Et puis il faut faire de son mieux, apprendre vite et ne pas faire la même erreur un million de fois. Il faut avoir confiance en son coach et croire en ce qu’on met en place à l’entraînement. Et puis, dernière chose, il faut s’attacher aux détails. Au sommet du tennis pro, ce sont les détails qui font la différence.

 

LC : Et quel conseil alors donnerait le Roger de 50 ans à celui d’aujourd’hui ? 

RF : Je crois qu’il me dirait de jouer encore quelques années. 

 

LC : J’étais sûr que vous diriez ça ! 

RF :  Vraiment ? En fait, ça pourrait plutôt être un truc du genre, « allez Roger, joue aussi longtemps que tu peux et continue de prendre du plaisir ». J’espère plutôt qu’il me dirait ça. 

 

LC : Moi, je pense que mon moi de 50 ans me dirait me moins crier sur mes enfants…

RF : Bon là, on se rejoint, on est sur la même longueur d’ondes.

 

LC : Roger, merci mille fois pour tout ce temps.

RF : Pas de problème, ça a été un plaisir. A bientôt. Au revoir.