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Thomas Wiesel

« Être suisse et ne pas aimer Federer, c’est possible, 

mais c’est que tu n’aimes pas le tennis »

© Laura Gilli

Il écume habituellement les scènes francophones à un rythme aussi soutenu que celui qu’adopte, d’ordinaire, la caravane du tennis mondial pour franchir les océans à la poursuite d’un été perpétuel de janvier à novembre. Au temps du corona, privé de son gagne-pain, Thomas Wiesel a fait des réseaux sociaux son nouveau terrain de jeu. L’humoriste suisse de 31 ans a su tirer profit des multiples conférences de presse anxiogènes pour rebondir à grands coups de tweets, stories et autres mèmes. Le tout pour le plus grand plaisir de son public confiné et en mal d’émotions fortes depuis des mois. Rencontre avec un homme qui brille aussi et surtout par sa passion dévorante pour le sport et sa capacité d’analyse bluffante de maturité et d’intelligence.

 

Courts : Ton dernier spectacle s’appelle Ça va. Est-ce toujours la réponse que tu donnes à ceux qui prennent de tes nouvelles en 2020 ?

Thomas Wiesel : Globalement, oui. Il y a des jours où ça va moins bien. Ces jours-là, je ne réponds pas et j’attends de pouvoir donner des bonnes nouvelles. Les artistes ont l’habitude d’un quotidien rythmé par les spectacles et ils n’ont plus lieu, donc on se focalise sur d’autres choses. Je m’occupe, j’apprends la patience. J’avais dit que j’apprendrais l’allemand en cas de deuxième vague, j’avoue que je ne l’ai pas fait (rires).

 

C : Cette nouvelle occupation passe entre autres par les réseaux sociaux : tu y suis et commentes beaucoup l’actualité, notamment politique. L’actualité sportive est également quelque chose qui te tient à cœur. On croit savoir que tes sports préférés sont le basketball, le football et le hockey sur glace, on se trompe ?

T.W. : Si on ajoute basketball universitaire, football américain et football universitaire, c’est juste. Au grand désarroi de ma copine en ce moment et de mes proches en général, je suis beaucoup trop de sports. Je suis aussi évidemment le tennis comme tout bon Suisse qui se respecte, l’athlétisme, la boxe, je regarde même la lutte suisse quand ça passe à la télévision. Dès qu’il y a un enjeu sportif, un gagnant à la fin, des points qui se comptent, je suis in, on arrive à me convaincre. Parfois je passe des heures à faire des recherches sur Internet sur des sports que je ne connaissais pas du tout pour savoir exactement ce qui se passe, quelles sont les règles, qui est le meilleur. J’ai une fascination pour le sport. Je suis assez mauvais pour en pratiquer moi-même, mais je regarde tous les sports. 

 

C : Tu fais donc partie des gens frustrés de ne plus pouvoir aller au stade ?

T.W. : Oui, à Lausanne on a beaucoup de chance, on a une offre sportive assez intéressante, avec un club en première division du championnat de hockey sur glace, un club en première division du championnat de football, un club de basket qu’il m’arrivait d’aller voir et qui est descendu d’une division avec la crise. On accueille d’autres événements sportifs en Suisse, comme la Coupe Davis, les tournois de tennis de Gstaad et de Bâle par exemple. En plus, j’ai la chance d’être souvent invité, ce qui me donne l’occasion de voir un peu les coulisses, sans compter que je ne paie pas mon billet puisqu’on ne prête qu’aux riches. Donc oui, c’est quelque chose qui me manque, c’est un loisir et un divertissement qui me vidait bien la tête. Quand on va voir un match en live, plus encore que devant sa télévision, on est à fond dans le truc, dans l’enjeu sportif, et pendant deux heures on ne pense qu’à ça. J’ai le défaut de bosser un peu trop, et même quand je ne bosse pas, d’avoir toujours mon travail en arrière-pensée que je traîne avec moi. Le sport, quand j’en fais et quand j’en regarde, m’aide à me vider la tête et c’est très agréable.

 

C : Partages-tu l’impression qu’il y a une baisse d’intérêt et un ras-le-bol des gens à force de ne pas pouvoir voir de sport en live depuis des mois ?

T.W. : On regarde avec plus de distance. Un match à huis clos est quand même moins fun à regarder. Il n’y a pas l’ambiance, même si elle est parfois ajoutée artificiellement, ce qui est un autre débat… Oui, j’ai l’impression qu’on est moins impliqué. On regarde moins quand il y a des matches, quand on peut y aller, puisqu’on ne peut de toute façon pas y aller. Comme on regarde moins le calendrier, on s’intéresse forcément moins aux résultats ensuite. Je suis les résultats du Lausanne Hockey Club et du Lausanne-Sport, mais il m’est moins arrivé de me connecter pour suivre les matches en direct que les autres années, où il m’arrivait même de regarder le score en descendant de scène. Un peu plus de distance se crée et je pense que les sportifs le ressentent, non seulement par l’absence des fans dans le stade, mais aussi par le fait que les gens les suivent moins en général.

 

C : Le calendrier sportif a également été largement faussé cette année. L’absence d’un rendez-vous habituel (comme Roland-Garros au mois de mai par exemple) pose-t-il également problème ?

T.W. : Dès qu’on bouscule les habitudes, on est moins à l’aise, on est moins dans notre zone de confort et tout ça y a participé. Je n’ai jamais aussi peu suivi Roland-Garros que cette année. Le fait qu’il n’y avait aucun joueur suisse n’a pas aidé. On a un peu – en tout cas moi – cette tendance patriotique. Il y a beaucoup de joueurs que j’aime bien, mais je regarde quand même plus quand ce sont les Suisses. C’est vrai que c’est un peu bizarre, au-delà de cet aspect. Je me souviens d’avoir été tout excité quand la bulle de la NBA a pu avoir lieu (la reprise du championnat de NBA avec 22 équipes, toutes localisées à Orlando, pour terminer la saison régulière et disputer les playoffs dans une bulle sanitaire entre le 31 juillet et le 13 octobre 2020, ndlr). Le football avait un tout petit peu repris dans certains pays européens comme l’Allemagne, mais autrement il n’y avait rien. Il y avait cette excitation due au fait qu’on arrivait de nouveau à faire du sport. Là, la saison va reprendre dans trois jours (cet entretien a eu lieu le 18 décembre 2020 et la saison 2020/2021 de NBA devait débuter le 22 décembre, ndlr) et je ne suis pas prêt du tout. 

Il y a tellement de choses auxquelles penser au quotidien que le sport a pris un peu moins de place, notamment parce que beaucoup de choses ont été annulées, déplacées, chamboulées et que les résultats ont moins de sens. Le Covid a tellement bouleversé les préparations, les calendriers, etc. qu’il y a plus de surprises et qu’on arrive moins à s’y retrouver. Je regarde beaucoup le championnat d’Angleterre de football, et parfois des clubs de haut de tableau se prennent des 7-2, on ne comprend pas ce qui se passe. Le sport est tellement bizarre cette année que c’est plus difficile de s’accrocher.

© Antoine Couvercelle

C : Revenons au tennis. Tu as toi-même écrit quelques chroniques sur Federer et la Coupe Davis, notamment dans Quotidien sur France Inter. Ce sport est-il un terrain fertile sur le plan humoristique ?

T.W. : Je crois surtout qu’en Suisse, c’est le sport qui est le plus suivi par la population en général et pas seulement par les passionnés. Les performances de Federer, de Wawrinka, de Hingis, de Bacsinszky sont beaucoup suivies par les médias et par les gens, et du coup, tout ce qui est terrain commun, tout ce qui est imaginaire collectif, pour l’humour, c’est pratique. C’est vrai qu’en dehors des grands événements de football, en Suisse, si on faisait une blague sur le tennis, c’était un des rares moments où les gens comprenaient de quoi on parlait en termes de sport, donc ça m’est souvent arrivé d’en parler. 

Quand j’ai commencé ma carrière, en 2012-2013, il y avait souvent des finales de Federer, des belles performances de Wawrinka. Wawrinka, en plus, est lausannois, – il met toujours Saint-
Barthélémy, mais moi je le considère comme lausannois – Timea Bacsinszky est lausannoise également, de Belmont. Du coup, il y avait une proximité qui faisait que j’en parlais souvent en spectacle. Et on a eu un affrontement mémorable contre la France en Coupe Davis (la Suisse avait remporté la compétition face à son meilleur ennemi français à Lille en 2014, ndlr). À l’époque, je n’étais pas en France donc je n’en ai pas parlé, mais quelques années plus tard, quand ils ont regagné la Coupe Davis, j’ai voulu mettre les points sur les « i », parce que battre la Belgique sans David Goffin n’était quand même peut-être pas digne d’une finale de Coupe Davis (la France s’était imposée 3-2 sans prendre un seul set à Goffin, qui était bien de la partie et avait remporté ses deux simples, ndlr). 

Je parle beaucoup de sport, si j’étais américain je pense que je parlerais beaucoup de basket, de football américain et de hockey. Si je fais ça ici, je me prends des bides parce que les gens n’ont pas les références, donc je m’adapte au public. C’est un des sujets où ma passion et mon job coïncident, alors je ne m’en prive pas.

 

C : Nous avons débuté cet entretien en évoquant le thème des réseaux sociaux. Le futur du sport, et notamment du tennis avec les StanPairos ou encore la chaîne Twitch de Gaël Monfils, passe-t-il par les réseaux sociaux ?

T.W. : J’ai l’impression que oui. Le tennis a la chance d’avoir des joueurs et des joueuses qui sont charismatiques. C’est un sport dans lequel il n’y a pas d’équipement qui cache les visages, contrairement au hockey ou au football américain, donc on les voit, on les reconnaît, ils sont expressifs : capitaliser à mort là-dessus serait malin pour eux. Surtout qu’il va y avoir une grosse transition dans le tennis masculin, avec les trois gros qui vont quand même finir par arrêter, et les deux qui viennent ensuite, Wawrinka et Murray, aussi. Il va y avoir un gouffre à combler. Je pense que plein de personnalités intéressantes qu’on connaît mieux via les réseaux est une des solutions. Pour moi, il n’y a personne qui se dégage au niveau du jeu et des aspects purement tennistiques pour remplir ce gouffre, mais il y a peut-être une place à prendre sur les réseaux. Je sais que Tsitsipas est très présent, il a un vlog, il est très bon là-dedans. Kyrgios est fantastique sur les réseaux sociaux. J’adore aussi ce qu’il fait sur les terrains. Je sais que c’est un sujet qui divise beaucoup la planète tennis, moi je suis « team pro-Kyrgios ». 

Ces personnalités peuvent apporter beaucoup de choses que Federer et Nadal n’apportaient pas. Eux qui sont très policés, très frileux avec les médias, ils ne montrent jamais vraiment autre chose que ce qu’ils choisissent de montrer. Il y a un truc très contrôlé, très lisse, et c’est assez frustrant de ne pas vraiment pouvoir les connaître et savoir quelle est leur vie. Djokovic, je pense que c’est encore plus compliqué parce qu’il montre peut-être l’inverse de ce qu’il est réellement. C’est un Suisse qui parle, donc c’est forcément un peu subjectif, mais j’ai l’impression que ces trois-là vont plus utiliser les médias à leur avantage que se dévoiler réellement. Je pense que Monfils est un bon exemple de quelqu’un qui n’a jamais eu de filtre, qui a toujours été lui-même. Ça lui a peut-être joué des tours, mais c’est quelqu’un d’attachant. 

Je crois que l’ATP a un peu changé de politique sur les réseaux sociaux. Pendant longtemps, ils ont censuré les gens qui postaient des extraits de tennis, des gifs et des trucs comme ça. Maintenant ils ont compris – et la NBA l’avait compris en premier – que plus on parlait de leur sport, même si ça ne leur rapportait pas directement d’argent sur le tweet en question, plus ça allait ramener du monde et leur bénéficier. Le tennis est un sport spectaculaire qui se prête assez bien aux quinze secondes d’attention qu’on peut avoir sur les réseaux sociaux. Quand on voit le coup de l’année, on va s’arrêter pour voir jusqu’au bout. Donc oui, pour moi, ils ont beaucoup à gagner là-dedans afin d’attirer des nouveaux fans qui ensuite, une fois qu’ils ont vu ça, vont peut-être avoir envie de regarder un match en entier. C’est toujours intéressant, pendant qu’on regarde un match, d’être aussi sur les réseaux pour voir ce qui se passe, de regarder les points d’un autre match. Pendant un tournoi de tennis, il y a plein de matches en même temps et c’est un truc qui se prête assez bien à notre économie de l’attention actuelle. Ce n’est pas un des sports pour lesquels je suis le plus inquiet avec le virage qu’on est en train de prendre.

© Ray Giubilo

C : Tu as mentionné Roger Federer, c’est le sujet incontournable. Les Swiss Awards, récompensant les meilleurs sportifs suisses des septante dernières années, ont eu lieu il y a quelques jours. Sans surprise, Federer a remporté sa catégorie comprenant une dizaine de nommés avec 49 % des votes – il a également remporté le prix du joueur le plus apprécié du public décerné par l’ATP pour la 18e fois consécutive, alors qu’il n’a joué qu’un tournoi en 2020. Peut-on être suisse et ne pas aimer Federer ?

T.W. : Je pense que c’est possible, mais dans ce cas, on n’aime pas le tennis. C’est possible de s’en foutre du sport et d’en avoir marre de voir Federer partout. Mais être fan de tennis suisse sans aimer Federer… je n’en ai pas croisé ! Il y a des excentriques partout, il y en a peut-être. Mais il est tellement facile à aimer sur le plan tennistique, avec son jeu, avec ce qu’il a apporté. En Suisse, le tennis avant et après Federer, c’est comme le jour et la nuit en termes d’attention médiatique et de moyens mis à disposition. Il a fait beaucoup pour ce sport, ici. C’est très, très difficile de ne pas l’aimer. 

Pour ma part, j’ai énormément de frustrations vis-à-vis de Federer. Je l’aimerais encore plus s’il était moins mercantile, s’il était moins focalisé sur le fric. C’est un truc qui me gêne un peu avec lui, mais c’est plutôt vis-à-vis de moi et de mes préoccupations. Je l’aimerais peut-être encore plus s’il n’habitait pas Dubaï. C’est sur des choses comme ça qu’on peut le critiquer.

 

C : Un autre Suisse a très bien marché et beaucoup de pays aimeraient certainement se l’approprier s’ils le pouvaient : Stan Wawrinka et ses trois titres du Grand Chelem, autant qu’Andy Murray. Comment se fait-il que, même ici, en Romandie, Wawrinka ne soit jamais parvenu à atteindre un statut comparable à celui de Federer ?

T.W. : J’ai l’impression que ça changeait un peu sur la fin, qu’il y avait de plus en plus de pro-Wawrinka qui mettaient Federer en deuxième position. Pour moi, il a presque eu plus de reconnaissance à l’international qu’en Suisse, peut-être parce que dans un petit pays comme le nôtre, il n’y avait pas la place après Federer à ce moment-là. On a mis du temps à l’apprécier, Stan. J’ai l’impression que dans un autre pays, les gens auraient été nettement plus cléments avec lui avant ses Grands Chelems. En Suisse, on a dû attendre qu’il gagne cet Open d’Australie avant de l’estimer à sa juste valeur. Et encore, on a peut-être même attendu qu’il gagne Roland-Garros de façon vraiment incroyable, en éliminant Federer en route. Là, il bat Roger et il bat encore Djokovic en finale, qui ne s’est pas blessé contrairement à Nadal en Australie. 

J’ai souvent eu un peu de compassion pour Wawrinka qui, à mon avis, dans sa tête, a dû se faire plusieurs fois le scénario de « si je n’étais pas né en Suisse »… S’il était né en France, à 50 kilomètres d’où il habite, ce serait le meilleur joueur français depuis Yannick Noah, et même encore mieux, avec un palmarès plus impressionnant que celui de Noah. Il serait une énorme star hexagonale en tout cas, et sans doute même mondiale. Il a souvent dû se dire que c’était quand même pas de bol de naître quatre ans après le meilleur joueur du monde dans le même pays que lui. En plus, il n’y a pas de frontière linguistique, Federer parle parfaitement français, il a été adopté par les Romands comme peu d’autres sportifs suisses allemands. Wawrinka est moins aérien, il y a moins ce truc un peu royal, presque un peu céleste qu’a Roger sur le court. C’était plus un besogneux, c’est quelqu’un qui n’était pas du tout prédestiné à ces sommets-là dans sa carrière junior, certains ne le voyaient même pas pro, donc c’est assez incroyable. 

C’est aussi quelqu’un qui, à l’inverse de Roger, n’a pas su tout de suite bien gérer les médias. Je sais qu’il en garde encore pas mal de rancœur et que certains journalistes ont été très durs avec lui pendant longtemps, parce qu’il était mauvais dans cet exercice qui n’est pas facile et qui n’a rien à voir avec le job de joueur de tennis. À mon avis, cela a contribué au fait qu’il était l’éternel perdant alors qu’il était 20e mondial. Ça paraît incroyable. Si on était le 20e meilleur au monde dans notre job, dieu sait où on serait et dieu sait ce qu’on aurait comme vie. Et lui, 20e meilleur au monde, et on se disait : « Il a encore perdu en quarts de finale, quel loser ! » Il y avait de quoi péter un câble, à sa place. Je suis quand même assez surpris qu’il ait persévéré et qu’ensuite il n’ait pas été plus vindicatif dans ses propos. Il le faisait peut-être en privé et je le lui souhaite. Je trouve ce destin assez incroyable : être dans l’ombre et quand même arriver à tracer sa route et faire cette carrière… D’ailleurs j’ai l’impression que, maintenant, au niveau médiatique et pour ses projets extra-sportifs, il est beaucoup plus porté vers la France, peut-être parce que, là-bas, il n’y a pas l’ombre de Federer.

 

C : Justement, en parlant de cette relation avec la France : et si Federer était né à Mulhouse plutôt qu’à Bâle ? Et s’il avait été français ? Cela aurait-il changé quoi que ce soit ?

T.W. : Les Français le disent à chaque fois : « Il est presque français, il parle très bien français. » Pareil pour Wawrinka. J’ai l’impression que cela aurait surtout eu un impact sur le début de carrière. À partir du moment où Roger est no 1 mondial, où il est installé dans son jeu, il peut être de n’importe quelle nationalité. D’ailleurs, il nous a clairement échappé. Il n’était plus suisse au bout d’un moment. Partout dans le monde, on voyait des gens qui n’étaient clairement pas suisses avec des drapeaux suisses parce qu’ils étaient fans de Federer, il est devenu mondial assez rapidement. Mais peut-être durant ses premières années…

À l’époque, on avait Marc Rosset, qui était quand même champion olympique, membre du top ten, demi-finaliste de Grand Chelem – pas un manche donc – et très bon médiatiquement. Il protégeait pas mal Federer, notamment en Coupe Davis. Je me souviens d’ailleurs que les débuts de Federer en Coupe Davis n’ont pas été glorieux et qu’à l’époque, Rosset l’avait pris sous son aile. On avait d’autres anciens très bons joueurs, Jakob Hlasek, Heinz Günthardt et Martina Hingis qui était encore au sommet et qui cristallisait toute l’attention des médias – et qui en a d’ailleurs pâti. Selon moi, cette attention médiatique a raccourci sa carrière, tout autant que les sœurs Williams et leur style de jeu qui ne lui convenait pas. On avait aussi Patty Schnyder. On avait beaucoup de joueurs de tennis qui ont fait que le Federer no 1 mondial junior n’a pas été le grand espoir sur lequel on se focalisait, et on n’a pas fait l’erreur que la France a faite avec Richard Gasquet en le mettant en couverture d’un magazine à un très jeune âge. Ça lui a permis de traverser ces années ingrates où il était un joueur colérique et talentueux qui cassait beaucoup de raquettes, qui s’énervait et perdait des matches de cette façon. Peut-être qu’avec plus d’attention médiatique à ce moment-là, plus de gens déjà déçus qui lui mettaient de la pression, il aurait pris une autre voie, je ne sais pas. Mais j’ai l’impression que, assez rapidement, il a su se canaliser et devenir imperméable à l’attention médiatique. Tant mieux pour lui car sa vie doit être assez particulière. Il peut aller partout sur la planète, les gens le reconnaissent, ils savent qui il est, il ne peut pas se cacher. Ce qui explique peut-être pourquoi il habite à Dubaï : je pense que c’est plus facile de se distancier de la population. 

Je suis très content qu’il ne soit pas français et il est probable que le tennis peut s’en réjouir aussi : peut-être qu’ils auraient réussi à le gâcher. La manière dont ils traitent les jeunes champions est effectivement assez particulière. J’ai l’impression que, en Suisse, on ne met pas la charrue avant les bœufs de ce côté-là. Timea Bacsinszky a gagné les Petis As, on l’a laissée venir sur le circuit sans trop lui mettre de pression. Il me semble que c’est la bonne stratégie à avoir pour les jeunes, il n’y a pas besoin de leur mettre de projecteur dans la figure tout de suite. Dès qu’un Français, comme Hugo Gaston, passe deux tours à Roland-Garros, il est en interview partout. Est-ce vraiment la bonne stratégie, en sachant qu’il va retourner sur le circuit Challenger après et avoir plus de difficulté à se motiver ?

© Antoine Couvercelle

C : On a parlé des jeunes champions : quid de l’après Federer, avec un tennis suisse qui risque de ressembler à un désert ? En marge des Swiss Awards, Federer a eu cette déclaration : « J’espère que je pourrai retrouver les courts en 2021, on verra bien. Si ma carrière devait s’arrêter là, ce serait incroyable de la terminer avec cette récompense. » En Suisse, tout le monde a arrêté de respirer en entendant ces mots. Tout en restant prudent – on annonce sa retraite plus ou moins à chaque défaite depuis 2008 –, quel est le poids de cette déclaration quand on connaît la communication parfaitement huilée du Bâlois ?

T.W. : Pour moi, il nous prépare à l’éventualité, peut-être un peu pour abaisser les attentes. Même si on sait qu’il a 39 ans, même si on sait qu’il en est à sa troisième opération du genou, on a toujours l’espoir, lorsqu’il entre sur le terrain, qu’il explose tout le monde, à part peut-être Nadal et Djokovic, contre lesquels il va faire jeu égal. Donc il essaie peut-être de modérer nos attentes pour qu’on puisse apprécier le crépuscule de Federer plus qu’on ne l’aurait fait autrement. Ses deux dernières opérations sont destinées à lui permettre de continuer à jouer, pas à faire du ski avec ses gamins. À chaque fois qu’il s’entraîne, il publie une vidéo. Severin Lüthi, Pierre Paganini, les gens qui l’entourent donnent régulièrement des nouvelles de ses progrès. Je pense qu’il a encore le projet de revenir sur les courts. Après, la réalité du terrain est différente. S’il revient et n’arrive plus à battre des top 15, à mon avis, on ne va pas le voir très longtemps. Il prend du plaisir à jouer au tennis, il n’arrête pas de le dire, mais s’il joue les premiers rôles, pas s’il fait des premières semaines en Grand Chelem. Donc oui, j’ai un peu peur que 2020 ait gardé sa dernière mauvaise nouvelle pour la fin. 

Si cette news était sortie en 2021, on aurait été plus serein. Mais cette année tout est possible. Et puis c’est dit dans un contexte de rétrospective, on le récompense pour l’ensemble de sa carrière et il parle de l’ensemble de sa carrière. Ça fait aussi onze mois qu’il n’a pas joué, donc il y a des circonstances qui peuvent faire comprendre pourquoi il a dit ça. Alors effectivement, la Suisse retient son souffle. Pourtant il va devoir s’arrêter un jour, il n’est pas bionique, il a l’âge qu’il a, il a accumulé un nombre de matches absolument impressionnant. Il faut se préparer au fait que Federer ne sera plus qu’un vendeur de produits divers comme Michael Jordan l’est aujourd’hui. Il ne nous restera que les souvenirs. Et les matches d’exhibition avec Mansour Bahrami.

 

C : Faudra-t-il également attirer un nouveau public, par exemple en raccourcissant les formats, un processus qui est déjà en marche à plusieurs niveaux (deux sets gagnants, tie-break au 5e set, no ad, fast 4, UTS, etc.) ? Est-il juste de changer les règles pour s’adapter au public ou faudrait-il plutôt tenter de l’éduquer pour lutter contre une baisse généralisée du temps d’attention ?

T.W. : J’ai l’impression que lutter contre la baisse du temps d’attention est un combat voué à l’échec, surtout si le tennis est le seul à le mener. Je dirais qu’il faut faire les deux. Pour moi, il ne faut pas toucher aux Grands Chelems, à part peut-être pour éviter des Isner-Mahut qui se finissent huit jours plus tard. Anderson avait dû enchaîner, après une demi-finale hyper longue à Wimbledon, et ça n’avait pas donné grand-chose en finale. Le tennis ne doit pas être un sport d’usure où le vainqueur est celui qui tient encore debout à la fin et va perdre son prochain match quoi qu’il arrive. Donc je suis pour limiter les matches marathon. Je regarde l’UTS et les évènements #NextGen d’un œil attentif. Je pense que les différents formats peuvent cohabiter. 

Il y a trop de tournois, la saison est trop longue et le poids sur les organismes est beaucoup trop élevé à l’heure actuelle : s’il y a moyen de raccourcir les tournois « mineurs » et de multiplier les formats différents pour que les joueurs aient du plaisir à jouer et sachent qu’ils vont moins se défoncer et être plus frais pour les Grands Chelems, pour moi c’est positif. La Laver Cup, tout le monde s’en est plaint et tout le monde l’a regardée quand même parce que c’était assez marrant. L’UTS s’adresse à un public plus averti, mais on va rester si on zappe dessus, parce que c’est nouveau. Je suis assez enthousiaste et j’ai l’impression que ces nouveaux formats peuvent cohabiter avec le tennis traditionnel. En cricket, ça fonctionne. Les rencontres les plus importantes respectent encore le format traditionnel de cinq jours, alors que certains matches suivent un format plus court, et tout cela cohabite. Il faut en tout cas essayer de s’adapter au monde moderne et à notre façon actuelle de consommer le sport avant d’enterrer la chose. 

En ce qui concerne le changement de règles dans un sport, j’ai toujours été assez pour. Le basket met régulièrement ses règles à jour, le football américain aussi. Les athlètes, les corps et les usages évoluent. Je ne suis pas traditionaliste sur ce point. J’étais plutôt pour la VAR en football, même si maintenant je suis plutôt contre quand je vois comment elle est appliquée. Je pense que c’est une bonne idée qui a été mal élaborée. Il faut essayer de mettre le sport à jour, parce qu’il a toujours évolué avec les âges. Il suffit de regarder le tennis de l’époque avec les raquettes en bois et les entraînements physiques qui n’existaient pas : ça n’a plus rien à voir avec le sport d’aujourd’hui. Alors pourquoi garder les mêmes règles et la même saison de tennis qu’à cette époque-là ? Les joueurs n’allaient pas en Australie parce que le vol était trop long, par exemple. S’accrocher à une époque tellement différente est un peu contre-productif. 

© Ray Giubilo

C : Cet entretien a lieu dans le cadre d’un article pour Courts : la revue qui prolonge l’échange. La notion d’échange (avec le public, avec tes collègues) est-elle aussi importante dans ton métier que dans le tennis ?

T.W. : C’est marrant que tu fasses le parallèle avec le tennis. Les deux se comparent assez bien. Le tennis est un sport individuel et humoriste de one-man show est également un métier très solitaire. Mais toute la structure et les partages autour sont hyper importants. Il y a des similitudes avec le sport de haut niveau. Si on n’est pas bien dans sa tête, on ne va pas être bon sur le terrain ou sur la scène. Les collègues ne sont pas des concurrents. Je n’ai jamais considéré que les autres humoristes allaient me piquer mon public ou me mettre des bâtons dans les roues. Il y a des humoristes que j’aime beaucoup, d’autres que je n’aime pas, je souhaite à tous du succès. Je considère que rien n’empêche les gens d’aller voir plusieurs spectacles : si quelqu’un les fait rire, il y a plus de chances que quelqu’un d’autre les fasse rire aussi. Je sais que, dans le tennis, on essaie de créer des rivalités alors qu’en coulisses les gens s’entendent plutôt bien. On veut gagner le match contre le joueur d’en face, mais sinon on ne lui souhaite pas de mal. Je suis assez proche de Timea Bacsinszky, et quand on échange sur nos carrières respectives, il y a des choses assez similaires. 

La vraie différence est la blessure, qui n’a pas d’équivalent dans l’humour. Si je me casse un pied, je peux monter sur scène. Il y a un rapport différent au corps. Je trouve l’attitude des sportifs assez admirable : accepter le verdict de la nature quand ils se blessent, se dire que pendant six mois ils ne gagnent plus d’argent, repartir de zéro, sans savoir dans quel état on revient. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup impressionné. 

Pour nous, ce qui lâche en premier, c’est la tête. C’est arrivé à beaucoup d’humoristes, moi y compris, d’en avoir marre, d’avoir besoin d’une pause. C’est peut-être l’équivalent de la blessure. Il y a des choses très importantes, comme ne pas se sentir seul et chercher à créer des contacts pas forcément faciles à susciter dans notre métier. Je pense que c’est pareil pour le sportif qui s’entraîne seul dans son coin. On le voit sur les réseaux, les joueurs qui habitent au même endroit s’entraînent souvent ensemble. On change également parfois de manager, comme un joueur change de coach au cours d’une carrière. La grosse différence est sans doute l’hygiène de vie (rires), qu’on n’a pas du tout besoin de respecter et dieu merci, parce que je pense que ce serait compliqué ! 

 

Interview publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.