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Sparring-partner

© Ray Giubilo Photo © Ray Giubilo

CHAPITRE IV – Claudio se prend pour Chang face à Lendl

Chapitre I – Roland
Chapitre II – On achève bien les buffles
Chapitre III – Tragédie racinienne

 

 

– Belluci dopé ; on va lui retirer ses titres !?

L’Équipe du jour, déplié à la verticale, avalait de son être tout le spectre visible ; mais je devinais que, derrière le journal, Claudio avait cet air effaré de celui que l’URSSAF, en grande faucheuse informatisée, vient de rappeler à son bon souvenir.

– Parce que j’ai gagné beaucoup d’argent avec sa victoire l’an dernier et je crois que les clauses ne sont pas claires, à ce sujet, dans les contrats. Si jamais les gens viennent réclamer, c’est la banqueroute ! C’est la banqueroute, Auguste ! Auguste ? Tu m’écoutes ?

Oui, mais distraitement. Je devais retrouver Butler dans une heure et, les traits tirés, j’avais autant envie de jouer au tennis que de me baigner dans un bassin d’eau croupie en compagnie de piranhas.

– Mais non, on ne lui retirera pas ses titres. T’en fais pas, va.

Inutile d’argumenter outre mesure. Même une lettre officielle avec sceau et tampon signée d’un président aux titres à rallonge n’aurait pu absorber son angoisse du moment. Marion m’avait abandonné en arrivant au stade, arguant de choses à faire du côté du Tenniseum où, selon le petit garçon rencontré la veille, l’altercation entre les deux entraîneurs avait eu lieu. Je savais, par rumeur interposée, qu’Andrea Belluci était à l’heure actuelle entendu par l’inspecteur Racine et je plaignais silencieusement le traducteur de cet échange immanquablement voué à l’incompréhension.

Sur la table du café, un exemplaire du programme traînait et j’y posais les yeux. Stern, Iejov et Butler étaient attendus sur les courts pour leur huitième de finale bien qu’ils ne fussent pas inscrits dans la même partie de tableau : la faute à la désorganisation liée aux évènements qu’on sait. Stern jouerait Romanov, un droitier pas maladroit, Iejov devait en découdre avec le douzième mondial, Sir Alan Ridgerstone, un Gallois gaucher et porté sur l’attaque ; Zach Butler était quant à lui attendu en milieu de journée pour affronter Gambill, son compatriote et partenaire de Coupe Davis – bien que Butler se soit abrité derrière de prétendues blessures pour s’épargner toutes les rencontres de Coupe Davis au cours des trois dernières années, au grand désespoir de la fédération canadienne qui enchaînait les repêchages. Un dernier huitième opposerait en fin de journée le vétéran australien Mankelevic, toujours placé malgré une calvitie galopante, au Belge Marlon Berst, de dix ans son cadet. Pour l’heure, les filles cavalaient sur les courts. Butler poussait d’ailleurs le je-m’en-foutisme jusqu’à prévoir son entraînement à l’heure précise ou sa compagne, mieux connue pour ses poses suggestives en une des magazines que pour ses performances sur le terrain, devait elle-même disputer un huitième de finale kamikaze contre la numéro 1 mondiale incontestée, Arya Hamilton.

Autour, Roland était désert. Le public, choqué par la faute de goût, convaincu par avance du gel de la compétition ou découragé par les prévisions météorologiques, avait renoncé à faire le bureau buissonnier. Une journée productive qui tranchait étrangement avec le lourd silence qui habitait l’enceinte. Heureusement, les journalistes n’allaient pas tarder à investir les lieux.

Etait-ce la fatigue ? J’étais habité par un mauvais pressentiment. Des gouttes amorcèrent leur chute quand j’amorçai la mienne en direction du terrain d’entraînement.

Je n’avais aucun avis sur Butler. Pour moi c’était un genre de gigolo terrible, un type tellement persuadé de briller qu’il s’effaçait de ma rétine sensible aux éblouissements. Dégingandé, relâché à l’extrême, le cou en avant et les yeux globuleux, il me faisait l’effet d’une grenouille aplatie qui aurait enfilé un smoking : amusant, mais très vite oublié. On le savait capable du meilleur comme du pire ; à l’inverse de Belluci ou de Stern, il était coutumier des abandons surprises, des raquettes fracassées, des insultes ou des crachats et savait feindre la blessure pour déconcentrer l’adversaire lorsque tout ne se passait pas comme prévu sur le terrain. Quant au meilleur, il fallait voir son revers.

Le court où je devais le retrouver était situé au bout du parc, face au Bois de Boulogne. Sur le chemin, je m’échauffais un peu, enchaînant mes mouvements de coup droit et de revers ; au fond, j’avais envie de le bousculer un peu. Je ne pensais pas tout à fait rien de Butler, après tout – ou plus justement ce rien n’était pas neutre. J’avais un peu de jalousie pour ses manières aristocratiques, sa culture transpirante et la fascination que sa laideur relative déclenchait chez les femmes. La pluie s’intensifiait, mais je pressentais que Butler s’en moquerait éperdument : les tracas météorologiques n’étaient pas à même de bouleverser son programme, sauf bien sûr s’il s’était agi d’un match mal engagé pour lui, auquel cas les petites gouttes, transformées en déluge par le prisme de ses jérémiades, auraient mobilisé toutes les instances du tournoi. J’arrivai devant le court, Butler était absent. Et ce pressentiment que, plus tôt j’évoquai, s’accentua encore. Les joueurs étaient-ils en danger ? Avais-je vu quelque chose sans m’en rendre compte pour me sentir à ce point nerveux ? J’en étais là de mes réflexions, mon énorme sac de tennis encore zippé sur le banc, les lacets en vrac, quand arriva Butler, flanqué d’un grand maigre en costume anthracite que je n’avais jamais vu. Ils firent le tour de la grille pour gagner l’entrée du court. Les deux hommes parlaient fort en anglais, avec un accent canadien prononcé et riaient de bon cœur ; je n’entendis tout d’abord que les fins de leurs phrases mais, à mesure qu’ils se rapprochaient de moi, je saisis le sens de leur conversation dans sa globalité.

– Et donc cet imbécile commence à nous parler d’éthique, de morale, de responsabilité, et tutti quanti. Pour tout te dire, j’avais l’impression d’être vingt ans en arrière quand, pour passer le temps pendant les cours d’éducation religieuse, je faisais semblant de ramasser mon stylo et regardais sous les jupes de la préceptrice embauchée par mère. Et il continue : « Décision collective », « âme et conscience », « valeurs du sport » : bla, bla, bleh, il n’arrête pas. En plus, son accent est vraiment trop : « falûrrs maôrrâles », « técission gollegtife »… J’en avais les larmes aux yeux de rire. Tu sais que je n’ai pas beaucoup d’amitié pour cette mauvaise herbe de Iejov, mais tu aurais vu sa gueule ! Il était au supplice. Donc, sentant qu’il n’est pas prêt de s’arrêter et que, d’épuisement, les joueurs vont bientôt tous se retirer du tournoi, tu vois, juste pour ne plus avoir à subir ça, je commence à l’imiter. D’abord juste les mimiques – le truc qu’il fait avec sa bouche quand il veut avoir l’air sérieux, tu sais, cette petite moue tombante, là, je n’arrête pas. Iejov ne peut plus se retenir : il explose de rire. L’autre s’en rend compte mais continue. Alors j’y vais franchement, je répète tout ce qu’il dit en forçant le trait. Là, tout le monde se marre – sauf Cerny, évidemment, qui espérait sans doute récolter un bon point pour compléter sa collection. Du coup, il est forcé d’arrêter et je me lève pour me lancer dans un contre-discours. Je reprends tout ce qu’il a dit en en détournant le sens et je le vois qui s’effondre complètement, totalement désarmé, redevenu bactérie, Darwin à l’envers. Et surtout je sens que les joueurs sont de mon côté – surtout Iejov, tu penses. Et là, coup de grâce : pour surtout éviter que Iejov ne s’imagine que nous venons de signer une alliance, je sors l’artillerie lourde et je dis : « On ne va quand même pas se recueillir des plombes pour la mort d’un tricheur, d’un type archidopé, on a tous vu les analyses ! Et ne faites pas semblant d’être affligés alors qu’on sait très bien que sa mort nous redonne à tous de l’espoir. » Alors là, dans le mille : Iejov se décompose – je ne sais pas comment il a fait son affaire avec l’ATP, mais vu sa capacité à la jouer Poker Face, il ne tiendra pas cinq minutes en audition – Stern est out et les autres refusent de signer la déclaration commune. A part Cerny, évidemment. Il me fait penser à Oliver Twist arrivant chez Mr. Bronwlown, ce gamin. Quand il verra toute la merde qui se cache dans la cave de Brownlown, il va tomber de haut. Ah ! Nous y voilà. On y va ?

– Pas bonjour, pas au revoir.

En garde ! Et tâchez de tenir le rythme, sinon mon frère prendra le relai et vous ne travaillerez plus jamais pour moi. Ah ! Et Bruce : tiens moi au courant en temps réel du match de la grosse que je puisse faire semblant de m’intéresser au résultat, tout à l’heure.
Toutes ces mondanités cyniques déversées sur Adam Stern me consternèrent. Comment pouvait-on parler avec autant de dédain d’un homme affichant un tel palmarès, d’une légende du jeu encore en activité ? Il fallait que ce mépris excède tout, Stern lui-même, le tennis, le talent, la vertu, l’humanité et ses prouesses. Il fallait cruellement manquer de respect envers soi-même pour balayer d’une main l’assassinat d’un champion comme Belluci tout en souillant de l’autre ce qui, chez les vivants, demeurait de plus pur, noble, de plus immaculé. Et quant à sa dernière remarque à propos de sa petite amie, j’estime inutile de la commenter. Tout en jouant sans me prêter la moindre attention, Butler continuait à discuter avec son frère qui, le nez sur l’IPhone, l’interrompait parfois pour ajouter un jeu au stock déjà accumulé par Arya Hamilton.

– Quelle truie tout de même ! N’importe quel joueur universitaire de bon niveau démonterait Hamilton. Inutile de continuer, mets-nous de la musique.

Le frère extirpa d’une sacoche une paire de baffles qu’il relia à son IPhone et déclencha sur le court une onde sismique en envoyant, pleine bourre, un grand air d’opéra.

– A part l’opéra, rien ne sied à mon jeu.

C’était plus ou moins le premier mot qu’il m’adressait. Mais il n’attendait pas de réponse. Passé en pilote automatique, je réfléchissais à tout ce que, maladroitement, aveuglé par la certitude que je n’avais pas les ressources suffisantes pour comprendre et analyser son discours, Butler m’avait appris. J’essayai de classer méthodiquement ces nombreuses informations pour n’en rien oublier. Marion et l’inspecteur Racine seraient ravis de mes progrès : le conseil des joueurs s’était réuni et avait opté pour poursuivre le jeu ; Stern avait défendu la position contraire et s’était retrouvé en minorité ; Iejov, selon les insinuations de Butler, était dopé et couvert par l’autorité ; Stern, toujours selon ces mêmes insinuations, cachait des choses sous son tapis. Je prenais cette dernière information avec des pincettes, devinant Butler prompt à ruiner des réputations pour le simple plaisir de renforcer la sienne. Je me revigorai de tout ce déversoir haineux et de ses dehors soi-disant légers en pensant au moment où j’aurai sur Butler des informations susceptibles de lui faire ravaler sa superbe.

Marion a raison : je suis une midinette. Je n’aime pas que l’on touche à mon petit Panthéon que j’époussète chaque matin avec le même amour.

Quand le calvaire prit fin, trempé par une pluie de plus en plus épaisse, je cherchai à m’abriter pour joindre Marion. Mais, malgré plusieurs tentatives, je tombai immanquablement sur son répondeur où d’un ton enjôleur elle incitait l’appelant à ne pas laisser un message que, de toute façon, elle n’écouterait jamais. Je cédai à sa volonté malgré mon inclination pour le délayage verbal. Tant pis : fuyant l’ondée naturelle, je passai sous l’auréole argentée de la pluie artificielle puis me dirigeai droit vers la cahutte où Michel, comme toujours, m’attendait, l’air ennuyé.

– Iejov refuse. Tu expliqueras à ton copain l’inspecteur que je n’y peux rien. Il refuse de s’entraîner avec un extérieur. Une question de charkas, qu’il dit.
– Shakras.
– Voilà.
– Je vois mal Iejov croire aux énergies, aux arbres et aux divinités bouddhistes bourrées de mains.
– C’est peut-être une marque de vodka, après tout.
– Oui. Voilà les clés du onze. Les autres, tu as des nouvelles, un programme ?
– Ah parce que les autres aussi, il faut que tu les joues ?
– Je ne sais pas. Je commence à me prêter au jeu. L’inspecteur est dans les parages ?
– Il interroge en ce moment même l’oncle de Belluci.
– Ici ?
– Oui. Il est à nouveau sur place.
– Tant mieux. Il faudrait que je le voie. Tu savais que les joueurs s’étaient réunis en conseil, hier ?
– Oui. Ils ont décidé de donner un avis favorable à la poursuite du tournoi. Je pensais que tu étais au courant.
– Non. Donc, désormais, c’est sûr, le tournoi est maintenu ?
– Il semble que oui.
– Il faut que je le dise à Claudio.
– Je viens de le voir passer.

La pluie s’était estompée et le public commençait peu à peu à se déverser dans les promenades. On refermait les parapluies en projetant des éclaboussures. Je me retournai et Claudio était là. Il semblait m’épier. Avec ses boucles très brunes et ses sourcils épais, il ressemblait plus que jamais à un déserteur affamé. Il me désigna une direction du doigt et nous fîmes, chacun d’un côté de l’allée, le trajet jusqu’à l’entrée du club des loges. Sans chercher à comprendre les raisons de cette avalanche de précautions, j’entrai derrière Claudio qui, aussitôt, se dirigea vers les toilettes. Je le retrouvai finalement aux pissotières, dos à la porte. Je m’installai à côté.

– Je suis sur un gros coup.
– Tu m’as l’air d’avoir retrouvé le moral.
– Un coup énorme.
– Raconte.
– S. I.
– Pardon ?

Il faisait de grands gestes de sa main libre, comme pour m’encourager à procéder moi-même aux associations d’idées.

– Ah. D’accord. S. I. Et je fis un clin d’œil.
– Enfin, son entraîneur. J’ai rencontré un intermédiaire. Il veut parier sur le match de Butler. Il veut parier sur une défaite.
– Contre Gambill ?
– Exactement.
– Il est fou.
– Il racontait quoi Butler ?

Je commençai à peine à lui résumer le résultat de mes recherches qu’il m’interrompit.

– Je m’en fous, de ça. Il racontait quoi, tennistiquement, sur le terrain ? Il est en forme ? Je veux dire : pas en forme comme Belluci, quoi.
– Je n’en sais rien.
– Comment ça, tu n’en sais rien ?
– Le type est complètement imbu de lui-même. J’ai totalement fait abstraction de lui. Il écoute Verdi à fond et essaie de jouer au rythme de la musique. C’est te dire à quel point je n’en sais rien.
Mais tu as marqué des points ? Tu l’as testé sur ses déplacements latéraux ?
– Je ne peux pas vraiment te dire. A un moment, il a raté une volée.
– C’est emmerdant, ça ! Gambill est un sacré passeur.
– Oui mais Butler ne monte jamais à la volée.
– Ouais, t’as raison. Tu as tout à fait raison.

Cela faisait maintenant cinq minutes que nous faisions semblant d’uriner et je n’osai dire à Claudio que notre attitude était des plus suspectes. L’arrivée impromptue d’une vessie vraiment pleine le décida à interrompre la mascarade et, après avoir agité pour la forme son pénis au-dessus de la vespasienne, il me tapa dans le dos en gagnant la sortie.

– Je vais prendre le pari.
– Tu ne risques pas grand-chose.
– Je ne t’ai pas dit le montant.
– Non, dis-moi le montant.
– Trente mille.
– Trente mille ? Sur la défaite du numéro quatre mondial en huitième contre un compatriote complètement complexé et qui n’a jamais dépassé le troisième tour en grand chelem en dix ans de carrière ? Il est fou. Ou alors, il a des infos. C’est quoi la cote ?
– 6,4. C’est Iejov, il doit être fou. Tu répètes tout le temps que Iejov est fou. Il est fou, non ?
– Sincèrement, je pense que c’est risqué, là, Claudio. Tu devrais deux-cent mille à Iejov. Tu te rends compte ?
– Il faudrait savoir, bordel ! C’est risqué ou non ?
– En tant qu’associé, je suis contre cette idée.
– Viens t’installer.
– Je n’ai pas le temps, je cherche Marion.
– Viens t’installer, je te dis !

Un voile passa sur son visage. C’est alors que je compris.

– Oh non ! Tu as déjà accepté ?
– C’était trop beau ! C’était putain de beau, non ? Trente mille dans la poche. Un coup sans risque.
– Claudio : quels sont les termes de notre contrat ?
– Tu me donnes des tuyaux et ensuite je m’occupe de la partie commerciale, on fait soixante / quarante.
– On est d’accord. On a toujours fonctionné comme ça. Et là, tu me forces à jouer Butler et tu n’attends même pas que je te donne le résultat de la partie pour nous mettre tous les deux dans la merde avec un mafieux notoire qui, en plus, a des infos, évidemment.
– Pour ce que tu avais comme information, toi, à me donner. « J’ai pas fait attention ». Bravo le professionnalisme. Sans parler de la fiabilité de tes analyses sur Belluci.
– Bon. Eh bien tu n’as plus qu’à espérer que Iejov et son entraîneur se fassent arrêter pour le meurtre de Belluci.
– Attends, attends, ça vient d’où, ça ? Tu viens de l’inventer ?
– Bien sûr que je viens de l’inventer. Si je savais des choses, j’irais voir la police.
– Tu m’as fait peur. Le côté mafia, je veux bien, mais si ces types sont des tueurs…
– Ce sont des tueurs. Par contre, ce que je peux d’ores et déjà te dire, c’est que Iejov est très probablement bourré de stéroïdes.
– Tu tiens ça d’où ?
– Butler. Il ne s’adressait pas à moi. Il devait penser que je ne comprenais pas l’anglais.
– Ça, c’est mon partenaire, ça. Bon chien, bon chien, Auguste.

Je commençais à en avoir marre de jouer le Setter irlandais qui court après les balles.

– Tu sais où est Marion ? C’est elle que je voudrais retrouver.
Je ne l’ai pas vue de la journée.
– Je m’emmerde à lui trouver des places et elle passe la journée toute seule. Bon. Je vais aller me renseigner. Je te retrouve dans les tribunes pour les matchs. A moins que tu ne préfères tout de suite empaqueter tes affaires et t’exiler dans un pays d’Amérique du Sud pour échapper au clan Iejov.
– Rien n’entamera ma confiance.

Je réessayai de joindre Marion sans plus de succès. Il était possible que, dans les couloirs du Tenniseum, son portable n’accède pas au réseau. Mais je la voyais mal, connaissant son intérêt pour le tennis, passer cinq heures dans un musée dont la fréquentation annuelle était corrélée au manque d’intérêt de ses collections. Il était donc également possible qu’ayant découvert quelque chose, on l’ait tout simplement fait disparaître.

Il était possible que j’aie besoin de chasser cette pensée ainsi que toutes les autres qui en découlaient.

Pour en avoir le cœur net, je me mis en tête de gagner le Tenniseum. Sortant du club des loges en enjambant la terrasse en merisier où les parasols étaient déguisés en parapluies, je traversai les jardins, dépassai le centre national d’entraînement, retrouvai le Chatrier d’où montaient les rumeurs des matchs féminins et, le contournant par le mauvais côté, longeait à nouveau la zone télévisée où je surpris l’un des commentateurs, une cigarette anglaise à la main, en discussion houleuse avec un technicien.

– Comment tu veux que j’écoute tes arguments ? On perd le signal quarante-cinq secondes. Tu te rends compte ? Bien sûr, c’était pendant la pluie. Mais imagine si c’était arrivé pendant une balle de match. Comment on fait ? Tu te rends compte de l’agressivité de la concurrence ? Ici, nous avons une obligation d’excellence, sinon on saute et c’est le privé qui ramasse le contrat. Si on ne peut pas faire confiance à nos cadreurs, à qui on peut faire confiance ? – Comment as-tu pu quitter ton poste ?

J’étouffai un rire en l’entendant mentionner l’obligation d’excellence que je confrontai, mentalement, aux quelques souvenirs que j’avais de ses commentaires. Et puis, soudain, le rire se dissipa, car je me rappelai avoir entendu Marion mentionner cette coupure dans son rapport matinal. Etait-elle un liée au crime ? Je m’approchai des deux hommes et affectai des manières et une voix aussi Roland que faire se peut.

– Excusez-moi pour cette interruption, mais je vous ai entendu évoquer une coupure électrique, hier, pendant la pluie. Je comprends aisément que vous ne puissiez vous en ouvrir ainsi à un étranger. Mais je collabore avec la police à propos de cette étrange affaire et j’aurais aimé en savoir davantage sur les circonstances de cette rupture dans le signal.
– Mais je vous reconnais ! Vous êtes Auguste Loisel, l’ancien espoir !

C’était moi.

– Oui ; enfin, ancien espoir…
– Ne faites pas le modeste. Vous étiez champion de France !
– Non, là, vous confondez avec Philippe ou avec Jean.
– Alors vous avez gagné les Petits As ! C’est ça, je m’en souviens !
– Je crois que c’est Simon Perreau qui les a gagnés en 1998 ou 1999. Non, j’ai été champion régional, moi, en minimes.
– Ah, oui. Pardon. Et donc, vous collaborez avec la police ?
– D’une certaine façon, oui. Et cette coupure m’intrigue. Je m’adressai au cadreur. Où étiez-vous installé ?
– Derrière la chaise d’arbitre, sur le bord du court.
– Donc juste devant l’endroit où le corps a été retrouvé, c’est bien ça.
– Et, quand vous vous êtes absenté, restait-il d’autres opérateurs à cet endroit du court ?
– Je ne sais pas. Nous avons aussitôt installé les capes de pluie sur les caméras et les objectifs et quand il a commencé à pleuvoir plus fort, nous nous sommes abrités. Normalement, nous restons à portée de vue du matériel, mais je me suis absenté deux minutes pour aller chercher un sandwich.
– La bâche était-elle sur le court à ce moment-là ?
– Ils étaient en train de la déployer.
– Donc quelqu’un aurait pu se trouver à votre place à ce moment-là et, depuis cette position privilégiée, profiter de l’agitation générale pour glisser le cadavre sous la bâche ?
– Pour cela, il aurait fallu que le corps soit déjà sur place.
– Le coin des caméras communique-t-il avec le sous-sol et les vestiaires ?
– Nous pouvons faire passer des câbles, mais c’est tout.
– Merci beaucoup.

Le commentateur oscilla un instant et, tout comme si le barrage de cette hésitation avait retenu trop longtemps un flot incontrôlable, il se mit à parler très, très vite tout à coup.

– Dîtes : si vous collaborez avec la police, vous pourriez peut-être nous raconter ce qu’il se passe sur la Terrasse, cette après-midi, par exemple ? Nous devions recevoir Iejov, mais il s’est décommandé, on a un trou.
– Je ne sais pas si…
– Mais si, c’est parfait, on ne vous cuisinera pas, je vous rassure. Les téléspectateurs seront rassurés de retrouver une tête connue pour leur raconter les coulisses de ce tragique, tragique évènement. Et puis ce sera l’occasion de parler de l’après-carrière pour les champions !

Il me gratifia d’un sourire figé de fin de programme télévisé, celui qu’a l’homme dans l’écran quand il ignore si son visage est encore retransmis sur les ondes.

– D’accord.
– Donc à 16h30, vous n’oubliez pas ? Au pied de la Terrasse, côté Suzanne – — Lenglen. Enfin, vous connaissez. Si vous voulez avertir vos amis, sachez que vous passerez à 17 heures. Je préviens le plateau. Ils vont être ravis, ravis, ravis.

Encore une fois, j’étais la solution de dépannage – ce qui ne m’empêcha pas d’envoyer à Claudio ainsi qu’à mes colocataires un message enthousiaste. J’hésitais à ajouter Marion à cette liste, mais j’espérais bien pouvoir crâner de visu auprès d’elle. Arrivé au Tenniseum, après avoir traversé la Place des Mousquetaires et dansé la carmagnole autour du court n° 1, j’entrepris l’agent d’accueil à propos de la disparue. Il n’avait rien vu – il venait de prendre ses fonctions. Je payai un billet d’entrée et descendis les marches. Une affluence record m’accueillit : les deux étages étaient pleins à craquer de scolaires qui moquaient le vieux matériel et ponctuaient de grossièretés hilares les photos d’époque. Je fis un tour, n’aperçus pas Marion et me promis de revenir plus tard pour inspecter les lieux. En sortant de la pénombre, tandis que Sergueï Iejov, sur le Court Suzanne Lenglen, s’apprêtait à servir pour le gain de son match, j’entendis mon nom grésiller dans les haut-parleurs.

« M. Auguste Loisel est demandé dans le bureau du directeur. M. Loisel. » La course n’en finissait plus.

Dans le bureau, Racine m’attendait. Comme je lui demandais pourquoi il m’avait convoqué par cette voie singulière alors même que, dix heures plus tôt, il ne s’était pas gêné pour me téléphoner directement, il me répondit d’un sourire entendu.

– L’émerveillement, Loisel. L’émerveillement tient à peu de choses. Répétez deux fois la même opération, et, quel que fut le plaisir que vous eussiez pris à la réaliser la première fois, déjà, elle perd de sa saveur.

Comme son visage semblait m’engager à le faire, je réfléchis un temps à la portée de ses paroles qui résonnaient fort juste quand on les appliquait à ma carrière sportive et beaucoup moins juste quand on les confrontait à la réalité des actions routinières, au premier rang desquelles : manger, boire, faire l’amour.

– Nous avons interrogé Andrea Belluci. Il nous a raconté des choses intéressantes. Mais d’abord, vous : qu’avez-vous appris de Butler ?

Je déroulai le fil.

– C’est très intéressant, très intéressant. Monsieur le directeur, seriez-vous au courant, pour les incartades de Iejov ?

De Meseray se changea en pivoine au soleil : il était rouge, immobile et ne respirait plus. Finalement :

– Ab-so-lu-ment pas. Et d’ailleurs, je me demande sur quoi ces accusations sont fondées. Nous procédons à des contrôles ir-ré-pro-cha-bles.
– Ca-chot-tier. Cachottier, hein ? N’est-ce pas, Loisel ? Passons. Donc, pour Butler, Belluci était dopé, lui aussi ?
– Ce n’était pas aussi clair, mais…
– Parce qu’il ne l’était pas. Pas du tout. Du tout, du tout ! Nous avons les résultats définitifs des analyses. Il avait une santé de fer et aucune anomalie. Tout porte à croire qu’on a volontairement bourré Belluci de produits dopants pour ternir sa réputation post mortem. Et vous dites que Butler est un expert en la matière, n’est-ce pas ? Quand il s’agit de salir les gens, il n’hésite pas à mettre les mains dans le cambouis ? Ah ! De plus en plus intéressant.

Il paraissait absorbé par ses réflexions et j’esquissai un geste vers la porte.

– Je peux…
– Attendez, Loisel, un prêté pour un rendu. Vous m’informez, je vous raconte à mon tour une histoire. C’est une sacrément bonne histoire. Un genre de tragédie grecque, ou plutôt napolitaine. Monsieur le directeur, auriez-vous l’amabilité de nous offrir à nouveau, à moi et mon ami, l’un de ces cafés au lait qui font la réputation de votre bureau par-delà les frontières de l’Europe ? Merci, monsieur le cachottier, pardon : monsieur le directeur.

Bien : Il était une fois, à Naples, un accident de voiture. Un homme, une femme au volant d’une Fiat Punto ou d’une Fiat 500 – je vous laisse recombiner ces éléments-là selon vos préférences, Loisel – un carrefour mal agencé, un conducteur qui va trop vite, deux morts et un orphelin de quatre ans. Vous l’aurez compris, l’orphelin, c’est Belluci. Voilà que surgit un oncle, un gaillard établi dans les Pouilles qui se dévoue pour élever comme son propre fils le malheureux enfant. Il quitte la campagne et s’installe à la ville pour offrir au gamin de meilleures chances. Un jour, sur la vieille télévision, le gamin reste fasciné devant un match de tennis. Je vous laisse remplir les blancs en ce qui concerne l’affiche – ma culture, quoiqu’étendue, ne me permet pas de m’aventurer sur ce terrain-là. L’oncle comprend très vite et inscrit le garçon à l’école de tennis où il l’emmène, tous les mercredis, après la classe. Très vite, l’enfant fait des progrès et ses professeurs encouragent l’oncle à s’intéresser de près à ces progrès parce qu’ils pourraient être révélateurs de ce que l’on appelle le talent.

L’oncle promène l’enfant de centres d’entraînement en centres d’entraînement toujours plus prestigieux, puis vient le moment où l’enfant n’est plus un enfant et où la région de Naples n’est plus suffisante pour favoriser le développement de ses exceptionnelles capacités. On déménage à Milan. On sacrifie des choses. Mais dans le Nord, c’est une autre histoire. Les centres d’entraînement sont chers et, avec le flegme qui sied à l’aristocratie, on fait comprendre au pouilleux que son neveu n’est pas le bienvenu dans l’élite. Qu’à cela ne tienne : l’oncle, qui a du tempérament, formule une promesse : le petit Paolo deviendra un champion, même en dehors du circuit habituel. L’oncle, à son tour, se forme. Il apprend les rudiments du jeu et devient le partenaire attitré de son neveu, avec qui il joue tous les soirs en sortant du travail. Un jour, arrive le moment de mesurer les progrès effectué en inscrivant le garçon à un tournoi de quelque envergure. Il survole le tournoi avec une telle facilité que ses adversaires font des recours pour triche, pour dopage, pour usurpation d’âge. La machine est lancée.

L’oncle et le neveu continuent d’avancer. Un sponsor national accepte de financer leur matériel. Les années passent, et le neveu devient professionnel. Le syndrome du tournoi junior recommence : le petit déchiquète immédiatement la concurrence. Si bien que le sponsor ne peut pas suivre face aux assauts des grands groupes et que la même logique commence à prévaloir concernant l’entraîneur.

Des anciennes gloires approchent le jeune champion pour lui offrir leurs services, des personnels complémentaires – médecins, kinés, communicants – sont recrutés qui menacent l’oncle sur son terrain. L’oncle a peur. Il a peur de voir s’envoler tout ce qu’il a mis tant d’années et tant de détermination à construire. Il a peur d’être déçu, blessé même, et sait qu’un jour ou l’autre son poulain se présentera à lui, la mine de circonstance, et lui annoncera qu’il n’est plus son entraîneur ; que, s’il reste son oncle, il ne fait pour autant plus partie de son équipe, au sens strict du terme. Cette idée, l’oncle ne la supporte pas. Alors il réfléchit au moyen d’éviter qu’elle ne se concrétise. Qu’en pensez-vous, Loisel ?

– Je pense que c’est une bonne histoire, mais je doute que la fin soit vraie.
– Ce ne sont que des faits. Je ne pérore pas, moi ; je ne fais pas de suppositions. Andrea Belluci nous a raconté tout cela. Nous avons une première hypothèse de réflexion. Mais je ne suis pas persuadé qu’elle soit la bonne, qu’elle soit la clé de notre énigme.
– Que disait Belluci à l’entraîneur de Iejov, hier, près du musée ?
– Il parle d’une querelle à propos d’un sponsor. Selon lui, Iejov aurait fait pression sur la marque qui l’accompagne pour qu’elle s’écarte de Belluci. Iejov aurait menacé de rompre son contrat en cas d’arrivée de Belluci dans l’équipe. Or, toujours d’après l’oncle Belluci, les papiers étaient déjà signés et le matériel prêt à être porté par Paolo. Il faut savoir que c’est également Andrea qui gérait tout l’appareillage commercial de son neveu. Mais ce que vous m’avez raconté, à propos du dopage, éclaire cette scène d’un jour nouveau : et si Andrea Belluci avait profité de cette occasion pour faire chanter le clan Iejov ? Peut-être avait-il des preuves du dopage de Sergueï ? Auquel cas, tout devient clair : Belluci menace l’entraîneur de Iejov de tout révéler s’il n’arrête pas son petit jeu auprès du sponsor ; Iejov a peur. Pour faire taire l’oncle et détourner les soupçons de lui, il bourre Belluci de stéroïdes, le tue, trouve le moyen de l’abandonner sur le court, s’ouvre la voie vers la victoire et vaccine le tennis pour de longues années contre les affaires de dopage.
– Pour quelqu’un qui ne fait pas d’hypothèses, je trouve que vous en faites quand même pas mal.
– Les évènements commencent à s’imbriquer. Vous pourriez approcher Iejov ?
– Non : refus catégorique. Depuis l’histoire du sparring-partner au nez de boxeur, je crois qu’il privilégie la discrétion.
– Mais peut-être votre amie, cette chère Marlène…
– Marion.
– Cette chère Marion, pourrait-elle réussir à le faire bavarder ?
– Mettre une femme entre les mains de Iejov me semble aussi censé que de tuer un homme, d’appliquer ses doigts sur toutes les surfaces lisses présentes sur le lieu du crime, d’appeler la police, puis d’attendre son arrivée, couvert de sang, le pistolet à la main, en lisant dans un fauteuil un livre intitulé : « Réussir le crime parfait », tout en clamant son innocence.

Comparaison un peu longue, mais qui figure précisément mon sentiment.

– Nous verrons.
– De toute façon, je ne sais pas où elle est. Vous ne l’auriez pas aperçue ?
– Pas depuis ce matin.
– Et l’arme du crime ?
– Une raquette, c’est confirmé. Nous ne l’avons pas retrouvée. Notre meurtrier utilise « du boyau aux montants et du synthétique sur les travers ». Je n’ai aucune idée de ce que cela signifie, mais c’est scientifique.
– C’est une histoire de cordage. La plupart des joueurs utilisent un alliage similaire. Cela permet d’augmenter la précision quand on frappe à plat. Je crois que Belluci était l’un des rares à privilégier un cordage entièrement synthétique.
– Ce qui exclurait donc son oncle de la liste des suspects, à penser que le meurtrier, comme je le crois, a agi sur un coup de tête avec le matériel à sa disposition. M. de Meseray, vous pourriez me procurer les factures rédigées par les agents de cordage depuis le début du tournoi ?
– A l’intercom. Clothilde ?

Et, dix minutes plus tard, Clothilde fit irruption.

– Voilà, je les ai collectés. Vous verrez, il en manque un. Celui d’avant-hier. Je n’ai aucune idée d’où il a pu passer. C’est très important ? Parce que, par contre, j’ai le relevé de tous les joueurs qui ont déposé des raquettes à corder ce jour-là, si ça peut dépanner. Il est informatisé. Je n’ai simplement pas le détail des prestations. Je vous l’imprime ?
– S’il vous plaît.

L’imprimante gargouilla et le document en sortit. Nous le regardâmes, puis nous regardâmes tous, comme dans un western spaghetti. « Iejov, Butler, Belluci, Rosol, Cerny, Mankelevic » étaient mentionnés, entre autres joueurs de double et quelques noms connus du circuit féminin. Il ne manquait que Stern. J’éprouvai de la joie, une authentique, une remarquable joie. D’autant qu’une alerte de L’Équipe, dans laquelle je me plongeai discrètement, relatai la victoire en quatre sets accrochés du même Stern contre Romanov : je venais de briser la malédiction du sparring-partner porte-poisse.

– Adam Stern et Andrea Belluci sont, sous réserve de révélations complémentaires, disculpés : la liste se resserre. Il faudrait maintenant savoir qui a pu faire disparaître le relevé détaillé et surtout quand.

Je regardai ma montre.

– Merde, je vais être en retard.

“If you don’t understand what helps your game thrive,

you’re going to struggle”

© Shane Liyanage

When Ons Jabeur struck the winning shot of her opening 2021 French Open match versus Yulia Putinstseva—a calculated cross-court backhand following a drop shot that drew her opponent to the net—she fist-pumped the air in celebration, and trotted over to the net for the customary well-played-too-bad before her mind switched over to the next opponent.

Shane Liyanage, in front of his computer 10,000 miles away, allowed himself a brief, satisfied smile and did the same. He loaded up the draw on his computer and scanned the list for Jabeur’s next opponent. He looked her up in his database—a directory filled with thousands of matches categorised by surface, players, and tournament details—looking for encounters with his player, or in the absence of those, matches they might have played against opponents with similar characteristics.

He would spend the next few hours preparing a scouting report and a selection of video clips before a Zoom call with Jabeur’s coach.

You’ve got to focus on the match ahead of you. It’s about being ready when you need to be,” Liyanage says.

Shane Liyanage is the founder and principal consultant of Data Driven Sports Analytics (DDSA)—a sports intelligence company providing professional tennis players and their coaches with data.

Much like army intelligence support troops on the ground with reconnaissance and intel, Liyanage uses his skills as a data analyst along with his expansive knowledge of the sport to supply his players with weapons to employ on the court. Six of Liyanage’s players have made it into this year’s French Open, and with such busy clients as Aryna Sabalenka, Alberto Ramos Viñolas, Ons Jabeur, and Emil Ruusuvuori, he barely has the time to enjoy tennis himself.

I grew up loving the sport,” Liyanage says. “Now that I’m working in it, I probably don’t watch random matches. I don’t enjoy it as much.

Over the course of his professional career, Liyanage has spent so much time analysing and dissecting matches that his attitude to tennis and the way he observes even the most casual of matches has changed. “I’m always thinking, ‘Okay, if I was helping this team, how can I do it? What would I do in this situation?’ Or if I’m playing against them, ‘How can I use that?’ I think that’s kind of my mindset.

Shane Liyanage, © Shane Liyanage

The services Liyanage and his company provide vary from client to client. Some come to him for the analysis of their game, a breakdown of areas that the scientific approach indicates they need to work on, be it elements of their game or particular play patterns. Others rely on his scouting help—being able to identify chinks in their opponents’ armour prone to ruthless and calculated exploitation.

The analytical lens through which Liyanage sees a tennis match stems in part from his professional approach, but the way he perceives the game—the manner in which he breaks it down in his head into elements—was present from an early age.

I played tennis as a junior at the Australian Money Tour level, but I was never very talented. I was probably the least talented player in every match I played so I was always in the mindset that I had to do more. Whenever I played, I’d do a little bit of research—whether it’s talking to an opponent that had played that player or seeing if I can get my hands on a video. It helped me prepare,” Liyanage remembers.

Stepping out into the real world, as he puts it himself, Liyanage graduated as a lawyer with a background in commerce, statistics, and accounting. He was always drawn to the world of data and number-crunching, and after a while pivoted to data analysis, obtaining an executive data science specialisation certification and studying to get a Masters in Sports Analysis, before he went on to spend time with such sporting organisations as Cricket Australia. Around the same time, Liyanage started his own consulting company, initially working with ITF and Australian Pro Tour level players.

The big break came in 2019 when Federico Placidilli, Thomas Fabbiano’s coach, chose to use Liyanage’s services. “He was the first ATP player to give me an opportunity at that level. I really have to thank Federico for that, and Thomas for being open to using stats,” Liyanage says.

During a stellar 2019 season, Fabbiano enjoyed high-profile wins over Stefanos Tsitsipas at Wimbledon and Dominic Thiem at the US Open. “That was probably what put me on the map a little bit. Other coaches took a little bit more notice of what I was doing after that,” Liyanage says.

Shane Liyanage et Thomas Fabbiano, © Shane Liyanage

While the word of mouth certainly does the work in elevating his status as the man to-go-to for data insight, Liyanage believes that his services speak for themselves. “At certain events, I’d go to coaches and say, ‘Look, I’ll do a couple of rounds for free showing you my services and then you can make a decision.’ I’ve ended up working with clients that way.

While sports data analysis continues to gain popularity in professional athlete circles, it has been largely hidden from the public eye—it’s the elaborate clockwork-like mechanism that turns potentially tricky encounters into comfortable wins. “It’s been booming a little bit more recently. There have been some great analysts, almost pioneers, that had done this for maybe a decade, but the adoption rate was very low from players,” Liyanage explains.

It was always this nice-to-have thing. But in the last five to six years, some of the top players have become a bit more vocal about it, saying that they’re using it, and that’s given the platform for more people like myself to pitch our work.

When you see the guys at the top doing it and enjoying success, you follow in their footprints. The lower-ranked players started thinking, ‘Maybe I need it, maybe it’s something that is as essential as a trainer or a physio,’” Liyanage says.

I’d say that now, most of the top-20 are either using it or their Federations are providing them with the data. Players ranked in the 50s to 100s have certainly started adopting it a lot more in the last 12 months. I think that the COVID break allowed people to look at different ways to explore their game and one of those areas was data. I’ve noticed a bigger uptake.

Liyanage is set up from home and most of his work is done remotely. Occasionally, he joins the player’s entourage, but even then, he does much of the strategic heavy lifting from the relative obscurity of his hotel room. For a time in 2019, Liyanage formed part of Thomas Fabbiano’s entourage, travelling with the player to the French Open, and later in the year to a Challenger event in Helsinki. While the tournament yielded a moderate result for Fabbiano, Liyanage was able to connect with a number of Finnish players and coaches. Although it took another two years, the connection eventually led to his work with Emil Ruusuvuori.

Ruusuvuori, 22 and currently ranked 74 in the world, is one of the more exciting prospects on the ATP Tour. At this moment in his professional life, he has entered the ‘polishing’ stage of his career—the biomechanics of his game are already irremovably embedded into his body. What Ruusuvuori now needs is a different kind of approach than, say, Alberto Ramos Viñolas, also one of Liyanage’s players. Viñolas, who has been around the Tour for much longer, not only knows his game back to front but is also born and bred on clay. For a tournament such as Roland Garros, there are very few changes to Viñolas’s game that Liyanage will point out—the main focus of his work will be on scouting opponents his coach has not had the chance to see.

Ruusuvuori, on the other hand, hails from Finland, where he spent most of his formative years playing indoor hard court tournaments. Despite having spent time at the Rafa Nadal Academy in Manacor, a boot camp for clay court grinders, playing on clay is still fairly foreign to him. For Ruusuvuori, Liyanage’s approach will be focused more on long term gains, trying to point out patterns and plays that data suggests will work for him.

A really good coach once told me he’s got an 80/20 rule: it’s 80% about your player and 20% about the opponent,” Liyanage says. “If you don’t understand what helps your game thrive, you’re going to struggle—you’re not going to have a plan out there.

In so many words, this could be DDSA’s motto—it sums up the reason for the company’s existence and the challenges it aims to tackle.

The first thing is having a look at what areas work well for you, what are your strengths, because that’s what you want to maximise. Then we look at areas that are ‘uncomfortable’ for the player—whether it’s the court position, a particular shot, or a particular match situation that puts you under pressure—and work out how to get out of them,” Liyanage explains.

A lot of the heavy lifting is done by the in house deep-learning AI tracking tool, but Liyanage, determined to uncover every little detail that could be translated into giving his player an edge, pours over hours of tennis footage with an additional video tagging tool and an old-fashioned notepad and a pen.

It’s about the success you’re having on a shot, but also about what shot you’re getting back, how often are you getting forehands,” Liyanage says. “Shot sequence is also a big one. I look at sequences and try to come up with metrics for a specific player based on different parts of the court. If you’re getting the ball in your backhand corner and you’re a couple of metres inside the baseline, what are the best options for you? What are you likely to win the point with? That’s a key thing to look at.

In his analysis, Liyanage uses a combined approach of blanket strategies that, as data would suggest, a player must have, and personalised ones designed to maximise the player’s strengths and minimise their weaknesses.

Ons Jabeur et son équipe, © Shane Liyanage

For example, the second serve and the second serve return points are directly correlated with success for everyone. But then there are some tailored ones as well that I won’t mention because they’re specific to the player and I don’t want to give too much away. But for Ons Jabeur, for instance, we’ve got specific metrics, KPIs, that she needs to achieve to do well.

Liyanage divides his work into three main categories based on the available time. “During a tournament, particularly at the non-Grand Slam events when you’re playing the next day, and the timeframes are short, you often try to give the coach whatever you can. It has to be a quick turnaround, and it has to be something that can be easily actioned. I call it low latency,” Liyanage explains.

After a tournament, you might have two, three weeks when a player is sitting out, and they’ve got time to focus on things. You’d give them information on things that they can work on in that space of time.

And then finally, you’ve got the off-season from the start of November, until mid-December, or maybe even early January. It’s a bigger period of time and the focus is on some of those longer-term things that you might want to work on, like a technique change.

The data analysis attempts to encompass the players’ game in its entirety—from strategy to technique to physical and even mental aspects. “In tennis, most of the time, you’re not hitting a ball. I did some analysis with a junior around their behaviour in between points. I’d look at whether they’d remonstrate or had a negative attitude, and then I’d have a look at what happens on the next few points,” Liyanage elaborates.

While the advanced, AI-based technology is able to come up with the most optimal changes in a player’s technique and strategy, it’s the analyst’s job to make sure that the athlete buys into them.

Although most communication with the player happens through the coach, Liyanage is aware of his blind spots, and remedies them by surrounding himself with a team that complement his skillset. Living in the world of data, things that are obvious to him may not always be communicable enough for the athlete to take on board.

Because of that, Liyanage’s circle includes ex-players and high-performance coaches. “I will run some ideas past them, and they might go, ‘You know, that’s really hard to understand for a coach who hasn’t really been exposed to data.’ So, I will refine it,” Liyanage says.

Liyanage started working with Ons Jabeur in early 2020. Before her hamstring injury at the Madrid Open, she had climbed the ranking from a position in the 80s to number 24 in the world. “A massive rise in the rankings,” Liyanage says with a smile. “And with Sabalenka, it’s such a huge thrill to work with someone ranked so highly.

A lot of people thought she couldn’t play on clay. To see her enjoy this success on clay—winning a big title in Madrid, being in the top five in the world—that’s something I’m really excited about.

Pour les footeux aussi, le tennis, c’est d’la balle !

© Virginie Bouyer

Vendredi 11, jour de demi-finales de Roland-Garros, débute l’Euro de football. Si les tennismen seront, on n’en doute pas, devant leur(s) écran(s) – sauf évidemment ceux qui bataillent sur le court – qu’en est-il des footeux vis-à-vis de la balle jaune ? Et bien visiblement, ils ne sont pas les derniers férus de sports de raquettes…

 

Outre leur passé (et parfois présent) de footballeurs professionnels, qu’est-ce qui réunit Eric Bauthéac, Serge Blanc, Laurent Bonnart, Pierre-Alain Frau, Ludovic Giuly, Gaël Givet, Christian et Yoann Gourcuff, Christophe Jallet, Jan Koller, Christophe Kerbrat, Yoann Lachor, Sabri Lamouchi, Lionel Letizi, Hugo Lloris, Steed Malbranque, Paolo Maldini, Steve Mandanda, Lionel Mathis, Christophe Meslin, Olivier Monterrubio, Benjamin Nivet, Jean-Pierre Papin, Claude Puel, Louis Saha, Clarence Seedorf, Mathieu Verschuère, Nemanja Vidić et Sylvain Wiltord ? Réponse à ce véritable inventaire à la pré vert : tous sont, ou ont été, des passionnés de tennis, pratiquants forcenés souvent montés jusqu’à des niveaux de classements très respectables.

Et la liste n’est pas exhaustive ! Car si, c’est connu, derrière chaque tennisman pro se cache souvent un footballeur contrarié, ayant mené de front les deux disciplines jusqu’à ce qu’une prédisposition plus nette pour la balle jaune et/ou l’effort individuel lui fasse abandonner le ballon rond à l’adolescence, la réciproque est vraie aussi et l’attrait des footeux pour la balle jaune n’est pas feint. Passons sur les grands tournois européens où l’on vient autant voir du tennis que se montrer (Roland-Garros et Wimbledon évidemment, mais aussi Madrid où l’équipe première du Real défile une semaine durant dans les loges de la Caja Mágica, ou Rome qui voit les têtes d’affiche de la Roma et de la Lazio se retrouver en terrain neutre au Foro Italico). Ce qui est plus intéressant, c’est à quel point l’intérêt ne se dissipe pas une fois les caméras parties, dénotant une passion sincère pour le tennis.

Borg, Noah, Thiem et ‘Poussin’ Meslin

Mai 2018 : sur les courts du vénérable Nice Lawn Tennis Club, ceux où Năstase, Borg, Noah, Gaudio ou Thiem triomphèrent à l’ATP, un tournoi pas comme les autres met aux prises 12 anciens pros du football. Il y a là Sylvain Wiltord (faut-il encore présenter l’un des héros de la finale de l’Euro 2000, taulier du grand ‘French Arsenal’ du début de millénaire ?), Lionel Letizi (4 sélections dans les buts de l’équipe de France), Laurent Bonnart (ex-Le Mans, OM, Monaco), Louis Saha (chouchou d’Alex Ferguson à Manchester United), Jan Koller (champion de Belgique avec Anderlecht et d’Allemagne avec Dortmund), Ludovic Giuly (Lyon, Monaco, Barcelone, AS Roma, PSG), Gaël Givet (pilier de l’AS Monaco finaliste de la Ligue des champions en 2004), Olivier Monterrubio (champion de France 2001 avec le FC Nantes)… sans oublier le vainqueur de ce tournoi sur deux jours, Christophe Meslin, dit ‘Poussin’, régional de l’étape ayant laissé d’excellents souvenirs du côté de l’OGC Nice.

Rebelote en 2019 (pour des résultats homologués cette fois au classement FFT), où Meslin cède son titre en finale à Serge Blanc (Montpellier, OM, OL), avant que la Covid-19 ne mette ce nouveau rendez-vous printanier entre parenthèses. « C’était encore trop juste pour tout caler en 2021, mais le retour est prévu en 2022 », annonce Franck Triviaux, à l’origine de ce ‘Challenge Ball’. Il explique : « A la base, je suis journaliste et entraîneur de tennis – j’ai été classé 0. Par mon métier je connais pas mal de monde dans le milieu du foot et ça a mordu tout de suite quand j’ai lancé le projet. Il faut savoir, à la base, que les footballeurs sont souvent curieux d’un peu tous les sports mais, le temps de leur carrière, ne peuvent se consacrer qu’au leur. Alors une fois à la retraite ils se sont plaisir. »

Challenge Ball 2019, au Nice LTC. De gauche à droite : Mickaël Marsiglia, Lionel Letizi, Sylvain Wiltord, Olivier Monterrubio, Serge Blanc, Eric Bauthéac, Christophe Meslin et Eric Roy. © Frank Triviaux

« Un sport individuel, en face-à-face direct pour se tirer la bourre et se chambrer »

Et le tennis figure en bonne place des disciplines plébiscitées, « au même titre que le golf, mais qui possède des caractéristiques différentes, plus statiques. Au tennis, il y a une dimension physique qu’ils recherchent, car en général ils gardent tous la forme même après leur carrière. Ils apprécient aussi de se retrouver sur un sport individuel, à mener une partie seul là où dans leur sport ils devaient construire à 11. Et puis il y la notion de défi en face-à-face direct, quelque chose d’essentiel pour se retrouver entre copains, se tirer la bourre… et se chambrer, un aspect important du package ! »

Certains ne s’y intéressaient que de loin avant la révélation tardive, tel Sylvain Wiltord : « Le tennis, c’était le sport que je pratiquais l’été, durant la trêve, pour garder la forme. » Idem pour Laurent Bonnart : « Je trouvais ça sympa, je jouais à l’occasion avec des copains, mais pas en compétition. J’ai pris ma licence au club voisin du Poinçonnet (dans l’Indre, ndlr) à ma retraite. » Paolo Maldini, lui, y vint carrément par hasard, en procédant par élimination : « Après ma carrière, j’étais cassé de partout, à commencer par les genoux. Hors de question de continuer le foot ou la course à pied… J’ai tenté la boxe mais trop douloureux pour les poignets. Alors je suis arrivé au tennis. Il y a des contraintes aussi côté genou, mais c’était ça ou devenir fou ! »

L’histoire est d’ailleurs amusante puisque la ‘bandiera’ du Milan AC (902 matchs joués pour le Diavolo) se retrouva même à intégrer le tableau de double du Challenger ATP organisé par son club, là aussi un peu par hasard… mais pas de manière imméritée. C’était en 2017 : son professeur de tennis et lui remportèrent le tournoi interne du club délivrant une wild-card pour le tableau de double, leur valant d’y croiser la route des pros David Pel et Tomasz Bednarek – ex-quart de finaliste à Roland-Garros tout de même en double ! L’histoire ne dit pas qui furent les plus intimidés, de l’ex-footeux propulsé dans le grand bain ATP pour sa toute première compétition raquette en main, ou des pros amenés à croiser une véritable légende du ballon rond, mais ces derniers mirent un point d’honneur à ne pas ridiculiser le quintuple vainqueur de la Ligue des champions le jour de son 49e anniversaire, lui laissant un jeu par set.

L’amour de jeunesse jamais tout à fait oublié

Pour d’autres, la retraite sonna l’heure d’un véritable retour aux sources, à l’image d’Olivier Monterrubio : « J’ai joué au tennis en club jusqu’à mes 13 ans, puis j’ai été obligé d’arrêter pour me concentrer sur le foot. Mais je m’étais toujours dit que m’y remettrais après ma carrière. » Promesse tenue dans l’année même qui suivit sa retraite des terrains professionnels. Et dès l’été suivant, en 2012, on le croisait sur les courts de Roland-Garros, qualifié pour les phases finales des championnats de France 4e Série suite à sa place de finaliste en Critérium régional Pays de la Loire (pour la petite histoire, dans les tribunes se trouvait aussi, en observateur, un autre passionné venu en voisin et fidèle de cette grand-messe des championnats de France : Nicolas Anelka) !

Parmi ces profils d’anciens bons juniors, on n’oubliera pas évidemment de citer ici le plus célèbre ‘crossover’ du Landernau tennistique français, quand en 1998 le Super 12 d’Auray, important rendez-vous européen de la catégorie 12 ans, accueillit à la fois dans son tableau Rafael Nadal (qui rêvait encore un brin de foot à ce moment) et Yoann Gourcuff (alors 15/3, champion départemental et finaliste régional de la tranche d’âge).

Gustavo Kuerten et André Sá à Miami pour l'Orange Bowl 1993, © Art Seitz

Intensité physique, œil vif et sang-froid : comment gagner à 15/5 en quelques mois !

Il est temps maintenant de parler terrain. L’avantage fondamental du sportif de haut niveau, c’est qu’il arrive avec un bagage transposable à n’importe quelle discipline : « J’ai vu beaucoup de footballeurs, et ne serait-ce que par l’intensité physique, par la vitesse, l’endurance et le jeu de jambes… bref, rien qu’en courant ou presque, ils font déjà de grosses différences », reprend Frank Triviaux. Olivier Monterrubio opine et complète le catalogue des points forts : « Outre le physique, on est bons dans l’anticipation et le coup d’œil. Le footballeur possède ces qualités qui servent dans le tennis, et pas qu’un peu ! » Dernier point : « La gestion des points importants. Quand on a joué au stade de France devant 80 000 personnes (il fait référence à ses deux coupes de Frances gagnées avec le FC Nantes, ndlr), ça va, on est armé pour être lucide sur balle de break ! »

Présence physique, coup d’œil, sang-froid : ces trois compétences leur permettent « d’être vite opérationnels à 15/5, 15/4, je dirais, analyse Frank Triviaux. Survient en revanche un plafond de verre vers 15/4, 15/3. Ils sont très, très nombreux à bloquer à ce niveau : Papin, Puel, Koller… Jusqu’à ces classements, ils peuvent ‘bricoler’, compenser des manques par l’impact physique, en ramenant plein de balles. Au-dessus en revanche, ça devient plus technique, les adversaires savent mettre de la vitesse pour déborder… Bref on arrive à des altitudes où sans cours et pratique régulière ils stagnent. »

« Inculquer une ligne directrice pour le haut niveau, c’est universel, ça, peu importe le sport que l’on pratique »

Les meilleurs, alors ? On recense quelques deuxièmes série parmi cette (belle) brochette de champions du ballon rond. Olivier Monterrubio et Sylvain Wiltord sont ainsi montés 15. Concernant le premier, les analogies ne manquent pas entre le footballeur qu’il était et le tennisman qu’il est devenu : « Olivier est vraiment beau à voir jouer, avec une belle ‘patte’ gauche et tous les coups du tennis », commente Wiltord. L’homme qui a appris comment reboucher une bouteille de champagne à toute l’Italie un soir de juillet 2000 a quant à lui poussé son amour du tennis jusqu’à valider son diplôme d’enseignant en 2019. « Il a pris du recul ces derniers mois à cause de soucis physiques, mais l’année où il a enseigné chez nous les jeunes l’adoraient, et on sentait qu’il aimait ce qu’il faisait », souligne Michel Parent, président du TC Thiais Belle Epine, en région parisienne.

Mais les deux qui sont montés le plus haut côté courts sont les deux vainqueurs du ‘Challenge Ball’ : Serge Blanc à 5/6 et surtout Christophe Meslin à 3/6. Venu au tennis une fois les crampons raccrochés, en 2012, , ‘Poussin’ atteignait ce classement éminemment respectable (et même remarquable !) 5 petites années plus tard ! « Je me suis vite pris au jeu, à m’entraîner quatre à cinq fois par semaine, à jouer régulièrement des tournois… Le goût de la compétition reprend vite le dessus, décrit-il. Si on joue, c’est pour ce frisson-là. Et pour gagner. Nous, les anciens sportifs, on est tous comme ça : on a la compèt en nous, à se donner à fond, avec nos qualités et nos défauts. Moi je suis comme j’étais sur le terrain de foot : je me bats. Je n’ai pas de réel point fort mais avec moi un point n’est jamais fini ! » Et de tenter depuis quelques mois de transmettre cet état d’esprit : « C’est venu comme ça, j’ai eu une opportunité d’aider un jeune joueur, que j’accompagne en tournois. C’est très intéressant. Je ne serai jamais une référence sur la technique, mais pour ce qui est de l’éthique de travail, d’inculquer une ligne directrice pour le haut niveau, je pense avoir une expérience à partager. C’est universel, ça, peu importe le sport que l’on pratique. »

Amélie Mauresmo sur la pelouse du Parc des Princes en 2002, © Art Seitz

Sparring-partner

© Virginie Bouyer

CHAPITRE 3 – Tragédie racinienne

Chapitre I – Roland
Chapitre II – On achève bien les buffles

 

Le superviseur, qui ne devait pas se sentir de courir sur les courts pour interrompre les parties en plein milieu d’un point, laissait pour l’heure courir le tournoi comme si de rien n’était. Sur les courts annexes, les doubles étaient maintenus devant une audience sporadique et distraite. J’avais fini par abandonner Marion à son enquête pour me reconcentrer sur ce qui, qui fond, m’intéressait le plus : le tennis lui-même. Requinqué, j’assistai à une partie lénifiante opposant les numéros uns mondiaux de la discipline – deux frères jumeaux centenaires – à une équipe de bras cassés venus d’Austro-Hongrie. J’avais rangé dans un coin de ma tête l’image du corps de Belluci et me pris au jeu, applaudissant à chaque point remporté par les outsiders – soit environ tous les quarts d’heure – quand mon téléphone sonna au beau milieu d’un échange particulièrement âpre. Les Austro-Hongrois, en belle position pour remporter leur deuxième jeu du match, commirent une faute directe ; je vis l’assistance tourner comme un seul homme son corps vers moi, l’index devant la bouche avec la langue chuintante. L’arbitre aussitôt me fusilla du regard, puis vint le tour des joueurs qui se répandirent en insultes, lesquelles, je le compris malgré la barrière de la langue, semblaient s’attarder sur ma mère. Avec un sourire de circonstance, je m’apprêtai à refuser l’appel pour ensuite éteindre l’appareil ; mais la vision du numéro de Michel m’en dissuada. Sans doute des nouvelles de Stern. Je répondis en chuchotant, essayant de me concentrer sur les paroles de mon interlocuteur tandis qu’autour de moi on hurlait son indignation devant tant de mauvaises manières : Roland, décidément, n’était plus comme avant. Les jugements m’escortèrent jusqu’à la sortie, que je gagnai en bousculant des genoux, en écrasant des pieds, à force de cahots observés dans le détail par les joueurs et l’arbitre.

– Attends, Michel, je te prends tout de suite. Pardon, excusez-moi, pardon, toutes mes excuses, je vous embête une seconde, pardon, excusez-moi, Attention les pieds ! Pardon, pardon. Oui Michel, une minute. Désolé, désolé, pardon, Ahhhh ! Oui, Michel ?
– Qu’est-ce que tu fous ?
– T’as des nouvelles de Stern ?
– Non pas encore. Il faut que tu viennes, là, la police est dans le bureau du directeur et on essaie de reconstituer la journée de Belluci. On a besoin de ton témoignage.

Derrière Michel, dans l’atmosphère que je devinai feutrée, j’entendis l’inspecteur complimenter le directeur pour l’excellente qualité de son café au lait.

– J’arrive, je vole.

Et je me mis en chemin, tout heureux à l’idée de pouvoir en remontrer à Marion question cœur de l’action.

Tout à l’heure, je vous ai présenté l’inspecteur Racine lors de son arrivée sur le court, mais le son faisait défaut. A présent que je l’ai rencontré, je m’estime en mesure, comme on colorise un vieux film pour lui redonner son sens premier, de vous faire profiter de cette scène telle qu’elle a dû se dérouler, en Dolby surround.

L’officier de police se présenta enfin.

– C’est grand ! Qu’est-ce que c’est grand ! On n’imaginerait pas ça aussi grand. Il faut avoir de sacrées cannes pour courir comme ça d’un bout à l’autre, pas vrai ? Ah, donc voilà notre homme ? Bonjour monsieur. Il ne répond pas : il est donc mort. Pas besoin d’un médecin pour confirmer ça, on le voit à l’œil nu. A qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? Je veux dire : qui est-ce monsieur qui est tout mort ?
– C’est Paolo Belluci, le numéro 1 mondial, monsieur.
– Belluci, Belluci… Comme le navigateur ?
– Non, enfin, si, peut-être, comme le joueur de tennis, quoi.
– Evidemment, évidemment. Il est tout jeune, ce monsieur, c’est bien triste de mourir aussi jeune, n’est-ce pas ? Quelle acuité dans le regard ! Non, vraiment c’est troublant, il me rappelle ce vers : « Oh ! Merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si longue, si lâche, si extensible, qu’ils peuvent se promener, seuls, loin de lui. » Troublant, n’est-ce pas ?
– Ah oui, ça, oui !
– Là ! Là, la terre est moins épaisse, là, juste là, oui, et plus meuble, bien plus meuble… Cela ne ressemble pas à une trace de glissade, ça, vous ne trouvez pas ? C’est vous l’expert ! Eh bien ! Vous voulez bien photographier cette zone, oui ? Voilà, voilà. Le filet est un peu bas, non ? Je confonds, peut-être, ah oui, j’y suis : le badminton. Tout de même, il me paraît bas. Monsieur le superviseur ?
– A vue de nez, je dirais que la hauteur est réglementaire.
Errare humanum est. Fausse piste. Dans le panneau, Racine. J’en ai vu d’autres. De quoi est-il mort, ce beau descendant de fier navigateur ?
– A vue de nez, je dirais qu’il est mort en recevant un violent coup sur le crâne.
– Attendons les conclusions du légiste, voulez-vous ? Vous avez ici un très beau complexe. Vraiment. Le mariage des couleurs fauves et du vert bouteille, c’est stupéfiant, tout bonnement stupéfiant. Comme un hymne à la nature. La vie sauvage, la pampa, la traque des prédateurs, les proies. Voilà notre buffle achevé par les lions qu’il défiait. Très intéressant. Vraiment très intéressant, tout ça. J’aimerais rencontrer le personnel d’entretien du court, maintenant.
– Tout de suite, monsieur l’inspecteur. Mais monsieur le directeur souhaiterait avant cela s’entretenir avec vous, si vous en êtes d’accord.
– Diplomatie, bien sûr, diplomatie. J’y consens !

Et voilà comment le directeur, démuni face au flegme de l’inspecteur Racine, avait cherché secours auprès de Michel Le Bas qui, lui-même, m’avait appelé à la rescousse. J’entrai dans le bureau.

– Voilà notre homme. Vous avez un physique de champion, vous aussi. Seriez-vous l’un de ces mousquetaires qui ont fait la réputation du lawn-tennis français ?
– Je me suis bien qualifié pour le grand tableau de Wimbledon, en 2009, mais c’était sur abandon, alors je ne saurais trop vous dire.
– Et vous êtes ?
– Auguste Loisel, sparring-partner du tournoi.
– L’anglicisation, vieux démon ! Avec vos mails, vos parkings et vos baskets, vous les jeunes, vous allez finir, appelons un chat un cat, par vous brûler la langue. Qu’est-ce que c’est que ça, un sparring-partner ?
– Un partenaire d’entraînement.
– Eh bien eh bien, nous y voilà. Partenaire d’entraînement. C’est on-ne-peut-plus naturel. Nous allons nous entraîner ensemble, dans ce cas. – – Mon cher Loisel, dites-moi tout. A quelle heure avez-vous retrouvé le défunt, ce matin ?
– Vers huit heures.
– Comment était-il ?
– En très grande forme. Il semblait indéboulonnable.
– Il ne vous a pas paru agité, préoccupé ?
– Sur un court, Belluci avait toujours l’air agité ; le contraire m’aurait frappé.
– Ne parlez pas ainsi de frapper alors que le pauvre garçon est encore sanguinolent. Jusqu’à quelle heure avez-vous tapoté la balle avec lui ?
– Jusque vers dix heures, environ.
– Y avait-il des témoins ?
– Quelques spectateurs, principalement des enfants, et l’oncle de Belluci, qui est aussi son entraîneur.
– Vous connaissiez bien Paolo Belluci ?
– C’était la première fois que je m’entraînais avec lui. Je savais qui il était, bien sûr, mais je doute que lui ait connu mon prénom. C’est un autre monde, vous savez, le très haut niveau.
– Tatata : ne vous dévalorisez pas. Qu’avez-vous fait lorsque vous êtes sorti du court ?
– Je suis retourné au vestiaire me doucher, puis je suis allé voir Michel, qui m’a parlé d’un autre joueur à entraîner ce soir. Adam Stern, vous -connaissez peut-être. Enfin, j’ai rejoint des amis et c’est avec eux que, sur le court central, j’ai assisté à la découverte du corps.
– Je ne connais pas Stern. Vous entraînez plusieurs joueurs ?
– Je suis à la disposition des joueurs qui en font la demande.
– Mais c’est très bien, ça ! Vous voyez les joueurs de près, vous pouvez les observer, tester leur réaction sans attirer leur méfiance ! Avec cette tragédie, les langues vont se délier, c’est précieux, ça, mon garçon.
– Vous me demandez de mener l’enquête ?
– Du tout, du tout. Simplement d’être aussi un partenaire d’entraînement pour moi.
– Je vous avais averti sur ma nature profonde.
– Faisons comme si votre avis avait de l’importance ; vous qui connaissez bien le milieu : qui, selon vous, aurait eu intérêt à voir Belluci disparaître ?
– Dans le monde du tennis ?
– Dans le monde du tennis.
– Sincèrement, je ne vois pas. Bien sûr, il dominait le circuit, mais tous ceux qui en pâtissaient sont d’immenses champions, pas des petites frappes. Belluci ne les empêchait pas d’exister, ni médiatiquement, ni tennistiquement.
– L’orgueil, Loisel, l’orgueil. Allitération, vous voyez ? Jouez Stern, et retenez bien tout. Pendant ce temps, notre ami Michel se chargera de vous inscrire au programme des autres. N’est-ce pas, monsieur Le Bas ?
– C’est-à-dire que…
– Le tournoi est donc maintenu ?

Le directeur avait éjaculé cette phrase avec la jouissance libératrice que je vous laisse imaginer.

– Bien sûr qu’il est maintenu : je suis inspecteur de police, pas le père fouettard.
– Et si les joueurs…
– De combien est la dotation ?
– Un million trois-cent quatre-vingt mille euros.
– Et vous dites que Belluci était archi-favori ? Alors les joueurs… Désinvolte, il envoya sa main valser par-dessus son épaule. Je vous parie ma bibliothèque qu’ils seront ravis de défendre leurs chances. Vous m’appelez le personnel d’entretien ? Puis, me regardant : Je compte sur vous, Loisel, nous nous verrons demain pour débriefer, pardon, faire le point, sur votre entrevue avec Stern.

Je quittai le bureau, persuadé que Racine faisait fausse route. Jamais des joueurs de gros calibre ne se seraient abaissés à faire disparaître un compétiteur comme Belluci. Ils respectaient beaucoup trop le jeu pour cela. Non, décidément, cela ne tenait pas debout. Pourtant, en voyant leurs visages déformés par l’effort s’afficher sur les écrans géants où défilaient au ralenti les plus belles images du tournoi, j’éprouvai comme un malaise. Et si Racine avait raison ? Si ces joueurs, que je respectais infiniment, que j’admirais sur et en dehors du court, s’avéraient en réalité des individus mesquins, calculateurs, prêts à tout pour asseoir leur domination ? Un à un, j’examinai les membres du top dix. C’était impossible. Sauf peut-être… Oui, il y avait dans le visage de Iejov cette froide confiance qui rappelait la haine. Iejov, peut-être, aurait pu tuer. Mais alors, pourquoi abandonner le corps au vu et au su de tous ? J’imaginais Iejov comme un soldat soviétique, un meurtrier calculateur, un tueur tapi dans l’ombre ; en aucun cas comme un mégalomane capable de mettre en scène un assassinat flamboyant au risque de faire capoter un tournoi du Grand Chelem où, par ailleurs, il avait des points à défendre.

Iejov… Et si ce n’était pas lui, qui ?

A 19 heures, je foulai la terre battue du court numéro 11. Perchées aux quatre angles, des ampoules à basse consommation accéléraient progressivement leur cadence lumineuse, venant concurrencer la lumière du couchant. Adam Stern m’attendait déjà sur le court. Il me salua dans un français parfait où surnageait, lointain, un accent bavarois.

– Ah, c’est toi ? On ne peut pas dire que tu m’as porté chance, l’an dernier. Enfin, c’est accessoire, tout ça, maintenant. Je ne sais même pas pourquoi je m’entraîne ce soir.

Il avait l’air sincèrement accablé. Stern était connu pour voyager sans entraîneur – une affaire de statut – et cette absence, volontiers prestigieuse pour les observateurs, me sembla soudain le signe d’une profonde solitude. Je ne savais pas quoi dire.

– Oui, je ne pensais pas qu’ils maintiendraient le tournoi.
– Cela m’a étonné. Bien sûr, Roland risque gros, mais il est question de dignité, là. Je ne sais pas encore si je jouerai demain. Je n’arrive pas à savoir ce qu’aurait voulu Paolo.
– Paolo était un compétiteur, dis-je, pour lui remonter le moral avec un bout de chandelle.
– Tu peux le dire, ça. C’était un putain de malade.

Je n’aurais su dire si cette remarque avait été inspirée par de bons ou de mauvais souvenirs. Je tentai mon va-tout.

– Vous vous entendiez bien, à ce que l’on disait, malgré les apparences, non ?
– Le sport, c’est du spectacle, il faut bien alimenter les conversations d’après-match. On créé des rivalités. Paolo et moi, on était des collègues de travail, c’est tout : on se subissait sans joie ni animosité ; parfois, après les matchs, on partageait un Powerade comme d’autres prennent une bière. C’est ça la réalité. Bon : allez ! Au travail.
– Faites voir votre matériel ? Vous avez changé, non ?
– Ah non, j’ai juste un peu modifié l’équilibre de la raquette. Et j’ai eu des problèmes d’approvisionnement, là, je joue avec des grips achetés dans le commerce.

Fidèle à sa légende, Stern ne forçait pas. Mais il me paraissait plus abattu encore que lors de nos précédentes rencontres : la magie de ses facilités, alourdie tout à coup par le poids d’une pensée parasite, laissait apparaître ses ficelles. Peut-être vaudrait-il mieux qu’il ne joue pas demain, pensai-je, en voyant mon idole arrachée de son socle. Peut-être est-il temps pour lui de renoncer. Il manqua de glisser, sans pour autant m’avoir donné l’impression de bouger d’un iota. « Adam, vous allez bien ? »

– Je suis préoccupé. J’ai aperçu Belluci dans les couloirs, juste après sa conférence de presse. Il était très agité, très nerveux. Il a refusé de me serrer la main. Sur le moment, j’ai mis ça sur le compte d’une frustration quelconque, d’un fait de jeu ; et puis, en y repensant, je me dis que, peut-être, la réponse était là, sous mes yeux. Pourquoi Belluci était-il énervé ? Auguste – il avait prononcé mon prénom avec une acuité merveilleuse qui me laissait béat de gratitude – si jamais tu apprends quelque chose, à propos de Belluci, tu pourras me le dire ? J’aimerais tirer cette chose au clair, pour moi, bien sûr, mais aussi en tant que président du conseil des joueurs. Je te fais confiance. Bon, ça ira pour l’entraînement. Je suis en jambes.

Marion, Racine, et maintenant Stern : c’est un cabinet de détective privé que j’aurais dû monter, pas une association de paris clandestins. A qui devais-je ma première allégeance ? Quand j’arrivai à la cahutte pour rendre les clés à Michel, je le trouvai occupé à raturer des noms.

– C’est la liste des membres de l’équipe qui ont déjà été interrogés. Je tiens les comptes à jour. Cet inspecteur est un maniaque ou un génie. Il est persuadé que le mobile a un rapport avec le tournoi.
– Il n’a pas forcément tort. Si on avait assassiné Belluci pour une histoire de fesses, je doute que l’on se serait embêté à monter une telle mise en scène.
– Sauf si, justement, on voulait orienter l’enquête.
– Tu sais si la police a eu les conclusions de la médecine légale ?
– Auguste, pourquoi veux-tu que je dispose de ce genre d’information ?
– Je ne sais pas ; parfois, je te considère comme quelqu’un d’important.
– Je te ramène ?
– Je n’osais pas te le demander.
– J’y pense : tu joues demain matin à 10 heures avec Butler. Tu es en train de devenir monsieur top cinq.
– J’ignorais que Butler se levait avant midi.

Nous montâmes dans sa berline. Le stade était vidé, des masques piétinés à l’effigie des joueurs vibrant au gré du vent. Le portier nous ouvrit la grille et nous traversâmes la porte d’Auteuil et ses arbres ombrageux aux derniers reflux des bouchons. Michel alluma la radio. Interview, reportages : on annonçait la mort de Paolo Belluci. D’après certaines sources proches de l’instruction, des traces d’amphétamines auraient été trouvées dans le corps du numéro un mondial. Les causes du décès demeuraient mystérieuses.

– Putain, Marion avait raison.

D’ailleurs, je venais de recevoir un SMS d’elle : « Je te l’avais dit ! Tu peux me faire rencontrer son oncle ? »

– Tu penses qu’il était déjà dopé l’an dernier ? Ca expliquerait…
– On ne le saura jamais.

Michel quitta le périphérique à la Nation et me déposa Place des Antilles. Je le saluai en lui donnant rendez-vous le lendemain matin et franchis les deux cent mètres qui me séparaient du boulevard Alexandre Dumas où se trouvait mon appartement, un grand cinq pièces que j’occupais avec trois étudiants. Une fois n’est pas coutume, mon retour au foyer déchaîna l’engouement de mes colocataires. Ils étaient réunis dans le salon, autour d’une table basse couverte de bouteilles cadavériques.

– On a vu à la télé. Ils ont censuré les images ! Ca devait être la folie ! Ils annulent le tournoi ou pas ? Raconte, t’y étais ? Tu as vu le cadavre ?
– Je suis fatigué, les gars, on en parle demain.

Je n’étais pas du tout fatigué et me sentais plus qu’enclin à tirer la couverture à moi mais, quitte à verser dans l’héroïsme, je voulais qu’on m’y invitât avec davantage d’insistance.

– Ouais le mec genre : « C’était pas ma guerre ». Raconte, t’es chiant ! Pour une fois qu’il t’arrive un truc intéressant.

L’insistance ne prenait pas la tournure attendue.

– Bon, d’accord.

Et je racontai ma journée, agrémentée de détails superflus sur le jeu de Belluci et d’imaginaires échanges remportés par mes soins. Je jouai sur le suspens lors de la découverte du corps, m’attardant sur l’incongruité de son emplacement, insistant sur l’effroi qui avait parcouru les tribunes tout entières lorsque la funeste bâche avait été levée. Et puis, bouquet final, cette histoire de dopage qui laissait la voie libre à toutes les hypothèses. Je me gardai bien, en revanche, de mentionner Marion, Stern ou l’inspecteur Racine ; la première car je savais mes camarades persuadés de son inexistence (c’est dire l’estime qu’ils avaient pour moi) ; les deux autres par pudeur : je ne voulais pas décevoir mes colocataires en leur prouvant bien malgré moi que mon rôle pouvait avoir une quelconque importance. Une fois la pièce remplie des fantômes de cette journée macabre, je pris congé et les rumeurs de leurs rires et de leurs moqueries m’accompagnèrent tandis que je glissai vers le sommeil.

Je fus réveillé à cinq heures du matin par Racine lui-même. Il avait la voix claironnante de l’homme qui prend un sain plaisir à appeler les autres aux premières lueurs du jour.

– Mon cher Loisel. Je vois que, vous aussi, vous vous réveillez tôt. C’est bien. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt et je vous prédis un grand, un très grand avenir. Vous aussi, peut-être un jour, numéro un ? Hein ?

J’aurais pu me lancer dans une série d’explications sur l’incongruité d’une telle pensée mais j’y renonçai aussitôt.

– Si vous veniez prendre le café chez moi, avant votre rencontre avec notre Canadien adoré ? Nous débrieferons. Remarquez que ce que je fais n’est pas strictement orthodoxe, hein ! D’aucuns me tireraient les oreilles pour vous faire confiance de la sorte. Mais je suis comme ça. Je l’ai toujours été, vous savez ? Déjà…
– J’arrive, donnez-moi l’adresse.
– Un taxi bleu et blanc vous attend en bas de chez vous.
– Un taxi bl… Ah. Je comprends. C’est donc une convocation officielle.
– Officielle, officieuse, vous savez, les limites ne sont jamais très claires, partenaire.

Je commençais à tisser trop de partenariats pour une petite structure comme la mienne. J’enfilai un pantalon, enjambai le corps ivre mort de Yohan qui gisait au bas du canapé et descendis les escaliers au bas desquels je retrouvai une voiture de police conduite par un grand Noir qui m’encouragea à m’installer à l’arrière. Comme je n’avais pas suffisamment mal à la tête, le conducteur actionna le gyrophare au premier sémaphore, et nous traversâmes Paris sans jamais trouver de fonction à la pédale de frein jusqu’à la rue des Petits Champs où, d’un coup de volant, il immobilisa le véhicule. Il me tendit un post-it où étaient indiqués les deux codes d’accès, le bâtiment et l’étage de l’appartement de Racine et, m’ayant débarqué, repartit aussi vite. Je levai les yeux dans les nuances de bleues d’un ciel encore nocturne et, le ventre saillant sous son peignoir de gala, j’entrevus Racine à sa fenêtre, une tasse de café dans les mains, qui me saluait déferrement. « Montez, jeune homme, montez. Vous avez fait vite. Ah, ce que j’aime la jeunesse quand elle est réactive ! » J’ignore s’il avait commencé cette phrase alors que j’étais encore au pied de son immeuble, mais il la termina quand, la porte se dérobant devant moi au moment précis où je m’apprêtai à la pousser, je fus catapulté par mon déséquilibre dans son appartement. J’avançai dans ce qui ressemblait à un foyer bourgeois de la fin du XIX° siècle et, quand je passai la porte du salon, j’entendis une voix familière. « Salut Auguste ! » Marion était là.

Racine avait disposé sur son bureau les photos de la scène de crime auxquelles il avait ajouté des mentions relatives à leur qualité artistique. « C’est troublant, n’est-ce pas ? »

– Votre amie m’a raconté un tas de choses extrêmement intéressantes, Loisel. Elle a le don pour additionner deux et deux. Une tête bien faite et bien pleine. Tant mieux. Nous manquons cruellement d’esprit analytique, dans la police. Nous bavardions, et nous avons pensé qu’il serait de bon ton de vous convier à notre petite conversation matinale afin de sceller notre alliance. Triple alliance, comme au temps jadis. Mais d’abord, sacrifions aux usages. Café, thé ? Un sucre, deux ?

Et sans me laisser le temps de répondre, il revint avec un chocolat viennois : « Le cacao est maison. »

– Bien : Sergent, je vous laisse présenter votre rapport à notre invité.

D’une voix monolithique, Marion entama sa lecture.

– Rapport – Meurtre de Paolo Belluci – Jour 2

Les faits : Le cadavre de Paolo Belluci a été retrouvé à 13h41 sur le court Philippe Chatrier dans l’enceinte de Roland-Garros. Le corps était dénudé et présentait une plaie de 28 millimètres de largeur, de 90 millimètres de longueur et de 33 millimètres de profondeur au niveau du cortex orbital gauche. Celle-ci est à l’origine de la mort. Elle aurait été administrée, d’après le médecin légiste, à l’aide d’un objet contondant composé principalement de graphite et de tungstène. Des fibres synthétiques et des traces de boyaux bovins ont également été décelées au niveau de la blessure. Ces indices nous laissent supposer que le meurtrier a utilisé une raquette de tennis pour commettre son crime. Le médecin situe l’heure probable de la mort entre 12h30 et 13h00. Paolo Belluci a quitté sa conférence de presse à 12h40 ; il reste donc une fenêtre de tir de 20 minutes pour le meurtrier.

La bâche a été déployée à 13h10 et, d’après les témoignages recueillis auprès du personnel d’entretien et des personnes présentes sur et autour du court, le cadavre n’était pas présent lors du déploiement. Le meurtrier a donc déplacé le corps pour le positionner sous la bâche entre 13h10 et 13h41. Malgré la profondeur de la blessure constatée, aucune trace de sang n’était visible sur le court autour du cadavre. Pour autant, les relevés semblent indiquer que Paolo Belluci a été traîné sous la bâche.

Le positionnement inhabituel du corps laisse à entendre que le meurtrier souhaitait que le cadavre soit découvert. Des analyses ont permis d’établir que le défunt, Paolo Belluci, avait absorbé au cours des dernières vingt-quatre heures une quantité d’amphétamines à même de provoquer un arrêt cardiaque chez une personne normalement constituée. Cette présence de dopage pourrait constituer le mobile du crime, à moins qu’elle ne soit qu’un leurre.

Ce que l’on sait : Les entraîneurs respectifs de Sergueï Iejov et de Paolo Belluci ont été aperçus par Martin Leconte, huit ans, près du Tenniseum, peu avant la conférence de presse de Paolo Belluci. Ils se livraient apparemment à une violente dispute dont le témoin n’a pas pu saisir l’objet. L’irruption d’un ramasseur de balles a provoqué la fin de cette conversation.

Paolo Belluci s’était entraîné normalement le matin. Notre témoin et agent infiltré – C’est toi, ça, Auguste – nous assure qu’il ne semblait pas blessé.

Pourtant, deux heures plus tard, Paolo Belluci annonce à la surprise générale qu’il se retire du tournoi dont il est tenant du titre en raison d’une blessure sans apporter davantage de précisions.

Par ailleurs, et c’est probablement sans rapport, France Télévision a signalé un rapport d’incident mineur survenu à 13h10 ; pendant 45 secondes, une de leur caméra, située en bord de court, a cessé d’émettre. Il pleuvait et la caméra n’était pas sollicitée à ce moment-là.

Les questions : Que se sont dits les entraîneurs de Iejov et de Belluci près du Tenniseum ?
Où était Paolo Belluci après sa conférence de presse ?
Qui a pu déplacer le corps sous la bâche sans attirer l’attention ? Comment l’homme (ou la femme) est-il entré et sorti du court ?
Qui avait intérêt à voir Belluci disparaître ?
Qui avait intérêt à ce que Belluci soit convaincu de dopage ?

Suivait la liste des personnes d’ores et déjà interrogées. Marion releva la tête, satisfaite, sûre d’obtenir une excellente note à l’épreuve de lecture.

– Intéressante, cette compilation, vous ne trouvez pas ? Racontez-moi tout, Loisel : qu’a dit Stern à vos oreilles compatissantes ?

Reniant mes engagements de confidentialité, emporté par l’enjeu, je racontai à l’inspecteur l’étrange attitude de Belluci à l’égard de son rival et l’abattement qui semblait s’être emparé de Stern lors de notre éphémère entraînement.

– Abattu, vous dîtes ? C’est, là aussi, passionnant. Vous le notez, Marion ?

Elle rajouta une ligne sur son petit carnet.

– Adam Stern est-il la dernière personne à avoir vu Belluci vivant ? Pourquoi Belluci s’est-il montré aussi froid envers lui ? Vérifier emploi du temps A. S.

***

– Il faudra soigneusement interroger ce Stern. Quant à vous, Loisel, montrez-vous aussi efficace avec Butler, et nous aurons tôt fait de démêler les fils de cette histoire.

– Et Iejov, et l’entraîneur ? Vous laissez tomber ? Et la vie personnelle de de Belluci ? Vous ne creusez pas toutes ces pistes ?

– Nous n’avons pas encore commencé un chapitre que, déjà, vous voulez en ouvrir un nouveau. Laissez la police faire son travail, Loisel !

J’hésitais à lui dire que Marion ne faisait pas plus partie de la police que moi et qu’au vu de ses méthodes d’investigation, j’en venais à douter de sa propre appartenance aux effectifs du ministère de l’Intérieur ; j’hésitais aussi à ajouter, d’un ton dédaigneux, que jamais enquête ne m’avait parue plus étrange, plus décousue, plus bizarrement menée et plus déconcertante ; mais un bâillement subit m’en empêcha. Marion, d’un geste attendri, me caressa la tête.

– Allez, viens, gros pépère : nous déjeunerons sur le chemin. A tout à l’heure, Racine !
– Sur le chemin de quoi ?
– A ton avis ?
– A tout à l’heure mes enfants.

Il s’installa dans un fauteuil et ouvrit un vieux livre poussiéreux. C’était, si j’en crois mes souvenirs, un recueil de Pouchkine en langue originale.

La chèvre

Rafael Nadal et Roger Federer sur le nouveau site du Masters 1000 d'Indian Wells en 2013, © Ray Giubilo

Il partait avec bien des handicaps. Le marcel vert sur aisselles rasées de bellâtre un peu beauf, les “Vamos !” infernaux que mes adversaires en tournois se sont mis à singer, ce coup droit de cheat code qui mettait la pagaille dans les revers à une main dont on ne m’ôtera pas de l’idée qu’ils sont la plus belle chose que la terre nous a jamais offerte avec les frites cuites dans la graisse d’oie. Au mitan des années 2000, j’avais mon bac en poche et je croyais tout savoir. Dans mon bagage, une certitude : Nadal, ce n’était pas du tennis, tout au plus un coup droit de petit malin qui s’apparentait à de la triche, beaucoup de muscu et de prot’s, peut-être même un peu de dopage, en bref une gloire épisodique plus proche de la téléréalité que des anthologies de tennis. Le loft sur le Chatrier.

Tout ça, je le reconstruis intellectuellement aujourd’hui. À l’époque, c’était viscéral. Pourquoi trouve-t-on un livre bien écrit, un film beau, un tableau “croûtesque” ? On peut en disserter des heures dans des salles surchauffées avec des profs à collier de barbe, disséquer et expliciter, ça reste toujours du ressenti, une comparaison implicite de l’œuvre qu’on est en train de voir avec la somme de toutes les œuvres qu’on a déjà vues dans sa vie. Et là, il n’y avait pas photo. Certes, je détestais Sampras pour son aura robotique et lui préférais Agassi depuis qu’il avait quitté la perruque ; certes j’avais soutenu Philippoussis contre Safin en finale de Bercy puis contre Federer à Wimbledon (il faut bien que jeunesse se passe) ; mais mes vrais attachements allaient à Haas et à Graf, à Hrbaty et à Henin, à Mauresmo et à Kuerten. Une certaine idée de l’élégance à laquelle Nadal ne correspondait pas, ne correspondrait jamais. Ça n’irait pas en s’arrangeant.

Je suis un federien tardif. Entendons-nous : je ne fais pas partie de la cohorte des résistants de 46-2017. Disons plutôt de 42-2008. J’ai mis plus de temps que d’autres à comprendre que Federer incarnait tout ce que j’aimais dans le tennis. De la variation, du physique, une intelligence tactique et surtout, surtout, surtout le triomphe du jeu qui s’impose sans appuyer sur les faiblesses de l’adversaire. Federer joue au tennis comme il entend se faire plaisir. Il ne bombarde pas un côté en espérant provoquer des fautes, il ne chope pas pour gêner l’autre mais parce qu’il sent qu’il faut choper. En 2008 l’épiphanie : je suis peut-être un peu long à la comprenette, mais il aura fallu que Nadal règne pour révéler, en négatif, tout ce que j’aimais chez Federer.

Roger Federer, Wimbledon 2016, © Ray Giubilo

La haine que je vouais à Nadal se cristallisait dans un double constat : Nadal battait Federer systématiquement et il ne le battait pas à la loyale. Il se contentait, point après point, match après match, de pilonner son revers de lift pour l’empêcher de jouer. Il aurait tout aussi bien pu lui crever un œil ou lui tirer dans le genou. Pire : Nadal ne réservait pas ce traitement de faveur à Federer. Il ne jouait jamais que comme ça, contre tout le monde, tout le temps. Lèse-majesté, fin du tennis, j’éteins l’écran. Bon rallumons quand même, on ne sait jamais.

J’entendais les commentateurs vanter les progrès de Nadal. Son travail, son humilité. L’amélioration de sa volée, la consolidation de son revers. Ses changements techniques au service. Ouais, ouais, que je me disais, ouais, ouais : y’a un truc qui ne change jamais en revanche, c’est ce putain de coup droit lifté qui fait du mal à mon Roger. On en parle, de ça ? On en parle ? Ou on continue de pérorer sur des pseudos progrès ?

Avec mon ami Paul, nadalien devant l’éternel, nous ne nous engueulons que pour des questions de travail. Ça monte vite et ça redescend aussitôt. Un soir, dans un café, on a parlé de Nadal et de Federer. J’évoquais dans des termes un peu plus avinés ces mêmes réticences dont je vous ai fait part. Et de me voir renvoyé à la tronche la faiblesse du revers de Federer. Avec mon ami Paul, nadalien devant l’éternel, nous nous sommes engueulés comme jamais. Des mots ont été prononcés que je ne réserverais pas même à la maman de Djokovic. Mais en voyant des gens qu’on aime apprécier ce que l’on déteste, on s’interroge.

Et alors il y eut les tocs. Je suis long à la comprenette, je me répète, mais j’ai mis du temps à les voir. Le slibard à replacer, les mèches de cheveux dans le bandeau, se toucher le nez, se toucher le cul, se toucher le nez, faire rebondir, replacer les trois bouteilles d’eau. C’est agaçant, pas vrai ? J’étais troublé. Par atavisme, empathie ou narcissisme, j’aime reconnaître chez les autres des signes de mal-être. Quand un acteur se fait choper avec 4 grammes d’alcool dans le sang, j’ai moins envie de l’humilier que de comprendre ce qui ne va pas. Les tocs rendaient Nadal humain. Comment un type multimillionnaire, condamné au succès grâce à une arme secrète plus indigne que la bombe H, devant qui les filles se pâmaient, comment un type comme ça pouvait-il être perclus de tocs ? Un premier bug dans le schéma. Et comme je regardais les tocs, j’ai commencé à regarder Nadal. C’est vrai qu’il y avait des changements. Le revers était bien meilleur. Il volleyait pas mal, ce con. Duthu, Verdier et Jean-Paul Loth ne disaient pas n’importe quoi.

Rafael Nadal, Roland-Garros 2021, © Virginie Bouyer

Quand Gasquet faisait la connerie d’imiter le coup droit de Nadal avec le physique de Gasquet, Nadal, lui, densifiait son jeu avec le physique de Nadal. Un type capable de faire ça ne pouvait plus être un sale nul qui faisait rien que des coups droits. Certitudes ébranlées. Un peu de courage intellectuel, enfin, Thomas.

Vint le temps des blessures. Nadal était fini. Un abandon Porte d’Auteuil, une défaite contre Djokovic en finale sur terre battue, Nadal jouait court, Nadal n’avait plus rien. Finito pepito : tout le monde s’y accordait. Je connaissais le refrain, on me le chantonnait à chaque début de saison de Federer. C’est d’ailleurs la seule chose qui me retint de hurler avec les loups, trop content de voir le rival se fracasser le genou. Mais quelque chose sonnait faux dans cette fin précipitée. Quelque chose était incomplet. D’abord, niveau confrontations, je voulais voir Federer rétablir un semblant d’équilibre à la loyale. Et puis je rechignais à accepter le nouveau discours dominant selon lequel la rivalité des années 2010 opposerait Djokovic à Murray. J’aime bien Murray, mais je préfère le tennis.

L’adage selon lequel les ennemis de mes ennemis redorent leur cote d’amour a du sens. Sans l’irruption de Djokovic, j’en serais sans doute resté là. Je pourrais écrire un article entier autour de ma détestation de Djokovic sur et en dehors du terrain, en faire des tartines sur les vaccins, les pyramides serbes, les célébrations ridicules, Pepe Imaz, les records dont il parle tout le temps, son père, son revers surcoté, ses blessures imaginaires. Une phrase suffit, et puis on ne va pas faire comme si c’était une opinion originale, il suffit d’ouvrir un forum de tennis pour lire les mêmes choses écrites un peu plus vertement. En tout état de cause, pour se cantonner au terrain, je retrouvais chez Djokovic tout ce que j’abhorrais chez Nadal : le cheat code. Un type élastique qui peut tout ramener et voilà les matchs de tennis fusionnés avec l’entraînement au mur. Un doux parfum d’ennui. Nadal était peut-être un tricheur avec son coup droit, mais il avait bossé ; et puis son code de triche n’avait plus rien à voir avec celui du Serbe. La grippe et le choléra : allez la grippe !

En cinq ou six ans, j’étais passé du rêve d’un Nadal mort sous bâches à des “Vamos Rafa” en finale de Roland. Oublié Federer, oubliés les records. Nadal était devenu l’arme anti-Djokovic.

Et là il y eut les cheveux.

Rafael Nadal, Open d'Australie 2021, © Ray Giubilo

Oui, vous avez bien lu : les cheveux. Voir la statue les perdre, ça m’a fait quelque chose. Les conférences de presse avec vue sur le crâne, le malaise. Un sentiment bizarre, comme lorsque l’on recroise le caïd du collège à la caisse du McDo. On se sent sale de se réjouir. On prêtait à quelqu’un des pouvoirs magiques, et voilà qu’il perd ses cheveux. Viens là, p’tit père, je le pensais pas tout ce que j’ai dit sur toi.

Les tocs, les cheveux. Nadal était humain. Nadal avait 30 ans. Nadal était comme moi. Quand vint 2017, cette finale indécise dans laquelle Federer, réveillé, ne craignait plus le lasso, tout bascula. Cinq sets joués sans cheat code. Cinq sets quand même. Une issue favorable pour Federer et moi, mais un nouveau statut pour l’ancien ennemi.

Et si la question du GOAT ne se posait plus, non parce qu’elle avait été tranchée sportivement par les chiffres, mais parce qu’elle était mal posée ? Et si Nadal et Federer, par leur rivalité, leurs styles de jeu aux antipodes, leurs cinq ans d’écart et leur vraie-fausse amitié, incarnaient la chèvre à deux têtes ? Quand on cherche le GOAT, c’est un dieu que l’on cherche. Dans la plupart des mythologies, les dieux ont des têtes bizarres.

Avec mon ami Paul, nous ne nous engueulons plus. Lui s’est fédérisé, je me suis nadalisé. Une part de moi aurait aimé que l’on en reste à 20 titres de part et d’autre de l’échiquier avec une fin en 2020. 20, 20, 2020. 40 titres pour le GOAT. Propre et rond. Djokovic pourrait toujours aller chercher 30 titres, il ne saurait abattre pareil symbole.

Malheureusement, les chiffres ont le désagrément de ne pas émouvoir. Cette année, à Paris, je serai pour Nadal. Comme l’année passée, comme celle d’avant. Je serai pour Nadal et tant pis s’il dépasse Federer. Je serai pour Nadal et tant pis si sa domination monstrueuse à Roland-Garros aura privé deux générations de joueurs d’une chance de titre. Je serai pour Nadal et tant pis pour le lasso, pour le slip, les “vamos”, pour Tsitsi que j’aime tant, tant pis pour le suspens et puis tant pis pour moi si je suis seul à voir qu’en étant pour Nadal je suis pour Federer.

Sparring-partner

© Ray Giubilo

CHAPITRE II – On achève bien les buffles

Lire aussi : Chapitre I – Roland

 

– Ostia !
– Gilipollas !

Les visages de Lopez et de Gonzalez s’allongèrent d’un bon mètre. Le superviseur, en tremblotant, fit le tour de la scène et suspendit le match. Evacuer les tribunes ou au contraire immobiliser tout le monde ? Les joueurs, pour leur part, vidèrent aussitôt les lieux : ils se carapatèrent dans les vestiaires pour vomir. Le public se massa aux abords du court et les vigiles durent intervenir. L’arbitre était un routier du circuit ; du micro, il appela la foule au calme. Dans d’autres circonstances, cela n’aurait rien changé ; mais à Roland-Garros, en l’absence de Dieu, d’un ministre ou bien du commissaire, l’arbitre jouissait de toute autorité. Tout le monde se rassit. Un ramasseur de balles eut la présence d’esprit de recouvrir le visage du cadavre d’une serviette estampillée Roland-Garros – il aurait été opportun de doubler la mise en recouvrant son sexe – et, quelques mois plus tard, l’heureux professionnel qui allait immortaliser l’instant recevrait le Pulitzer de la photographie. Les premiers policiers investirent la scène.

– Mesdames, messieurs, les rencontres sont suspendues sur le court Philippe Chatrier. Nous vous demandons de quitter le stade sans sortir de l’enceinte de Roland-Garros. Des policiers vont prendre vos identités lorsque vous franchirez les portes par les escaliers. Merci de bien vouloir regagner les issues les plus proches.
– Pas question, alors là pas question. Viens, Auguste, on reste. C’est une scène de crime ! Combien de fois peut-on voir ça dans une vie ?
– Marion, tu fais ce que tu veux, mais là, moi, je vais descendre et aller me chercher à boire.
– Qu’est-ce qu’il va se passer ? Ils vont annuler le tournoi ? Ils ne peuvent pas faire ça, s’ils font ça je vais crever moi, je ne gagnerai plus rien. Ils ne peuvent pas annuler, dis, Auguste, toi qui connais mieux que moi la manière dont fonctionne la fédération, ils ne vont pas annuler, hein ?

Je le regardai avec indulgence et suivis l’échappée.

– Tant pis pour toi, tu vas tout rater.

C’était faux, je ne ratai rien. Après avoir décliné mon identité à l’agent en faction, je me dirigeai vers la cahutte et retrouvai Michel occupé à regarder la scène sur les caméras de surveillance. Pour éviter la panique, les écrans publics continuaient à diffuser les matchs joués sur les autres courts.

– Tu permets ?
– Au point où nous en sommes.

Le public avait presque terminé d’évacuer. Le médecin fédéral était venu constater le décès. En singeant non, de la tête, il avait déclenché chez tous les présents une vive émotion qui, ainsi visionnée sans le son à treize images par seconde, ressemblait à une pantomime assez comique. Le superviseur parlait à tous les vents dans son talkie-walkie, dans son portable, tout seul. Il se remit à pleuvoir, mais personne ne s’inquiéta du court. La bâche était taboue.

– Tu étais où, tout à l’heure ? Je t’ai cherché.
– A la conférence de presse. Le superviseur m’a prévenu juste avant. La plupart des journalistes et des officiels sont arrivés en retard. Tu as regardé ?
– Non.
– Ne t’inquiète pas, tu auras une séance de rattrapage : la conférence défilera sur les écrans ce soir.
– Ils vont faire quoi, pour le tournoi ?
– C’est difficile à dire. Ça va dépendre en partie de ce que vont dire les policiers, et en partie des joueurs. Si les inspecteurs doivent procéder sur le court central à de longues analyses, on ne pourra plus jouer. Et si les joueurs décident qu’ils ne se sentent pas en sécurité à Roland-Garros, personne, dans les circonstances, ne les forcera à jouer. Par contre, tu penses bien que de Meseray va insister pour qu’on maintienne. Les enjeux financiers sont colossaux.
– Tu te vois, toi, faire des glissades à l’endroit précis où quelques heures plus tôt était étendu le corps de Belluci ?
– Moi non, mais eux ce sont des machines. C’est surtout avec leurs sponsors qu’ils vont discuter. Mieux vaut-il jouer l’éthique ou la combativité ? Qu’est-ce qui rapporte le plus d’argent ? C’est comme ça que ça va se décider.
– Attends, attends ; des mecs comme Stern s’en foutent de l’argent. Ils jouent parce qu’ils aiment ça.
– Des mecs comme Stern, peut-être. Et encore. Mais Iejov ? Mais Butler ? A mon avis, tiens-toi prêt à jouer à dix-neuf heures : quoique tu en penses, le tableau d’Adam Stern vient de considérablement s’ouvrir.

La police arriva. Les flashs crépitèrent. On prit chaque recoin du court en photo plusieurs fois. Pendant ce temps, l’identité judiciaire s’occupait du cadavre. Des types en sacs poubelles le hissèrent sur un genre de civière avant de repartir comme ils étaient venus. Ils s’y mirent à six pour le transporter sans flancher. L’officier de police se présenta enfin, un peu gros, un peu dégarni, le nez en l’air, un perpétuel sourire et la démarche chaloupée : formidablement sympathique. Une main dans le dos, il désignait du menton telle zone sur le sol, tel détail du filet, fermant un œil pour visualiser la scène à travers un cadrage simulé par ses doigts disposés en rectangle ; puis, systématiquement, il regardait ses subalternes en quête d’hypothétiques réponses. Il décrivait des cercles autour de la chaise d’arbitre, en alternant grandes et petites enjambées. D’un geste en éventail, il rappela l’identité judiciaire et, après bien des mouvements d’explication, toute l’équipe s’attacha à isoler les bâches pour les ramener à la maison. Epuisés d’avoir soulevé Belluci, ils pestèrent en silence et rempilèrent avec, sur leur dos, une chose encore plus lourde et encore plus inerte.

Je regardai Michel.

– Je reste dans le coin, alors ?
– C’est mon avis.
– Je vais retrouver des amis. Fais-moi signe quand tu en sais davantage.

En retournant vers le central, je tombai sur Marion et Claudio en proie à des comportements radicalement asymétriques. Ce pauvre Claudio, les mains sur le visage et les tempes pleines de sueur, alpaguait chaque employé du stade pour lui soutirer les informations qu’il n’avait pas à propos de la suite du tournoi. Les passants effrayés se détournaient de lui. En signe d’apaisement, j’administrai une tape sur son dos humide, m’essuyai la main, bluffai.

– Michel pense que le tournoi sera maintenu.
– Le Bas ? On voit qui est dans les petits papiers de la reine.
– Désolé de te décevoir, mais je ne fais aucune confiance aux jugements d’un type qui te trouve plus talentueux que moi sur un court de tennis.

Et il recommença son manège. Un peu plus loin, Marion, assise sur le rebord de la statue de René Lacoste au milieu de la place des Mousquetaires, avait sorti un carnet rouge dans lequel, d’une petite écriture nerveuse, elle listait les zones d’ombre de l’affaire. Je m’installai à côté d’elle. Sur la page du gribouillée du carnet, on – du moins quelqu’un d’habitué à l’écriture de Marion, comme moi, et qui avait réussi son CP, à l’inverse de Claudio – pouvait y lire :

Mobile du crime ?
Etait-il vraiment blessé ?
Heure du crime ?
– Modus operandi.
– Qui a déplacé le corps ? Comment ? Quand ? Court bâché : 12h45 / Débâchage : 13h10. C/ surveillance ? Télévision ? – Vérifier les accès.
– Pourquoi était-il nu ?
– Suspects : Tennisman ? Adam Stern – Sergueï Iejov – Zach Butler – Cerny ? Piste du dopage ? Passé trouble ?

J’imaginais aisément toute l’excitation qui avait dû accompagner l’écriture de ces deux derniers mots. Elle tapota avec la pointe de son stylo sur la couverture du carnet.

– J’avance à vitesse grand V. J’ai aperçu l’inspecteur : à mon avis j’aurais tôt fait de trouver la solution avant lui.

Elle avança nonchalamment sa mâchoire inférieure et, d’un souffle sûr, remit sa mèche en place.

– Tu sais, Marion, je crois que nous ne sommes pas forcément les mieux placés pour tirer l’affaire au clair. La police connaît son métier et je…
– Le tournoi va continuer ? Je t’ai entendu dire ça à Claudio.
– Je ne sais pas, je disais ça comme ça, pour le rassurer.
– Il faudrait savoir ! Bon, Auguste. Elle se tourna vers moi en ouvrant grand les yeux. Demain, je veux ma place dans les loges.
– C’est que…
– Tatata. Il faut que je puisse fureter. Tu pourrais t’arranger pour m’obtenir un badge ?
– C’est que…

C’est toujours la même chose : dès que quelque chose m’appartient un peu, Marion se l’approprie. Je n’ai pas le temps d’arriver pour la soupe qu’elle a déjà vidé ma gamelle. Je m’en accommode beaucoup mieux depuis que j’ai compris ma condition intrinsèque, mais enfin… Pour le prestige, je repasserai.

– Je vais voir ce que je peux faire.
– Tu entraînes Stern, alors, ce soir ?
– Dans les conditions actuelles, difficile de savoir si ce sera maintenu. Et puis je risque de passer pour l’oiseau de mauvais augure, si tu vois ce que je veux dire.
– Sois malin, cuisine-le sans en avoir l’air. Peu de gens dans cette enceinte avaient autant intérêt que lui à voir disparaître Belluci.
– Tu sais Marion, je ne suis qu’un sparring-partner. Les joueurs m’adressent à peine plus la parole qu’aux ramasseurs de balles.
– Tu sais, en sociologie, nous sommes certains de peu de choses, mais il est une vérité absolue qui se manifeste systématiquement : dans les transports, les ascenseurs, les cages d’escalier, personne ne se parle ; pourtant, il suffit d’un petit ralentissement, d’un accident mineur ou d’une information partagée pour que les barrières tombent. Les gens adorent commenter ce qu’il se passe autour d’eux. Tu verras que Stern te parlera.
– Voyons déjà si je joue avec lui. De toute façon, tu te trompes, sur Stern, ce type est un gentleman.
– Désolé de me référer à nouveau à mon cursus universitaire – je ne voudrais pas remuer le couteau dans la plaie – mais l’autre vérité que la sociologie nous enseigne c’est que rien n’est plus imprévisible que la nature humaine.
– Stern n’est pas humain. C’est un dieu du tennis.
– Tu disais la même chose de Belluci et, sauf erreur de ma part, les dieux ne meurent pas. On va manger une glace ?

Nous laissâmes Claudio à son vague à l’âme pour nous diriger, de l’autre côté de la place, vers les stands de nourriture et les aires de jeu. Un espace muni d’un radar accueillait des enfants qui, en mitraillant une sorte de trampoline dégonflé, pouvaient mesurer la vitesse de leur service. Les parents surveillaient tout ça. Ils serraient les dents pour ne pas laisser transparaître leur envie galopante de savoir, eux aussi, à quelle vitesse ils étaient capables de servir. La nouvelle de la mort de Belluci n’avait pas encore été rendue publique. Si la présence policière soulevait des questions, personne n’imaginait ce qu’il s’était passé. Nous faisions la queue en face, devant l’étal des glaces, réfléchissant aux meilleures combinaisons de parfums et de boules, quand nous parvint l’écho d’une conversation entre deux jeunes garçons. Ils avaient remonté leurs masques sur leur front, à l’horizontale. L’un soutenait Belluci ; l’autre Iejov.

– Je te promets, c’était Andrea Belluci, je l’ai reconnu de la télé.
– L’oncle de Paolo ? Mais non, tu racontes n’importe quoi.
– Si, c’était lui, je te dis ! Il parlait avec un gros musclé, tout vieux, près du Tenniseum. Il était tout rouge. Ca s’est passé juste avant que Belluci abandonne. Ils discutaient dans une langue que je ne comprends pas, mais ils parlaient très fort. Ils ne m’ont pas vu. Par contre, à un moment, un ramasseur de balles est arrivé et alors là ils ont arrêté de parler et ils se sont séparés sans rien dire.

Marion, à qui je continuais de parler en pensant qu’elle se tenait encore juste derrière moi, se trouvait déjà agenouillée devant les enfants.

– Il ressemblait à quoi, l’homme avec qui se trouvait Andrea Belluci ?
– C’était un gros costaud, on aurait dit que son nez était cassé, comme un boxeur.
– Comme le père de Sergueï Iejov ?
– Je saurais pas trop dire…
– Ah non, madame, le père de Sergueï Iejov, il n’aurait pas parlé à l’entraîneur de Paolo Belluci, madame, il est bien trop fier pour ça.
– Trop fier ?
– Ah oui, ils se détestent, tout le monde le sait, ça. C’est lui, son rival, pas Adam Stern comme le voudraient les commentateurs sur la 2.
– Je vois. Vous voulez des glaces, les enfants ?
– Oh oui, madame… On peut avoir trois boules ?
– Quatre boules, même ?

Ils jetèrent un œil timide derrière eux pour vérifier que leurs parents ne rechignaient pas : les deux pères respectifs avaient retiré les pulls de leurs épaules et s’apprêtaient, l’un après l’autre, la raquette à la main, à comparer leur puissance de frappe.

– Auguste, tu pourras prendre deux cornets en plus pour les petits ? Tu serais un amour de sorcière.

Et elle se mit à griffonner des symboles mystérieux sur son carnet. Je me penchai sur son épaule et lus : « La piste de l’entraîneur ».

Rafael Nadal

Le terminator de Manacor

Rafael Nadal et la statue à son effigie réalisée par Jordi Diez Fernandez pour Roland-Garros, 2021 / © Virginie Bouyer

Un Colosse aux pieds d’argile

À peine avait-il commencé à glaner quelques titres plus ou moins prestigieux qu’un grand nombre d’experts se prononçaient déjà sur la longévité de sa carrière sportive. En effet, les discours s’accordaient de façon quasi-unanime quant à la sentence : Rafael Nadal était condamné à une retraite prématurée en raison d’un jeu beaucoup trop énergivore. Grosso modo, selon la majorité, un corps normalement constitué ne pouvait pas supporter longtemps les traumatismes à répétition infligés par son style de jeu extrêmement physique. Encore une pensée cartésienne que l’Espagnol a finalement mis à mal. Il est évidemment facile de s’en moquer aujourd’hui, mais ces mots qui jadis furent prononcés par une pléiade de commentateurs sportifs et autres experts du tennis étaient très loin d’être dénués de sens puisque son physique présentait déjà des fragilités. Très tôt dans sa carrière, plus précisément en 2006 alors qu’il avait 19 ans, aux aurores donc, il réveille une vieille douleur au pied gauche due à une anomalie génétique et se blesse gravement à un os – situé au-dessus du cou-de-pied sur la face interne – appelé “scaphoïde tarsien”. La blessure est si grave que le médecin spécialiste lui annonce la forte probabilité que cela le force à arrêter sa carrière. Le diagnostic est presque sans appel. Nadal complètement abattu envisage alors sérieusement à se convertir au golf, sa seconde grande passion.

Heureusement pour lui, pour nous, pour le tennis : la science progresse considérablement. Certes, de  longs mois de repos et de rééducation lui auront été bénéfiques, mais c’est bien l’invention d’une semelle bien spécifique et sur mesure, ayant pour rôle de réduire la pression exercée sur l’os fragilisé, qui lui permet de jouer sur le long terme et d’éviter une rechute qui aurait très certainement mis un terme à sa carrière. Aujourd’hui, il en garde encore des séquelles. Ça l’a fait et continue de le faire souffrir. D’ailleurs, il le dit lui-même dans son autobiographie ou en interview, cela a longtemps été son talon d’Achille. Malheureusement l’une des premières grandes souffrances d’une longue série.

Malgré sa corpulence et sa masse musculaire impressionnante, il fait indéniablement et paradoxalement partie des joueurs les plus fragiles. Ses blessures, on ne les compte plus : une multitude plus ou moins graves, souvent liées à ses genoux et qui l’ont contraint à l’abandon ou à renoncer à la participation d’un nombre conséquent de tournois importants. On pense notamment à sa blessure la plus récurrente, celle du genou, touché en 2008, 2009, 2010, 2017, 2018 ou encore plus récemment en 2019 lors du tournoi d’Indian Wells. En janvier 2014, il se blesse au dos en finale d’Open d’Australie face à Stan Wawrinka, il se rétablit et réussit quand même à gagner Roland Garros avant de se blesser une nouvelle fois au poignet droit en fin d’année.  Il ratera toute la tournée américaine.  Mais sa plus longue période d’absence remonte à 2012. En raison  d’une rupture partielle du tendon rotulien au niveau de l’attache rotulienne et d’une inflammation de la graisse de Hoffa au genou gauche, l’Espagnol avait dû se retirer des courts durant quasiment 7 mois. On peut aussi parler des années 2015 et 2016 dans lesquelles il va cumuler les bobos physiques et psychologiques, une longue traversée du désert, tout simplement les pires années de toute sa carrière et assurément la période la plus propice aux commentaires prémonitoires. En effet, encore une fois, une  grande partie des experts en tennis se prononçaient en gros titre : « c’est le déclin », « cette fois c’est fini, il ne reviendra pas », « Nadal, le début de la fin » etc…

« I’LL BE BACK »

Son corps est meurtri, c’est indéniable, et en vieillissant on ne peut pas dire que ça s’arrange. Les choses se décrépissent naturellement, les séquelles se multiplient et fragilisent un peu plus les éléments physiques et mentaux essentiels à la pratique du tennis. On devrait donc logiquement le sentir plus affaibli suite à chaque retour à la compétition après une blessure mais que nenni : ses come-back sont pour la plupart légendaires. D’ailleurs, ses baisses physiques et psychologiques sont tellement souvent suivies d’un retour fracassant, qu’on en vient étrangement à considérer qu’elles sont de bonnes augures, ou en tous cas, une des phases transitoires  obligatoires et naturelles dans le processus tennistique “nadalien”.

Si l’on devait retenir ses deux plus grands come-back, il y aurait sans hésiter parmi eux celui de l’année 2013.

« Il y a douze mois, j’étais chez moi et je ne pouvais même pas m’entraîner. Je cherchais des solutions pour mon genou et je ne voyais pas plus loin que le jour d’après. Imaginer terminer 2013 au sommet était alors inenvisageable »

L’Espagnol revenait incontestablement de très loin. Fin juin de l’année 2012, il se retirait des courts pour une durée indéterminée en raison d’une grosse blessure au genou gauche, une pause forcée durant laquelle il ratait notamment les Jeux olympiques de Londres, l’US Open et l’Open d’Australie pour finalement resurgir 7 mois plus tard, en février 2013, lors de l’ATP 250 chilien de Viña del Mar. Il parvenait alors jusqu’en finale et s’inclinait face à l’argentin Horacio Zeballos, mais la suite de la saison allait être d’une toute autre saveur. Tout simplement l’une de ses années les plus prolifiques.

Il enchaîne les victoires et remporte les tournois de São Paulo et Acapulco, le Masters 1000 d’Indian Wells en écartant Roger Federer en quarts de finale, Tomas Berdych en demies et Juan Martin Del Potro en finale. Il remporte coup sur coup le tournoi de Barcelone, les Masters 1000 de Madrid et de Rome, Roland Garros, pour la huitième fois, les Masters 1000 de Montréal et Cincinnati puis s’impose en finale de l’US Open face à Novak Djokovic… 10 titres empochés, dont 2 tournois du Grand Chelem. 79 matches pour 73 victoires. Et pour couronner le tout, il reconquiert la place de numéro 1 mondial alors qu’il avait 7520 points de retard sur Novak Djokovic en février.

Rafael Nadal, après sa victoire contre Novak Djokovic en finale de l'US Open 2013 / © Ray Giubilo

Une année vertigineuse qu’on ne le pensait pas capable de reproduire après 2015 et 2016, la période la plus sombre de sa carrière. C’était évidemment sans compter sur sa capacité régénératrice hors norme, en effet, à la manière d’un T-800 ou d’un T-1000, les fameux cyborgs androïdes du film Terminator, il semble indestructible et ce malgré les innombrables blessures, les adversaires et le temps… En 2017, il réalise le deuxième plus grand come(back de son histoire – en même temps que celui de son rival de toujours Roger Federer. Deux années sans gagner le moindre  sacre en Grand Chelem et voilà qu’il fait finale à l’Open d’Australie, qu’il gagne l’US Open pour la troisième fois et signe accessoirement une décima à Roland Garros avant de reconquérir la première place mondiale cédée 3 ans auparavant.

7-5, 6-3, 5-7, 4-6, 6-4 en 4h51. Après le gain de son 19e titre du Grand Chelem à l’US Open, Rafael Nadal était complètement exténué. C’est simple, on ne l’avait vu qu’une seule fois dans un tel état de fatigue. C’était après la légendaire finale de l’Open d’Australie 2012 perdue contre à Novak Djokovic, qui reste à ce jour la plus longue finale de l’histoire des tournois du Grand Chelem. 5h53. Ce qu’on pouvait directement lire sur son visage aux traits extrêmement tirés et sombres, voire déformés de fatigue, était vraisemblablement la somme visible de tous les efforts qu’il avait dû fournir depuis la fin de l’année 2018 pour revenir à ce niveau. Ce fut en effet un long chemin parsemé d’embûches : les multiple blessures (genoux, cheville, abdo…), mais aussi la lutte acharnée contre la pernicieuse apparition des doutes liés à ces mêmes blessures, d’énormes doutes qui l’ont pousser à envisager de mettre un terme à sa saison avant même sa participation à Roland Garros. Et pourtant… On le contemplait, là, triomphant une nouvelle fois, assis sur sa chaise le visage entre ses mains, complètement effondré de joie et de soulagement prêt à accueillir son deuxième trophée du Grand Chelem de l’année après l’une de ses meilleures tournée américaine. Il ne pouvait contenir ses larmes, là aussi, c’était l’une des rares fois où on le voyait aussi émotif. Si son visage marqué était le résultat apparent de ses efforts inhumains, ses larmes et ses longs sanglots traduisaient sans aucun doute en grande partie la joie incommensurable de pouvoir non seulement encore jouir de la victoire en dehors de son royaume mais aussi de le faire en réalisant une performance physique extraordinaire. Pour lui qui une dizaine d’années avant se rangeait humblement du côté de ceux qui ne croyaient pas en sa longévité, déclarant même à un journaliste qu’il ne pourrait certainement pas jouer à un haut niveau au-delà de trente ans, ce nouvel exploit était doublement grandiose : il prouvait encore au monde et à lui-même que ses ressources sont inépuisables.

Humilité et course contre le temps

Il y a parmi les notions les plus importantes et fascinantes de notre histoire une notion particulièrement effrayante par son pouvoir impitoyable forçant la transformation de tout ce qui est mort ou vivant, et par sa course aussi silencieuse qu’incoercible : le temps. S’il y a bien une chose contre laquelle personne ne peut lutter longtemps, c’est bel et bien le temps. Ou du moins ses effets. Des effets visibles et souvent indésirables sur le commun des mortels, pourtant Rafael Nadal semble avoir trouvé une solution pour pouvoir les retarder : la régénération.

Sa grande force régénératrice est symptomatique des plus grands sportifs de notre ère. Elle est due principalement à son intelligence, à ses capacités physiques hors normes mais aussi à une certaine humilité, notamment sa capacité à continuellement se remettre en question pour améliorer son jeu ou du moins le métamorphoser en même temps que sa propre métamorphose corporelle imposée par le temps. En adoptant les bonnes stratégies, en acceptant de modifier certains aspects de son jeu, il réussit à créer l’illusion de pouvoir s’en affranchir. Il est incontestablement moins rapide, moins physique, moins résistant, moins puissant, mais on ne le remarque presque pas car il y a tout un travail de compensation, de la même façon qu’un Roger Federer ou qu’un Novak Djokovic par exemple.

Un travail de compensation qui a commencé en 2017 au moment de sa collaboration avec Carlos Moya. Alors qu’il ne gagne presque plus rien depuis deux ans, il se sépare finalement de son oncle et entraîneur de toujours, Toni Nadal, et le remplace par un autre mentor qu’il côtoie depuis son enfance, Carlos Moya, avec le but de faire évoluer son jeu. Aujourd’hui le résultat est là. L’Espagnol est plus agressif et offensif. Son jeu est plus porté vers l’avant, avec notamment des améliorations au niveau du service. Il varie davantage les zones d’impact de la balle, les effets et la vitesse. Pareil pour son revers qu’il frappe désormais le plus souvent tendu à plat en trouvant plus facilement certaines zones. Un jeu avec lequel il contrôle davantage les échanges en évitant ainsi les longs rallyes. Un jeu plus compatible avec les surfaces verte et bleue, un jeu qui finalement, pour ce miraculé approchant les 35 ans, lui permettra de durer encore quelques années…

Rafael Nadal et Carlos Moya (ainsi que Feliciano Lopez à gauche), Roland-Garros 2021 / © Virginie Bouyer

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Roland-Garros 2015, © Ray Giubilo
Roland-Garros 2015, © Ray Giubilo

CHAPITRE I – Roland

Il manqua de me tuer.

Un décalage de quelques millimètres au moment de l’impact aurait suffi pour que je reçoive son coup droit en pleine glotte. Krach : trachée écrasée, coup du lapin, décapitation. Arrivederci, Auguste. J’avais miraculeusement réussi à interposer ma raquette, mais la puissance de la frappe me fit basculer en arrière, la chute au ralenti, les fesses tendues. Quand je touchai le sol, la terre battue m’éclaboussa comme une eau stagnante et des petites granules orangées vinrent se déposer façon neige tropicale sur mes cheveux, mon visage, mes jambes et mes vêtements, se fondant à ma transpiration, s’accrochant à ma peau. Je relevai la tête et j’éclatai de rire, par goût du ridicule et par joie d’être vivant. Derrière les grilles du court n° 17, les enfants amassés se mirent à rire aussi et, pendant quelques secondes, je tirai profit de ce public facile pour jouir de ma gloriole, fut-elle acquise à mes dépens. « Tout va bien », je criai, tout en simulant l’étourdissement. Je me redressai. De l’autre côté du filet, je le vis sautiller, face à la bâche, de gauche à droite arqué sur ses énormes jambes, ses jambes larges comme deux fois mon torse. « Sautiller » : aucun mot ne s’accorde moins avec ce physique-là ; pourtant, il sautillait, presque gracile – autre mot stupéfiant quand on voyait la bête. Soudain, il se retourna, l’air impatient. Son oncle et entraîneur, assis au coin du court, remplaçait avantageusement l’usage de sa propre bouche : « Allora, andiamo !? » « Oui, oui, oui. On y va. » Je me relevai, cherchant des yeux les enfants amusés pour prolonger mes pitreries. Mais les enfants ne riaient plus. Ils fixaient gravement Belluci. Je m’essuyai avec une serviette-éponge brodée d’un R et d’un G et m’éloignai du filet. On n’est jamais trop prudent.

L’entraînement durait depuis une heure. En temps-cuisses – comme il y a un temps-chiens – cette heure représentait environ une semaine. Mes muscles étaient coagulés, résorbés en poussière de muscles. En temps réel ou en temps-cuisses, cela faisait longtemps que je n’avais pas souffert à ce point sur un court de tennis. Deux ans, dix mois et une semaine, pour être tout à fait précis, quand la frustration l’avait emporté sur le plaisir. Invité, sur un malentendu, à participer aux qualifications du tournoi de Cincinnati, j’avais sautillé, moi aussi. Malgré les montants engagés, j’avais pris à ma charge les frais de déplacement : le séjour promettait beaucoup d’excitation et, pour la première fois, j’avais le sentiment de faire partie intégrante du circuit, d’avoir droit, moi aussi, d’utiliser des termes comme « La tournée américaine » pour séquencer ma saison. Opposé au premier tour à un Ukrainien dont je n’avais jamais entendu parler, je me préparais à une victoire facile, acquise à l’expérience. Treize jeux plus tard, je rentrai à Paris sans avoir vu la ville et prenais ma retraite. L’Ukrainien avait quinze ans ; j’en avais vingt-six. Il ressemblait à une crevette grise surgelée frappée par une maladie orpheline. J’étais au sommet de ma forme.

Retraité à vingt-six ans, comme Borg : le parallèle enchantait Marion. Après Cincinnati, une à une, j’avais massacré mes raquettes, associant à ce geste – outre un tas de gros mots – toute une batterie d’adjectifs parmi lesquels surnageaient irrévocable, définitif  et nul à chier. Décidément, je dois avoir un problème avec les mots. Ceux-là, en tous les cas, je n’avais pas tardé à les trahir pour les besoins de la cause. La cause, c’était l’argent bien sûr ; et puis, je devais l’apprendre : rien ne vous manque autant que ce qui vous a lassé.

Je m’offris deux mois d’inactivité ; je mangeais à ma guise, buvais suffisamment, revoyais des amis, lisais, me promenais. Puis se posa la question de tous les mois restant. C’était un long tunnel qu’il fallait éclairer. Je pris bientôt conscience que je ne savais rien faire, à part taper dans la balle. Les statistiques comparées du marché du travail et de mon niveau d’étude ne présageaient pas d’une issue favorable. J’étais dubitatif. C’est alors que, départi des rencontres interclubs programmées le week-end dans des banlieues grises, de l’haleine de l’entraîneur et des footings intensifs, le jeu se rappela à moi.

J’effectuai mon retour sur les courts, mais j’abandonnai toute idée de compétition. Des contacts fédéraux me permirent de postuler pour devenir sparring-partner. J’obtins la qualification. Depuis, mon travail consiste à me rendre disponible pendant la quinzaine parisienne pour renvoyer la balle à des joueurs d’un niveau environ douze ou treize fois supérieur au mien, si tant est que l’on puisse multiplier une entité zéro par des chiffres honorables sans les déshonorer. Nous sommes un certain nombre d’anciens professionnels de la défaite, de classés cinq-centièmes, d’espoirs résorbés et de lucides précoces à vivoter ainsi. Nous remplissons des fiches en décrivant le plus fidèlement possible notre style de jeu et, selon l’adversaire qui se présente à eux, les cadors du circuit choisissent l’un d’entre nous pour rôder sur un court la tactique adéquate. Un jour on nous appelle ; nous devons être présents.

On m’appelle souvent. Je présente des caractéristiques de jeu qui séduisent les champions. Toutes ces petites choses qui ne me servaient à rien pour remporter des matchs se révèlent aujourd’hui des atouts de première : cette façon que j’ai d’alterner mes revers à une ou à deux mains me permet de répondre à un double critère ; ma taille, dans la moyenne, ma puissance, médiane, et mon intelligence de jeu, sommaire, s’adaptent à toutes les circonstances. Et puis je crois que les joueurs aguerris prennent plaisir à me retrouver : professionnellement, je leur rappelle de bons souvenirs.

Ne vous méprenez pas : ces paroles ne dissimulent aucune amertume. Jamais je n’ai été aussi heureux que depuis ma reconversion. Comme c’est épanouissant de se trouver enfin ! Par d’étranges circonstances, j’étais prédestiné à ce rôle de répétiteur. Passer professionnel servit d’épiphanie. Marion que j’évoquais : depuis bientôt huit ans, sans le savoir, j’exerçais à ses côtés des fonctions de sparring-partner. Quand j’arpentais le circuit, la distance et mes défaites successives me faisaient percevoir notre relation à travers un prisme déformant : je la croyais normale. Epiphanie ! Désormais établi solidement à Paris, je comprends que Marion, comme les autres, m’appelle à l’occasion et je dois être présent. Il en va de même pour mon logement : du temps de mes voyages, ne pas avoir d’appartement n’était pas un objet d’inquiétude. La précarité de mes nouveaux revenus me changea en paria pour les propriétaires. Je finis par trouver une chambre isolée dans une immense colocation. On fit appel à moi pour compléter le loyer suite au désistement d’une étudiante chinoise. Je rends service. C’est un peu mon métier. La même logique prévaut pour ma voiture, mes amis, ma naissance.

Je regagnai donc la ligne de fond de court, les bras flasques et l’envie vacillante. Un travail est un travail et je me mis en position de servir. Belluci était en forme. Belluci était chez lui à Roland-Garros. Belluci était un compétiteur dans le sens absolu que peut revêtir le mot. Chaque point lui revenait de droit et si le droit était bafoué, il jetait des regards de meurtrier hongrois. Son anxiété avait de quoi nourrir les discussions dans les hôpitaux psychiatriques. Avant chaque point, il déclinait une série de rituels païens pour canaliser son obsession de la perfection : il se grattait l’oreille, il retroussait son nez, il extirpait la doublure de sa poche gauche pour mieux l’y replacer. Plusieurs centaines de rebonds de balle plus tard, il enchainait avec une intensité totalement hors de proportion compte tenu de l’adversité. Il était numéro un mondial et je commençais à comprendre pourquoi. Depuis un an, il dominait outrageusement le circuit. Il avait déboulé du jour au lendemain pour tout gagner. Les champions d’hier, dont quelques mois auparavant les médias chantaient le génie comme dans les gestes médiévales, se contentaient à présent de sourire jaune sur les photos finales avec des plateaux dans les mains. Au faîte de leur gloire, ils étaient devenus, par la seule arrivée de Bellucci, des icônes vieillissantes.

Belluci me rendait sept ans, mais son corps de buffle et sa confiance postillonnante me donnaient l’impression d’être un enfant puni – puni, ça, je l’étais, il suffisait de jeter un œil au score. Il transpirait comme seuls les obèses savent transpirer. À sa décharge, j’étais en nage : malgré l’heure et le ciel bas, une chaleur orageuse alourdissait l’atmosphère, multipliant par deux le prix de chaque effort en une drôle d’inflation. J’abandonnai une énième fois mon jeu de service et, sans plus m’occuper du score, je me mis en tête de remporter un point sur son service à lui. Lorsque j’y parvins, un peu malgré moi en dépit d’un beau revers glissé le long de la ligne, je détournai les yeux pour ne pas avoir à affronter les siens. Mon attention fut un instant accaparée par un double mixte disputé sur le court adjacent. J’en étais l’unique spectateur. Mais, déjà, mon dos brûlait des réprimandes tacites de l’entraîneur. J’évacuai toutes ces pensées néfastes et retournai en position. Peine perdue : je ne marquai plus un point.

L’équation Belluci est à double inconnue. Elle est insolvable et schizophrénique. Sitôt le match fini, il prit de mes nouvelles, s’assura que la chute ne m’avait pas blessé, me proposant même de demander à son médecin personnel de m’examiner. Il était plus petit que moi et, pourtant, je le voyais grandi, capturé en contreplongée. Comme je déclinai, il se répandit en remerciements à grand renfort de gratifications. Cette déferlante de politesse, avec ses accents de vérité teintés de franche camaraderie, accentua plus encore la peur qu’il m’inspirait. « Un monsieur très bien, très poli ». Je me dirigeai vers la sortie pendant, que, tout sourire, il signait des centaines d’autographes aux enfants. Son match était programmé en deuxième position. Il avait le temps de s’entraîner encore trois heures : nul doute qu’il le ferait.

J’adore Roland-Garros, cette atmosphère feutrée, cette lutte perdue d’avance pour préserver les traditions. Les carrés Hermès, les dégradés de chapeaux Panama, les éclats de rire ostensibles : un air de lawn-tennis sur la plage à Deauville. Les courts annexes du stade sont séparés du centre névralgique par des allées étroites rougies de terre qui, au long de la quinzaine, deviennent irrespirables, prises d’assaut par les visiteurs dont le nombre va croissant. Au sol, tout est orange et aux murs tout est vert : un drapeau irlandais déployé sur Paris. Je me dirigeai par zigzags successifs vers le vestiaire central pour y prendre une douche avant d’aller débriefer de la mission au kiosque d’affectation puis auprès de Claudio. Mercredi, jour des enfants, l’ambiance était au carnaval. Un sponsor du tournoi distribuait à l’entrée des masques plastifiés à l’effigie des joueurs du top dix ; trop la folie : on voyait dans les travées des milliers de Paolo Belluci d’un mètre trente disputer la vedette aux Adam Stern en culottes courtes (à Roland-Garros, les enfants portent encore des culottes courtes), lesquels volaient leur glace à des Sergueï Iejov hissés sur les épaules sous les huées jalouses de Zach Butler boudeurs. Je passai sous l’auvent du Chatrier, saluai le personnel en tenue et descendis les marches.

Le vestiaire était vide, c’est-à-dire qu’il n’était pas tout à fait plein. Pas de star sous le coude, donc pas de journalistes. Sous la douche, je me remis le corps et les idées en place. De cette séance d’entraînement, je retirai deux certitudes : la première que personne ne serait en mesure de reprendre à Paolo Belluci son trophée cette année ; la seconde que j’avais décidément bien fait de quitter le circuit. Pour un tennisman professionnel, jouer Belluci en match, sur un court important, doit créer une terreur proche de celle ressentie quand les parents menacent de vous abandonner à la station Total, là, tout de suite, sur l’A71, parce que les bouchons sont déjà suffisamment fatigants comme ça pour supporter vos pleurs. Je souris à cette pensée, satisfait d’en avoir fini et de pouvoir raconter à qui voudrait l’entendre que j’avais croisé le fer avec le grand patron avant son huitième de finale. J’en étais à prévoir les rajouts à l’histoire et autres petits détails enjolivant mon rôle quand Sergueï Iejov et sa cour pénétrèrent à l’autre bout du vestiaire, suivis par un essaim de caméraman. Il sortait tout juste d’une victoire en doubles. Je rassemblai mes affaires à la va-vite et quittai le vestiaire.

Si Belluci me semble aussi effrayant, c’est en partie parce que son comportement et ses performances sont à ce point exceptionnels qu’ils entachent, par comparaison, la dignité d’un homme comme moi. Se mesurer à Bellucci est aussi vain que de se demander si l’on aurait été résistant en 40 : on ne peut s’empêcher de le faire. Il faut bien reconnaître que Belluci, c’est Stakhanov sans Staline aux manettes. Ça force le respect. Mais, puisque j’évoque Staline, la peur qui émane de Sergueï Iejov est toute différente : c’est une peur méthodique, glaçante, une peur de steppe gelée quand les loups hurlent dans la nuit. Tout chez Iejov prend des airs de violence. Tout son corps a été sculpté pour l’efficacité. Le superflu – les sentiments – a été gommé, raturé, trituré, si bien que lorsqu’il parle, Iejov a toujours l’air de mentir. Sur le court comme dans la vie, il passe pour une véritable teigne : colérique, méprisant, volontiers criard et très imprévisible. Son entraîneur, qui est rémunéré directement par la Fédération de Russie, ressemble davantage à un espion dans un film de Guerre froide qu’à un manager sportif. D’autres indices alimentent cette piste : Iejov s’était payé un sparring à l’année, un Américain du nom de Johnson ; déçu des performances de son poulain, l’entraîneur désigna naturellement le coupable et congédia Johnson après lui avoir cassé le nez avec la crosse d’un pistolet. L’affaire était encore au stade de l’instruction. Bien sûr, le geste de l’entraîneur peut se comprendre : Iejov n’est que numéro trois mondial.

La presse à scandales adorait Iejov, dont les mauvaises manières et la jolie gueule plaisaient au jeune public. Les rumeurs s’accumulaient sur lui comme des boutons sur un visage adolescent. Mais depuis que le Russe a laissé un paparazzi à moitié mort sur le bord d’un canal vénitien, la presse à scandales le laisse tranquille. On le dit très proche du Kremlin et prêt à embrasser d’ici trois ou quatre ans une carrière politique toute tracée en Crimée où les urnes, déjà bourrées, n’attendent plus que lui pour être dépouillées. Iejov est connu pour ses saillies racistes ; on l’a vu, au tournoi de Monte-Carlo, mimer le singe pour déstabiliser l’arbitre angolais d’une rencontre mal engagée, coupable selon lui de favoriser son adversaire. Contre toute attente, il n’a pas été disqualifié.

Fidèle à sa manie de fidéliser autour de lui ses têtes de Turc, Iejov se gardait de faire appel à des sparring extérieurs. De l’élite, il était le seul joueur avec qui je n’avais jamais tapé la balle et je ne m’en plaignais pas.

Les cheveux encore humides, je me mis en route vers la cahutte des sparrings où Michel Le Bas m’attendait. Michel était un fédéral détaché – aucun lien avec le FBI – qui assurait le recrutement des faire-valoir pendant la quinzaine pour le compte du directeur. La Fédération française de tennis était un vivier inépuisable de joueurs de seconde zone et Michel, un temps pressenti pour devenir directeur technique national, n’avait qu’à tendre le bras pour trouver son bonheur.

– Alors, tu as marqué des points ?
– A ton avis ?
– Le staff de Belluci a téléphoné, il ne tarit pas d’éloge – imitant un accent italien : beaucoup d’engagement, de belles variations. Ta fiche a une belle gueule ! Tu finiras peut-être par devenir son sparring attitré.
– C’est la version moderne du supplice de Prométhée. L’éternel recommencement du même point perdu.
– Stern joue un droitier qui frappe à plat, demain. Il cherche quelqu’un pour la fin de journée. Je te mets sur le coup ?
– Je te dis ça en fonction de l’état de mes cuisses dans une heure.
– Auguste, tu es le seul sparring que je connaisse qui serait capable de dire non à Stern. C’est beau, c’est noble, cette volonté d’autodestruction qui t’anime.
– Je n’ai pas dit non. En plus, à l’entraînement, Stern ne force pas. Je te dis dans une heure. Vraiment, Michel. Une heure, pas plus. Tu as vu Claudio ?
– Je crois que Claudio commence à comprendre. Il ne vient plus par ici. Il doit traîner dans le stade. Il traîne toujours dans le stade.
– Je vais l’appeler.

Claudio est un sparring-partner, comme moi. Malgré son nom, il est français, c’est son côté Claude Barzotti. Nous nous connaissons depuis dix ans. Nous perdions généralement aux mêmes tours des mêmes tournois de catégorie B et nous mettions d’accord pour le trajet retour. Mais pour lui, le virage de la retraite ne déboucha pas sur les paysages escomptés. Claudio travaille assez peu. Il traîne une réputation de joueur fantasque et atypique, d’accroc à l’amorti, d’emmerdeur qualifié. Nous ne nous ressemblons pas. Claudio est un mauvais garçon, c’est pour cela que je l’aime bien. Moi, j’ai le cheveu sage et la politesse dans le sang ; il adore les magouilles. Sur son impulsion, nous avons monté un petit commerce qui arrondit mes fins de mois et lui permet de jouir d’un niveau de vie confortable. Claudio n’est pas du genre à se laisser abattre. Comme je pratique les joueurs à longueur d’entraînement, Claudio me fait confiance pour établir des pronostics solides sur les matchs à venir. Au final, nous formons une équipe de bookmakers clandestins qui fixe ses propres cotes. Nos clients sont surtout des agents, des entraîneurs et des sponsors, et puis quelques prête-noms qui signent pour les grands joueurs. Tout cela est construit au vu et au su de tous et participe sans doute de mon succès en tant que sparring.

J’avançai du côté du restaurant des joueurs. La grande pendule Longines indiquait 10h30.

– Pssssttt, l’ami. Tu veux parier un coup ?
– Je voudrais surtout boire un café. Tu viens ?

Claudio, lunettes Allemagne nazie sur le nez, était immergé dans des calculs de cotes sur son IPad. Nous rentrâmes dans le restaurant où un maître d’hôtel nous conduisit jusqu’au bar recouvert de boiseries, comme celui d’un paquebot.

-Tu vas voir, j’ai changé les systèmes de calcul, c’est super précis. Alors, comment allait la brute ?

Claudio déteste Belluci, le jeu et l’époque qu’il incarne, cette ère du tout-physique. Ses idoles à lui montaient à la volée et jouaient pour le plaisir. Il n’aimerait rien davantage que de le voir exploser en vol – sauf peut-être l’avoir prévu et ramasser de l’argent grâce à ça. C’est son droit. Chez moi, la fascination l’emporte sur la critique et l’appât du gain.

– Belluci va gagner le tournoi. Pour commencer, Rosol n’a aucune chance. Ce matin, en deux heures de jeu, il n’a fait que deux fautes.
– Sans vouloir détruire le peu d’estime de toi qu’il te reste, Rosol n’en ferait pas beaucoup plus contre des joueurs comme nous, tu sais.
– Ecoute, je dois jouer Stern ce soir. Je te ferai toujours un tableau de comparaison précis, si tu veux. Mais Belluci est injouable. Sa balle est tellement puissante que je ne pouvais pas placer une seule volée. Avancer dans le court, c’était s’aventurer dans la brume entre les barbelés face à la grosse Bertha. Je ne dis pas ça pour tes lunettes.
– C’est moins de Stern que de Iejov, dont je me méfierais, si j’étais toi. Refais voir le tableau ? Il leva les yeux vers l’immense panneau noir qu’on voyait sur la place. Hmmm… Tu ne voudrais pas te démerder pour faire des échanges avec Zach Butler ? Logiquement, Belluci devrait le jouer en demies. Ça, c’est intéressant. Parce que si Butler joue bien, Belluci pourrait arriver fatigué face à Iejov ou Stern. Et, alors, ça change tout.
– Tu as déjà vu un jaguar renoncer à bouffer une gazelle par fatigue ?
– Les jaguars vivent en Amérique du Sud et les gazelles en Afrique, donc je crois que les jaguars sont plutôt dans le renoncement en ce qui concerne les gazelles. Essaie de voir avec Michel pour Butler.
– Pourquoi tu ne lui demandes pas, toi ?
– Parce que Butler a des meilleurs souvenirs avec toi qu’avec moi.
– Ah oui : j’avais oublié cette fameuse amortie. En fait, tout le monde a oublié cette fameuse amortie, sauf toi et tes parents.
– Pas Butler.
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– Tu le lui demanderas quand tu le joueras. Bon en attendant, j’augmente la cote de Rosol. Je dois passer au stand de télévision pour prendre des paris. Je te croise tout à l’heure ? Tu iras voir le match ?
– Oui, très probablement. Marion m’a promis qu’elle passerait. Viens avec nous : je m’amuserai à ponctuer chaque point par « Je te l’avais dit ».

A onze heures, je quittai Claudio et retournai à la cahutte pour confirmer ma disponibilité à Michel. Mes jambes allaient mieux et je tirai fierté de me sentir à nouveau dans le corps d’un athlète. « La récupération, c’est cinquante pour cents du travail », voilà ce que me répétait le coach à longueur de journées il y a encore quelques années. Question récupération, je n’avais jamais trop souffert. C’était plutôt viser dans les limites du court qui me posait des problèmes. J’avais déjà joué Stern l’année passée et je n’en gardais que de bons souvenirs. De Stern émanait un charme démodé, comme un parfum pour dames. Certain de son génie, Stern ne poussait pas face aux adversaires inférieurs. Il réservait ses coups de maître et son sens du timing aux heures de grande écoute. Finaliste malheureux de la précédente édition, Stern m’avait gratifié, quelques heures avant la finale, d’une séance ubuesque où il avait laissé filer toutes mes balles un peu vives qui fusaient dans les angles. Il trimait en marchant. L’incroyable maîtrise dont il faisait preuve ne se traduisait pas par des effets physiques. Stern n’était ni imposant comme Belluci, ni fuselé comme Iejov et il ne cherchait pas, comme le faisait Butler, à briller par sa nonchalance en conférence de presse. Stern était Stern, un homme indissociable du tennis lui-même. On eut dit qu’hors du court il n’était pas réel, de la même manière qu’un étudiant ne peut imaginer son professeur autre part que devant la classe. Pendant dix ans, Stern avait dominé sans la moindre goutte de sueur une assemblée ébahie, émue même par son talent, sans jamais s’étonner de cette domination. Jusqu’à cette finale, l’an dernier, quand Belluci, avec ses tics et ses tacs, avait renversé le public et le score dans l’un des matchs les plus commentés de l’histoire du tennis. Défait au terme de cinq sets qu’il semblait contrôler, Stern n’avait manifesté aucune émotion, se contentant de féliciter son adversaire et lui prédisant, s’il en était encore besoin, un grand avenir dans le tennis.

Les journaux analysèrent ce match comme le premier acte d’une rivalité qui promettait beaucoup : le génie contre la machine, l’enfant de Naples contre le bourgeois de Munich ; on n’avait pas vu pareille opposition de style depuis la confrontation entre Gasparov et Deep Blue. Tout cela tourna court : jamais, lors des dix affrontements qui suivirent cette étrange finale, Adam Stern ne parvint à gagner le moindre set contre son cadet. Il ne semblait pas en prendre ombrage : à croire que Stern, relégué à la deuxième place, occupait toujours le premier rôle dans sa hiérarchie intérieure. Seuls des pronostiqueurs du cœur, comme Claudio, croyaient encore à une victoire de Stern en finale d’un tournoi du Grand Chelem.

Arrivé à la cahutte, je ne trouvai personne. Sur les écrans géants, face aux pelouses artificielles où des promeneurs se prélassaient, bobs Perrier en guise de casquettes, des images d’interviews se succédaient, muettes, dans l’indifférence générale. Je passai ma main derrière le comptoir et tournai le loquet de la trappe à nain qui servait de passage. J’appelai ; Michel s’était absenté. Sur un bout de papier, j’écrivis : « Ok, 19 heures, Stern – Auguste » et m’apprêtai à partir lorsque le téléphone sonna. Par habitude, je décrochai.

– Michel ?
– Non, c’est Auguste Loisel, il semble que Michel se soit absenté.
– Bonjour monsieur, ici Philippe de Meseray. Vous savez où est Michel Le Bas ? C’est impensable ce qu’il se passe, impensable. Il faut que je lui parle.

De Meseray était le directeur du tournoi.

– Non, je ne sais pas où est Michel et, d’ailleurs, je ne sais pas non plus ce qu’il se passe.
– Vous n’avez pas entendu ? Paolo Belluci est en conférence de presse, en larmes. Il dit qu’il est blessé, qu’il est contraint de renoncer à défendre son titre. C’est une catastrophe. Je voudrais dire deux mots au sparring qui l’a entraîné ce matin. Qu’a pu faire ce con – excusez, je m’emporte – pour blesser Belluci ? Vous n’avez pas accès à la liste, par hasard ?
– Mieux que ça : c’est moi qui ai joué Belluci ce matin. Je peux vous assurer qu’il n’était pas blessé.

Mon portable se mit à sonner : Claudio. Je filtrai l’appel.

– Vous pouvez passer me voir ? Vous savez où se trouve le bâtiment administratif ? Montez directement au troisième étage.

Sur le chemin, je reçus un SMS de Claudio : « Di Huggy, ten a d’autres dé tuyaux percer ? » et je remerciai le ciel et mes parents de m’avoir poussé jusqu’au bac. Je longeai le court Suzanne-Lenglen, dépassai le club des loges et bifurquai devant les ascenseurs menant à la terrasse de France Télévision où l’on devait probablement tenir un multiplex de crise. Enfin, je me présentai aux bureaux de la fédération. On vérifia et puis on me laissa passer. Je montai aux étages. De Meseray m’attendait, le visage entièrement ouvert, celui d’un homme qui ne clignait plus les yeux.

– Alors on blesse mes joueurs ? On blesse mes petits champions ? Vous êtes un agent qatari qui vient foutre ma programmation en l’air pour lancer un tournoi concurrent ?
– Je vous assure, monsieur le directeur, que je n’y suis pour rien. Personne ne pourra dire que mon niveau est suffisant pour pousser quiconque dans ses retranchements, alors blesser Belluci ! Quand je suis sorti du court, il y a une heure, Belluci était tout à fait bien, tout à fait bien.
– Il a fait une mauvaise chute ? Dîtes-le moi, enfin ! Il est tombé ? Il s’est tordu la cheville, le poignet ? Le poignet, j’en étais sûr ! Il a les poignets fragiles, ça se sent… Et merde. En conférence de presse, il a refusé de donner des détails sur sa blessure.
– Rien de tout ça, monsieur le directeur, rien de tout ça. Pour moi, en sortant du court, Belluci n’était pas blessé.
– Alors, quand ? C’est le masseur ? Il appuya sur l’intercom – Elodie, faites venir le masseur qui s’est occupé de M. Belluci, je vous prie. C’est un basané, si ça se trouve, il est au service des Qataris. Depuis que Belluci a refusé de participer à leur simulacre de ligue, ils en ont après lui.
– Peut-être que Belluci n’est pas blessé, peut-être que la raison de son abandon est à chercher ailleurs.
– Mais alors qu’il le dise ! Qu’à la presse il raconte ses histoires, ça le regarde. Mais tout de même, il refuse de m’avoir au téléphone. Cela me met dans une position très inconfortable. Je ne peux pas publiquement raconter que Belluci m’évite et je ne peux pas non plus garder le silence.
– Monsieur le directeur, je ne sais pas si je suis la personne compétente pour…
– Oui, allez, allez. Mais si vous apprenez quelque chose dans les vestiaires ou ailleurs, vous me tenez informé, n’est-ce pas, Loiseau ?
– Loisel. Oui, bien évidemment, bien évidemment.
– Et n’allez pas me blesser d’autres joueurs de ce calibre, s’il vous plaît. Puis, à l’intercom – Elodie, prévenez les joueurs que le programme est bouleversé.

Ne pas avertir les instances du tournoi ne ressemblait pas à Belluci, dont j’ai déjà longuement vanté la courtoisie. Au dehors, son nom ricochait de bouche en bouche, accompagné de théories plus intrigantes les unes que les autres. Son visage contracté par l’effort, arboré à outrance par des enfants masqués générait un drôle de malaise que le ciel, de plus en plus bas, couvrait d’un voile obscur. Laurent Rosol, sous le feu des caméras comme jamais dans sa vie, réalisait par contumace sa plus grande performance en Grand Chelem en atteignant les huitièmes de finale. On le sentait tendu : pas facile de contenir sa joie pour commenter gravement la blessure d’un confrère que « l’on respecte énormément ». Rosol, numéro quatre français et dernier espoir – vain – des supporters chauvins : Médiamétrie tenait sa coqueluche. Pour tout vous dire, j’étais content, moi aussi, de savoir que Laurent, après tant d’années d’errance, était parvenu à accomplir quelque chose. Sa carrière était à ce point mal embarquée qu’une entreprise de spray pour chaussures l’avait approché l’année précédente pour lui apporter son soutien financier contre exploitation de son image : combiné avec les timides « Allez Rosol ! » qui, à l’occasion, retentissaient des tribunes de courts peu prestigieux, cela dresse un tableau plutôt caractéristique. Bref ; cela n’ôtait rien au mystère qui entourait la défection de Belluci. D’autant que, depuis le début de sa carrière, il n’avait jamais abandonné une seule fois.

Je retournai au vestiaire des joueurs pour prendre la température. L’ambiance était au caprice pour tous ceux dont les matchs, prévus en toute fin de journée, se trouvaient soudain avancés. Pour préserver leur intégrité physique, les organisateurs avaient décidé de maintenir en l’état le programme de Iejov, qui devait jouer le troisième match contre un jeune espoir mexicain. Deux Espagnols, terriens de catégorie B, balançaient leur gilipollas en attendant la fin du match qui désormais précédait le leur. Très digne et en chaussure cirée, la direction présentait ses excuses en un anglais parfait. Je saluai quelques connaissances. Le retrait de Belluci n’étonnait pas beaucoup : « Tu as vu le rythme qu’il impose ? Il ne peut pas tenir comme ça, le mec, c’est normal que ça craque » et autres idées toutes faites qui niaient par leur fondement logique la nature essentiellement inhumaine de Paolo Belluci. A cet instant, Marion m’appela et je la fis patienter, le temps de regagner la surface.

– Salut champion. Je suis à l’entrée visiteurs. Je t’attends.
– J’arrive.
– On ne va pas voir Belluci, alors, si je comprends bien ?

Je n’avais pas pensé à cet aspect des choses. C’est drôle de voir comme un dysfonctionnement infime chez un athlète italien né sept ans après moi dans une banlieue de Naples peut venir pourrir ma vie sentimentale.

– Tu verras : Gonzalez et Lopez jouent très bien. Ils gagnent à être connus. Ça va être un super match, un beau bras de fer, beaucoup de variations…

Je mentais, bien sûr, et Marion le savait ; mais ma double qualité de sparring-partner auprès des joueurs et d’elle lui interdisait de remettre en cause mes jugements sur le sport d’une part et sur le monde, de l’autre, car cela aurait signifié dans un cas comme dans l’autre qu’elle accordait à mes opinions une réelle importance. Bras dessus, bras dessous, nous prîmes la direction du Philippe-Chatrier.

– Claudio sera avec nous.
– Ah. Claudio. D’accord. Bonjour Claudio !

Claudio était déjà avec nous. Le festival commença.

– « Tu verras, il est en forme. Personne ne peut le battre. Rosol n’a aucune chance ». Qu’est-ce que tu me fais rire, Auguste ! Tu as autant de clairvoyance dans tes pronostics que sur le court lui-même.
– Ne me dis pas que tu avais parié, Auguste ?
– Non, bien sûr que non il n’avait pas parié. Mais il semblait tellement sûr de lui ! Je crois que je vais revoir les termes de notre contrat. « Aucune chance »… Quelle blague !
– Attention, Claudio, je te rappelle que tu parles à un type qui a le même profil de carrière que Bjorn Borg.

L’humiliation dont vous êtes le héros.

– Bon, entrons.

En temps normal, j’aurais pu obtenir une place dans les loges, au bord du court, au plus près des joueurs. Mais la présence de Marion, ainsi que la programmation, alléchante, étaient venues contrecarrer mes petites habitudes. J’avais réussi à négocier deux places côtes-à-côtes en tribune Borotra. Quant à Claudio, il pouvait s’installer là où il le souhaitait.

– Les loges, ce n’était pas possible ?
– Non, il y avait trop de monde. Belluci, tout ça, tu sais bien.
– Mais à présent que Belluci ne joue pas ?
– A présent, on pourrait trouver une place dans les loges, mais pour ça il faudrait se rendre à la billetterie et c’est au-dessus de mes forces.
– Ce que tu peux être grognon !

Le match précédent touchait à sa fin. Un demi-de-mêlée russe jouait les prolongations contre un jeune Tchèque dont le style ressemblait à s’y méprendre à celui d’Adam Stern. A croire qu’Ambrosz Cerny, plutôt que de jauger ce qu’il lui fallait faire, se demandait avant chaque frappe ce qu’aurait choisi de faire son idole. Résultat : il commettait des fautes. Face à lui, la vitesse moyenne des services avoisinait les deux-cents treize kilomètres par heure. Si peu de points avaient été disputés dans la quatrième manche, séquencée par les aces du Russe et sa maladresse en retour, qu’on aurait pu confondre la confrontation avec un entraînement au service, chacun de son côté. Le tie-break tourna finalement à l’avantage du Tchèque qui leva les yeux au ciel, fit un signe de croix, avant d’honorer son adversaire d’une accolade humide ; le Russe était immense et, quand ils s’embrassèrent, Cerny s’apparentait à un ouistiti nain accroché à sa mère. Le speaker, un ancien joueur français devenu chauve depuis, se fendit de compliments plurilingues et, pendant l’interview de la baby doll – le mastodonte avait quitté le court sous les applaudissements – je me retournai vers Claudio.

– Non, mais sans rigoler, je ne comprends pas ce qu’il s’est passé. Quand j’ai quitté Belluci ce matin, je t’assure qu’il sentait la bête ; je veux dire : c’était un roc, un truc qui ne s’effrite pas : tu peux foutre toute l’eau salée que tu veux dessus, le machin reste intact. Ça cache quelque chose cet abandon.
– Tu sais comment c’est : on est chaud, tout va bien, on se donne à fond ; et dès que les muscles refroidissent, c’est là que, patatras, tu te rends compte que tout ne tourne pas rond.
– Peut-être, mais les mecs comme ça sont surentraînés.
– Il aura eu un doute, une petite peur, et il aura préféré jouer la sécurité plutôt que de bousiller sa saison en traînant un sale truc.
– Tu vois bien que ça ne cadre pas du tout avec la personnalité de Belluci. Et puis, sans vouloir faire de la psychologie, c’est ici, sur ce court, qu’il s’est révélé au monde. Je ne le vois vraiment pas abandonner pour une petite frayeur au moment précis de confirmer sa domination absolue sur le circuit.
– Oh la la, Auguste, n’essaie pas à nouveau de mettre sur pieds une théorie du complot.

Dois-je le préciser ? Marion terminait – depuis bientôt cinq ans – une thèse de sociologie du sport. Je l’avais rencontrée quand elle n’était encore qu’en Master. Elle m’avait demandé de répondre à un questionnaire. L’entretien terminé, j’étais resté pour elle un long sujet d’étude. – Le jour où, à la suite d’une lecture, j’avais émis des remarques sur le World Trade Center, j’avais été rangé dans la catégorie « complotistes incultes » où il faisait très sombre et dont il n’était pas si facile de s’échapper.

Le speaker annonça une pause d’un quart d’heure et les équipes techniques entamèrent le travail de nettoyage du court. Quatre assesseurs entre deux âges passaient avec minutie le filet sur le court au rythme de gambade ; six autres balayèrent à pas chassés les lignes ; les trois derniers, statiques, arrosaient la terre pour la graisser un peu. Dans les rangées, des bobs et des panamas dessinaient une corrida d’allées et venues et, dix minutes après le départ du speaker, les arbitres de ligne, pénétrèrent sur le court selon leurs rites à eux, faisant le tour des bâches en file indienne jusqu’à ce que chacun ait gagné sa place attitrée et que la file indienne se résorbe d’elle-même. Vinrent ensuite les ramasseurs de balles, quelques photographes qui déployèrent leurs objectifs en contreflanc des tribunes latérales ; enfin, l’arbitre de chaise. Le speaker fit son retour, déclinant, fiche après fiche, le nom des belligérants :

– Le premier qualifié pour ce troisième tour est espagnol. Il a vingt-six ans, il est né à Valence en 1988. Professionnel depuis 2007, il mesure un mètre soixante-quinze pour soixante-quinze kilos. C’est un gaucher qui joue son revers à deux mains. Son meilleur classement, c’est en 2010 qu’il l’a atteint en accédant à la treizième place mondiale. Cette année-là, il avait gagné les tournois de Rio, Marseille et bien sûr de Valence, chez lui. En 2011 il a notamment atteint la finale des tournois de Doha et de Barcelone, s’inclinant à chaque fois contre Adam Stern. En 2013, après une année passée à soigner les blessures, il revient et atteint les huitièmes de finale de l’Open d’Australie, battu à nouveau par Adam Stern, futur vainqueur. Deux mois plus tard, il remporte le tournoi de Casablanca en battant José Lopez lors de leur unique confrontation. L’an dernier, après une belle résistance, il s’est incliné ici, à Roland-Garros à ce stade du troisième tour contre Paolo Belluci. Je vous demande d’applaudir très fort Artuurrro Gonzalez !

Les applaudissements étaient timides tandis qu’il faisait son entrée sur le court.

– Face à lui, le numéro vingt-deux à l’ATP, meilleur classement de ce champion. Il est né lui aussi en Espagne, à Alicante en 1990. Il a vingt-quatre ans et mesure un mètre quatre-vingt pour soixante-douze kilos. Il est passé professionnel en 2009. L’an passé, il a surpris tout le monde en disposant de Segueï Iejov au troisième tour du Masters 1000 de Monte Carlo avant de s’incliner contre Zach Butler en trois sets au tour suivant. Ses bonnes performances tout au long de la saison lui ont permis de faire un bond de quarante places au classement, passant de la 70ème à la 30ème place mondiale. Cette année, il a atteint les huitièmes de l’Open d’Australie où il s’est incliné contre le Français Simon Perreau, ainsi que la finale du tournoi de Casablanca, battu donc par son adversaire du jour, Arturo Gonzalez. Merci d’accueillir comme il se doit Joooosé Lopez !

A l’applaudimètre, l’absence de Belluci se faisait cruellement sentir. Lopez gagna le tirage au sort et, après un bref échauffement, il se mit à servir.

Le ciel se couvrait de plus en plus. Un vent tiède rafraîchit l’air. Marion s’ébroua et, dans un geste un peu tendre, se blottit contre moi. A deux partout, les premières gouttes commencèrent à tomber sur le court. On rameuta les bobs, on s’empara des Panamas, quelques parapluies de déplièrent. Menacé par des balles de break, Lopez se tourna vers l’arbitre en réclamant l’interruption, arguant que le sol était glissant. Je sentais à ma gauche le regard malicieusement satisfait de Marion.

– Génial, Roland-Garros, génial. Il fait froid, les stars abandonnent et il pleut. La prochaine fois on ira au cinéma. Tu m’étonnes que les Qataris essaient de développer un tournoi concurrent.

L’arbitre parla dans son talkie-walkie et le superviseur ne tarda pas à entrer sur le court. Avec ses mocassins, il effectua des esquisses de glissade, pencha la tête à gauche, pencha la tête à droite, et s’en fut voir les joueurs qui, assis sur leurs bancs, bougeaient leurs cuisses pour amasser de la chaleur. Ils s’entretinrent quelques minutes puis les têtes de l’arbitre et du superviseur hochèrent de concert. Les joueurs récupérèrent leurs affaires et l’arbitre annonça au micro.

– Mesdames, Messieurs, le match est interrompu en raison de la pluie.

Comme il disait cela, les gouttes s’intensifièrent et, de nouveau le personnel d’entretien se déploya en courant. A dix de chaque côté, ils déplièrent la bâche verte sur toute la largeur du court, opérant la jonction des deux rives au niveau du filet, devenu promontoire recouvert de plastique.

– On va boire un coup, en attendant ?

Nous n’étions pas les seuls à avoir cette idée. Nous sortîmes unité par unité du stade et retrouvâmes les spectateurs massés sous ses auvents bétonnés en contrebas. Les travées s’étaient vidées. A notre tour, nous nous rendîmes au restaurant des joueurs pour y boire une bière. Soudain, une détonation accapara notre attention, suivie aussitôt de poussières étoilées.

– Un feu d’artifice ? Ils ne lésinent pas.
– Un verre de vin chaud, pour moi. J’ai horreur de la bière.

Pour y boire une bière et un verre de vin. Pardon Marion.

Attablés, sur fond de confidence – Claudio était passé aux toilettes – elle me dit :

– Cela dit, tu as peut-être raison, pour Belluci. C’est vrai que je ne le vois pas abandonner comme ça. Tu penses que ça pourrait être une histoire de dopage ?
– Ça t’arrangerait bien pour ta thèse, toi, non ?
– Non, mais sincèrement.
– Sincèrement, je ne crois pas. Autant Iejov, il y a des rumeurs. Mais Belluci, malgré son physique de buffle, c’est un boyscout… Et puis, s’il avait été question de dopage, le directeur aurait été au courant ; or il m’a fait une de ces scènes !
– Il a peut-être joué la comédie ! Ecoute ça : le directeur couvre des affaires de dopage. Belluci est contrôlé positif. Peut-être même l’était-il l’an dernier. Le directeur est en danger. Il fait taire les médecins et négocie avec Belluci pour qu’il se retire du tournoi, le temps pour lui de se retourner auprès de l’ATP et de la fédération. Ça se tient, non ?
– Cela pourrait se tenir avec tout le monde, sauf avec Belluci. C’est un gamin qui adore le sport qu’il pratique, qui le vénère. Il a plus de respect pour le tennis que pour lui-même. Il n’irait jamais le salir en prenant des pastilles. Ça ne colle pas. Non, il faut que je me fasse une raison, voilà. Belluci est blessé.
– Nous n’avons jamais les mêmes idées au même moment, pas vrai ?

Elle m’embrassa sur la joue. Claudio revint et, sans un mot, nous désigna les écrans.

– Il s’est arrêté de pleuvoir. Ils vont bientôt reprendre. On y retourne ?

Profitant qu’il était déjà parti, je mis les trois verres sur la note de Claudio et gagnai l’extérieur à mon tour. La foule se pressait devant le stade et nous dûmes attendre de longues minutes avant de pouvoir retrouver nos places. Le personnel d’entretien faisait à peine son entrée sur le court quand nous nous assîmes. Ceux qui s’étaient pelotonnés sous leurs parapluies regardaient dans le vide ou bien lisaient un livre. La caméra panoramique, suspendue à un fil, effectuait des prises de vue du stade depuis le ciel. Elle se mit en mouvement, signe que les télés reprenaient le direct. D’ailleurs, les cameramen qui s’étaient absenté lors de la suspension revenaient à leur tour, certains munis de sandwichs.

Les dix personnes qui avaient installé la bâche se rapprochèrent du filet pour la remettre en place. Ils attendaient le signal du superviseur qui ne tarda pas à le leur transmettre. A trois : une, deux, trois. Ils prirent chacun leur bord et se dirigèrent vers le fond du court à marche forcée. D’abord, personne ne remarqua rien. C’est Marion qui, me tirant par la manche, me fit entrevoir l’anomalie.

– C’est quoi ce truc, là, près du filet, devant la chaise d’arbitre ?
Quelqu’un, depuis les loges, se mit à pousser des hurlements. Les équipiers se retournèrent et la bâche leur échappa des mains. Le superviseur accourut sur le court. Enfin, la caméra suspendue se détourna de la scène ; je me redressai : ce truc, c’était l’énorme corps monstrueusement musclé, atrocement imberbe et privé de vêtements de Paolo Belluci, que les assesseurs, en retirant la bâche, venaient de mettre à nu. Il semblait techniquement impossible que le corps ait pu se glisser sous la bâche sans que personne ne s’en rende compte.

– Je crois que je commence à trouver ce match tout à fait passionnant.
– Marion ! Tout de même, c’est Belluci
– Espèce de midinette. Viens, on se rapproche.

Le parcours des jeunes

Sofia Kenin à 5 ans, © Art Seitz

Entre échec et réussite, espoir et désespoir, progression et blessures… Pour devenir champion, la route est longue et souvent jalonnée d’embûches. Il n’y pas de recette miracle. Gagner, c’est avant tout la récompense d’une résilience hors du commun, la mobilisation de tout un écosystème et parfois, un petit coup de pouce du destin. Mais entre la multitude de chemins possibles, l’aspect financier qui relève de l’entrepreneuriat et le poids affectif de la famille, pas toujours facile de frayer son chemin. Cela requiert un investissement dès le plus jeune âge. Eitan, 5 ans, a commencé le tennis en 2019. Il évolue actuellement dans la catégorie U6 balle rouge au Tennis Club d’Annecy. Né en 2016, il a récemment été détecté par la ligue Auvergne-Rhône-Alpes. « Eitan est au premier étage du repérage. Il a des qualités supérieures aux jeunes de son âge, analyse Baptiste Frican, conseiller de repérage dans le département de Haute-Savoie (74). C’est pour cela que je le convoque pour les prochains stages avec les meilleurs du département. » Sa mission ? Détecter les meilleurs de moins de 10 ans. Pour cela, il les observe régulièrement, organise un programme d’entraînements et se rapproche des clubs afin de savoir ce qui est mis en place. « On veut les mettre dans les conditions optimales pour qu’ils progressent le plus rapidement, explique-t-il. Mais on ne veut pas uniquement dénicher les pépites, le but c’est avant tout de lancer des gamins dans la compétition, de susciter des passions. Peut-être que certains graviront les échelons, mais ce n’est pas le premier objectif. » « Vers 4 ou 5 ans, on voit ceux qui ont des aptitudes psychomotrices supérieures aux autres, analyse Emmanuelle Ducrot, présidente du comité départemental de Haute-Savoie responsable du haut niveau. Le rôle de l’enseignant est déterminant. « Il doit être attentif, pédagogue avec les parents et inculquer une certaine régularité du travail. » 

En septembre 2020, Eitan a effectué son premier repérage avec Baptiste, qui l’appelle quelques mois plus tard à une « journée de suivi » avec les meilleurs du même âge. Le 7 avril dernier, il a effectué la deuxième. « Baptiste est venu au club et il lui a fait faire plusieurs ateliers de coup droit, revers, services, contrôles de balle, échanges… » Pour le moment, Eitan suit deux cours collectifs par semaine, mais ses parents souhaitent l’inscrire aussi en individuel à la rentrée prochaine. « Si c’est possible, en tout cas c’est ce qu’il veut », confie cet enseignant qui se projette sur l’avenir. Le père de famille ne recherche aucun sponsor et n’est pas en demande, mais n’exclut pas « d’y réfléchir plus tard si besoin ». Quant à l’école, Eitan s’y rend comme la grande majorité des enfants de son âge. Mais « plus tard, lorsqu’il commencera les compétitions, s’il est nécessaire de suivre les cours à la maison, nous y réfléchirons », explique le papa. En parallèle, il alimente aussi un compte Instagram sur lequel il publie régulièrement le quotidien sportif de son fils. « L’année dernière Denis Shapovalov a commenté une vidéo. Eitan était fou de joie, se réjouit-il. Cela peut aller très vite, on va s’investir mais on sera d’abord à son écoute. » 

La suite est un long cheminement où travail et abnégation sont de mise. Vers 8 ans, les ligues prévoient des entraînements au centre de formation régional. C’est aussi l’âge où le classement rentre en ligne de compte pour être sélectionné à certaines compétitions. L’enjeu est parfois de taille puisque ces rassemblements sont aussi le lieu de repérage par la Fédération français de tennis (FFT), avec qui les ligues échangent régulièrement. « Tout le monde a son rôle à jouer dans la construction d’un futur champion, plaide Nicolas Escudé, fraîchement nommé directeur technique national de la FFT. Du premier entraîneur, au second, des ligues, des régions et enfin du Centre national d’entraînement. Notre rôle c’est de les armer le mieux possible avant qu’ils prennent leur envol. » Vers 10 et 12 ans, les plus prometteurs peuvent évoluer sur le circuit européen via Tennis Europe. Ce dispositif soutenu par de nombreuses fédérations nationales permet aux jeunes de grimper dans les catégories (de U12 à U16) et d’obtenir un classement européen à partir de 14 ans Pierre * est le papa d’un jeune passionné de 14 ans. Né en 2006, son fils, dont il souhaite taire le nom, a déjà été champion d’Europe dans la catégorie moins de 12 ans. Il évolue au centre fédéral de Mons en Belgique. « On a paramétré notre vie par rapport à lui, mais on ne voit pas ça comme un sacrifice, au contraire. On ne sait pas où cela va nous mener, mais on vit cette aventure à 100 %. » Pendant quelques années, la famille a déménagé à Mons, la semaine, pour éviter que leur fils n’aille à l’internat. Pierre accompagne son fils dans tous ses déplacements. S’il suit l’évolution de son fils de près, il se refuse d’intervenir sur le plan sportif, qu’il laisse aux entraîneurs. À 15 ans, le fils de Pierre fait aujourd’hui ses premiers pas sur le circuit international junior (ITF), la dernière étape vers le passage sur le circuit professionnel. 

Le (très) jeune Eitan, © @eitanoncourt (Instagram)

Les fédérations sur tous les fronts 

Pour qu’un jeune puisse grandir dans les meilleures conditions, il doit avant tout créer une bulle favorable autour de lui. Signe de reconnaissance des qualités du joueur mais aussi support indéniable sur le plan sportif et financier, les fédérations jouent un rôle clé, autant dans le suivi que la mise à disposition d’infrastructures matérielles et humaines. Pendant plus de 10 ans, Mathias Bourgue a évolué au sein de la structure fédérale française. Après son bac, il intègre l’INSEP (dont la section tennis a été supprimée NDLR) puis le Centre National d’entraînement (CNE) à Paris. Là, il s’entraîne, aux côtés de techniciens renommés avec la génération 1994, parmi laquelle figure Lucas Pouille. Si le joueur s’entraîne désormais à la All-In Academy (académie privée fondée par Jo-Wilfried Tsonga), il en garde un très bon souvenir. « La fédération m’a permis de vivre une super expérience, se rappelle-t-il. Le staff était bienveillant. J’ai eu de la chance d’être très bien encadré notamment avec Emmanuel Planque, qui nous a inculqué l’humilité. » Cet écosystème lui permet d’atteindre la 140e place mondiale, seulement quelques années après s’être lancé sur le circuit professionnel secondaire. «C’est valorisant d’être repéré. Cela montre que le projet est suivi, que le niveau est bon. À la fédération il y a des gens compétents », rapporte son entraîneur Charles-Antoine Brézac. En plus du soutien matériel et humain, les fédérations couvrent des frais non-négligeables. « Voyages, hôtels, entraîneurs… Ils ont tout financé. C’est de la négociation constante. On sent qu’il faut du résultat et qu’il y a des comptes à rendre mais j’en suis très reconnaissant », décrypte Mathias Bourgue. 

Un constat que partage aussi Arthur de Greef. Ce jeune retraité a évolué pendant plus de dix ans entre les murs de la fédération belge. « J’ai été pris en charge à 100 % de 12 ans à 18 ans ». Un avantage qu’il doit avant tout à ses résultats. « Comme j’étais numéro 1 en Belgique dans mes catégories d’âge, j’ai pu recevoir les aides accordées à la fédération car j’entrais dans les critères ». À sa majorité, l’ex-joueur de 28 ans a engagé son propre coach mais a continué à bénéficier de nets avantages. « Ils ne payaient pas tout mais je pouvais m’entraîner gratuitement sur les terrains de la fédération et je profitais du coach physique et fitness. Cela a réduit mes frais de moitié. C’est considérable », se rappelle celui qui a depuis racheté le club de Géronsart. 

Vers des formules privées all-inclusive ? 

Néanmoins, les fédérations doivent aujourd’hui s’adapter à l’avènement d’académies privées en Europe, très inspirées du modèle anglo-saxon. En plus de coachs qualifiés avec une grande expérience du haut-niveau et d’infrastructures haut de gamme, ces instituts ultra modernes proposent des programmes hyper-individualisés, comprenant notamment un internat avec l’école intégrée, un préparateur physique, un préparateur mental, un nutritionniste et une intendance aux petits soins. « On veut s’adapter aux besoins du joueur. Ce n’est pas évident, il faut être capable en terme de staff de pouvoir s’ajuster en permanence », explique l’ancien joueur Jean-François Bachelot, aujourd’hui directeur sportif de la All-in Academy. Son objectif ? Créer un écosystème favorable pour « normaliser » la réussite des jeunes. En plus du domaine sportif, ces académies veulent éveiller leur pensionnaires à des compétences complémentaires comme le management, la communication ou la gestion d’un budget. Ces académies proposent également des passerelles pour partir aux Etats-Unis. Dans son volet éducation, l’académie de Justine Hénin, au sud de Bruxelles, permet de choisir entre le système belge ou le système international. « La voie américaine est beaucoup demandée, notamment par les joueurs étrangers qui souhaitent obtenir des bourses pour partir aux Etats Unis », explique Cindy Vincent, directrice générale de l’académie. En proposant des programmes « all-inclusive » ces académies assurent un enseignement à 360° et surtout : facilitent la vie des parents. 

Combien ça coûte ? 

Néanmoins, elles ont aussi un coût. Le prix pour un an dans l’académie de Justine Hénin ? Entre 18 000 et 35 000 euros, selon les formules. À cela ajouter : l’inscription aux tournois, les déplacements et les logements sur place. Une année sur les terrains atteint très vite des sommes entre 50 000 et 100 000 euros. Plus globalement, la vie d’un jeune joueur de tennis nécessite un apport financier conséquent. Ce système pousse les familles à trouver – et multiplier – leurs sources de financement. Après un parcours plutôt classique dans les centres fédéraux, Corentin Moutet n’a pas souhaité intégrer l’INSEP. « Il avait 14 ans, il n’avait pas envie de rester dans une structure, rapporte Alexandra Moutet, sa mère. Il a donc décidé de demander à la FFT si elle pouvait l’accompagner dans un projet un peu plus “privé” et elle a accepté ». Soutenus par la fédération, le joueur et sa famille se sont entourés de personnes qui croyaient au projet et ont été accompagnés par son club le TC Paris. « Corentin a beaucoup joué et réussi à être indépendant rapidement », ajoute sa maman.

Dans cette course au financement, les sponsors jouent un rôle clé. Le but ? Combler son budget et espérer terminer une saison sans devoir se restreindre. Charles-Antoine Brézac, actuel coach de Mathias Bourgue et ancien 239ème mondial, se rappelle : « J’avais un petit pécule de côté et j’ai monté un dossier de sponsoring. Ils peuvent offrir quelques milliers d’euros sur deux ou trois ans. Sur le circuit junior, il n’y a pas de prize money, les parents doivent tout payer. Il faut avoir des ressources. Malheureusement, ceux qui n’en n’ont pas n’y vont pas. » Cependant, de tels contrats imposent – aussi – de nombreuses contraintes, sollicitations et une certaine marchandisation de l’image. En dehors des équipementiers textile et raquette, pendant longtemps le clan Moutet a décliné toutes les autres propositions « hors tennis ».  « On voulait qu’il reste concentré sur le tennis sans devoir rendre des comptes en se rendant à des exhibitions médiatiques. Le plus important, ce sont d’abord les progrès », rappelle Alexandra Moutet. De plus, les contrats long-terme sont aussi conditionnés par les résultats. « Selon la grille de contrats, cela implique de faire plus de tournois. On ne veut pas courir après pour remplir les critères des sponsors, on veut le laisser grandir », explique Pierre. Conscient de l’inégalité des situations, le père de famille se réjouit que son fils puisse se concentrer uniquement sur le plan sportif. « Certains jeunes se mettent la pression, en se disant ‘Il faut que je réussisse car papa dépense beaucoup’. Nous on a de la chance de ne jamais parler d’argent. Cela dématérialise le projet et brise les barrières. » 

Le casse-tête scolaire

Et l’école dans tout ça ? Un véritable casse-tête pour les parents, tiraillés entre permettre à leurs enfants de s’épanouir dans leur sport et leur assurer un diplôme. Là encore, les voies empruntées ne se ressemblent pas. « On a un contrat moral entre nous : tu auras ton bac », explique Pierre. Depuis un an, lui et son épouse ont accepté que leur fils quitte le système scolaire classique pour bénéficier de cours à distance avec le Jury (version belge du CNED NDLR). « Au départ on voulait qu’il continue à être avec d’autres enfants de son âge mais cela devenait trop compliqué. » De son côté Mathias Bourgue se souvient : « Au départ, mon père ne voulait pas que je fasse sport études, du coup le collège a aménagé des horaires spécialement pour moi. » Ce n’est qu’à son arrivée au centre de Boulouris (Var) en 5e qu’il a pu suivre un enseignement à distance jusqu’à l’obtention de son bac. De son côté, après plusieurs essais via des écoles privées et des cours à distance, Corentin Moutet a rapidement arrêté l’école pour se consacrer à sa passion. Un pari osé, se rappelle sa maman : « C’est difficile quand ton enfant te dit qu’il veut arrêter l’école à 14 ans. Mais on a été rassuré dans ce choix notamment par la fédération qui allait dans le même sens. » 

Allier vie sportive et vie scolaire, c’est aussi la raison pour laquelle certains jeunes partent étudier aux Etats-Unis. Si Mathieu Forget, fils de Guy Forget, a finalement décidé de se lancer dans la danse et le spectacle, il se rappelle néanmoins de ses années universitaires aux États-Unis, rythmée par les cours le matin et le tennis l’après-midi. « Le tennis m’a permis d’obtenir une bourse et de pouvoir réaliser mes rêves. Là-bas, il y a cette culture d’équipe où tu dois défendre ton université. Et en même temps, il y a toujours de la compétition pour savoir qui va jouer. C’est une très belle école de vie. »

Le circuit junior, starification précoce ? 

De Paris à New York en passant par Londres et Melbourne… Le circuit junior est une aubaine pour des jeunes passionnés qui peuvent s’essayer à la vie de joueur professionnel, jalonnée de voyages et surtout : la possibilité pour eux d’accéder aux tournois du Grands Chelem juniors. Aujourd’hui le circuit junior est un copié-collé du circuit professionnel, et un révélateur de vie dans sa globalité. « C’est une étape fondamentale dans la future carrière d’un joueur ou d’une joueuse, estime Charles-Antoine Brézac. C’est très formateur car c’est un système proche de la vie qu’ils auront en tant que joueur. Cela leur apprend à faire des vraies tournées, élaborer un programme, à faire des stratégies de surface et de destinations pour rentabiliser au mieux le budget. Cela les entraîne à la vie de nomade d’un tennisman. » 

Depuis 25 ans, le Tennis Club de Beaulieu-sur-Mer organise un tournoi ITF Junior de grade 1, faisant de lui le deuxième tournoi junior en France après Roland Garros junior. Chaque année au mois d’avril, des jeunes filles et garçons d’une trentaine de nationalités âgés de 14 à 18 ans se rendent sur le site situé dans le sud de la France. « Ces jeunes aspirent tous au haut-niveau. Ils ont tous un classement ITF Junior et certains sont déjà classés à l’ATP ou la WTA, explique Christophe Ribero, directeur du tournoi. Ce sont déjà des professionnels pour la plupart, ils sont là pour gagner et espérer être champions du monde junior à la fin de l’année. » Ce tournoi rapporte 280 points au classement ITF au vainqueur, ce qui lui permet de rentrer directement au tableau final de Roland Garros junior. Une aubaine. Les tournois juniors sont aussi des lieux très prisés par les agents et les représentants de prestigieux sponsors. « Ici les grandes marques phares du tennis viennent dénicher les talents les plus prometteurs. Il y a les 20 ou 25 meilleurs mondiaux. Beaucoup de contrats de plusieurs centaines de milliers d’euros se sont signés dans les allées du club, bien que ces jeunes ont moins de 18 ans, voire moins de 16 ans pour certains », rapporte Alain Moracchini, le directeur adjoint.

Sofia Kenin à 5 ans, © Art Seitz

Passage sur le circuit professionnel, un choc psychologique 

Mais cette hyper professionnalisation précoce peut aussi avoir des conséquences néfastes. Le circuit junior est générateur de paillettes pour les jeunes joueurs très forts. Ils sont mis en avant dans les médias notamment lors des tournois du Grands Chelem, ils sont approchés par les agents et toute la sphère médiatique. « Tout cela donne le sentiment ‘d’être déjà là’. Or il n’en est rien », estime Steve Darcis, ancien 38e mondial et aujourd’hui responsable pro de l’Association fédérale de Mons (Belgique). La starification précoce induite par le circuit junior peut parfois avoir des effets violents notamment lors de la transition vers le circuit professionnel. « Le joueur se retrouve confronté à une grosse concurrence ce qui n’est pas le cas sur le circuit junior où ils se connaissent tous », ajoute Charles-Antoine Brézac. Pour les 20 meilleurs du monde en junior, l’attente est énorme. S’ils n’y répondent pas très vite, cela peut entraîner une décompression, voire une remise en cause du projet. « C’est un véritable choc psychologique, surtout à cet âge-là, où ils sont encore en pleine construction de sportifs mais aussi dans leur personnalité. Si cela ne prend pas, ça peut être vraiment destructeur, voire gâcher une carrière. C’est pour cela qu’il faut bien gérer le temps de maturation », poursuit Charles-Antoine. 

L’enjeu psychologique est primordial, d’où la nécessité de bien s’entourer. Or, ce n’est pas facile dans un monde si convoité. D’autant plus que les effets sont souvent décuplés par les réseaux sociaux et la sphère médiatique. « On n’imagine pas combien la presse et les gens autour peuvent détruire un sportif, surtout quand il est très jeune. Avant un match, Corentin peut recevoir 150 messages WhatsApp !! Ca lui plait mais ce ne sont pas toujours des messages bienveillants. Il a dû apprendre à prendre des distances», se rappelle Alexandra Moutet. Pierre aussi essaye à sa manière de créer une bulle bienveillante autour de lui. « En tant que parent, je m’efforce d’être stable dans cette vie instable, jalonnée par des “up and down”. Il faut trouver le savant mélange entre : être présent tout en sachant rester en retrait. Le tennis est un sport où la réussite n’est pas tout le temps à la hauteur du travail fourni. À  Tarbes, lors du Tournoi des Petits As (prestigieuse compétition qui réunit les meilleurs internationaux de 12 et 14 ans NDLR) notre fils était favori et a été éliminé au premier tour, cela nous a fait mal de le voir dans la défaite, mais c’est une école de réussite. C’est comme ça qu’on apprend », relate Pierre. 

Quelle stratégie ? 

Le piège ? Appréhender le circuit junior comme une finalité. Le but est surtout de passer vers le circuit professionnel le plus rapidement possible. « Si à 16 ans il peut aller en Futures, il ira (l’échelon le plus bas des tournois de tennis professionnels NDLR), estime Pierre. Si tu peux faire les quatre tournois du Grand Chelem junior en un an, tu peux partir sur le circuit pro sans attendre 18 ans. » Et pour que la transition s’opère dans les meilleures conditions, il est essentiel d’élaborer une stratégie adaptée. « Corentin a joué sur le circuit Junior jusqu’à 16 ou 17 ans mais très vite il est rentré sur le circuit Futures pour aller chercher des points ATP et grimper au classement raconte sa maman. Il ne faisait plus que les Grands Chelem en junior. Ce sont deux styles de jeu différent, c’est bien de faire les deux. » Tout est une question d’équilibre. « Dans les Futures, sans public dans des régions reculé,s ce n’est pas la même ambiance qu’une levée du Grand Chelem, mais il savait qu’il devait passer par là », raconte Alexandra Moutet. Pour Steve Darcis, tout dépend du profil du joueur. Cela dépend de sa maturité physique et tennistique. « Quand tu es jeune, le plus important c’est d’être dans les 20 premiers pour avoir des places dans le tableau final de Futures. Si tu es hors des 25 tu peux te lancer directement en pro. Le 7e mondial junior n’a pas les mêmes intérêts que le 40e. »

Si le parcours junior est déterminant dans la vie d’un futur joueur de tennis, il est primordial de savoir prendre du recul. Les résultats sont nécessaires pour entamer une carrière dans les meilleures conditions et ainsi espérer frôler les plus prestigieux terrains du monde entier. Mais un bon ranking en junior n’est pas un gage de réussite dans le futur. Dans un monde aussi inégal qu’est le tennis, il y a beaucoup de candidats et peu d’élus. C’est une réalité : tous ne sont pas égaux face aux capacités de travail, aux moyens financiers et au capital humain. « Ces jeunes veulent tous être champions, ils s’entraînent et se préparent comme des pros. Ils sont passionnés. Ils se lèvent et pensent tennis, ils se couchent et pensent tennis. Mais sur un tableau de 48 filles et 48 garçons, il y en a peut-être deux ou trois en tout qui atteindront le haut niveau », rappellent Alain Moracchini et Christophe Ribero. Dans un monde frénétique, qui avance à toute vitesse, l’essentiel, c’est avant tout de s’autoriser à grandir, de savoir prendre le temps. « En faire quelque chose de formateur, peu importe où cela le mènera plus tard. C’est avant tout une formation de vie, une ligne de conduite. Le reste, on verra bien ». Le début d’un long chemin… 

Sofia Kenin à 7 ans, bien des années avant de soulever le trophée de l'Open d'Australie 2020, © Art Seitz

* dont le prénom a été modifié

Les coups disparus du tennis professionnel

Quand les pros changent le jeu

Ken Rosewall à Forest Hills pour l'US Open dans les années 70 / © Art Seitz

La technique du tennis évolue année après année. C’est particulièrement vrai chez les joueurs professionnels ne jouant plus certains coups et enchainements qu’ils avaient encore régulièrement l’habitude de réaliser il y a quelques années seulement. Quels sont ces coups ? Pourquoi ne sont-ils plus viables au plus haut niveau ? Ont-ils encore un avenir chez les amateurs ? 

Tous les fans et observateurs du tennis pro de ces quarante dernières années l’auront remarqué : on ne joue plus chez les pros comme on jouait dans les années 80. Les athlètes sont infiniment plus affutés physiquement. La haute technologie du matériel a révolutionné le jeu. Les surfaces se sont ralenties, uniformisées, pour devenir lentes à moyennement lentes. 

Tous ces changements ont eu des conséquences sur la technique, la tactique et la stratégie des champions. On ne gagne plus les points, au plus haut niveau, avec les mêmes ficelles et certaines recettes sont devenues complétement dépassées. Certains styles de jeu se sont raréfiés et des pans entiers de la technique ont pratiquement disparu des circuits professionnels. L’extrême raréfaction du jeu offensif va nous permettre de recenser les premiers disparus chez l’élite du tennis.     

Le répertoire des attaquants s’est réduit

L’enchaînement emblématique du jeu offensif, c’est historiquement le service-volée. Cette stratégie qui consiste à suivre directement son service au filet n’a cessé de décliner chez les pros depuis le début des années 2000. Le service-volée était presque systématique en première et deuxième balle de service sur les surfaces rapides au rebond bas comme le gazon de Wimbledon. Il est aujourd’hui anecdotique, car beaucoup moins efficace. Le service a certes progressé mais dans le même temps, les parades au service-volée sont devenues plus accessibles. 

Le rebond plus lent autorise les retours hors de portée du volleyeur. Les cadres légers, associés à des cordages performants, facilitent un lift violent et systématique, très difficilement contrôlable par le joueur au filet. 

Un service-volée trop prévisible sera puni par un retour gagnant ou par un passing en deux temps amené par un retour lifté dans les pieds.

Reste à servir un ace ou à prendre l’adversaire par surprise en raréfiant ses tentatives. Les retourneurs qui doivent faire face à une grosse première balle de service ont tendance à jouer le pourcentage. Ils cherchent la neutralisation adverse au moyen d’une balle haute jouée au centre. Ce type de retour de remise autorise le service-volée, mais encore faut-il correctement l’anticiper. Chez les pros, ce type de service-service volée est possible sur première balle. Les meilleurs l’utilisent avec justesse et parcimonie. 

Le service-volée sur deuxième balle n’est même plus anecdotique chez les pros, mais tout simplement rarissime. En effet, à ce niveau d’excellence tennistique, le retour de service sur deuxième balle constitue presque systématiquement une agression. Toucher une première volée dans ces conditions, c’est mission impossible.      

Ce service-volée de l’extrême est seulement utilisé lors de moments très chaud, au bluff, quand l’attaquant qui le pratique devine que l’extrême fébrilité adverse lui ouvrira les portes d’une volée facile : un coup de mentaliste. Roger Federer le tente parfois, sur une inspiration géniale dont il a le secret. Dustin Brown ou Ivo Karlović le pratiquent encore régulièrement, grandement aidés par des services monstrueux et des habiletés hors normes au filet. 

L’enchaînement offensif du retour suivi au filet reste largement pratiqué dans l’élite mondiale. Il se joue surtout sur les deuxièmes balles de service et presque systématiquement en débordement ou en force pour prendre de vitesse l’adversaire. 

Une variante de ce retour se pratique pourtant de moins en moins. Il s’agit du retour-volée sur balle coupée basse, connu aussi sous l’appellation anglo-saxonne : chip and charge.      

Il était autrefois utilisé sur les services faibles par des attaquants invétérés qui préféraient refuser l’échange et monter directement au moyen d’un coup sûr qui mettait assurément la pression. Cela pouvait être très efficace, surtout si c’était sorti du chapeau au bon moment.

C’était à l’époque où il y avait encore des surfaces au rebond bas et où il était difficile de brosser violemment une balle qui naviguait en dessous des genoux. L’attaquant avait alors encore un léger avantage, dans ce type de situation, sur celui qui restait au fond. 

Avec des cadres plus légers, plus tolérants et des cordages qui accentuent les rotations de balle, la contre-attaque est aujourd’hui plus piquante et le chip and charge perd toute efficacité. Les attaques coupées sont trop lentes, rebondissent trop haut et ce qui était autrefois un poison est devenu un cadeau pour le défenseur qui a tout le loisir de punir l’impudent.

Roger Federer,  encore lui, a revisité cet enchaînement pour prolonger son existence. Le joueur suisse, à l’instar des grands chefs cuisiniers qui revisitent les plats traditionnels, revisite quelques canons du tennis classique. Pour son chip and charge façon helvète, il joue sur trois leviers. Il joue sur le contraste, tout d’abord, en l’amenant derrière des retours violents et liftés. Il utilise ensuite les variations de profondeurs, en jouant régulièrement court  et en obligeant son adversaire à avancer vers la balle. Enfin, il occupe régulièrement, une position outrancièrement avancée dans le court pour retourner et priver son adversaire d’un temps précieux.

D’une manière générale, le jeu au filet est de moins en moins pratiqué en simple. Les joueurs montent moins et en conséquence volleyent moins. Certaines volées deviennent de plus en plus rares. C’est le cas du smash de revers, de la demi-volée ou de la volée amortie.

Roger Federer, Wimbledon 2016 / © Ray giubilo

Le revers coupé est devenu trop lent 

Jusque dans les années 80, il était possible de tout faire avec un revers coupé. Au début de l’ère professionnelle de 1968, l’Australien Ken Rosewall avait porté ce revers multitâches, jusqu’à une sorte de perfection. Le petit maître de Sydney ne liftait jamais son revers à une main et donc défendait, jouait l’échange, attaquait, accélérait et même passait avec un revers coupé. 

Cette « perfection » technique ne sera, sans doute, plus jamais égalée pour une raison simple : les raquettes actuelle sont trop légères. Le poids des raquettes en bois généraient une inertie et un transfert d’énergie qui permettait des coupés rapides avec peu d’effet et un rebond fusant. Largement suffisant pour s’imposer en Grand Chelem (Rosewall en a gagné 8).

Steffi  Graf est la dernière grande championne à avoir joué l’échange de fond de court avec un revers majoritairement coupé. Il faut tout de même admettre que son formidable jeu de jambe lui permettait de jouer un maximum de coup droit, qui était son meilleur coup. Son revers coupé lui servait de coup préparatoire à ses attaques en coup droit. Après Graf, la cadence a nettement augmenté avec des coups majoritairement frappé des deux côtés. L’effet coupé ne tient plus la route.

Si le passing en revers coupé a rapidement disparu du circuit pro, que le revers coupé d’attente a été progressivement substitué dans l’échange par le revers lifté/frappé. Le revers coupé d’attaque a perduré quelques années et avec lui ce particularisme du jeu de jambe qu’on appelait le pas de tango. 

Ce pas de tango était associé au revers coupé d’attaque. Il permettait, par un passage du pied arrière derrière la jambe d’appuis juste avant la frappe,  de jouer vers l’avant en gardant les épaules de profil. Des joueurs offensifs et habiles au filet comme Yannick Noah ou Henri Leconte l’ont utilisé jusqu’à la fin des années 80. Le pas de tango n’est plus qu’un lointain souvenir chez les pros, un mouvement purement artistique. Pour Antoine Benneteau, co-auteur du  Dictionnaire amoureux du tennis, ce mouvement constitue une madeleine de Proust. Quand il lui arrive de le jouer, une multitude de sensations lui reviennent en tête. 

Aujourd’hui la principale utilité du revers coupé chez les pros est défensive. Quand un joueur coupe la balle, il réduit considérablement ses chances de remporter le point. La deuxième utilisation du revers coupé chez les champions est de pouvoir jouer l’amortie qui reste toujours aussi efficace.

Le coup droit conjugue vitesse et sécurité 

Depuis que les mesures de rotation de la balle de tennis affolent les compteurs, on a oublié que dans le tennis d’avant, le plus sûr moyen d’envoyer un coup droit rapide était de le frapper sans effets, à plat. J’ai toujours été fasciné par le bruit sec de ce type de frappe directe, joué généralement derrière un coup lifté. Ce coup, s’il était souvent définitif, ne pardonnait, en revanche, aucune approximation. Ce défaut a précipité sa perte, vu qu’aujourd’hui, les joueurs parviennent à frapper des balles à la fois très rapides et très liftées. 

Le dernier joueur dont je me rappelle avoir vu frapper des coups droits à plat est Robin Söderling. D’ailleurs cela agaçait beaucoup Magnus Norman, son  coach de l’époque, qui se plaignait, avec humour, de pouvoir trop souvent parvenir à lire la marque de la balle de tennis que frappait Robin en coup droit.

Le coup droit coupé d’attaque a disparu bien avant. Ce coup droit coupé avait la même utilité que son homologue en revers sauf qu’il était moins efficace. Dans la même position, un coup droit légèrement lifté et joué dans la foulée était bien plus pertinent.

Le dernier adepte régulier du coup droit coupé chez les pros masculins était Fabrice Santoro, qui le jouait à deux mains. Ne possédant pas de coup droit réellement percutant, Fabrice avait fait le pari dans sa deuxième partie de carrière de privilégier la prise de balle hyper-précoce en gardant, quoi qu’il arrive, sa prise de revers à deux mains. Cette disposition particulière le contraignait à jouer, presque toujours, des coups droits coupés. On peut considérer ce pari comme gagnant vu que Fabrice avec ce coup droit démodé a gagné 6 tournois du circuit ATP.             

Le coup droit d’approche dit « dans la foulée » existe théoriquement toujours mais on ne le voit plus guère chez les pros. L’efficacité de ce coup droit, à plat ou légèrement lifté, était basée sur une prise de balle précoce associée à un gain de temps dans la montée au filet. 

Il souffre d’un déficit de puissance et de précision par rapport au coup droit frappé avec un fort ancrage au sol. Aujourd’hui, le concept de coup d’approche est un peu dépassé, les joueurs s’arrangent pour marquer les points au filet avant même d’avoir à volleyer.  Le dernier joueur dont je me rappelle avoir vu frapper très régulièrement des coups droits d’approche en match était Ivanišević    

Défendre en cadence

Je ne pouvais pas terminer ce catalogue de coup disparus, sans rendre un hommage aux grands défenseurs et à une de leur arme favorite, la moon-ball (balle lunaire). Dernière cette appellation poétique se cache une balle haute et molle avec un lift très modéré. Le différentiel de vitesse ainsi créé pouvait entrainer, chez l’adversaire, des difficultés dans le centrage de balle et le transfert d’énergie vers l’avant. 

Quand l’adversaire jouait trop fort et trop vite, le joueur frappait une série de moon-balls pour casser le rythme adverse. La cadence du jeu pouvait s’en trouver fortement ralentie.

J’ai eu la chance d’être un témoin privilégié du tennis professionnel féminin de la fin des années 90 et à cette époque, il y avait encore des joueuses qui  basaient l’essentiel de leur jeu sur cette stratégie. Je me rappelle d’une joueuse Israélienne, Anna Smashnova, dont la fulgurance du nom contrastait avec la faible vitesse de ses coups naviguant très largement au-dessus du filet.

Pour moi, c’est une jeune joueuse américaine qui a brutalement sifflé (vers  1998-1999) la fin de la récréation. En effet, Serena Williams a trouvé une solution toute simple à cette problématique en smashant, avec brio, toute balle qui naviguait à proximité de ses puissantes épaules. Les autres joueuses ont fini par l’imiter et ce fut la fin des moon-balls

Serena Williams, US Open 2013 / © Art Seitz

Les amateurs font de la résistance

Si tous les coups, séquences et stratégies que je vous ai décrits dans cet article sont dépassés dans le contexte hyper-relevé du tennis professionnel, ce n’est absolument pas le cas dans le tennis amateur.   

La vitesse moins élevée des services, des retours, des échanges, des déplacements, autorisent  une plus grande liberté d’action. En club, le jeu d’attaque approximatif est moins brutalement sanctionné, les balles molles largement plus jouées, les balles coupées plus présentes et le lift plus léger.

Les joueurs et joueuses de club peuvent donc encore largement profiter de ces coups disparus du tennis professionnels y compris en compétition. Service-volée, chip and charge, revers coupé d’attaque, coup droit dans la foulée et autres moon-balls seront encore de la partie pour notre plus grand plaisir.