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La chèvre

Rafael Nadal et Roger Federer sur le nouveau site du Masters 1000 d'Indian Wells en 2013, © Ray Giubilo

Il partait avec bien des handicaps. Le marcel vert sur aisselles rasées de bellâtre un peu beauf, les “Vamos !” infernaux que mes adversaires en tournois se sont mis à singer, ce coup droit de cheat code qui mettait la pagaille dans les revers à une main dont on ne m’ôtera pas de l’idée qu’ils sont la plus belle chose que la terre nous a jamais offerte avec les frites cuites dans la graisse d’oie. Au mitan des années 2000, j’avais mon bac en poche et je croyais tout savoir. Dans mon bagage, une certitude : Nadal, ce n’était pas du tennis, tout au plus un coup droit de petit malin qui s’apparentait à de la triche, beaucoup de muscu et de prot’s, peut-être même un peu de dopage, en bref une gloire épisodique plus proche de la téléréalité que des anthologies de tennis. Le loft sur le Chatrier.

Tout ça, je le reconstruis intellectuellement aujourd’hui. À l’époque, c’était viscéral. Pourquoi trouve-t-on un livre bien écrit, un film beau, un tableau “croûtesque” ? On peut en disserter des heures dans des salles surchauffées avec des profs à collier de barbe, disséquer et expliciter, ça reste toujours du ressenti, une comparaison implicite de l’œuvre qu’on est en train de voir avec la somme de toutes les œuvres qu’on a déjà vues dans sa vie. Et là, il n’y avait pas photo. Certes, je détestais Sampras pour son aura robotique et lui préférais Agassi depuis qu’il avait quitté la perruque ; certes j’avais soutenu Philippoussis contre Safin en finale de Bercy puis contre Federer à Wimbledon (il faut bien que jeunesse se passe) ; mais mes vrais attachements allaient à Haas et à Graf, à Hrbaty et à Henin, à Mauresmo et à Kuerten. Une certaine idée de l’élégance à laquelle Nadal ne correspondait pas, ne correspondrait jamais. Ça n’irait pas en s’arrangeant.

Je suis un federien tardif. Entendons-nous : je ne fais pas partie de la cohorte des résistants de 46-2017. Disons plutôt de 42-2008. J’ai mis plus de temps que d’autres à comprendre que Federer incarnait tout ce que j’aimais dans le tennis. De la variation, du physique, une intelligence tactique et surtout, surtout, surtout le triomphe du jeu qui s’impose sans appuyer sur les faiblesses de l’adversaire. Federer joue au tennis comme il entend se faire plaisir. Il ne bombarde pas un côté en espérant provoquer des fautes, il ne chope pas pour gêner l’autre mais parce qu’il sent qu’il faut choper. En 2008 l’épiphanie : je suis peut-être un peu long à la comprenette, mais il aura fallu que Nadal règne pour révéler, en négatif, tout ce que j’aimais chez Federer.

Roger Federer, Wimbledon 2016, © Ray Giubilo

La haine que je vouais à Nadal se cristallisait dans un double constat : Nadal battait Federer systématiquement et il ne le battait pas à la loyale. Il se contentait, point après point, match après match, de pilonner son revers de lift pour l’empêcher de jouer. Il aurait tout aussi bien pu lui crever un œil ou lui tirer dans le genou. Pire : Nadal ne réservait pas ce traitement de faveur à Federer. Il ne jouait jamais que comme ça, contre tout le monde, tout le temps. Lèse-majesté, fin du tennis, j’éteins l’écran. Bon rallumons quand même, on ne sait jamais.

J’entendais les commentateurs vanter les progrès de Nadal. Son travail, son humilité. L’amélioration de sa volée, la consolidation de son revers. Ses changements techniques au service. Ouais, ouais, que je me disais, ouais, ouais : y’a un truc qui ne change jamais en revanche, c’est ce putain de coup droit lifté qui fait du mal à mon Roger. On en parle, de ça ? On en parle ? Ou on continue de pérorer sur des pseudos progrès ?

Avec mon ami Paul, nadalien devant l’éternel, nous ne nous engueulons que pour des questions de travail. Ça monte vite et ça redescend aussitôt. Un soir, dans un café, on a parlé de Nadal et de Federer. J’évoquais dans des termes un peu plus avinés ces mêmes réticences dont je vous ai fait part. Et de me voir renvoyé à la tronche la faiblesse du revers de Federer. Avec mon ami Paul, nadalien devant l’éternel, nous nous sommes engueulés comme jamais. Des mots ont été prononcés que je ne réserverais pas même à la maman de Djokovic. Mais en voyant des gens qu’on aime apprécier ce que l’on déteste, on s’interroge.

Et alors il y eut les tocs. Je suis long à la comprenette, je me répète, mais j’ai mis du temps à les voir. Le slibard à replacer, les mèches de cheveux dans le bandeau, se toucher le nez, se toucher le cul, se toucher le nez, faire rebondir, replacer les trois bouteilles d’eau. C’est agaçant, pas vrai ? J’étais troublé. Par atavisme, empathie ou narcissisme, j’aime reconnaître chez les autres des signes de mal-être. Quand un acteur se fait choper avec 4 grammes d’alcool dans le sang, j’ai moins envie de l’humilier que de comprendre ce qui ne va pas. Les tocs rendaient Nadal humain. Comment un type multimillionnaire, condamné au succès grâce à une arme secrète plus indigne que la bombe H, devant qui les filles se pâmaient, comment un type comme ça pouvait-il être perclus de tocs ? Un premier bug dans le schéma. Et comme je regardais les tocs, j’ai commencé à regarder Nadal. C’est vrai qu’il y avait des changements. Le revers était bien meilleur. Il volleyait pas mal, ce con. Duthu, Verdier et Jean-Paul Loth ne disaient pas n’importe quoi.

Rafael Nadal, Roland-Garros 2021, © Virginie Bouyer

Quand Gasquet faisait la connerie d’imiter le coup droit de Nadal avec le physique de Gasquet, Nadal, lui, densifiait son jeu avec le physique de Nadal. Un type capable de faire ça ne pouvait plus être un sale nul qui faisait rien que des coups droits. Certitudes ébranlées. Un peu de courage intellectuel, enfin, Thomas.

Vint le temps des blessures. Nadal était fini. Un abandon Porte d’Auteuil, une défaite contre Djokovic en finale sur terre battue, Nadal jouait court, Nadal n’avait plus rien. Finito pepito : tout le monde s’y accordait. Je connaissais le refrain, on me le chantonnait à chaque début de saison de Federer. C’est d’ailleurs la seule chose qui me retint de hurler avec les loups, trop content de voir le rival se fracasser le genou. Mais quelque chose sonnait faux dans cette fin précipitée. Quelque chose était incomplet. D’abord, niveau confrontations, je voulais voir Federer rétablir un semblant d’équilibre à la loyale. Et puis je rechignais à accepter le nouveau discours dominant selon lequel la rivalité des années 2010 opposerait Djokovic à Murray. J’aime bien Murray, mais je préfère le tennis.

L’adage selon lequel les ennemis de mes ennemis redorent leur cote d’amour a du sens. Sans l’irruption de Djokovic, j’en serais sans doute resté là. Je pourrais écrire un article entier autour de ma détestation de Djokovic sur et en dehors du terrain, en faire des tartines sur les vaccins, les pyramides serbes, les célébrations ridicules, Pepe Imaz, les records dont il parle tout le temps, son père, son revers surcoté, ses blessures imaginaires. Une phrase suffit, et puis on ne va pas faire comme si c’était une opinion originale, il suffit d’ouvrir un forum de tennis pour lire les mêmes choses écrites un peu plus vertement. En tout état de cause, pour se cantonner au terrain, je retrouvais chez Djokovic tout ce que j’abhorrais chez Nadal : le cheat code. Un type élastique qui peut tout ramener et voilà les matchs de tennis fusionnés avec l’entraînement au mur. Un doux parfum d’ennui. Nadal était peut-être un tricheur avec son coup droit, mais il avait bossé ; et puis son code de triche n’avait plus rien à voir avec celui du Serbe. La grippe et le choléra : allez la grippe !

En cinq ou six ans, j’étais passé du rêve d’un Nadal mort sous bâches à des “Vamos Rafa” en finale de Roland. Oublié Federer, oubliés les records. Nadal était devenu l’arme anti-Djokovic.

Et là il y eut les cheveux.

Rafael Nadal, Open d'Australie 2021, © Ray Giubilo

Oui, vous avez bien lu : les cheveux. Voir la statue les perdre, ça m’a fait quelque chose. Les conférences de presse avec vue sur le crâne, le malaise. Un sentiment bizarre, comme lorsque l’on recroise le caïd du collège à la caisse du McDo. On se sent sale de se réjouir. On prêtait à quelqu’un des pouvoirs magiques, et voilà qu’il perd ses cheveux. Viens là, p’tit père, je le pensais pas tout ce que j’ai dit sur toi.

Les tocs, les cheveux. Nadal était humain. Nadal avait 30 ans. Nadal était comme moi. Quand vint 2017, cette finale indécise dans laquelle Federer, réveillé, ne craignait plus le lasso, tout bascula. Cinq sets joués sans cheat code. Cinq sets quand même. Une issue favorable pour Federer et moi, mais un nouveau statut pour l’ancien ennemi.

Et si la question du GOAT ne se posait plus, non parce qu’elle avait été tranchée sportivement par les chiffres, mais parce qu’elle était mal posée ? Et si Nadal et Federer, par leur rivalité, leurs styles de jeu aux antipodes, leurs cinq ans d’écart et leur vraie-fausse amitié, incarnaient la chèvre à deux têtes ? Quand on cherche le GOAT, c’est un dieu que l’on cherche. Dans la plupart des mythologies, les dieux ont des têtes bizarres.

Avec mon ami Paul, nous ne nous engueulons plus. Lui s’est fédérisé, je me suis nadalisé. Une part de moi aurait aimé que l’on en reste à 20 titres de part et d’autre de l’échiquier avec une fin en 2020. 20, 20, 2020. 40 titres pour le GOAT. Propre et rond. Djokovic pourrait toujours aller chercher 30 titres, il ne saurait abattre pareil symbole.

Malheureusement, les chiffres ont le désagrément de ne pas émouvoir. Cette année, à Paris, je serai pour Nadal. Comme l’année passée, comme celle d’avant. Je serai pour Nadal et tant pis s’il dépasse Federer. Je serai pour Nadal et tant pis si sa domination monstrueuse à Roland-Garros aura privé deux générations de joueurs d’une chance de titre. Je serai pour Nadal et tant pis pour le lasso, pour le slip, les “vamos”, pour Tsitsi que j’aime tant, tant pis pour le suspens et puis tant pis pour moi si je suis seul à voir qu’en étant pour Nadal je suis pour Federer.