Sparring-partner
Par Thomas Gayet
CHAPITRE IX – Un petit coin bien arbitré
Chapitre I – Roland
Chapitre II – On achève bien les buffles
Chapitre III – Tragédie racinienne
Chapitre IV – Claudio se prend pour Chang face à Lendl
Chapitre V – Les Petits As
Chapitre VI – Midinette
Chapitre VII – Claudio monte un peu court et se fait passer
Chapitre VIII – L’âme russe
« Même modus operandi, un alibi qui ne tient pas, un mobile évident avec cette affaire de dopage, une récidive : un CV comme on n’en fait plus. Aujourd’hui, les meurtriers sont si minables ; des comptables, des assureurs, des petites gens aux petites idées sournoises ; ça, c’est du beau spectacle, une superproduction, bête à mourir. C’est magnifique. Nous avons notre coupable, Loisel ! Réjouissez-vous ! »
Je reprenais conscience, un médecin occupé à me suturer le crâne et, la douleur externe ne me suffisant pas, je devais qui plus est écouter les discours sémillants de Racine.
– Iejov est en prison. W.O. forfait, disqualifié, Iejov. Le Président russe donne dans la menace, il est question d’extradition. Que nenni ! Foi de Racine : j’aime garder mes trophées chez moi. En tous les cas, Ridgestone, son heureux adversaire est ravi. Je ne le connaissais pas, mais il est sympathique. A la télévision, bien sûr, il a fait bonne figure. Mais en privé, c’est différent. Surtout avec son chèque qui vient de doubler tout d’un coup. Charmant. Pour un Anglais. Ah ! Je me prends à aimer le tennis, Loisel, il faudra me donner des cours. Ce sera vous, et non pas votre ami Claudio. J’ai dû l’arrêter pour faux témoignage. Nous avons vérifié et son histoire de rendez-vous secret ne tient pas la distance. Lui non plus ne la tient pas. Il a craqué : je suis au courant de tout. Même de vos petits paris… Mais rassurez-vous, je ne dirai rien. Chacun met du beurre dans ses épinards comme il le peut ! Voyez-vous, moi je préfère la margarine.
– Alors, ça vous suffit ? Iejov est coupable et tout va pour le mieux ?
– Reprenons : voilà l’histoire. Belluci apprend que Iejov est une amphétamine humaine. Son oncle approche l’entraîneur de Iejov et menace de tout révéler. La Russie réplique. Les menaces fusent. Belluci se tourne vers les instances de l’ATP. Mais là-haut, on botte en touche. Belluci est dégoûté. Il s’imagine que Stern est au courant et l’insulte. Puis il décide de quitter le tournoi espérant que ses révélations, en dehors du jeu habituel de la compétition, obtiendront l’écoute qu’elles méritent. Iejov prend peur. Il propose à Belluci de négocier, le tue, lui injecte des produits stupéfiants pour détourner les soupçons de dopage sur le mort, organise la petite scène que l’on connait et raconte tout à Butler, en qui il a confiance.
– Butler ? (Aouch ! Combien de points de suture, encore ?)
– Plus que cinquante.
– Depuis sa défaite, Butler est introuvable. On le dit à Ibiza… Difficile d’y voir clair. Mais attendez, que je ne perde pas le fil. Butler, donc. Pas fou, Butler s’arrange pour quitter la scène avant qu’il ne soit trop tard. Il simule une blessure et perd un match imperdable. Iejov est au courant du stratagème et décide de parier sur Gambill – encore une erreur stupide. Mais avant de partir, Butler prépare une farce à Iejov. Il rencontre Johnson et lui propose de l’aider à se venger de son ancien patron. Le directeur de l’hôtel reconnaît l’avoir vu dans le hall. Butler récupère l’ordinateur personnel de Iejov et le remet à Johnson ! On a analysé le disque dur : vous verriez le nombre d’ordonnances et de prête-noms, on doit approcher de la consommation médicamenteuse annuelle d’un pays d’Afrique subsaharienne. Johnson, qui veut obtenir le maximum d’argent de Iejov, lui donne rendez-vous pour négocier. Iejov perd ses nerfs et assassine le pauvre gars. Puis il panique. Il comprend que ce meurtre nous ramènera irrémédiablement vers lui. Il décide alors d’accumuler les preuves à charge pour faire croire à une machination. A son idée – à la mienne aussi – le dopage vaut mieux que le double meurtre. A vrai dire, je ne crois pas Iejov capable d’avoir des idées. Je pense qu’il s’agit plutôt là d’une initiative de son entraîneur. Donc, la scène de crime est volontairement mal maquillée, et les deux poussent le vice jusqu’à laisser cette note laconique rédigé en anglais très approximatif. Tout accuse Iejov : il sera fatalement mis hors de cause. Son anglais n’est pas aussi catastrophique que ne le laissait présager le mot : c’est ça qui m’a mis sur la voie. Votre copain a bien failli nous mettre baba avec son faux témoignage. Heureusement que Iejov a fini par vous tabasser.
– Heureusement, oui. C’est vraiment le mot. Combien de points encore ?
– Quarante-cinq.
– Et Butler ?
– C’est un joueur. Il aime manipuler les autres. Il refera surface un jour ou l’autre et nous l’interrogerons. Mais je crois qu’il est bien trop malin pour revenir jamais ici. L’éternel blessé du mois de mai, vous voyez. La guigne, la scoumoune, la déveine, la viscosité ! On le verra à Wimbledon ou à l’US Open. En Australie. Des tournois loin, très loin de ma juridiction. A dire vrai, il n’est de toute façon pas même complice à proprement parler.
– L’arme du crime ? La raquette, je veux dire ?
– C’est le point noir. Iejov a dû s’en débarrasser et nous ne la retrouverons jamais.
Encore une fois, je gardais le silence sur ce point précis. Mais je ne cachais pas tout.
– Outre mon propre sort, il y a un point qui me chagrine dans cette histoire.
– Quoi donc ?
– L’arbitre. J’ai surpris, hier, une conversation étrange, mettant aux prises l’arbitre de la rencontre durant laquelle le cadavre de Belluci a été retrouvé ainsi qu’un interlocuteur inconnu. Ils ne parlaient pas Français, mais je crois qu’ils évoquaient le meurtre. Il était question d’un problème qui concernait l’arbitre au premier chef.
– Vous en parliez en délirant. Que disaient-ils ?
– J’ai la conversation. Elle est enregistrée sur mon téléphone. Mais je n’ai plus de batterie.
– Nous allons vous regonfler tout cela à bloc, et je suis sûr que toute cette histoire prendra du sens. Infirmière ?
– Je suis médecin.
– Pardon monsieur. Vous pourrez nous trouver un chargeur pour le portable de M. Loisel ?
– Sans faute, dès que j’aurai fini de lui recoudre la tête.
Ma vie durant, j’avais été ce « lui » pourtant présent dans la pièce.
– J’ai dormi longtemps ?
– Suffisamment pour rater toutes vos visites. Je ne vous croyais pas si bien entouré, Loisel, si bankable, si tendance, comme disent les jeunes. Si l’on excepte votre ami Claudio, retenu en prison par une sombre histoire de témoignage bidonné, ils sont tous venus vous voir : le directeur du tournoi, Michel Le Bas, Ambrozs Cerny, Adam Stern, les gens de France Télévision (je ne savais pas que vous aviez gagné les Petits As, dîtes donc ! Chapeau !), Laurent Rosol, qui joue en début d’après-midi mais a tout de même tenu à s’afficher avec vous, et bien entendu nous eûmes le plaisir de recevoir votre bonne amie laquelle, semble-t-il, a décidé de réintégrer une existence normale. Enfin, elle n’est pas restée longtemps. La vue du sang, sans doute. Vos « colocataires » – c’est comme cela qu’on dit ? – ont été prévenus, mais ils semblent avoir été retenus par une affaire annexe.
– Autant, malgré mes réserves je veux bien (Aouch !), vous suivre pour l’histoire de Iejov ; autant je ne crois pas une seconde que Marion ait jamais vécu une existence normale.
– Eh bien, il me reste à vous saluer, Loisel. Nous nous reverrons bientôt. Je compte sur votre témoignage dès que vous serez à nouveau sur pieds.
– Moi aussi, j’ai fini. Je vous laisse. Vous avez le câble et la télécommande est là.
Voilà comment on se retrouve seul tout à coup. Des ferveurs de l’enquête, des matchs de légende, des clameurs de la foule, de l’appétit des joueurs, on passe soudain aux léthargies anxiolytiques, à la vue dégagée sur parc, aux râles dans le couloir, à l’appétit contrit par la bouffe d’hôpital. Le choc. J’allumais une chaîne d’information sportive pour connaître les résultats de la journée passée. Rosol en scène. « Allez Rosol ! » cela me faisait toujours autant rire. Un petit infirmier se présenta muni d’un chargeur adapté qui replaça mes petits oreillers et brancha mon petit portable. Je me laissai bercer par les images choisies des huitièmes de finale. Des tous petits matchs. Rosol ne jouait pas bien, son adversaire non plus ; quant à l’Uruguayen, à l’Argentin, au Coréen et à l’Américain qui devaient se faire face aléatoirement sur les trois courts dédiés, ils paraissaient se partager à quatre une inventivité moyenne. Résultats, pour les quarts : Gambill contre l’Américain, Stern face à l’Argentine, Mankelevic contre Ridgerstone et Rosol pour affronter Cerny. Sur les chaînes nationales, on diffusait le match de Gambill. Je décrochai, cherchant à faire le lien entre les évènements. Mais ma tête était trop molle, encore, pour fonctionner à plein régime. Changeant de chaîne, je tombais sur la rediffusion de la finale de l’an passé. Parfois, il vaut mieux revoir un film qu’on a aimé plutôt que de s’en gâcher d’autres à force d’aprioris.
Ce premier set de Stern ! Une maîtrise absolue. Un sens tactique magistral : peut-être le meilleur set de sa carrière pourtant riche en exploits. Passings en bout de course, lobs blanchissant la ligne, feintes d’amortis, balles fusantes glissées le long du couloir, un service imparable sur les points importants ; et puis la débandade, et puis tout se dérègle. L’explosion. Et ce regard perdu, ces yeux vagues, comme une acceptation de ce qui allait suivre. Public mutique : on achève bien les chevaux. Pour lui aussi, la solitude, d’un coup, captée au fil des plans par le réalisateur, s’attardant sur ses gestes dégingandés, sur cette combativité qui s’enclenche contre soi. Le rythme ne prend plus et l’image semble s’inscrire dans une autre temporalité, plus cotonneuse, un ralenti. On devine, presque tangible, la progression de l’aura, d’un côté à l’autre du court ; Belluci exulte, s’approprie tout l’influx, s’approprie tout le court, d’ailleurs on ne voit plus que lui. Au quatrième set, on ne sait plus si Paolo Belluci joue au tennis ou à la paume : il vient en tous les cas d’abattre le mur. Poignée de main franche, Stern retrouve de sa superbe, applaudit, félicite. L’arbitre aussi est distingué par un trophée assez triste.
Le speaker hurle. « Félicitations à l’arbitre de la rencontre, Monsieur Basil Van der Bersket ! »
On s’embrouille, on se débrouille. Mon téléphone, vite !
Racine : répondeur.
Marion : répondeur.
Claudio : Vous avez demandé la police ?
Racine : répondeur. Je rappelle. Il m’appelle en même temps, je rate son appel, nous nous appelons à nouveau simultanément, j’attends qu’il me rappelle et il en fait de même, cinq minutes passent, je l’appelle, il décroche.
– C’est un véritable roman initiatique pour vous avoir, Loisel. Que voulez-vous ?
– Vous pourriez passer me voir ?
– Ah non. Là, je remplis la paperasse. Enfin je supervise le stagiaire qui s’en occupe. La justice n’attend pas, vous savez !
– C’est important.
– Encore vos histoires d’arbitrage ? Nous avons tout le temps de tirer ça au clair demain.
– Je crois qu’il faudrait…
– Reposez-vous Loisel, vous me semblez bien agité.
Il raccrocha. Marion n’avait-elle pas parlé d’un match bouleversant la hiérarchie mondiale ? Je me levai, rassemblai les affaires éparses qui, de mémoire, m’appartenaient, et quittai la clinique en catimini. Ma tête me tournait et je n’étais pas sûr de pouvoir supporter un trajet en métro. J’alpaguai un taxi pour le commissariat. Depuis la banquette arrière, je pris part à un trio d’idées fixes : je continuais à harceler Racine. Lui s’entêtait à filtrer mes appels. Le chauffeur de taxi s’évertuait à me faire la conversation. Mais son accent à couper au couteau rendait nos échanges plus âpres encore que ceux opposant Lendl à McEnroe. Le chauffeur se renfrogna. Poussé par un élan romantique, il choisit un CD et poussa le volume. Le moribond de Brel. Chanson de circonstance.
– Lui, c’est le plus grand chanteur de notre pays, monsieur. Du vôtre aussi, d’ailleurs.
En calcul mental, je n’ai jamais brillé. Ma tête suturée n’aidait pas. Il me fallut bien cinq minutes pour associer les mots ensemble.
– Vous êtes belge ? Flamand ?
– Vous savez, Flamand, Wallon, moi je dis : ça ne veut rien dire. Moi je suis belge et voilà tout. J’aime la Belgique, j’aime Bruxelles et j’aime Anvers, j’aime Liège et j’aime Namur. J’aime le français, qui est ma langue de cœur, et le flamand, qui est ma langue d’adoption. On est ce qu’on est, et j’aime les Belges. Le reste, c’est de la politique.
– Vous aimez beaucoup de choses. Vous pourriez vous arrêter là pour me rendre un service ?
– Si je peux être utile…
Il alluma ses warnings et se gara sur un coin de rue. Je sortis mon téléphone et recherchai l’enregistrement dérobé à Van der Bersket.
Il s’agirait de me traduire. Vous allez voir. C’est très court et l’on entend mal.
– C’est du Flamand ?
J’envoyai la bande. Mais son contenu me semblait changé ; non, pas changé d’ailleurs : tronqué. Ni mention de Iejov ni évocation du problème. Ah ! Etais-je bête ? J’avais scindé, je m’en souvenais maintenant, l’enregistrement en deux. Je repris mon inspection virtuelle.
La première partie avait disparu.
– Attendez, attendez…
Rien à faire : disparue.
– En tous les cas, là, si ça vous intéresse vraiment, votre homme, il dit à peu près cela : que la fille lui a posé des questions insistantes, qu’il a peur de la prison et qu’il ne veut pas y aller, qu’il voulait simplement rendre service. Et alors, l’autre homme, on entend des bribes, celui qui a une voix plus aigüe, lui dit qu’il ne risque rien que la fille n’est pas un problème insurmontable, il dit. Et l’autre ajoute qu’il ne veut pas qu’on lui retire sa licence.
Je demeurai pensif un petit moment, puis repris mes esprits et remerciai le chauffeur. Tout compte fait, je descendrais ici. Comment avais-je pu perdre la première partie ? Ou plutôt : qui s’était chargé de l’effacer ? Et quand ? Et pourquoi ? Les informations de la bande n’étaient pas dénuées d’intérêt, mais en dehors de toute mention de Iejov ou des autres, elles ne constituaient pas une preuve.
Autre chose me chagrinait. L’homme de la bande se trompait, évidemment, en disant que la fille n’était pas un problème. La fille était un problème insurmontable. En recoupant la conversation et le contenu de la note, une seule conclusion s’imposait à mes yeux ; Marion courait un grand danger. J’avais perdu deux jours d’enquête et, désormais, sa survie reposait sur moi. Grand danger. Alerte générale, sirène de sous-marin. J’avais failli à ma mission de sparring. J’avais pris trop de temps pour moi.
J’avais besoin de réfléchir. De réfléchir vite et bien. Pour cela, j’avais besoin de calme. Impossible de rentrer chez moi : j’avais besoin de calme, vraiment. Depuis la place de la Concorde, je me mis à marcher droit vers Roland-Garros. La nuit tombait et les lumières, dansantes et jaunes, me frappaient la rétine comme des balles assassines.