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Carnet de balles

© Art Seitz

Objet de toutes nos attentions, pour ne pas dire de nos obsessions, la balle de tennis est le produit d’un formidable savoir-faire. À l’image de celui de Wilson, devenu l’an passé partenaire officiel de Roland-Garros. Un nouvel épisode marquant dans la saga de cette marque plus que centenaire.

 

« Une balle de tennis est le corps ultime. Parfaitement ronde. Répartition égale de la masse. Mais vide à l’intérieur, complètement vide. Sujette aux caprices, sensible à la force – que tu l’utilises bien ou mal. Elle reflètera ton propre caractère. Elle n’a pas de caractère en soi. C’est du pur potentiel. » L’écrivain américain David Foster Wallace, disparu en 2008, n’a jamais été avare d’emphase et de métaphores lorsqu’il écrivait sur le tennis, ou sur Roger Federer, l’un de ses sujets de prédilection. Considérer la balle comme un miroir de notre tempérament est une piste intéressante. L’image est assez belle, même. Notamment au tennis, où on se la renvoie et où s’installe une forme de discussion. À la colère d’une frappe lourde, répond la douceur d’une amortie. À un slice vicieux qui « s’enterre », réplique un lob qui caresse le ciel. 

Les hommes ne s’enverraient pas des balles avec ce drôle d’ustensile appelé raquette depuis la naissance du jeu de paume au XIIe siècle si cela n’était pas vecteur d’émotions. Ah, le bonheur ultime d’une frappe bien centrée et fluide ! Quelle joie d’avoir réussi à diriger cette capricieuse boule de feutre là où ne se trouve pas l’adversaire. Dès qu’il a compris combien cette pelote pourrait être une source de plaisir et d’affrontements, un sentiment qui trouve ses racines dans l’enfance, l’homme a pris soin de bichonner la balle de tennis. D’autant plus depuis qu’on a eu la bonne idée de marier le caoutchouc et le feutre, à la fin du XIXe siècle. La dorloter, à la fois dans sa conception et dans les moyens de la conserver. 

Une société américaine va alors jouer un rôle déterminant dans cette histoire, à partir de 1914. Son nom : Schwarzschild & Sulzberger. Son activité : l’emballage… alimentaire et plus particulièrement celui de la viande ! Mais très vite, elle se lance dans la diversification de produits provenant des abats d’animaux comme les boyaux. Ainsi l’entreprise rebaptisée Wilson en 1915, du nom de son nouveau patron Thomas E. Wilson, fabrique du cordage pour les raquettes de ce sport en pleine expansion, le tennis. Thomas Wilson accélère même la transformation de son entreprise en rachetant la Chicago Sporting Goods Company, embryon de ce qui va devenir une multinationale et une des marques les plus emblématiques de l’histoire du sport. Parallèlement, Wilson, en partenariat avec la Pennsylvania Rubber Company (l’ancêtre de Penn), commence à fabriquer des balles en 1926. Mais aussi, dès la fin des années 20, fort de sa maîtrise des emballages, les premiers tubes métalliques sous pression destinés à préserver la durée de conservation desdites balles. Le principe est simple : la pression d’air dans la boite est égale à la pression dans la balle elle-même. Tant que la canette est scellée, la vivacité de la balle demeure intacte. « C’est la plus grande évolution jamais connue dans l’histoire du tennis », annonce alors fièrement la marque au logo en W. 

Ces premières boites sont reconnaissables à la petite tache de soudure, sur le couvercle ou le fond, témoin de l’endroit où l’air sous pression a été injecté. On les ouvre en déroulant une fine bande de métal sur une clé, processus familier aux amateurs de sardines. Il est amusant de noter que cette technologie (allons-y pour les grands mots) sera freinée pendant la Seconde Guerre mondiale en raison de la pénurie d’acier, obligeant alors les fabricants, Wilson y compris, à ranger les balles dans des boites en carton ou des sacs en papier imperméables. Le métal reviendra en force dans les années 50, puis dans les années 70 avec l’ouverture de la boite grâce à une petite languette libérant l’air. Ce « pschitt ! », qui rappelle celui de l’ouverture d’une canette de soda, est devenu l’un des sons préférés des joueurs de tennis, signe que le bonheur de la première frappe n’est plus très loin. Wilson introduit ensuite la boite en plastique en 1984, le « Wilson Squeezable Pressure Pack », un tube transparent où les balles sont toujours sous pression évidemment, mais désormais visibles. Une innovation qui fera des émules.

Côté balles, Wilson a rapidement innové. Comme le rappelle Richard Hillway, spécialiste américain de l’histoire du tennis, la firme de Chicago avait même imaginé des balles pour jouer en altitude, où la résistance de l’air est moindre, permettant auxdites balles de « voyager » plus vite. Nous sommes alors en… 1956. « J’ai grandi en jouant au tennis à Greeley, Colorado, à 1 500 mètres d’altitude. Avec ces balles, dans lesquelles il y avait moins de pression et qui étaient plus lourdes, on en mettait plus dans le terrain », se souvient-il. Sur un marché de plus en plus concurrentiel, l’autre grande date dans l’histoire de Wilson est certainement 1978, lorsque la marque est choisie pour devenir la balle officielle de l’US Open. C’est une date clé, car le Grand Chelem américain quitte l’ambiance chic du West Side Tennis Club de Forest Hills et son Har-Tru (la terre battue grise) pour l’ambiance plus rock de Flushing Meadows et ses courts en dur (Decoturf).

Depuis cette date, le dernier grand rendez- vous de la saison et la firme de Chicago ne se sont plus quittés, un mariage qui a fait de Wilson la marque spécialiste des balles à destination des courts en dur. En 2006, les organisateurs de l’Open d’Australie choisissent également Wilson. C’est un succès. Lorsqu’on demande aux champions quelle marque ils préfèrent pour jouer sur dur, Wilson l’emporte haut la main, à 79 %, selon un sondage réalisé pendant les Internationaux d’Australie 2016. 

Cette image de marque très forte de balles pour courts en dur, un marché dont Wilson est le leader, n’a évidemment pas empêché la firme américaine d’entamer une diversification. Depuis 1984, balles indoor, gazon et terre battue sont venues grossir la production. Wilson devient même la balle officielle de plusieurs tournois sur terre battue en Amérique latine et un nouveau pas de géant est franchi en 2020, lorsque la marque s’associe au tournoi de Roland-Garros. Mais Wilson a déjà marqué de son empreinte le tournoi grâce à la longue liste des vainqueurs équipés en W, tels Tony Trabert, Chris Evert, Jim Courier, Justine Henin, Gaston Gaudio, Serena Williams, Simona Halep ou Roger Federer, le dernier en date chez les messieurs. 

La balle Wilson en majesté sur la terre battue de la porte d’Auteuil, c’est un sacré événement dans le microcosme du tennis. Une démarche qui témoigne d’une volonté de s’installer plus encore en Europe. « Wilson est très heureux de cette alliance avec la FFT, explique Hans-Martin Reh, directeur général de Wilson Racquet Sports. Notre passion et notre détermination à proposer la meilleure expérience sur les courts en terre battue fait écho à la mission de la FFT. C’est la raison pour laquelle cette association semble si naturelle. Nous sommes une marque innovante et guidée par le design, toujours en quête de nouvelles idées pour développer notre sport. »

La balle Roland-Garros est le fruit d’un long travail pour coller au plus près aux caractéristiques de celle utilisée précédemment. « D’un point de vue purement technique, les balles sont pratiquement identiques à celles de 2019. Le poids, le rebond et la taille sont très proches », selon Jason Collins, directeur mondial des produits sports de raquette chez Wilson. « Mais la FFT nous a donné carte blanche sur le développement produit, sans aucun prérequis et en ayant confiance en notre savoir-faire, ajoute Bertrand Blanc, directeur commercial mondial des sports de raquette chez Wilson. Nous avons soumis plusieurs échantillons, puis les joueurs et les joueuses ont rendu leur verdict. » Ces tests ont été réalisés par plusieurs pros français et étrangers, sur des balles sans marquage, afin que les joueurs ne soient pas troublés dans leurs ressentis. « La balle Roland-Garros est une vraie balle de terre battue, elle est vive et prend bien les effets, précise Bertrand Blanc. Elle répond bien sûr aux critères très stricts imposés par la Fédération internationale pour l’homologation des balles de compétition en matière de rebond et de diamètre. » 

Techniquement, rappelons que la plus grande différence entre des balles pour terre battue et des balles à destination de courts en dur réside dans la feutrine et le noyau. « L’humidité est naturellement présente dans l’argile qui constitue la terre battue. Nous avons donc développé une technologie de résistance à l’humidité qui réduit la quantité d’eau absorbée par la feutrine pendant le jeu, poursuit Bertrand Blanc. Comme les échanges sont généralement plus longs sur terre battue, il est important de conserver les caractéristiques de la balle le plus longtemps possible. Cette technologie réduit également l’accumulation de poussière et de saleté, ce qui permet à la balle de maintenir l’éclat de la feutrine jaune dans le temps. Le noyau est aussi essentiel. Avec des échanges plus longs, nous avons dû nous assurer que le produit résiste aux contacts répétés en développant un mélange spécifique. »

« Chaque fois qu’il y a un changement, les joueurs sont extrêmement sensibles et malheureusement, parfois, la perception prend le pas sur le bon sens. » Jason Collins évoque ici le fait que les Internationaux de France 2020, pandémie oblige, se sont déroulés à l’automne dans une humidité et un froid qui n’avait rien à voir avec les traditionnelles conditions de jeu au printemps. Une situation météo qui a logiquement un peu alourdi les balles lors de la première semaine du tournoi. Au bout du compte, Rafael Nadal a remporté son treizième titre en surclassant Novak Djokovic en finale ; et chez les dames, Iga Swiatek, avec son tennis joliment offensif, est devenue la première Polonaise à remporter un tournoi du Grand Chelem, à 19 ans seulement. Une belle conclusion pour cette grande première de Wilson à Roland-Garros. 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Avec Rodger,

fini la Suisse qui perd

« Toute ressemblance autre que physique entre les êtres de chair et leur avatar de papier serait indépendante de notre volonté. » C’est avec cet avertissement que s’ouvre le premier tome des aventures de Rodger, L’enfance de l’art, « un exemple parmi d’autres des délires que [Federer] provoque », selon ses auteurs du bout du Lac Léman, Herrmann et Vincent. Les deux compères délirent d’ailleurs tellement qu’un deuxième volume, Mirka & Rodger, s’apprête à faire son apparition (au début du mois de juin) sur les étagères des librairies helvétiques. Cette suite en appelle elle-même bien d’autres car aucune borne ne limite les imaginations conjuguées de Gérald Herrmann, dessinateur à la Tribune de Genève, et Vincent Di Silvestro, son collègue du Courrier. Car au-delà de la question terre à terre de son identité, qui « n’intéresse plus grand monde », « Federer est devenu un miroir de toutes nos aspirations ». Voilà qui est bien pratique pour les « bullographies » non-autorisées, semi-assumées et même auto-éditées (la faute à des maisons d’éditions timorées). Plongeons-nous donc dans le deuxième opus de la saga de ce brave et néanmoins fantasmagorique Rodger, qui nous emmène de ses débuts chez les pros à son premier sacre majeur en l’espace de 82 planches.

Rodger, futur père de la nation

On s’excuse d’ores et déjà auprès de la famille de Winston Churchill pour ce sous-titre pompeux. Dans les fameux délires de nos deux auteurs (et surtout dans ceux du scénariste Herrmann, d’après ce qu’on a cru comprendre), Rodger est né en successeur de Jésus, véritable dieu vivant, en l’an zéro après RF. Si le premier épisode se voulait plutôt mystique, le deuxième est résolument nationaliste en ce qui concerne la portée du phénomène Federer (même si la dimension divine n’est jamais très loin, la croix helvétique et son pendant religieux se mélangeant parfois allégrement). Exempté de service militaire, notre héros bâlois est sommé de venger la petite Suisse de ce qui est présenté comme autant d’humiliations à travers l’histoire, des défaites à la neutralité en passant par la modération et l’humilité. Son arme sera un outil qui semble davantage dans ses cordes qu’un fusil d’assaut, et ses munitions ne resteront pas à l’arsenal. 

On commence à comprendre pourquoi Rodger a troqué son aura divine pour un drapeau rouge à croix blanche, plus prosaïque lorsqu’on apprend que le Conseil fédéral suit tous ses faits et gestes depuis Berne. Figurez-vous que pour susciter l’adhésion et l’identification de ses concitoyens, la recette est assez compliquée – et quelque peu contradictoire au regard des idées de vengeance mentionnées plus haut : le futur champion se doit de ne pas devenir un héros qu’on vénère, car en Suisse on n’aime pas les têtes qui dépassent. En gros, ce qu’il faut, c’est « un type qui a le droit de se disputer, mais seulement sur un terrain, qui n’embête personne avec des idées et qui serre la main à l’adversaire après le match ». Un peu à l’image des sept ministres, tout sauf charismatiques, siégeant au Palais fédéral et dont on défie quiconque n’étant pas encore trentenaire ni en possession d’un passeport estampillé « CH » de relier les points entre leurs caricatures signées Vincent et leurs identités réelles. 

En parlant de caricatures, c’est l’occasion de vous dire que le trait volontairement forcé et exagérément simpliste utilisé pour dessiner les contours de Rodger devrait définitivement convaincre les avocats spécialisés en diffamation du vrai RF que toute ressemblance, même physique, entre notre homme au monosourcil et à la mâchoire quelque peu prognathe et leur client n’a définitivement rien de volontaire. Si elle brosse le portrait de son Rodger à grands traits, notre BD aussi décalée qu’une conférence de presse d’Ernests Gulbis ne peut malgré tout s’empêcher de verser dans la subtilité pour poser une vraie question de fond de temps à autre. Une rencontre improbable entre Jésus et deux membres de la police fédérale (quoi de plus normal, au fond) sur une route de campagne est le théâtre de cet échange savoureux : « — Ah bon, on peut être fier de quelqu’un à cause de son passeport ?! — Nous, on veut surtout que les gens soient fiers de leur passeport grâce à lui ! » Quelques pages auparavant, Mirka se pose, elle, des questions existentielles sur son début de relation avec le plus célèbre des sportifs individualistes rhénans et laisse échapper un « l’égoïsme partagé, ça fonctionne mieux en économie qu’en amour » fort bien senti. On vous laisse méditer là-dessus.

 

Rodger perd beaucoup et souvent

Même si le récit touche au fantasme le plus pur et ne s’en cache pas, ses auteurs n’ont pas oublié de l’ancrer dans la réalité des symboles les plus forts de la carrière de Roger Federer (le vrai). Aussi fou que cela puisse paraître 23 ans et 20 titres du Grand Chelem plus tard, au début ce sont surtout des déconvenues cinglantes. Avant que Rodger ne devienne peRFect, de 1998 à 2003, euh pardon, de l’an 17 à l’an 22 après RF, Lucas Arnold Ker, Marc Rosset, Andre Agassi et Lleyton Hewitt se chargent de son initiation aux défaites mortifiantes et autres vices divers et variés qui guettent le sportif d’élite mal entouré. On remarque dans la foulée d’une énième débandade que le super-héros dont la tête ne dépasse donc pas (mais le nez si) « ne transpire pas du tout… sauf des yeux ! », seule faiblesse physique notable de notre protagoniste à ce stade. Le Rodger de l’an 2000 (19 après RF, merci de suivre) finira même sur un divan de psy pour tenter d’expliquer toutes ces déconfitures face à plus faible que lui. Une explication qui passera par l’ego, d’où la transition toute trouvée vers la psychanalyse.

Rodger tue le père 

Ça tombe bien, Sigmund Freud étant somme toute un voisin autrichien de Rodger et un pote de notre Carl Jung national, on passe à Œdipe sans complexe. Et ça commence fort ! Jésus est le premier à succomber sous les roues de la voiture de l’élève-conducteur Rodger qui, rongé par la culpabilité, décide de créer une fondation et de dédier sa victoire au tournoi de Milan 2001 (oui, oui, on a compris, l’an 20 après RF) au Seigneur lors d’une visite au Dôme. On notera que l’infortuné Julien Boutter, qualifié de « second couteau » par Dieu lui-même, n’est même pas nommé dans l’histoire. C’est ensuite au tour de Pete Sampras de se prendre un râteau magistral dès les huitièmes de finale dans son jardin de Wimbledon, un an avant que le formidable George Bastl ne l’achève définitivement sur le célébrissime « cimetière des champions ». Rodger l’a d’ailleurs tellement oblitéré de la grande Histoire du Jeu que le nom du Californien n’apparaît même plus sur le trophée que son successeur soulève à la fin du livre.

 

Mirka et Rodger font la paire

Comme Rodger est tour à tour Dieu, icône nationale, Zorro (son nom, il le signe à la pointe de la raquette, d’un RF qui veut dire… enfin vous connaissez la suite), roi et parfois tout cela à la fois, il lui faut une caution humaine. Et cette caution s’appelle Mirka, l’épouse qui cultive des défauts pour deux, en l’absence manifeste de ces derniers chez Federer. Mais pas seulement, comme on le verra par la suite. Toute la complexité des multiples facettes de la personnalité de celle qui représentera le yin complétant le yang permanent de son no 1 mondial d’époux durant toute sa carrière est d’ailleurs capturée par la bande dessinée d’Herrmann et Vincent.

Tout commence par une première rencontre fictive des tourtereaux à Dubaï, raccourci vers ce qui deviendra leur résidence pas si secondaire que ça au fil des années, deux ans avant des Jeux de Sydney apparemment aussi torrides qu’une apparition de Bernard Tomic sur le compte OnlyFans de Vanessa Sierra. La première impression aussi douteuse que réductrice proposée au lecteur en ce qui concerne l’ancienne 76e mondiale, apparemment accaparée par un besoin irrépressible de profiter de l’aura des puissants, ne dure toutefois pas. En effet, si Rodger s’apprête bien à tuer le père à maintes reprises, il semble également avoir besoin qu’on le materne quelque peu. Après avoir enterré sa propre carrière, Mirka devient donc sa nouvelle maman doublée d’une amante (on vous a déjà parlé d’Œdipe, non ?) aux multiples casquettes de préparatrice physique, mentale et intellectuelle, usant d’une arme fatale : pas de sexe après une défaite. Comme le Conseil fédéral lui-même le souligne, Mirka et Rodger possèdent surtout l’ingrédient no 1 pour réussir dans le sport helvétique : ne pas être 100 % suisse. Comme le dit Adolf Ogi, président de la Confédération à ce moment-là, en réponse à son collègue Moritz Leuenberger qui lui demande s’il a déjà vu des sportifs complètement suisses : « Oui, j’en connais, mais leur nom ne vous dirait rien. » Et pour cause. En tant que membre du lobby tchéco-slovaco-hongrois (Hlasek, Hingis, Bacsinszky, Wawrinka, Bencic) qui domine le tennis suisse depuis le milieu des années 90, Mirka est donc la candidate idéale pour former une paire de double victorieuse avec le fils de Lynette, Sud-Africaine de son état. Ajoutez à cela son manque de talent propre et son ambition par procuration dévorante et vous obtiendrez la combinaison gagnante pour polir et faire briller le diamant brut qu’est encore Rodger. Une Mirka tantôt potiche, tantôt marionettiste de génie. C’est en tout cas la vision que nous en donne le duo bédéistique genevois, mais quelque chose nous dit qu’ils ne sont pas si loin que ça de la vérité (même si ce serait évidemment totalement fortuit).

 

Rodger, fini la Suisse qui perd ?

Finalement, Mirka & Rodger, c’est surtout Rodger & nous et une excellente excuse pour brosser le portrait du Suisse lambda qui ne fait pas de vagues, ne cherche pas la bagarre, a un peu peur des musulmans radicalisés même s’il n’en a jamais rencontré, et a tendance à prendre le chemin de la gare plus souvent que celui de l’autoroute, même quand il songe au suicide. Ce Suisse lambda, il est très souvent fan de tennis (surtout depuis 2003) et il a besoin de ce Rodger qui se pose en Robin des Bois du bonheur : « Un bonheur majuscule qu’on vole à son adversaire et qu’on donne à tous ceux qui ont renoncé à être champions. » Il en a besoin parce qu’il est convaincu que « les Suisses finissent toujours par perdre » ; il n’ose pas regarder les points importants de peur de « porter la poisse » ; pleure à chaudes larmes à l’unisson avec Rodger pendant la remise du trophée ; adorerait klaxonner un soir de victoire comme ses voisins français, italiens, espagnols ou portugais, mais comme il a peur de déranger, il attend le lendemain matin pour descendre sonner les cloches dans son abri antiatomique. Le digne représentant d’un peuple « toujours content mais jamais heureux, parce qu’on n’a jamais l’occasion de l’être » en somme. Une analyse émouvante de justesse, foi de supporter suisse lambda. 

 

Mirka & Rodger

Herrmann & Vincent

Herrmine, 2021

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Rafael Nadal

Le terminator de Manacor

Rafael Nadal et la statue à son effigie réalisée par Jordi Diez Fernandez pour Roland-Garros, 2021 / © Virginie Bouyer

Un Colosse aux pieds d’argile

À peine avait-il commencé à glaner quelques titres plus ou moins prestigieux qu’un grand nombre d’experts se prononçaient déjà sur la longévité de sa carrière sportive. En effet, les discours s’accordaient de façon quasi-unanime quant à la sentence : Rafael Nadal était condamné à une retraite prématurée en raison d’un jeu beaucoup trop énergivore. Grosso modo, selon la majorité, un corps normalement constitué ne pouvait pas supporter longtemps les traumatismes à répétition infligés par son style de jeu extrêmement physique. Encore une pensée cartésienne que l’Espagnol a finalement mis à mal. Il est évidemment facile de s’en moquer aujourd’hui, mais ces mots qui jadis furent prononcés par une pléiade de commentateurs sportifs et autres experts du tennis étaient très loin d’être dénués de sens puisque son physique présentait déjà des fragilités. Très tôt dans sa carrière, plus précisément en 2006 alors qu’il avait 19 ans, aux aurores donc, il réveille une vieille douleur au pied gauche due à une anomalie génétique et se blesse gravement à un os – situé au-dessus du cou-de-pied sur la face interne – appelé “scaphoïde tarsien”. La blessure est si grave que le médecin spécialiste lui annonce la forte probabilité que cela le force à arrêter sa carrière. Le diagnostic est presque sans appel. Nadal complètement abattu envisage alors sérieusement à se convertir au golf, sa seconde grande passion.

Heureusement pour lui, pour nous, pour le tennis : la science progresse considérablement. Certes, de  longs mois de repos et de rééducation lui auront été bénéfiques, mais c’est bien l’invention d’une semelle bien spécifique et sur mesure, ayant pour rôle de réduire la pression exercée sur l’os fragilisé, qui lui permet de jouer sur le long terme et d’éviter une rechute qui aurait très certainement mis un terme à sa carrière. Aujourd’hui, il en garde encore des séquelles. Ça l’a fait et continue de le faire souffrir. D’ailleurs, il le dit lui-même dans son autobiographie ou en interview, cela a longtemps été son talon d’Achille. Malheureusement l’une des premières grandes souffrances d’une longue série.

Malgré sa corpulence et sa masse musculaire impressionnante, il fait indéniablement et paradoxalement partie des joueurs les plus fragiles. Ses blessures, on ne les compte plus : une multitude plus ou moins graves, souvent liées à ses genoux et qui l’ont contraint à l’abandon ou à renoncer à la participation d’un nombre conséquent de tournois importants. On pense notamment à sa blessure la plus récurrente, celle du genou, touché en 2008, 2009, 2010, 2017, 2018 ou encore plus récemment en 2019 lors du tournoi d’Indian Wells. En janvier 2014, il se blesse au dos en finale d’Open d’Australie face à Stan Wawrinka, il se rétablit et réussit quand même à gagner Roland Garros avant de se blesser une nouvelle fois au poignet droit en fin d’année.  Il ratera toute la tournée américaine.  Mais sa plus longue période d’absence remonte à 2012. En raison  d’une rupture partielle du tendon rotulien au niveau de l’attache rotulienne et d’une inflammation de la graisse de Hoffa au genou gauche, l’Espagnol avait dû se retirer des courts durant quasiment 7 mois. On peut aussi parler des années 2015 et 2016 dans lesquelles il va cumuler les bobos physiques et psychologiques, une longue traversée du désert, tout simplement les pires années de toute sa carrière et assurément la période la plus propice aux commentaires prémonitoires. En effet, encore une fois, une  grande partie des experts en tennis se prononçaient en gros titre : « c’est le déclin », « cette fois c’est fini, il ne reviendra pas », « Nadal, le début de la fin » etc…

« I’LL BE BACK »

Son corps est meurtri, c’est indéniable, et en vieillissant on ne peut pas dire que ça s’arrange. Les choses se décrépissent naturellement, les séquelles se multiplient et fragilisent un peu plus les éléments physiques et mentaux essentiels à la pratique du tennis. On devrait donc logiquement le sentir plus affaibli suite à chaque retour à la compétition après une blessure mais que nenni : ses come-back sont pour la plupart légendaires. D’ailleurs, ses baisses physiques et psychologiques sont tellement souvent suivies d’un retour fracassant, qu’on en vient étrangement à considérer qu’elles sont de bonnes augures, ou en tous cas, une des phases transitoires  obligatoires et naturelles dans le processus tennistique “nadalien”.

Si l’on devait retenir ses deux plus grands come-back, il y aurait sans hésiter parmi eux celui de l’année 2013.

« Il y a douze mois, j’étais chez moi et je ne pouvais même pas m’entraîner. Je cherchais des solutions pour mon genou et je ne voyais pas plus loin que le jour d’après. Imaginer terminer 2013 au sommet était alors inenvisageable »

L’Espagnol revenait incontestablement de très loin. Fin juin de l’année 2012, il se retirait des courts pour une durée indéterminée en raison d’une grosse blessure au genou gauche, une pause forcée durant laquelle il ratait notamment les Jeux olympiques de Londres, l’US Open et l’Open d’Australie pour finalement resurgir 7 mois plus tard, en février 2013, lors de l’ATP 250 chilien de Viña del Mar. Il parvenait alors jusqu’en finale et s’inclinait face à l’argentin Horacio Zeballos, mais la suite de la saison allait être d’une toute autre saveur. Tout simplement l’une de ses années les plus prolifiques.

Il enchaîne les victoires et remporte les tournois de São Paulo et Acapulco, le Masters 1000 d’Indian Wells en écartant Roger Federer en quarts de finale, Tomas Berdych en demies et Juan Martin Del Potro en finale. Il remporte coup sur coup le tournoi de Barcelone, les Masters 1000 de Madrid et de Rome, Roland Garros, pour la huitième fois, les Masters 1000 de Montréal et Cincinnati puis s’impose en finale de l’US Open face à Novak Djokovic… 10 titres empochés, dont 2 tournois du Grand Chelem. 79 matches pour 73 victoires. Et pour couronner le tout, il reconquiert la place de numéro 1 mondial alors qu’il avait 7520 points de retard sur Novak Djokovic en février.

Rafael Nadal, après sa victoire contre Novak Djokovic en finale de l'US Open 2013 / © Ray Giubilo

Une année vertigineuse qu’on ne le pensait pas capable de reproduire après 2015 et 2016, la période la plus sombre de sa carrière. C’était évidemment sans compter sur sa capacité régénératrice hors norme, en effet, à la manière d’un T-800 ou d’un T-1000, les fameux cyborgs androïdes du film Terminator, il semble indestructible et ce malgré les innombrables blessures, les adversaires et le temps… En 2017, il réalise le deuxième plus grand come(back de son histoire – en même temps que celui de son rival de toujours Roger Federer. Deux années sans gagner le moindre  sacre en Grand Chelem et voilà qu’il fait finale à l’Open d’Australie, qu’il gagne l’US Open pour la troisième fois et signe accessoirement une décima à Roland Garros avant de reconquérir la première place mondiale cédée 3 ans auparavant.

7-5, 6-3, 5-7, 4-6, 6-4 en 4h51. Après le gain de son 19e titre du Grand Chelem à l’US Open, Rafael Nadal était complètement exténué. C’est simple, on ne l’avait vu qu’une seule fois dans un tel état de fatigue. C’était après la légendaire finale de l’Open d’Australie 2012 perdue contre à Novak Djokovic, qui reste à ce jour la plus longue finale de l’histoire des tournois du Grand Chelem. 5h53. Ce qu’on pouvait directement lire sur son visage aux traits extrêmement tirés et sombres, voire déformés de fatigue, était vraisemblablement la somme visible de tous les efforts qu’il avait dû fournir depuis la fin de l’année 2018 pour revenir à ce niveau. Ce fut en effet un long chemin parsemé d’embûches : les multiple blessures (genoux, cheville, abdo…), mais aussi la lutte acharnée contre la pernicieuse apparition des doutes liés à ces mêmes blessures, d’énormes doutes qui l’ont pousser à envisager de mettre un terme à sa saison avant même sa participation à Roland Garros. Et pourtant… On le contemplait, là, triomphant une nouvelle fois, assis sur sa chaise le visage entre ses mains, complètement effondré de joie et de soulagement prêt à accueillir son deuxième trophée du Grand Chelem de l’année après l’une de ses meilleures tournée américaine. Il ne pouvait contenir ses larmes, là aussi, c’était l’une des rares fois où on le voyait aussi émotif. Si son visage marqué était le résultat apparent de ses efforts inhumains, ses larmes et ses longs sanglots traduisaient sans aucun doute en grande partie la joie incommensurable de pouvoir non seulement encore jouir de la victoire en dehors de son royaume mais aussi de le faire en réalisant une performance physique extraordinaire. Pour lui qui une dizaine d’années avant se rangeait humblement du côté de ceux qui ne croyaient pas en sa longévité, déclarant même à un journaliste qu’il ne pourrait certainement pas jouer à un haut niveau au-delà de trente ans, ce nouvel exploit était doublement grandiose : il prouvait encore au monde et à lui-même que ses ressources sont inépuisables.

Humilité et course contre le temps

Il y a parmi les notions les plus importantes et fascinantes de notre histoire une notion particulièrement effrayante par son pouvoir impitoyable forçant la transformation de tout ce qui est mort ou vivant, et par sa course aussi silencieuse qu’incoercible : le temps. S’il y a bien une chose contre laquelle personne ne peut lutter longtemps, c’est bel et bien le temps. Ou du moins ses effets. Des effets visibles et souvent indésirables sur le commun des mortels, pourtant Rafael Nadal semble avoir trouvé une solution pour pouvoir les retarder : la régénération.

Sa grande force régénératrice est symptomatique des plus grands sportifs de notre ère. Elle est due principalement à son intelligence, à ses capacités physiques hors normes mais aussi à une certaine humilité, notamment sa capacité à continuellement se remettre en question pour améliorer son jeu ou du moins le métamorphoser en même temps que sa propre métamorphose corporelle imposée par le temps. En adoptant les bonnes stratégies, en acceptant de modifier certains aspects de son jeu, il réussit à créer l’illusion de pouvoir s’en affranchir. Il est incontestablement moins rapide, moins physique, moins résistant, moins puissant, mais on ne le remarque presque pas car il y a tout un travail de compensation, de la même façon qu’un Roger Federer ou qu’un Novak Djokovic par exemple.

Un travail de compensation qui a commencé en 2017 au moment de sa collaboration avec Carlos Moya. Alors qu’il ne gagne presque plus rien depuis deux ans, il se sépare finalement de son oncle et entraîneur de toujours, Toni Nadal, et le remplace par un autre mentor qu’il côtoie depuis son enfance, Carlos Moya, avec le but de faire évoluer son jeu. Aujourd’hui le résultat est là. L’Espagnol est plus agressif et offensif. Son jeu est plus porté vers l’avant, avec notamment des améliorations au niveau du service. Il varie davantage les zones d’impact de la balle, les effets et la vitesse. Pareil pour son revers qu’il frappe désormais le plus souvent tendu à plat en trouvant plus facilement certaines zones. Un jeu avec lequel il contrôle davantage les échanges en évitant ainsi les longs rallyes. Un jeu plus compatible avec les surfaces verte et bleue, un jeu qui finalement, pour ce miraculé approchant les 35 ans, lui permettra de durer encore quelques années…

Rafael Nadal et Carlos Moya (ainsi que Feliciano Lopez à gauche), Roland-Garros 2021 / © Virginie Bouyer

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Roland-Garros : Passé au crible

Depuis le début de l’ère Open, 27 joueurs et 29 joueuses ont inscrit leur nom au palmarès de Roland-Garros. Pour Courts, «twitter @JeuSetMaths » a passé au crible celles et ceux qui ont su le mieux dompter les balles porte d’Auteuil. Nous appellerons ces portraits-robots Roland et Rolande.

Âge : 24 ans et 9 mois*
C’est quelques mois avant de fêter son premier quart de siècle que Roland a remporté le simple messieurs.

*Médiane des 53

 

Bras dominant : Droitier
Rafael Nadal nous le ferait presque oublier : avec 22 droitiers sur 27 vainqueurs de Roland-Garros, Roland a bien l’arme à droite.

 

Taille : 1 m 83*
Suffisamment grand pour pouvoir servir efficacement mais pas trop pour conserver de bonnes qualités de
déplacement.

*Médiane des 27 vainqueurs

 

Classement : N° 3*
Avec sa 3e place au
classement ATP, la victoire de Roland n’est pas une surprise en soi.

*Médiane des 53 éditions

© Alexandre Tal

Revers : À une main
16 des 27 vainqueurs de Roland-Garros s’armaient d’un revers à une main. Mais la tendance risque de s’inverser de(ux)main.

 

Raquette : Head
Avec 5 vainqueurs, Head sort son cadre du lot, devant les 14 autres marques de raquettes ayant triomphé à Paris.

 

Équipementier : Nike
La marque à la virgule a su s’imposer sur les terres battues de Roland-Garros où 5 de ses protégés ont soulevé la coupe des Mousquetaires.

 

Nationalité : « Que viva España »
Avec 6 représentants, l’Espagne se hisse au sommet de la nation la plus victorieuse en simple Messieurs.

Âge : 24 ans
Nous ne le répéterons jamais assez : les femmes sont plus vite matures que les hommes. En voici une preuve de plus !

*Médiane des 53 éditions

 

Équipementier : Nike
Carton plein pour la marque américaine qui réalise un doublé homme/femme.

 

Bras dominant : Droitière
Peu de suspense sur ce point-là : Monica Seles et Martina Navratilova sont des exceptions, les droitières ont dominé et continuent de dominer Roland-Garros.

 

Taille : 1 m 73*
28 cm séparent Mima Jausovec, plus petite lauréate (1 m 6 0), de Maria Sharapova, plus grande lauréate (1 m 88). Avec son mètre 73, Rolande se situe entre les deux.

*Médiane des 29 vainqueurs

© Alexandre Tal

Revers : À deux mains
Comme pour soulever la Coupe Suzanne-Lenglen, Rolande utilise ses deux mains pour frapper ses revers.

 

Raquette : Wilson
De Billie Jean King à Simona Halep en passant par Serena Williams et Justine Henin, Wilson s’est inscrit dans l’histoire du tournoi et équipe logiquement Rolande.

 

Nationalité : Américaine
L’hégémonie américaine est flagrante à Roland-Garros avec pas moins de 6 vainqueurs. Aucune autre nation n’a réussi à placer plus de 3 lauréates.

 

Classement : N° 3*
Comme son homologue masculin, Rolande pointe à la 3e place du classement mondial.

*Médiane des 53 éditions

Des Championnats de France amateurs (1891-1924) à l’ère Open (1968-2020), en passant par les Internationaux de France amateurs (1925-1967), Roland-Garros a été une véritable terre d’accueil, témoin de l’avènement de champions et de championnes du monde entier. « Jeu, Set et Maths » vous embarque pour un tour de la Terre (battue). Passeport s’il vous plait !

Chez les hommes 

Chez les femmes

Championnats de France 

De 1891 (hommes) ou 1897 (femmes) à 1924, les Championnats de France sont ouverts aux joueurs amateurs licenciés en France.

 

Internationaux de France (amateurs) : 

De 1925 à 1967, les Internationaux de France sont ouverts aux joueurs amateurs, sans contrainte de licence.

 

Internationaux de France / Roland-Garros : 

À partir de 1968, les Internationaux de France sont ouverts aux joueurs professionnels. 

 

Chaque année, Roland-Garros réserve son lot de surprises, de confirmations, de records et de stats en tout genre. Voici pêle-mêle un petit florilège des meilleurs tweets postés sur le compte Twitter @JeuSetMaths durant les dernières éditions de Roland-Garros. 

Le 20 mai 2016
128. Aucun des 128 joueurs présents dans le tableau
final de @rolandgarros n’a connu un Grand Chelem sans @rogerfederer. #RG16

 

Le 30 mai 2016
51. Avec 51 joueurs de plus de 30 ans dans le tableau, il ne faut pas s’étonner que @rolandgarros soit pluvieux que les autres années. #RG16

30 mai 2000 : Pluie à Roland-Garros. Matchs annulés.

30 mai 2016 : Pluie à Roland-Garros. Matchs annulés.

 

Le 10 juin 2018
26. Pour la première fois depuis 26 ans (1992), les no 1 mondiaux se sont imposés chez les hommes et chez les femmes à @rolandgarros. #RG18

 

Le 02 juin 2019
50. Pour la première fois depuis 50 ans (1969), les 10 premières têtes de série sont qualifiées pour la seconde semaine de @rolandgarros. En Grand Chelem, la dernière fois que cela est arrivé est plus récente… 1970 (Open d’Australie). #RG19

 

Le 26 septembre 2020
Note à tous en cette veille de Roland-Garros : bien que Roland Garros fût un aviateur, il n’y a pas deux « L » à Roland. Ce qui est, je l’entends, bien moins pratique pour voler. #RolandGarros

 

Le 07 octobre 2020
129. Depuis son premier titre à Roland-Garros en 2005, @RafaelNadal ne s’est jamais incliné face à un adversaire qu’il affrontait pour la première fois sur terre battue (129/129). #RG20

 

Le 10 octobre 2020
5. Pour la 5e année consécutive, une joueuse ayant un palmarès vierge en Grand Chelem a remporté @rolandgarros. Une telle série n’avait jamais été observée dans un même Grand Chelem.

2016 : Muguruza

2017 : Ostapenko

2018 : Halep

2019 : Barty

2020 : Swiatek

 

Le 11 octobre 2020
0. Pour la première fois de l’ère Open, les vainqueurs du simple dames (@iga_swiatek) et du simple messieurs (@RafaelNadal) d’un Grand Chelem ont soulevé le trophée sans avoir perdu un set au cours du tournoi. #RG20

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Sparring-partner

Roland-Garros 2015, © Ray Giubilo
Roland-Garros 2015, © Ray Giubilo

CHAPITRE I – Roland

Il manqua de me tuer.

Un décalage de quelques millimètres au moment de l’impact aurait suffi pour que je reçoive son coup droit en pleine glotte. Krach : trachée écrasée, coup du lapin, décapitation. Arrivederci, Auguste. J’avais miraculeusement réussi à interposer ma raquette, mais la puissance de la frappe me fit basculer en arrière, la chute au ralenti, les fesses tendues. Quand je touchai le sol, la terre battue m’éclaboussa comme une eau stagnante et des petites granules orangées vinrent se déposer façon neige tropicale sur mes cheveux, mon visage, mes jambes et mes vêtements, se fondant à ma transpiration, s’accrochant à ma peau. Je relevai la tête et j’éclatai de rire, par goût du ridicule et par joie d’être vivant. Derrière les grilles du court n° 17, les enfants amassés se mirent à rire aussi et, pendant quelques secondes, je tirai profit de ce public facile pour jouir de ma gloriole, fut-elle acquise à mes dépens. « Tout va bien », je criai, tout en simulant l’étourdissement. Je me redressai. De l’autre côté du filet, je le vis sautiller, face à la bâche, de gauche à droite arqué sur ses énormes jambes, ses jambes larges comme deux fois mon torse. « Sautiller » : aucun mot ne s’accorde moins avec ce physique-là ; pourtant, il sautillait, presque gracile – autre mot stupéfiant quand on voyait la bête. Soudain, il se retourna, l’air impatient. Son oncle et entraîneur, assis au coin du court, remplaçait avantageusement l’usage de sa propre bouche : « Allora, andiamo !? » « Oui, oui, oui. On y va. » Je me relevai, cherchant des yeux les enfants amusés pour prolonger mes pitreries. Mais les enfants ne riaient plus. Ils fixaient gravement Belluci. Je m’essuyai avec une serviette-éponge brodée d’un R et d’un G et m’éloignai du filet. On n’est jamais trop prudent.

L’entraînement durait depuis une heure. En temps-cuisses – comme il y a un temps-chiens – cette heure représentait environ une semaine. Mes muscles étaient coagulés, résorbés en poussière de muscles. En temps réel ou en temps-cuisses, cela faisait longtemps que je n’avais pas souffert à ce point sur un court de tennis. Deux ans, dix mois et une semaine, pour être tout à fait précis, quand la frustration l’avait emporté sur le plaisir. Invité, sur un malentendu, à participer aux qualifications du tournoi de Cincinnati, j’avais sautillé, moi aussi. Malgré les montants engagés, j’avais pris à ma charge les frais de déplacement : le séjour promettait beaucoup d’excitation et, pour la première fois, j’avais le sentiment de faire partie intégrante du circuit, d’avoir droit, moi aussi, d’utiliser des termes comme « La tournée américaine » pour séquencer ma saison. Opposé au premier tour à un Ukrainien dont je n’avais jamais entendu parler, je me préparais à une victoire facile, acquise à l’expérience. Treize jeux plus tard, je rentrai à Paris sans avoir vu la ville et prenais ma retraite. L’Ukrainien avait quinze ans ; j’en avais vingt-six. Il ressemblait à une crevette grise surgelée frappée par une maladie orpheline. J’étais au sommet de ma forme.

Retraité à vingt-six ans, comme Borg : le parallèle enchantait Marion. Après Cincinnati, une à une, j’avais massacré mes raquettes, associant à ce geste – outre un tas de gros mots – toute une batterie d’adjectifs parmi lesquels surnageaient irrévocable, définitif  et nul à chier. Décidément, je dois avoir un problème avec les mots. Ceux-là, en tous les cas, je n’avais pas tardé à les trahir pour les besoins de la cause. La cause, c’était l’argent bien sûr ; et puis, je devais l’apprendre : rien ne vous manque autant que ce qui vous a lassé.

Je m’offris deux mois d’inactivité ; je mangeais à ma guise, buvais suffisamment, revoyais des amis, lisais, me promenais. Puis se posa la question de tous les mois restant. C’était un long tunnel qu’il fallait éclairer. Je pris bientôt conscience que je ne savais rien faire, à part taper dans la balle. Les statistiques comparées du marché du travail et de mon niveau d’étude ne présageaient pas d’une issue favorable. J’étais dubitatif. C’est alors que, départi des rencontres interclubs programmées le week-end dans des banlieues grises, de l’haleine de l’entraîneur et des footings intensifs, le jeu se rappela à moi.

J’effectuai mon retour sur les courts, mais j’abandonnai toute idée de compétition. Des contacts fédéraux me permirent de postuler pour devenir sparring-partner. J’obtins la qualification. Depuis, mon travail consiste à me rendre disponible pendant la quinzaine parisienne pour renvoyer la balle à des joueurs d’un niveau environ douze ou treize fois supérieur au mien, si tant est que l’on puisse multiplier une entité zéro par des chiffres honorables sans les déshonorer. Nous sommes un certain nombre d’anciens professionnels de la défaite, de classés cinq-centièmes, d’espoirs résorbés et de lucides précoces à vivoter ainsi. Nous remplissons des fiches en décrivant le plus fidèlement possible notre style de jeu et, selon l’adversaire qui se présente à eux, les cadors du circuit choisissent l’un d’entre nous pour rôder sur un court la tactique adéquate. Un jour on nous appelle ; nous devons être présents.

On m’appelle souvent. Je présente des caractéristiques de jeu qui séduisent les champions. Toutes ces petites choses qui ne me servaient à rien pour remporter des matchs se révèlent aujourd’hui des atouts de première : cette façon que j’ai d’alterner mes revers à une ou à deux mains me permet de répondre à un double critère ; ma taille, dans la moyenne, ma puissance, médiane, et mon intelligence de jeu, sommaire, s’adaptent à toutes les circonstances. Et puis je crois que les joueurs aguerris prennent plaisir à me retrouver : professionnellement, je leur rappelle de bons souvenirs.

Ne vous méprenez pas : ces paroles ne dissimulent aucune amertume. Jamais je n’ai été aussi heureux que depuis ma reconversion. Comme c’est épanouissant de se trouver enfin ! Par d’étranges circonstances, j’étais prédestiné à ce rôle de répétiteur. Passer professionnel servit d’épiphanie. Marion que j’évoquais : depuis bientôt huit ans, sans le savoir, j’exerçais à ses côtés des fonctions de sparring-partner. Quand j’arpentais le circuit, la distance et mes défaites successives me faisaient percevoir notre relation à travers un prisme déformant : je la croyais normale. Epiphanie ! Désormais établi solidement à Paris, je comprends que Marion, comme les autres, m’appelle à l’occasion et je dois être présent. Il en va de même pour mon logement : du temps de mes voyages, ne pas avoir d’appartement n’était pas un objet d’inquiétude. La précarité de mes nouveaux revenus me changea en paria pour les propriétaires. Je finis par trouver une chambre isolée dans une immense colocation. On fit appel à moi pour compléter le loyer suite au désistement d’une étudiante chinoise. Je rends service. C’est un peu mon métier. La même logique prévaut pour ma voiture, mes amis, ma naissance.

Je regagnai donc la ligne de fond de court, les bras flasques et l’envie vacillante. Un travail est un travail et je me mis en position de servir. Belluci était en forme. Belluci était chez lui à Roland-Garros. Belluci était un compétiteur dans le sens absolu que peut revêtir le mot. Chaque point lui revenait de droit et si le droit était bafoué, il jetait des regards de meurtrier hongrois. Son anxiété avait de quoi nourrir les discussions dans les hôpitaux psychiatriques. Avant chaque point, il déclinait une série de rituels païens pour canaliser son obsession de la perfection : il se grattait l’oreille, il retroussait son nez, il extirpait la doublure de sa poche gauche pour mieux l’y replacer. Plusieurs centaines de rebonds de balle plus tard, il enchainait avec une intensité totalement hors de proportion compte tenu de l’adversité. Il était numéro un mondial et je commençais à comprendre pourquoi. Depuis un an, il dominait outrageusement le circuit. Il avait déboulé du jour au lendemain pour tout gagner. Les champions d’hier, dont quelques mois auparavant les médias chantaient le génie comme dans les gestes médiévales, se contentaient à présent de sourire jaune sur les photos finales avec des plateaux dans les mains. Au faîte de leur gloire, ils étaient devenus, par la seule arrivée de Bellucci, des icônes vieillissantes.

Belluci me rendait sept ans, mais son corps de buffle et sa confiance postillonnante me donnaient l’impression d’être un enfant puni – puni, ça, je l’étais, il suffisait de jeter un œil au score. Il transpirait comme seuls les obèses savent transpirer. À sa décharge, j’étais en nage : malgré l’heure et le ciel bas, une chaleur orageuse alourdissait l’atmosphère, multipliant par deux le prix de chaque effort en une drôle d’inflation. J’abandonnai une énième fois mon jeu de service et, sans plus m’occuper du score, je me mis en tête de remporter un point sur son service à lui. Lorsque j’y parvins, un peu malgré moi en dépit d’un beau revers glissé le long de la ligne, je détournai les yeux pour ne pas avoir à affronter les siens. Mon attention fut un instant accaparée par un double mixte disputé sur le court adjacent. J’en étais l’unique spectateur. Mais, déjà, mon dos brûlait des réprimandes tacites de l’entraîneur. J’évacuai toutes ces pensées néfastes et retournai en position. Peine perdue : je ne marquai plus un point.

L’équation Belluci est à double inconnue. Elle est insolvable et schizophrénique. Sitôt le match fini, il prit de mes nouvelles, s’assura que la chute ne m’avait pas blessé, me proposant même de demander à son médecin personnel de m’examiner. Il était plus petit que moi et, pourtant, je le voyais grandi, capturé en contreplongée. Comme je déclinai, il se répandit en remerciements à grand renfort de gratifications. Cette déferlante de politesse, avec ses accents de vérité teintés de franche camaraderie, accentua plus encore la peur qu’il m’inspirait. « Un monsieur très bien, très poli ». Je me dirigeai vers la sortie pendant, que, tout sourire, il signait des centaines d’autographes aux enfants. Son match était programmé en deuxième position. Il avait le temps de s’entraîner encore trois heures : nul doute qu’il le ferait.

J’adore Roland-Garros, cette atmosphère feutrée, cette lutte perdue d’avance pour préserver les traditions. Les carrés Hermès, les dégradés de chapeaux Panama, les éclats de rire ostensibles : un air de lawn-tennis sur la plage à Deauville. Les courts annexes du stade sont séparés du centre névralgique par des allées étroites rougies de terre qui, au long de la quinzaine, deviennent irrespirables, prises d’assaut par les visiteurs dont le nombre va croissant. Au sol, tout est orange et aux murs tout est vert : un drapeau irlandais déployé sur Paris. Je me dirigeai par zigzags successifs vers le vestiaire central pour y prendre une douche avant d’aller débriefer de la mission au kiosque d’affectation puis auprès de Claudio. Mercredi, jour des enfants, l’ambiance était au carnaval. Un sponsor du tournoi distribuait à l’entrée des masques plastifiés à l’effigie des joueurs du top dix ; trop la folie : on voyait dans les travées des milliers de Paolo Belluci d’un mètre trente disputer la vedette aux Adam Stern en culottes courtes (à Roland-Garros, les enfants portent encore des culottes courtes), lesquels volaient leur glace à des Sergueï Iejov hissés sur les épaules sous les huées jalouses de Zach Butler boudeurs. Je passai sous l’auvent du Chatrier, saluai le personnel en tenue et descendis les marches.

Le vestiaire était vide, c’est-à-dire qu’il n’était pas tout à fait plein. Pas de star sous le coude, donc pas de journalistes. Sous la douche, je me remis le corps et les idées en place. De cette séance d’entraînement, je retirai deux certitudes : la première que personne ne serait en mesure de reprendre à Paolo Belluci son trophée cette année ; la seconde que j’avais décidément bien fait de quitter le circuit. Pour un tennisman professionnel, jouer Belluci en match, sur un court important, doit créer une terreur proche de celle ressentie quand les parents menacent de vous abandonner à la station Total, là, tout de suite, sur l’A71, parce que les bouchons sont déjà suffisamment fatigants comme ça pour supporter vos pleurs. Je souris à cette pensée, satisfait d’en avoir fini et de pouvoir raconter à qui voudrait l’entendre que j’avais croisé le fer avec le grand patron avant son huitième de finale. J’en étais à prévoir les rajouts à l’histoire et autres petits détails enjolivant mon rôle quand Sergueï Iejov et sa cour pénétrèrent à l’autre bout du vestiaire, suivis par un essaim de caméraman. Il sortait tout juste d’une victoire en doubles. Je rassemblai mes affaires à la va-vite et quittai le vestiaire.

Si Belluci me semble aussi effrayant, c’est en partie parce que son comportement et ses performances sont à ce point exceptionnels qu’ils entachent, par comparaison, la dignité d’un homme comme moi. Se mesurer à Bellucci est aussi vain que de se demander si l’on aurait été résistant en 40 : on ne peut s’empêcher de le faire. Il faut bien reconnaître que Belluci, c’est Stakhanov sans Staline aux manettes. Ça force le respect. Mais, puisque j’évoque Staline, la peur qui émane de Sergueï Iejov est toute différente : c’est une peur méthodique, glaçante, une peur de steppe gelée quand les loups hurlent dans la nuit. Tout chez Iejov prend des airs de violence. Tout son corps a été sculpté pour l’efficacité. Le superflu – les sentiments – a été gommé, raturé, trituré, si bien que lorsqu’il parle, Iejov a toujours l’air de mentir. Sur le court comme dans la vie, il passe pour une véritable teigne : colérique, méprisant, volontiers criard et très imprévisible. Son entraîneur, qui est rémunéré directement par la Fédération de Russie, ressemble davantage à un espion dans un film de Guerre froide qu’à un manager sportif. D’autres indices alimentent cette piste : Iejov s’était payé un sparring à l’année, un Américain du nom de Johnson ; déçu des performances de son poulain, l’entraîneur désigna naturellement le coupable et congédia Johnson après lui avoir cassé le nez avec la crosse d’un pistolet. L’affaire était encore au stade de l’instruction. Bien sûr, le geste de l’entraîneur peut se comprendre : Iejov n’est que numéro trois mondial.

La presse à scandales adorait Iejov, dont les mauvaises manières et la jolie gueule plaisaient au jeune public. Les rumeurs s’accumulaient sur lui comme des boutons sur un visage adolescent. Mais depuis que le Russe a laissé un paparazzi à moitié mort sur le bord d’un canal vénitien, la presse à scandales le laisse tranquille. On le dit très proche du Kremlin et prêt à embrasser d’ici trois ou quatre ans une carrière politique toute tracée en Crimée où les urnes, déjà bourrées, n’attendent plus que lui pour être dépouillées. Iejov est connu pour ses saillies racistes ; on l’a vu, au tournoi de Monte-Carlo, mimer le singe pour déstabiliser l’arbitre angolais d’une rencontre mal engagée, coupable selon lui de favoriser son adversaire. Contre toute attente, il n’a pas été disqualifié.

Fidèle à sa manie de fidéliser autour de lui ses têtes de Turc, Iejov se gardait de faire appel à des sparring extérieurs. De l’élite, il était le seul joueur avec qui je n’avais jamais tapé la balle et je ne m’en plaignais pas.

Les cheveux encore humides, je me mis en route vers la cahutte des sparrings où Michel Le Bas m’attendait. Michel était un fédéral détaché – aucun lien avec le FBI – qui assurait le recrutement des faire-valoir pendant la quinzaine pour le compte du directeur. La Fédération française de tennis était un vivier inépuisable de joueurs de seconde zone et Michel, un temps pressenti pour devenir directeur technique national, n’avait qu’à tendre le bras pour trouver son bonheur.

– Alors, tu as marqué des points ?
– A ton avis ?
– Le staff de Belluci a téléphoné, il ne tarit pas d’éloge – imitant un accent italien : beaucoup d’engagement, de belles variations. Ta fiche a une belle gueule ! Tu finiras peut-être par devenir son sparring attitré.
– C’est la version moderne du supplice de Prométhée. L’éternel recommencement du même point perdu.
– Stern joue un droitier qui frappe à plat, demain. Il cherche quelqu’un pour la fin de journée. Je te mets sur le coup ?
– Je te dis ça en fonction de l’état de mes cuisses dans une heure.
– Auguste, tu es le seul sparring que je connaisse qui serait capable de dire non à Stern. C’est beau, c’est noble, cette volonté d’autodestruction qui t’anime.
– Je n’ai pas dit non. En plus, à l’entraînement, Stern ne force pas. Je te dis dans une heure. Vraiment, Michel. Une heure, pas plus. Tu as vu Claudio ?
– Je crois que Claudio commence à comprendre. Il ne vient plus par ici. Il doit traîner dans le stade. Il traîne toujours dans le stade.
– Je vais l’appeler.

Claudio est un sparring-partner, comme moi. Malgré son nom, il est français, c’est son côté Claude Barzotti. Nous nous connaissons depuis dix ans. Nous perdions généralement aux mêmes tours des mêmes tournois de catégorie B et nous mettions d’accord pour le trajet retour. Mais pour lui, le virage de la retraite ne déboucha pas sur les paysages escomptés. Claudio travaille assez peu. Il traîne une réputation de joueur fantasque et atypique, d’accroc à l’amorti, d’emmerdeur qualifié. Nous ne nous ressemblons pas. Claudio est un mauvais garçon, c’est pour cela que je l’aime bien. Moi, j’ai le cheveu sage et la politesse dans le sang ; il adore les magouilles. Sur son impulsion, nous avons monté un petit commerce qui arrondit mes fins de mois et lui permet de jouir d’un niveau de vie confortable. Claudio n’est pas du genre à se laisser abattre. Comme je pratique les joueurs à longueur d’entraînement, Claudio me fait confiance pour établir des pronostics solides sur les matchs à venir. Au final, nous formons une équipe de bookmakers clandestins qui fixe ses propres cotes. Nos clients sont surtout des agents, des entraîneurs et des sponsors, et puis quelques prête-noms qui signent pour les grands joueurs. Tout cela est construit au vu et au su de tous et participe sans doute de mon succès en tant que sparring.

J’avançai du côté du restaurant des joueurs. La grande pendule Longines indiquait 10h30.

– Pssssttt, l’ami. Tu veux parier un coup ?
– Je voudrais surtout boire un café. Tu viens ?

Claudio, lunettes Allemagne nazie sur le nez, était immergé dans des calculs de cotes sur son IPad. Nous rentrâmes dans le restaurant où un maître d’hôtel nous conduisit jusqu’au bar recouvert de boiseries, comme celui d’un paquebot.

-Tu vas voir, j’ai changé les systèmes de calcul, c’est super précis. Alors, comment allait la brute ?

Claudio déteste Belluci, le jeu et l’époque qu’il incarne, cette ère du tout-physique. Ses idoles à lui montaient à la volée et jouaient pour le plaisir. Il n’aimerait rien davantage que de le voir exploser en vol – sauf peut-être l’avoir prévu et ramasser de l’argent grâce à ça. C’est son droit. Chez moi, la fascination l’emporte sur la critique et l’appât du gain.

– Belluci va gagner le tournoi. Pour commencer, Rosol n’a aucune chance. Ce matin, en deux heures de jeu, il n’a fait que deux fautes.
– Sans vouloir détruire le peu d’estime de toi qu’il te reste, Rosol n’en ferait pas beaucoup plus contre des joueurs comme nous, tu sais.
– Ecoute, je dois jouer Stern ce soir. Je te ferai toujours un tableau de comparaison précis, si tu veux. Mais Belluci est injouable. Sa balle est tellement puissante que je ne pouvais pas placer une seule volée. Avancer dans le court, c’était s’aventurer dans la brume entre les barbelés face à la grosse Bertha. Je ne dis pas ça pour tes lunettes.
– C’est moins de Stern que de Iejov, dont je me méfierais, si j’étais toi. Refais voir le tableau ? Il leva les yeux vers l’immense panneau noir qu’on voyait sur la place. Hmmm… Tu ne voudrais pas te démerder pour faire des échanges avec Zach Butler ? Logiquement, Belluci devrait le jouer en demies. Ça, c’est intéressant. Parce que si Butler joue bien, Belluci pourrait arriver fatigué face à Iejov ou Stern. Et, alors, ça change tout.
– Tu as déjà vu un jaguar renoncer à bouffer une gazelle par fatigue ?
– Les jaguars vivent en Amérique du Sud et les gazelles en Afrique, donc je crois que les jaguars sont plutôt dans le renoncement en ce qui concerne les gazelles. Essaie de voir avec Michel pour Butler.
– Pourquoi tu ne lui demandes pas, toi ?
– Parce que Butler a des meilleurs souvenirs avec toi qu’avec moi.
– Ah oui : j’avais oublié cette fameuse amortie. En fait, tout le monde a oublié cette fameuse amortie, sauf toi et tes parents.
– Pas Butler.
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– Tu le lui demanderas quand tu le joueras. Bon en attendant, j’augmente la cote de Rosol. Je dois passer au stand de télévision pour prendre des paris. Je te croise tout à l’heure ? Tu iras voir le match ?
– Oui, très probablement. Marion m’a promis qu’elle passerait. Viens avec nous : je m’amuserai à ponctuer chaque point par « Je te l’avais dit ».

A onze heures, je quittai Claudio et retournai à la cahutte pour confirmer ma disponibilité à Michel. Mes jambes allaient mieux et je tirai fierté de me sentir à nouveau dans le corps d’un athlète. « La récupération, c’est cinquante pour cents du travail », voilà ce que me répétait le coach à longueur de journées il y a encore quelques années. Question récupération, je n’avais jamais trop souffert. C’était plutôt viser dans les limites du court qui me posait des problèmes. J’avais déjà joué Stern l’année passée et je n’en gardais que de bons souvenirs. De Stern émanait un charme démodé, comme un parfum pour dames. Certain de son génie, Stern ne poussait pas face aux adversaires inférieurs. Il réservait ses coups de maître et son sens du timing aux heures de grande écoute. Finaliste malheureux de la précédente édition, Stern m’avait gratifié, quelques heures avant la finale, d’une séance ubuesque où il avait laissé filer toutes mes balles un peu vives qui fusaient dans les angles. Il trimait en marchant. L’incroyable maîtrise dont il faisait preuve ne se traduisait pas par des effets physiques. Stern n’était ni imposant comme Belluci, ni fuselé comme Iejov et il ne cherchait pas, comme le faisait Butler, à briller par sa nonchalance en conférence de presse. Stern était Stern, un homme indissociable du tennis lui-même. On eut dit qu’hors du court il n’était pas réel, de la même manière qu’un étudiant ne peut imaginer son professeur autre part que devant la classe. Pendant dix ans, Stern avait dominé sans la moindre goutte de sueur une assemblée ébahie, émue même par son talent, sans jamais s’étonner de cette domination. Jusqu’à cette finale, l’an dernier, quand Belluci, avec ses tics et ses tacs, avait renversé le public et le score dans l’un des matchs les plus commentés de l’histoire du tennis. Défait au terme de cinq sets qu’il semblait contrôler, Stern n’avait manifesté aucune émotion, se contentant de féliciter son adversaire et lui prédisant, s’il en était encore besoin, un grand avenir dans le tennis.

Les journaux analysèrent ce match comme le premier acte d’une rivalité qui promettait beaucoup : le génie contre la machine, l’enfant de Naples contre le bourgeois de Munich ; on n’avait pas vu pareille opposition de style depuis la confrontation entre Gasparov et Deep Blue. Tout cela tourna court : jamais, lors des dix affrontements qui suivirent cette étrange finale, Adam Stern ne parvint à gagner le moindre set contre son cadet. Il ne semblait pas en prendre ombrage : à croire que Stern, relégué à la deuxième place, occupait toujours le premier rôle dans sa hiérarchie intérieure. Seuls des pronostiqueurs du cœur, comme Claudio, croyaient encore à une victoire de Stern en finale d’un tournoi du Grand Chelem.

Arrivé à la cahutte, je ne trouvai personne. Sur les écrans géants, face aux pelouses artificielles où des promeneurs se prélassaient, bobs Perrier en guise de casquettes, des images d’interviews se succédaient, muettes, dans l’indifférence générale. Je passai ma main derrière le comptoir et tournai le loquet de la trappe à nain qui servait de passage. J’appelai ; Michel s’était absenté. Sur un bout de papier, j’écrivis : « Ok, 19 heures, Stern – Auguste » et m’apprêtai à partir lorsque le téléphone sonna. Par habitude, je décrochai.

– Michel ?
– Non, c’est Auguste Loisel, il semble que Michel se soit absenté.
– Bonjour monsieur, ici Philippe de Meseray. Vous savez où est Michel Le Bas ? C’est impensable ce qu’il se passe, impensable. Il faut que je lui parle.

De Meseray était le directeur du tournoi.

– Non, je ne sais pas où est Michel et, d’ailleurs, je ne sais pas non plus ce qu’il se passe.
– Vous n’avez pas entendu ? Paolo Belluci est en conférence de presse, en larmes. Il dit qu’il est blessé, qu’il est contraint de renoncer à défendre son titre. C’est une catastrophe. Je voudrais dire deux mots au sparring qui l’a entraîné ce matin. Qu’a pu faire ce con – excusez, je m’emporte – pour blesser Belluci ? Vous n’avez pas accès à la liste, par hasard ?
– Mieux que ça : c’est moi qui ai joué Belluci ce matin. Je peux vous assurer qu’il n’était pas blessé.

Mon portable se mit à sonner : Claudio. Je filtrai l’appel.

– Vous pouvez passer me voir ? Vous savez où se trouve le bâtiment administratif ? Montez directement au troisième étage.

Sur le chemin, je reçus un SMS de Claudio : « Di Huggy, ten a d’autres dé tuyaux percer ? » et je remerciai le ciel et mes parents de m’avoir poussé jusqu’au bac. Je longeai le court Suzanne-Lenglen, dépassai le club des loges et bifurquai devant les ascenseurs menant à la terrasse de France Télévision où l’on devait probablement tenir un multiplex de crise. Enfin, je me présentai aux bureaux de la fédération. On vérifia et puis on me laissa passer. Je montai aux étages. De Meseray m’attendait, le visage entièrement ouvert, celui d’un homme qui ne clignait plus les yeux.

– Alors on blesse mes joueurs ? On blesse mes petits champions ? Vous êtes un agent qatari qui vient foutre ma programmation en l’air pour lancer un tournoi concurrent ?
– Je vous assure, monsieur le directeur, que je n’y suis pour rien. Personne ne pourra dire que mon niveau est suffisant pour pousser quiconque dans ses retranchements, alors blesser Belluci ! Quand je suis sorti du court, il y a une heure, Belluci était tout à fait bien, tout à fait bien.
– Il a fait une mauvaise chute ? Dîtes-le moi, enfin ! Il est tombé ? Il s’est tordu la cheville, le poignet ? Le poignet, j’en étais sûr ! Il a les poignets fragiles, ça se sent… Et merde. En conférence de presse, il a refusé de donner des détails sur sa blessure.
– Rien de tout ça, monsieur le directeur, rien de tout ça. Pour moi, en sortant du court, Belluci n’était pas blessé.
– Alors, quand ? C’est le masseur ? Il appuya sur l’intercom – Elodie, faites venir le masseur qui s’est occupé de M. Belluci, je vous prie. C’est un basané, si ça se trouve, il est au service des Qataris. Depuis que Belluci a refusé de participer à leur simulacre de ligue, ils en ont après lui.
– Peut-être que Belluci n’est pas blessé, peut-être que la raison de son abandon est à chercher ailleurs.
– Mais alors qu’il le dise ! Qu’à la presse il raconte ses histoires, ça le regarde. Mais tout de même, il refuse de m’avoir au téléphone. Cela me met dans une position très inconfortable. Je ne peux pas publiquement raconter que Belluci m’évite et je ne peux pas non plus garder le silence.
– Monsieur le directeur, je ne sais pas si je suis la personne compétente pour…
– Oui, allez, allez. Mais si vous apprenez quelque chose dans les vestiaires ou ailleurs, vous me tenez informé, n’est-ce pas, Loiseau ?
– Loisel. Oui, bien évidemment, bien évidemment.
– Et n’allez pas me blesser d’autres joueurs de ce calibre, s’il vous plaît. Puis, à l’intercom – Elodie, prévenez les joueurs que le programme est bouleversé.

Ne pas avertir les instances du tournoi ne ressemblait pas à Belluci, dont j’ai déjà longuement vanté la courtoisie. Au dehors, son nom ricochait de bouche en bouche, accompagné de théories plus intrigantes les unes que les autres. Son visage contracté par l’effort, arboré à outrance par des enfants masqués générait un drôle de malaise que le ciel, de plus en plus bas, couvrait d’un voile obscur. Laurent Rosol, sous le feu des caméras comme jamais dans sa vie, réalisait par contumace sa plus grande performance en Grand Chelem en atteignant les huitièmes de finale. On le sentait tendu : pas facile de contenir sa joie pour commenter gravement la blessure d’un confrère que « l’on respecte énormément ». Rosol, numéro quatre français et dernier espoir – vain – des supporters chauvins : Médiamétrie tenait sa coqueluche. Pour tout vous dire, j’étais content, moi aussi, de savoir que Laurent, après tant d’années d’errance, était parvenu à accomplir quelque chose. Sa carrière était à ce point mal embarquée qu’une entreprise de spray pour chaussures l’avait approché l’année précédente pour lui apporter son soutien financier contre exploitation de son image : combiné avec les timides « Allez Rosol ! » qui, à l’occasion, retentissaient des tribunes de courts peu prestigieux, cela dresse un tableau plutôt caractéristique. Bref ; cela n’ôtait rien au mystère qui entourait la défection de Belluci. D’autant que, depuis le début de sa carrière, il n’avait jamais abandonné une seule fois.

Je retournai au vestiaire des joueurs pour prendre la température. L’ambiance était au caprice pour tous ceux dont les matchs, prévus en toute fin de journée, se trouvaient soudain avancés. Pour préserver leur intégrité physique, les organisateurs avaient décidé de maintenir en l’état le programme de Iejov, qui devait jouer le troisième match contre un jeune espoir mexicain. Deux Espagnols, terriens de catégorie B, balançaient leur gilipollas en attendant la fin du match qui désormais précédait le leur. Très digne et en chaussure cirée, la direction présentait ses excuses en un anglais parfait. Je saluai quelques connaissances. Le retrait de Belluci n’étonnait pas beaucoup : « Tu as vu le rythme qu’il impose ? Il ne peut pas tenir comme ça, le mec, c’est normal que ça craque » et autres idées toutes faites qui niaient par leur fondement logique la nature essentiellement inhumaine de Paolo Belluci. A cet instant, Marion m’appela et je la fis patienter, le temps de regagner la surface.

– Salut champion. Je suis à l’entrée visiteurs. Je t’attends.
– J’arrive.
– On ne va pas voir Belluci, alors, si je comprends bien ?

Je n’avais pas pensé à cet aspect des choses. C’est drôle de voir comme un dysfonctionnement infime chez un athlète italien né sept ans après moi dans une banlieue de Naples peut venir pourrir ma vie sentimentale.

– Tu verras : Gonzalez et Lopez jouent très bien. Ils gagnent à être connus. Ça va être un super match, un beau bras de fer, beaucoup de variations…

Je mentais, bien sûr, et Marion le savait ; mais ma double qualité de sparring-partner auprès des joueurs et d’elle lui interdisait de remettre en cause mes jugements sur le sport d’une part et sur le monde, de l’autre, car cela aurait signifié dans un cas comme dans l’autre qu’elle accordait à mes opinions une réelle importance. Bras dessus, bras dessous, nous prîmes la direction du Philippe-Chatrier.

– Claudio sera avec nous.
– Ah. Claudio. D’accord. Bonjour Claudio !

Claudio était déjà avec nous. Le festival commença.

– « Tu verras, il est en forme. Personne ne peut le battre. Rosol n’a aucune chance ». Qu’est-ce que tu me fais rire, Auguste ! Tu as autant de clairvoyance dans tes pronostics que sur le court lui-même.
– Ne me dis pas que tu avais parié, Auguste ?
– Non, bien sûr que non il n’avait pas parié. Mais il semblait tellement sûr de lui ! Je crois que je vais revoir les termes de notre contrat. « Aucune chance »… Quelle blague !
– Attention, Claudio, je te rappelle que tu parles à un type qui a le même profil de carrière que Bjorn Borg.

L’humiliation dont vous êtes le héros.

– Bon, entrons.

En temps normal, j’aurais pu obtenir une place dans les loges, au bord du court, au plus près des joueurs. Mais la présence de Marion, ainsi que la programmation, alléchante, étaient venues contrecarrer mes petites habitudes. J’avais réussi à négocier deux places côtes-à-côtes en tribune Borotra. Quant à Claudio, il pouvait s’installer là où il le souhaitait.

– Les loges, ce n’était pas possible ?
– Non, il y avait trop de monde. Belluci, tout ça, tu sais bien.
– Mais à présent que Belluci ne joue pas ?
– A présent, on pourrait trouver une place dans les loges, mais pour ça il faudrait se rendre à la billetterie et c’est au-dessus de mes forces.
– Ce que tu peux être grognon !

Le match précédent touchait à sa fin. Un demi-de-mêlée russe jouait les prolongations contre un jeune Tchèque dont le style ressemblait à s’y méprendre à celui d’Adam Stern. A croire qu’Ambrosz Cerny, plutôt que de jauger ce qu’il lui fallait faire, se demandait avant chaque frappe ce qu’aurait choisi de faire son idole. Résultat : il commettait des fautes. Face à lui, la vitesse moyenne des services avoisinait les deux-cents treize kilomètres par heure. Si peu de points avaient été disputés dans la quatrième manche, séquencée par les aces du Russe et sa maladresse en retour, qu’on aurait pu confondre la confrontation avec un entraînement au service, chacun de son côté. Le tie-break tourna finalement à l’avantage du Tchèque qui leva les yeux au ciel, fit un signe de croix, avant d’honorer son adversaire d’une accolade humide ; le Russe était immense et, quand ils s’embrassèrent, Cerny s’apparentait à un ouistiti nain accroché à sa mère. Le speaker, un ancien joueur français devenu chauve depuis, se fendit de compliments plurilingues et, pendant l’interview de la baby doll – le mastodonte avait quitté le court sous les applaudissements – je me retournai vers Claudio.

– Non, mais sans rigoler, je ne comprends pas ce qu’il s’est passé. Quand j’ai quitté Belluci ce matin, je t’assure qu’il sentait la bête ; je veux dire : c’était un roc, un truc qui ne s’effrite pas : tu peux foutre toute l’eau salée que tu veux dessus, le machin reste intact. Ça cache quelque chose cet abandon.
– Tu sais comment c’est : on est chaud, tout va bien, on se donne à fond ; et dès que les muscles refroidissent, c’est là que, patatras, tu te rends compte que tout ne tourne pas rond.
– Peut-être, mais les mecs comme ça sont surentraînés.
– Il aura eu un doute, une petite peur, et il aura préféré jouer la sécurité plutôt que de bousiller sa saison en traînant un sale truc.
– Tu vois bien que ça ne cadre pas du tout avec la personnalité de Belluci. Et puis, sans vouloir faire de la psychologie, c’est ici, sur ce court, qu’il s’est révélé au monde. Je ne le vois vraiment pas abandonner pour une petite frayeur au moment précis de confirmer sa domination absolue sur le circuit.
– Oh la la, Auguste, n’essaie pas à nouveau de mettre sur pieds une théorie du complot.

Dois-je le préciser ? Marion terminait – depuis bientôt cinq ans – une thèse de sociologie du sport. Je l’avais rencontrée quand elle n’était encore qu’en Master. Elle m’avait demandé de répondre à un questionnaire. L’entretien terminé, j’étais resté pour elle un long sujet d’étude. – Le jour où, à la suite d’une lecture, j’avais émis des remarques sur le World Trade Center, j’avais été rangé dans la catégorie « complotistes incultes » où il faisait très sombre et dont il n’était pas si facile de s’échapper.

Le speaker annonça une pause d’un quart d’heure et les équipes techniques entamèrent le travail de nettoyage du court. Quatre assesseurs entre deux âges passaient avec minutie le filet sur le court au rythme de gambade ; six autres balayèrent à pas chassés les lignes ; les trois derniers, statiques, arrosaient la terre pour la graisser un peu. Dans les rangées, des bobs et des panamas dessinaient une corrida d’allées et venues et, dix minutes après le départ du speaker, les arbitres de ligne, pénétrèrent sur le court selon leurs rites à eux, faisant le tour des bâches en file indienne jusqu’à ce que chacun ait gagné sa place attitrée et que la file indienne se résorbe d’elle-même. Vinrent ensuite les ramasseurs de balles, quelques photographes qui déployèrent leurs objectifs en contreflanc des tribunes latérales ; enfin, l’arbitre de chaise. Le speaker fit son retour, déclinant, fiche après fiche, le nom des belligérants :

– Le premier qualifié pour ce troisième tour est espagnol. Il a vingt-six ans, il est né à Valence en 1988. Professionnel depuis 2007, il mesure un mètre soixante-quinze pour soixante-quinze kilos. C’est un gaucher qui joue son revers à deux mains. Son meilleur classement, c’est en 2010 qu’il l’a atteint en accédant à la treizième place mondiale. Cette année-là, il avait gagné les tournois de Rio, Marseille et bien sûr de Valence, chez lui. En 2011 il a notamment atteint la finale des tournois de Doha et de Barcelone, s’inclinant à chaque fois contre Adam Stern. En 2013, après une année passée à soigner les blessures, il revient et atteint les huitièmes de finale de l’Open d’Australie, battu à nouveau par Adam Stern, futur vainqueur. Deux mois plus tard, il remporte le tournoi de Casablanca en battant José Lopez lors de leur unique confrontation. L’an dernier, après une belle résistance, il s’est incliné ici, à Roland-Garros à ce stade du troisième tour contre Paolo Belluci. Je vous demande d’applaudir très fort Artuurrro Gonzalez !

Les applaudissements étaient timides tandis qu’il faisait son entrée sur le court.

– Face à lui, le numéro vingt-deux à l’ATP, meilleur classement de ce champion. Il est né lui aussi en Espagne, à Alicante en 1990. Il a vingt-quatre ans et mesure un mètre quatre-vingt pour soixante-douze kilos. Il est passé professionnel en 2009. L’an passé, il a surpris tout le monde en disposant de Segueï Iejov au troisième tour du Masters 1000 de Monte Carlo avant de s’incliner contre Zach Butler en trois sets au tour suivant. Ses bonnes performances tout au long de la saison lui ont permis de faire un bond de quarante places au classement, passant de la 70ème à la 30ème place mondiale. Cette année, il a atteint les huitièmes de l’Open d’Australie où il s’est incliné contre le Français Simon Perreau, ainsi que la finale du tournoi de Casablanca, battu donc par son adversaire du jour, Arturo Gonzalez. Merci d’accueillir comme il se doit Joooosé Lopez !

A l’applaudimètre, l’absence de Belluci se faisait cruellement sentir. Lopez gagna le tirage au sort et, après un bref échauffement, il se mit à servir.

Le ciel se couvrait de plus en plus. Un vent tiède rafraîchit l’air. Marion s’ébroua et, dans un geste un peu tendre, se blottit contre moi. A deux partout, les premières gouttes commencèrent à tomber sur le court. On rameuta les bobs, on s’empara des Panamas, quelques parapluies de déplièrent. Menacé par des balles de break, Lopez se tourna vers l’arbitre en réclamant l’interruption, arguant que le sol était glissant. Je sentais à ma gauche le regard malicieusement satisfait de Marion.

– Génial, Roland-Garros, génial. Il fait froid, les stars abandonnent et il pleut. La prochaine fois on ira au cinéma. Tu m’étonnes que les Qataris essaient de développer un tournoi concurrent.

L’arbitre parla dans son talkie-walkie et le superviseur ne tarda pas à entrer sur le court. Avec ses mocassins, il effectua des esquisses de glissade, pencha la tête à gauche, pencha la tête à droite, et s’en fut voir les joueurs qui, assis sur leurs bancs, bougeaient leurs cuisses pour amasser de la chaleur. Ils s’entretinrent quelques minutes puis les têtes de l’arbitre et du superviseur hochèrent de concert. Les joueurs récupérèrent leurs affaires et l’arbitre annonça au micro.

– Mesdames, Messieurs, le match est interrompu en raison de la pluie.

Comme il disait cela, les gouttes s’intensifièrent et, de nouveau le personnel d’entretien se déploya en courant. A dix de chaque côté, ils déplièrent la bâche verte sur toute la largeur du court, opérant la jonction des deux rives au niveau du filet, devenu promontoire recouvert de plastique.

– On va boire un coup, en attendant ?

Nous n’étions pas les seuls à avoir cette idée. Nous sortîmes unité par unité du stade et retrouvâmes les spectateurs massés sous ses auvents bétonnés en contrebas. Les travées s’étaient vidées. A notre tour, nous nous rendîmes au restaurant des joueurs pour y boire une bière. Soudain, une détonation accapara notre attention, suivie aussitôt de poussières étoilées.

– Un feu d’artifice ? Ils ne lésinent pas.
– Un verre de vin chaud, pour moi. J’ai horreur de la bière.

Pour y boire une bière et un verre de vin. Pardon Marion.

Attablés, sur fond de confidence – Claudio était passé aux toilettes – elle me dit :

– Cela dit, tu as peut-être raison, pour Belluci. C’est vrai que je ne le vois pas abandonner comme ça. Tu penses que ça pourrait être une histoire de dopage ?
– Ça t’arrangerait bien pour ta thèse, toi, non ?
– Non, mais sincèrement.
– Sincèrement, je ne crois pas. Autant Iejov, il y a des rumeurs. Mais Belluci, malgré son physique de buffle, c’est un boyscout… Et puis, s’il avait été question de dopage, le directeur aurait été au courant ; or il m’a fait une de ces scènes !
– Il a peut-être joué la comédie ! Ecoute ça : le directeur couvre des affaires de dopage. Belluci est contrôlé positif. Peut-être même l’était-il l’an dernier. Le directeur est en danger. Il fait taire les médecins et négocie avec Belluci pour qu’il se retire du tournoi, le temps pour lui de se retourner auprès de l’ATP et de la fédération. Ça se tient, non ?
– Cela pourrait se tenir avec tout le monde, sauf avec Belluci. C’est un gamin qui adore le sport qu’il pratique, qui le vénère. Il a plus de respect pour le tennis que pour lui-même. Il n’irait jamais le salir en prenant des pastilles. Ça ne colle pas. Non, il faut que je me fasse une raison, voilà. Belluci est blessé.
– Nous n’avons jamais les mêmes idées au même moment, pas vrai ?

Elle m’embrassa sur la joue. Claudio revint et, sans un mot, nous désigna les écrans.

– Il s’est arrêté de pleuvoir. Ils vont bientôt reprendre. On y retourne ?

Profitant qu’il était déjà parti, je mis les trois verres sur la note de Claudio et gagnai l’extérieur à mon tour. La foule se pressait devant le stade et nous dûmes attendre de longues minutes avant de pouvoir retrouver nos places. Le personnel d’entretien faisait à peine son entrée sur le court quand nous nous assîmes. Ceux qui s’étaient pelotonnés sous leurs parapluies regardaient dans le vide ou bien lisaient un livre. La caméra panoramique, suspendue à un fil, effectuait des prises de vue du stade depuis le ciel. Elle se mit en mouvement, signe que les télés reprenaient le direct. D’ailleurs, les cameramen qui s’étaient absenté lors de la suspension revenaient à leur tour, certains munis de sandwichs.

Les dix personnes qui avaient installé la bâche se rapprochèrent du filet pour la remettre en place. Ils attendaient le signal du superviseur qui ne tarda pas à le leur transmettre. A trois : une, deux, trois. Ils prirent chacun leur bord et se dirigèrent vers le fond du court à marche forcée. D’abord, personne ne remarqua rien. C’est Marion qui, me tirant par la manche, me fit entrevoir l’anomalie.

– C’est quoi ce truc, là, près du filet, devant la chaise d’arbitre ?
Quelqu’un, depuis les loges, se mit à pousser des hurlements. Les équipiers se retournèrent et la bâche leur échappa des mains. Le superviseur accourut sur le court. Enfin, la caméra suspendue se détourna de la scène ; je me redressai : ce truc, c’était l’énorme corps monstrueusement musclé, atrocement imberbe et privé de vêtements de Paolo Belluci, que les assesseurs, en retirant la bâche, venaient de mettre à nu. Il semblait techniquement impossible que le corps ait pu se glisser sous la bâche sans que personne ne s’en rende compte.

– Je crois que je commence à trouver ce match tout à fait passionnant.
– Marion ! Tout de même, c’est Belluci
– Espèce de midinette. Viens, on se rapproche.

Carlos Alcaraz 

Apprenti ténor sans barreaux

© Antoine Couvercelle

En février 2018, volant sur ses quatorze balais, Carlos Alcaraz glanait son premier point ATP. Trois ans et deux mois plus tard, avant même de fêter ses 18 printemps, il atteignait la 118e place mondiale. Son meilleur classement, à ce moment-là, sans aucun concurrent plus jeune pouvant se targuer d’être devant lui. Diamant brut, il rêve de briller au sommet du tennis. Mais il le sait, seul un travail sans relâche peut lui permettre d’être assez bien taillé pour espérer y parvenir. 

 

Dans un monde parallèle sans la vingième lere de l’alphabe, forçan les méninges de nore univers à une ceraine gymnasique pour saisir le sens de cee phrase, Carlos Alcaraz aurai un nom de prison. Mais dans notre réalité, le t existe bel et bien. Ça tombe bien, le jeune Espagnol n’a aucun point commun avec l’ancienne « maison » carcérale d’Al Capone. Sur le court, pas de geôliers. Il s’évertue à libérer ses coups. Et, même s’il ne les appellent pas Max, y’en a même qui disent qu’ils les ont vu voler. Ou presque. « Il frappe la balle de façon incroyable, raconte David Goffin, alors 14e mondial, en conférence de presse début février 2021. Je ne sais pas s’il a toujours le même niveau, mais il a réussi une performance énorme. Il m’a tout simplement assassiné. Il ne m’a pas laissé jouer, il a été hyper agressif et m’a envoyé des missiles au retour, en prenant tout en demi-volée. C’était impressionnant. Il a l’air déjà très solide. Il bouge bien et son bras va vraiment vite, donc il peut générer de grosses accélérations avec une grande facilité. » 

Au moment de ces mots, Carlos Alcaraz n’a encore que 17 ans. À Melbourne, au deuxième tour de l’ATP 250 du Great Ocean Road Open, il vient d’affronter, et de battre, le premier top 15 de sa carrière. 6/3 6/3 en 1 h 13. De quoi devenir le plus jeune joueur à s’offrir un adversaire aussi bien classé depuis Richard Gasquet face à Nicolás Massú à Buenos Aires en 2004. Une précocité que le gamin démontre dès ses premiers pas chez les professionnels. En avril 2019, à Villena, proche d’Alicante, il dispute et remporte son premier match en Challenger. À quinze printemps, contre un autre prodige à peine plus vieux : Jannik Sinner. Moins d’un an plus tard, en février 2020, il pousse la porte du circuit principal. Une nouvelle fois, pas besoin d’adaptation. Le succès est à la clé. Et pas n’importe comment. Contre le gaucher Albert Ramos-Viñolas sur la terre de Rio de Janeiro, il sort vainqueur d’une empoignade de 3 h 36. 6/7 6/4 7/6. Fin août, il découvre les joies d’une finale en Challenger. Et la gagne, évidemment. Un mois et demi plus tard, il affiche deux trophées de plus dans cette catégorie de tournois.

À 17 ans et 5 mois, il devient le deuxième plus jeune joueur à glaner trois titres à cet échelon. Derrière Richard Gasquet (16 ans et 10 mois), mais devant Félix Auger-Aliassime, Juan Martín del Potro et Novak Djokovic, qui complètent le top 5 de ce classement. Des résultats qu’il doit, aussi, à une sagesse habituellement caractéristique des plus anciens ; ceux dont l’expérience grandit en même temps que les rides se creusent. « Il a déjà une belle maturité, nous fait remarquer Jean-Christophe Verborg, directeur de la compétition internationale et chargé de superviser les détections chez Babolat, équipementier auquel Carlos Alcaraz fait confiance depuis ses dix ans. Il est très bien éduqué, poli. Pour nous, l’attitude est très importante. Quand on va voir un joueur, que ce soit en match ou à l’entraînement, on regarde beaucoup l’engagement. C’est un bosseur. Il ne s’énerve pas, il garde son sang-froid dans les instants décisifs. Il paraît extrêmement serein. »

© Antoine Couvercelle

« Il a toujours la banane sur le court »

« Il a toujours la banane sur le court, mentionne également Jean-Christophe Verborg. C’est ce qu’on a aimé chez lui dès le départ, en plus de son niveau. La première fois que j’ai eu l’occasion de discuter plus longuement avec lui, il avait quatorze, quinze ans. Son attitude avant, pendant et après le match était déjà bluffante. Il se donne à fond et, même s’il perd, il garde le sourire et prend le temps de vous parler, d’expliquer. Je ferai mieux la prochaine fois, m’a-t-il dit. Ça pourrait sembler très stéréotypé comme discours, mais il y avait beaucoup de sincérité. Ce gamin a du charisme. » Seul hic dans sa progression l’an passé : la déception du Roland-Garros automnal. Après deux semaines sans compétition, alors qu’il vient de bouffer de la terre à en avoir la bouche pâteuse et reste sur onze victoires en douze matchs sur cette surface – deux finales consécutives en Challenger, dont son premier titre, à Trieste, avec un festival d’amorties –, il chute dès l’entame des qualifications. Devant l’Australien Aleksandar Vukic, malgré une avance lui permettant de mener jusqu’à 6/4 5/2 et d’avoir deux balles de match sur son engagement à 6/4 5/3. Dans la foulée, pendant l’intersaison, il met la gomme pour se donner les moyens d’effacer cette désillusion. 

« J’ai fait tout ce qui était possible au cours de la trêve, explique-t-il pour le site d’actualité El Español début 2021. J’ai amélioré mes routines, j’ai travaillé mon mental. J’ai dû apprendre à endurer les mêmes choses, tout le temps, en restant régulier du début à la fin. Ça a été dur, beaucoup de jours sans repos, mais j’aime sentir que je progresse. J’ai aussi bossé physiquement, sur le cardio et la force. » Déjà affûté, il est désormais plus étoffé. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq semblant taillé dans le granit, il ressent alors le besoin d’avoir un poil plus de maîtrise sur la frappe. À cette période, sans doute pour pouvoir tenir solidement les rênes des chevaux supplémentaires qu’il a sous le capot, il décide de changer de raquette. « Il était avec la Babolat Pure Aero, il est passé à la Pure Aero VS, nous révèle Jean-Christophe Verborg. Il voulait un tout petit peu plus de contrôle, alors, comme on ne pouvait pas se déplacer à cause de la Covid-19, on la lui a envoyée pour qu’il l’essaie. »

« La VS a un tamis plus petit, 632 cm², contre 645 cm² pour la Pure Aero, légèrement plus carré, et un cadre un peu plus profilé, un peu plus fin ; tout en restant une raquette dynamique, ce qu’il aime beaucoup, précise-t-il. C’est quasiment la même que celle disponible dans le commerce. Yannick, celui qui prépare les raquettes de Carlos, ajoute un tout petit peu de poids – elle est à 305 g non cordée pour le public. Comme cordage, il utilise le RPM Blast. » Nouvel instrument en main, le virtuose entame sa saison 2021 tambour battant. Il passe les trois tours de qualification pour l’Open d’Australie et intègre son premier tableau principal en Grand Chelem. Là, il écrabouille Botic van de Zandschulp – 6/1 6/4 6/4 – avant de tomber en quatre rounds devant Mikael Ymer. Une belle partition réussie en s’appuyant sur la fausse note de la porte d’Auteuil. « À Paris [contre Vukic], je n’avais pas su gérer mes nerfs, confie-t-il alors pour le quotidien espagnol Marca. Cette expérience m’a beaucoup aidé pour sortir des qualifications de l’Open d’Australie. » 

« Je veux être agressif dans les moments clés »

Il en a conscience, l’aspect mental et la gestion des émotions sont essentiels pour atteindre les sommets du tennis. « C’est dans ce domaine que je considère avoir le plus de manque, déclare-t-il mi-avril pour le journal La Vanguardia. Je n’arrive pas à rester toujours totalement concentré. Nous travaillons là-dessus à l’entraînement. Je dois chercher à l’être au maximum sur chaque balle. Si je réussis à le faire longtemps à l’entraînement, alors ce sera moins difficile pour moi d’y parvenir en match. Pour ça, je travaille aussi depuis 2019 avec Isabel Balaguer, une psychologue du sport. Elle m’apprend énormément de choses qui m’aident en compétition. » L’un des buts étant de pouvoir atteindre le plus souvent possible l’état d’esprit qu’il recherche dans les moments cruciaux. Pour gagner les manches, pas question d’être petit bras. Plutôt que de compter sur une éventuelle erreur adverse, il tient à prendre les choses en main. 

« Beaucoup de joueurs se tendent sur les points importants, constate-t-il pour Tennis Majors fin décembre 2020. Ils ne veulent pas commettre une erreur, donc ils attendent que l’adversaire fasse la faute. Personnellement, je préfère prendre le risque. J’ai le sentiment que c’est la bonne façon de faire. Au moins, je suis maître de mon destin. Et l’adversaire pourrait être un peu impressionné de voir que j’y vais, que je le mets sous pression. Juan Carlos Ferrero [son coach] me le répète tous les jours : je dois être agressif dans les moments clés. » Et le mentor est plutôt satisfait des progrès de son protégé dans ce domaine. « Quand je l’ai rencontré pour la première fois, il avait quatorze ans, se souvient l’ancien no 1 mondial pour l’ATP en mars 2020. C’est sur le plan mental qu’il a le plus progressé depuis. »

Directeur de son académie – la JC Ferrero Equelite Sports Academy – basée à Villena, le vainqueur de Roland-Garros 2003, aux dépens de l’inénarrable Martin Verkerk, prend le jeune Alcaraz sous son aile à partir de septembre 2018. « La première fois que je l’ai vu jouer, c’était lors d’un tournoi à l’académie, nous en organisons beaucoup, poursuit-il. Il est de Murcie [il est né à El Palmar, juste à côté], à une heure de l’académie. C’était donc facile d’aller voir ses matchs dans le coin. Je me rappelle de lui participant à des Futures à quatorze ans, et gagner ses premiers points ATP. J’entendais parler de ce gamin qui jouait déjà à un niveau tellement élevé, donc j’ai pris ma voiture pour voir ça. Il a le même agent que Pablo [Carreño Busta], qui s’entraîne à l’académie. Ça a facilité les bonnes relations pour qu’il nous rejoigne. » Élevé sur l’ocre du sud de son pays, Carlos Alcaraz n’est pas le joueur ibérique caricatural qu’on pourrait imaginer, ce crocodile qui se terre trois mètres derrière sa ligne de fond en laissant ses cordes mordre la balle pour lifter jusqu’à l’éternité s’il le faut. 

© Antoine Couvercelle

« Je rêve d’être no 1 mondial et de gagner un titre du Grand Chelem »

« Quand il joue, il se passe quelque chose, je trouve, nous décrit Jean-Christophe Verborg. Il n’a pas un tennis stéréotypé. Il frappe fort, il monte à la volée, il fait des amorties, il réfléchit… Tout ça de façon assez naturelle. Il sait faire énormément de choses. Dans le scouting [la détection, métier que Jean-Christophe Verborg a exercé pendant sept ans pour Babolat], une chose est très importante : le son de la balle à l’impact, au moment de la frappe. Et la première fois que j’ai pu le voir jouer personnellement, il m’a marqué sur cet aspect. Ça m’avait fait un peu la même chose avec Rafa en 2001 [l’année où Jean-Christophe Verborg et Babolat font signer Nadal]. Vous sentez qu’il se passe un truc. Et il est aussi très fair-play. » Illustration à Estoril. Sorti des qualifications, Carlos Alcaraz affronte Marin Čilić sur la brique pilée de l’ATP 250 portugais. À deux jeux partout dans l’ultime round, sur une balle de break en sa faveur, le juge de ligne annonce une faute du Croate. Mais, avant même que celui-ci n’esquisse le début d’une contestation, le surnommé « Carlitos » vérifie : ça touche. Il rend le point, sous les applaudissements de son coach. 

Finalement, après un troisième set âpre de 53 minutes, il s’incline 6/3 1/6 6/4. Sans jamais renoncer à la volonté d’imposer sa loi. « Il aime être très agressif, tout le temps, analyse Ferrero, toujours pour l’ATP. Il aime rester proche de sa ligne. Ce n’est pas un joueur typique de terre battue. Il aime finir les points au filet. Je pense même qu’il peut devenir un peu meilleur sur dur que sur terre, vu la vitesse à laquelle il progresse. Et il adore le gazon. » À tel point que le principal intéressé, qui rêve « d’être no 1 mondial et de gagner un titre du Grand Chelem », « préfère Wimbledon à Roland-Garros ». Un point commun avec le Rafael Nadal époque adolescente. « Je préfère le dur intérieur et l’herbe, même si j’aime aussi la terre, déclarait celui-ci, à seize ans, lors d’une interview pour la télévision espagnole. Le tournoi que je préfèrerais gagner ? Wimbledon. » Un parallèle, cocasse, entre les deux compatriotes que nous arrêtons ici. « La comparaison avec Rafa, bien qu’inévitable, est trop démesurée et inutile, lâche Ferrero lors d’un entretien accordé à Eurosport.es. Nous savons tous qu’il est impossible d’égaler les accomplissements de Rafa. » Mais Toni Nadal, lui, estime qu’il faut d’ores et déjà accepter ce jeu médiatique. 

Peu importe l’acharnement mis à essayer de l’arracher, l’étiquette de « nouveau Nadal » continuera à coller aux basques du jeune Murcien. « La première fois que j’ai vu Carlos jouer, c’était à un tournoi de l’académie de mon neveu [la Rafa Nadal Academy, à Majorque], relate « Tio Toni » dans une chronique pour El País. Malgré sa défaite ce jour-là, je lui avais prédit un avenir particulièrement brillant. Son agent, Albert Molina, qui est un bon ami, m’a un peu réprimandé en disant que mes mots mettaient trop de pression sur le garçon. Parfois, l’entourage d’un joueur prometteur, par son envie de le protéger et de l’aider, essaie de créer une bulle qui me semble inutile. Tous ceux qui veulent réussir au plus haut niveau devront endurer une pression qui les accompagnera tout au long de leur carrière. Carlos n’y échappera pas. Il devra vivre avec et sera inévitablement comparé à Rafael. Je le vois avec une tête suffisamment bien faite pour supporter cette pression, ainsi que les compliments et les attentes engendrés par son tennis. Parmi les qualités nécessaires pour devenir un grand joueur, il en a déjà beaucoup. » 

« Je n’ai aucun doute sur sa capacité à faire partie des meilleurs joueurs du monde » Rafael Nadal

Au milieu de tout ce qu’il suscite, Carlos Alcaraz continue d’avancer. Tel un apiculteur dans une combinaison donnant des allures d’astronaute, il poursuit sa marche en avant malgré la nuée d’abeilles qui bourdonne autour de lui. « J’essaie de ne pas y prêter attention, explique-t-il pour La Vanguardia. Je suis conscient de tous ces commentaires, mais je ne leur accorde pas trop d’importance. Chaque joueur est unique et suit son propre chemin. Il n’y aura pas d’autre Rafael Nadal dans l’histoire. » Pour lui, « le Taureau de Manacor » reste avant tout « [son] idole en raison de sa personnalité, de son attitude et de sa passion pour le tennis ». Un modèle devenu cadeau. Peu après sa première demi-finale sur le circuit principal, en avril lors de l’ATP 250 de Marbella, il reçoit une invitation pour Madrid. Là, tombeur d’Adrian Mannarino 6/4 6/0 pour son entrée en lice, il ouvre son compteur en Masters 1000 et s’offre le droit de défier Nadal. Le 5 mai 2021, le jour de ses 18 ans.

Comme le dit Daniil Medvedev, « la première fois que vous affrontez un membre du Big 3, c’est très compliqué, il faut déjà réussir à s’habituer à leur qualité de balle qui est, chacune dans son style, particulière, unique ». En difficulté pour maîtriser le (sur)lift du maître de la terre, notamment sur les tentatives d’accélération en prise de balle précoce, l’élève prend un cours de 1 h 15. 6/1 6/2. Peu importe. Bien que sèchement battu, Carlos Alcaraz ne laisse pas le rêve devenir cauchemar. « C’était incroyable de vivre mon anniversaire en jouant contre Rafa, s’enthousiasme-t-il en conférence de presse. J’apprends vraiment de lui et je pense que ce match peut me faire grandir en tant que joueur. Cette rencontre va beaucoup m’apprendre. Je suis vraiment heureux de cette journée. Après la partie, Rafa m’a souhaité un bon anniversaire, en me disant aussi que je devais continuer à travailler dur. » Intraitable sur le court Manolo-Santa de la Caja Mágica, l’aîné iconique se montre bien plus généreux à la sortie.

« Carlos joue de façon très agressive, répond Nadal devant les journalistes. Il est très jeune et a déjà un haut niveau de tennis. Je crois vraiment qu’il va devenir un joueur fantastique dans un futur proche. Il est complet. Gros coup droit, gros revers, super déplacement, et il n’a pas peur d’aller très souvent vers l’avant. Évidemment, il a encore des progrès à faire, notamment au service, mais il a tout le temps devant lui. Bien sûr, ce ne sera pas facile. Être l’un des meilleurs du monde et rivaliser pour les titres les plus prestigieux est une tâche ardue, mais c’est un gros bosseur, suffisamment humble pour ne pas se relâcher. Je n’ai donc aucun doute sur sa capacité à y arriver. Et c’est un bon mec, passionné par le tennis. » S’il est ainsi loué, y compris sur sa personnalité, c’est aussi parce que Carlos Alcaraz a de temps en temps la chance de s’entraîner avec « l’Ogre de l’ocre ». Comme à Melbourne et Marbella en 2021, un peu moins de deux ans après une session en compagnie de Roger Federer sur le gazon de Wimbledon.

© Antoine Couvercelle

Carlos Alcaraz, ce geek du tennis

« C’est toujours un privilège de taper avec de tels champions, s’émerveille-t-il au sujet de ces expériences. J’ai aussi eu l’occasion de le faire avec Dominic Thiem, entre autresÇa permet de voir et de sentir au plus près leur qualité de balle, leur rythme, et de constater à quel point c’est dur mentalement face à eux, ajoute-t-il. Parce que la marge d’erreur est bien plus mince. Il y a beaucoup de petites choses à en tirer, et ce sont celles qui font la différence au bout du compte. Ce que Nadal, Federer et Djokovic ont fait est incroyable. Ce sont des extraterrestres, il n’existe personne d’autre comme eux. S’ils sont encore à ce niveau à leurs âges, ce n’est pas une question de chance ou de coïncidence. La clé, c’est le travail ; être humble et jouer chaque jour comme si c’était le dernier. » Si Novak Djokovic ne figure pas encore dans sa liste de ses prestigieux partenaires d’entraînement, il lui accorde une place de choix au moment de dresser le portrait-robot du joueur parfait. Une machine invincible qui aurait « le retour et le revers de Djokovic, la mentalité de Nadal, le coup droit de Federer et le service d’Isner. » 

Une sélection pouvant paraître évidente, certes, mais qui est celle d’un vrai connaisseur. Si le tennis est un virus, Carlos Alcaraz est malade à en éclater le thermomètre. « Je suis tout ce qu’il se passe dans notre sport, détaille-t-il pour Marca en janvier dernier. Futures, Challenger, circuit principal : je regarde tous les résultats. Je connais beaucoup de joueurs [des circuits secondaires] par leurs noms sans savoir comment ils jouent ou quelles têtes ils ont. J’aimerais tous les observer pour avoir une idée de leurs jeux au cas où je devrais les affronter. Oui, on peut dire que je suis complètement dingue de tennis. Je veux être au courant d’absolument tout : qui a gagné, qui a perdu, dans tous les matchs, tous les tournois. » Véritable geek de la balle jaune, il sait sans doute que précocité ne rime pas toujours avec sommets. Dans l’histoire écrite au passé proche, au XXIe siècle, seuls cinq autres ados ont signé, comme lui, leur première victoire sur le circuit principal avant leurs 17 ans : Richard Gasquet, Rafael Nadal, Ryan Harrison, Bernard Tomic et Cristian Garín. 

Tous, à des échelles différentes, sont d’excellents joueurs. Mais certains n’ont jamais eu la destinée qu’on leur dessinait. Seul Nadal a atteint les objectifs dont rêve Alaraz : no 1 mondial et titre en Grand Chelem. Ryan Harrison n’a jamais dépassé le 40e rang de la hiérarchie planétaire – ce qui est déjà exceptionnel – et la carrière de Bernard Tomic a sombré dans les remous d’une vie tumultueuse. La réussite précoce ne mène pas forcément vers un horizon radieux. Un fait dont l’Espagnol a certainement connaissance, et qu’il garde probablement dans un coin de son esprit. En piqûre de rappel. Au cas où. D’après Nietzsche, « les convictions sont des prisons », et Carlos Alcaraz semble du genre à éviter de gâcher son potentiel en l’enfermant dans une cellule de fausses certitudes. Et si jamais il lui arrivait de se relâcher en se reposant sur la croyance que ses acquis suffiraient à le mener où il veut, nul doute que son entourage, Juan Carlos Ferrero en tête, se chargerait de mettre les points sur les i et les barres aux t. 

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Le parcours des jeunes

Sofia Kenin à 5 ans, © Art Seitz

Entre échec et réussite, espoir et désespoir, progression et blessures… Pour devenir champion, la route est longue et souvent jalonnée d’embûches. Il n’y pas de recette miracle. Gagner, c’est avant tout la récompense d’une résilience hors du commun, la mobilisation de tout un écosystème et parfois, un petit coup de pouce du destin. Mais entre la multitude de chemins possibles, l’aspect financier qui relève de l’entrepreneuriat et le poids affectif de la famille, pas toujours facile de frayer son chemin. Cela requiert un investissement dès le plus jeune âge. Eitan, 5 ans, a commencé le tennis en 2019. Il évolue actuellement dans la catégorie U6 balle rouge au Tennis Club d’Annecy. Né en 2016, il a récemment été détecté par la ligue Auvergne-Rhône-Alpes. « Eitan est au premier étage du repérage. Il a des qualités supérieures aux jeunes de son âge, analyse Baptiste Frican, conseiller de repérage dans le département de Haute-Savoie (74). C’est pour cela que je le convoque pour les prochains stages avec les meilleurs du département. » Sa mission ? Détecter les meilleurs de moins de 10 ans. Pour cela, il les observe régulièrement, organise un programme d’entraînements et se rapproche des clubs afin de savoir ce qui est mis en place. « On veut les mettre dans les conditions optimales pour qu’ils progressent le plus rapidement, explique-t-il. Mais on ne veut pas uniquement dénicher les pépites, le but c’est avant tout de lancer des gamins dans la compétition, de susciter des passions. Peut-être que certains graviront les échelons, mais ce n’est pas le premier objectif. » « Vers 4 ou 5 ans, on voit ceux qui ont des aptitudes psychomotrices supérieures aux autres, analyse Emmanuelle Ducrot, présidente du comité départemental de Haute-Savoie responsable du haut niveau. Le rôle de l’enseignant est déterminant. « Il doit être attentif, pédagogue avec les parents et inculquer une certaine régularité du travail. » 

En septembre 2020, Eitan a effectué son premier repérage avec Baptiste, qui l’appelle quelques mois plus tard à une « journée de suivi » avec les meilleurs du même âge. Le 7 avril dernier, il a effectué la deuxième. « Baptiste est venu au club et il lui a fait faire plusieurs ateliers de coup droit, revers, services, contrôles de balle, échanges… » Pour le moment, Eitan suit deux cours collectifs par semaine, mais ses parents souhaitent l’inscrire aussi en individuel à la rentrée prochaine. « Si c’est possible, en tout cas c’est ce qu’il veut », confie cet enseignant qui se projette sur l’avenir. Le père de famille ne recherche aucun sponsor et n’est pas en demande, mais n’exclut pas « d’y réfléchir plus tard si besoin ». Quant à l’école, Eitan s’y rend comme la grande majorité des enfants de son âge. Mais « plus tard, lorsqu’il commencera les compétitions, s’il est nécessaire de suivre les cours à la maison, nous y réfléchirons », explique le papa. En parallèle, il alimente aussi un compte Instagram sur lequel il publie régulièrement le quotidien sportif de son fils. « L’année dernière Denis Shapovalov a commenté une vidéo. Eitan était fou de joie, se réjouit-il. Cela peut aller très vite, on va s’investir mais on sera d’abord à son écoute. » 

La suite est un long cheminement où travail et abnégation sont de mise. Vers 8 ans, les ligues prévoient des entraînements au centre de formation régional. C’est aussi l’âge où le classement rentre en ligne de compte pour être sélectionné à certaines compétitions. L’enjeu est parfois de taille puisque ces rassemblements sont aussi le lieu de repérage par la Fédération français de tennis (FFT), avec qui les ligues échangent régulièrement. « Tout le monde a son rôle à jouer dans la construction d’un futur champion, plaide Nicolas Escudé, fraîchement nommé directeur technique national de la FFT. Du premier entraîneur, au second, des ligues, des régions et enfin du Centre national d’entraînement. Notre rôle c’est de les armer le mieux possible avant qu’ils prennent leur envol. » Vers 10 et 12 ans, les plus prometteurs peuvent évoluer sur le circuit européen via Tennis Europe. Ce dispositif soutenu par de nombreuses fédérations nationales permet aux jeunes de grimper dans les catégories (de U12 à U16) et d’obtenir un classement européen à partir de 14 ans Pierre * est le papa d’un jeune passionné de 14 ans. Né en 2006, son fils, dont il souhaite taire le nom, a déjà été champion d’Europe dans la catégorie moins de 12 ans. Il évolue au centre fédéral de Mons en Belgique. « On a paramétré notre vie par rapport à lui, mais on ne voit pas ça comme un sacrifice, au contraire. On ne sait pas où cela va nous mener, mais on vit cette aventure à 100 %. » Pendant quelques années, la famille a déménagé à Mons, la semaine, pour éviter que leur fils n’aille à l’internat. Pierre accompagne son fils dans tous ses déplacements. S’il suit l’évolution de son fils de près, il se refuse d’intervenir sur le plan sportif, qu’il laisse aux entraîneurs. À 15 ans, le fils de Pierre fait aujourd’hui ses premiers pas sur le circuit international junior (ITF), la dernière étape vers le passage sur le circuit professionnel. 

Le (très) jeune Eitan, © @eitanoncourt (Instagram)

Les fédérations sur tous les fronts 

Pour qu’un jeune puisse grandir dans les meilleures conditions, il doit avant tout créer une bulle favorable autour de lui. Signe de reconnaissance des qualités du joueur mais aussi support indéniable sur le plan sportif et financier, les fédérations jouent un rôle clé, autant dans le suivi que la mise à disposition d’infrastructures matérielles et humaines. Pendant plus de 10 ans, Mathias Bourgue a évolué au sein de la structure fédérale française. Après son bac, il intègre l’INSEP (dont la section tennis a été supprimée NDLR) puis le Centre National d’entraînement (CNE) à Paris. Là, il s’entraîne, aux côtés de techniciens renommés avec la génération 1994, parmi laquelle figure Lucas Pouille. Si le joueur s’entraîne désormais à la All-In Academy (académie privée fondée par Jo-Wilfried Tsonga), il en garde un très bon souvenir. « La fédération m’a permis de vivre une super expérience, se rappelle-t-il. Le staff était bienveillant. J’ai eu de la chance d’être très bien encadré notamment avec Emmanuel Planque, qui nous a inculqué l’humilité. » Cet écosystème lui permet d’atteindre la 140e place mondiale, seulement quelques années après s’être lancé sur le circuit professionnel secondaire. «C’est valorisant d’être repéré. Cela montre que le projet est suivi, que le niveau est bon. À la fédération il y a des gens compétents », rapporte son entraîneur Charles-Antoine Brézac. En plus du soutien matériel et humain, les fédérations couvrent des frais non-négligeables. « Voyages, hôtels, entraîneurs… Ils ont tout financé. C’est de la négociation constante. On sent qu’il faut du résultat et qu’il y a des comptes à rendre mais j’en suis très reconnaissant », décrypte Mathias Bourgue. 

Un constat que partage aussi Arthur de Greef. Ce jeune retraité a évolué pendant plus de dix ans entre les murs de la fédération belge. « J’ai été pris en charge à 100 % de 12 ans à 18 ans ». Un avantage qu’il doit avant tout à ses résultats. « Comme j’étais numéro 1 en Belgique dans mes catégories d’âge, j’ai pu recevoir les aides accordées à la fédération car j’entrais dans les critères ». À sa majorité, l’ex-joueur de 28 ans a engagé son propre coach mais a continué à bénéficier de nets avantages. « Ils ne payaient pas tout mais je pouvais m’entraîner gratuitement sur les terrains de la fédération et je profitais du coach physique et fitness. Cela a réduit mes frais de moitié. C’est considérable », se rappelle celui qui a depuis racheté le club de Géronsart. 

Vers des formules privées all-inclusive ? 

Néanmoins, les fédérations doivent aujourd’hui s’adapter à l’avènement d’académies privées en Europe, très inspirées du modèle anglo-saxon. En plus de coachs qualifiés avec une grande expérience du haut-niveau et d’infrastructures haut de gamme, ces instituts ultra modernes proposent des programmes hyper-individualisés, comprenant notamment un internat avec l’école intégrée, un préparateur physique, un préparateur mental, un nutritionniste et une intendance aux petits soins. « On veut s’adapter aux besoins du joueur. Ce n’est pas évident, il faut être capable en terme de staff de pouvoir s’ajuster en permanence », explique l’ancien joueur Jean-François Bachelot, aujourd’hui directeur sportif de la All-in Academy. Son objectif ? Créer un écosystème favorable pour « normaliser » la réussite des jeunes. En plus du domaine sportif, ces académies veulent éveiller leur pensionnaires à des compétences complémentaires comme le management, la communication ou la gestion d’un budget. Ces académies proposent également des passerelles pour partir aux Etats-Unis. Dans son volet éducation, l’académie de Justine Hénin, au sud de Bruxelles, permet de choisir entre le système belge ou le système international. « La voie américaine est beaucoup demandée, notamment par les joueurs étrangers qui souhaitent obtenir des bourses pour partir aux Etats Unis », explique Cindy Vincent, directrice générale de l’académie. En proposant des programmes « all-inclusive » ces académies assurent un enseignement à 360° et surtout : facilitent la vie des parents. 

Combien ça coûte ? 

Néanmoins, elles ont aussi un coût. Le prix pour un an dans l’académie de Justine Hénin ? Entre 18 000 et 35 000 euros, selon les formules. À cela ajouter : l’inscription aux tournois, les déplacements et les logements sur place. Une année sur les terrains atteint très vite des sommes entre 50 000 et 100 000 euros. Plus globalement, la vie d’un jeune joueur de tennis nécessite un apport financier conséquent. Ce système pousse les familles à trouver – et multiplier – leurs sources de financement. Après un parcours plutôt classique dans les centres fédéraux, Corentin Moutet n’a pas souhaité intégrer l’INSEP. « Il avait 14 ans, il n’avait pas envie de rester dans une structure, rapporte Alexandra Moutet, sa mère. Il a donc décidé de demander à la FFT si elle pouvait l’accompagner dans un projet un peu plus “privé” et elle a accepté ». Soutenus par la fédération, le joueur et sa famille se sont entourés de personnes qui croyaient au projet et ont été accompagnés par son club le TC Paris. « Corentin a beaucoup joué et réussi à être indépendant rapidement », ajoute sa maman.

Dans cette course au financement, les sponsors jouent un rôle clé. Le but ? Combler son budget et espérer terminer une saison sans devoir se restreindre. Charles-Antoine Brézac, actuel coach de Mathias Bourgue et ancien 239ème mondial, se rappelle : « J’avais un petit pécule de côté et j’ai monté un dossier de sponsoring. Ils peuvent offrir quelques milliers d’euros sur deux ou trois ans. Sur le circuit junior, il n’y a pas de prize money, les parents doivent tout payer. Il faut avoir des ressources. Malheureusement, ceux qui n’en n’ont pas n’y vont pas. » Cependant, de tels contrats imposent – aussi – de nombreuses contraintes, sollicitations et une certaine marchandisation de l’image. En dehors des équipementiers textile et raquette, pendant longtemps le clan Moutet a décliné toutes les autres propositions « hors tennis ».  « On voulait qu’il reste concentré sur le tennis sans devoir rendre des comptes en se rendant à des exhibitions médiatiques. Le plus important, ce sont d’abord les progrès », rappelle Alexandra Moutet. De plus, les contrats long-terme sont aussi conditionnés par les résultats. « Selon la grille de contrats, cela implique de faire plus de tournois. On ne veut pas courir après pour remplir les critères des sponsors, on veut le laisser grandir », explique Pierre. Conscient de l’inégalité des situations, le père de famille se réjouit que son fils puisse se concentrer uniquement sur le plan sportif. « Certains jeunes se mettent la pression, en se disant ‘Il faut que je réussisse car papa dépense beaucoup’. Nous on a de la chance de ne jamais parler d’argent. Cela dématérialise le projet et brise les barrières. » 

Le casse-tête scolaire

Et l’école dans tout ça ? Un véritable casse-tête pour les parents, tiraillés entre permettre à leurs enfants de s’épanouir dans leur sport et leur assurer un diplôme. Là encore, les voies empruntées ne se ressemblent pas. « On a un contrat moral entre nous : tu auras ton bac », explique Pierre. Depuis un an, lui et son épouse ont accepté que leur fils quitte le système scolaire classique pour bénéficier de cours à distance avec le Jury (version belge du CNED NDLR). « Au départ on voulait qu’il continue à être avec d’autres enfants de son âge mais cela devenait trop compliqué. » De son côté Mathias Bourgue se souvient : « Au départ, mon père ne voulait pas que je fasse sport études, du coup le collège a aménagé des horaires spécialement pour moi. » Ce n’est qu’à son arrivée au centre de Boulouris (Var) en 5e qu’il a pu suivre un enseignement à distance jusqu’à l’obtention de son bac. De son côté, après plusieurs essais via des écoles privées et des cours à distance, Corentin Moutet a rapidement arrêté l’école pour se consacrer à sa passion. Un pari osé, se rappelle sa maman : « C’est difficile quand ton enfant te dit qu’il veut arrêter l’école à 14 ans. Mais on a été rassuré dans ce choix notamment par la fédération qui allait dans le même sens. » 

Allier vie sportive et vie scolaire, c’est aussi la raison pour laquelle certains jeunes partent étudier aux Etats-Unis. Si Mathieu Forget, fils de Guy Forget, a finalement décidé de se lancer dans la danse et le spectacle, il se rappelle néanmoins de ses années universitaires aux États-Unis, rythmée par les cours le matin et le tennis l’après-midi. « Le tennis m’a permis d’obtenir une bourse et de pouvoir réaliser mes rêves. Là-bas, il y a cette culture d’équipe où tu dois défendre ton université. Et en même temps, il y a toujours de la compétition pour savoir qui va jouer. C’est une très belle école de vie. »

Le circuit junior, starification précoce ? 

De Paris à New York en passant par Londres et Melbourne… Le circuit junior est une aubaine pour des jeunes passionnés qui peuvent s’essayer à la vie de joueur professionnel, jalonnée de voyages et surtout : la possibilité pour eux d’accéder aux tournois du Grands Chelem juniors. Aujourd’hui le circuit junior est un copié-collé du circuit professionnel, et un révélateur de vie dans sa globalité. « C’est une étape fondamentale dans la future carrière d’un joueur ou d’une joueuse, estime Charles-Antoine Brézac. C’est très formateur car c’est un système proche de la vie qu’ils auront en tant que joueur. Cela leur apprend à faire des vraies tournées, élaborer un programme, à faire des stratégies de surface et de destinations pour rentabiliser au mieux le budget. Cela les entraîne à la vie de nomade d’un tennisman. » 

Depuis 25 ans, le Tennis Club de Beaulieu-sur-Mer organise un tournoi ITF Junior de grade 1, faisant de lui le deuxième tournoi junior en France après Roland Garros junior. Chaque année au mois d’avril, des jeunes filles et garçons d’une trentaine de nationalités âgés de 14 à 18 ans se rendent sur le site situé dans le sud de la France. « Ces jeunes aspirent tous au haut-niveau. Ils ont tous un classement ITF Junior et certains sont déjà classés à l’ATP ou la WTA, explique Christophe Ribero, directeur du tournoi. Ce sont déjà des professionnels pour la plupart, ils sont là pour gagner et espérer être champions du monde junior à la fin de l’année. » Ce tournoi rapporte 280 points au classement ITF au vainqueur, ce qui lui permet de rentrer directement au tableau final de Roland Garros junior. Une aubaine. Les tournois juniors sont aussi des lieux très prisés par les agents et les représentants de prestigieux sponsors. « Ici les grandes marques phares du tennis viennent dénicher les talents les plus prometteurs. Il y a les 20 ou 25 meilleurs mondiaux. Beaucoup de contrats de plusieurs centaines de milliers d’euros se sont signés dans les allées du club, bien que ces jeunes ont moins de 18 ans, voire moins de 16 ans pour certains », rapporte Alain Moracchini, le directeur adjoint.

Sofia Kenin à 5 ans, © Art Seitz

Passage sur le circuit professionnel, un choc psychologique 

Mais cette hyper professionnalisation précoce peut aussi avoir des conséquences néfastes. Le circuit junior est générateur de paillettes pour les jeunes joueurs très forts. Ils sont mis en avant dans les médias notamment lors des tournois du Grands Chelem, ils sont approchés par les agents et toute la sphère médiatique. « Tout cela donne le sentiment ‘d’être déjà là’. Or il n’en est rien », estime Steve Darcis, ancien 38e mondial et aujourd’hui responsable pro de l’Association fédérale de Mons (Belgique). La starification précoce induite par le circuit junior peut parfois avoir des effets violents notamment lors de la transition vers le circuit professionnel. « Le joueur se retrouve confronté à une grosse concurrence ce qui n’est pas le cas sur le circuit junior où ils se connaissent tous », ajoute Charles-Antoine Brézac. Pour les 20 meilleurs du monde en junior, l’attente est énorme. S’ils n’y répondent pas très vite, cela peut entraîner une décompression, voire une remise en cause du projet. « C’est un véritable choc psychologique, surtout à cet âge-là, où ils sont encore en pleine construction de sportifs mais aussi dans leur personnalité. Si cela ne prend pas, ça peut être vraiment destructeur, voire gâcher une carrière. C’est pour cela qu’il faut bien gérer le temps de maturation », poursuit Charles-Antoine. 

L’enjeu psychologique est primordial, d’où la nécessité de bien s’entourer. Or, ce n’est pas facile dans un monde si convoité. D’autant plus que les effets sont souvent décuplés par les réseaux sociaux et la sphère médiatique. « On n’imagine pas combien la presse et les gens autour peuvent détruire un sportif, surtout quand il est très jeune. Avant un match, Corentin peut recevoir 150 messages WhatsApp !! Ca lui plait mais ce ne sont pas toujours des messages bienveillants. Il a dû apprendre à prendre des distances», se rappelle Alexandra Moutet. Pierre aussi essaye à sa manière de créer une bulle bienveillante autour de lui. « En tant que parent, je m’efforce d’être stable dans cette vie instable, jalonnée par des “up and down”. Il faut trouver le savant mélange entre : être présent tout en sachant rester en retrait. Le tennis est un sport où la réussite n’est pas tout le temps à la hauteur du travail fourni. À  Tarbes, lors du Tournoi des Petits As (prestigieuse compétition qui réunit les meilleurs internationaux de 12 et 14 ans NDLR) notre fils était favori et a été éliminé au premier tour, cela nous a fait mal de le voir dans la défaite, mais c’est une école de réussite. C’est comme ça qu’on apprend », relate Pierre. 

Quelle stratégie ? 

Le piège ? Appréhender le circuit junior comme une finalité. Le but est surtout de passer vers le circuit professionnel le plus rapidement possible. « Si à 16 ans il peut aller en Futures, il ira (l’échelon le plus bas des tournois de tennis professionnels NDLR), estime Pierre. Si tu peux faire les quatre tournois du Grand Chelem junior en un an, tu peux partir sur le circuit pro sans attendre 18 ans. » Et pour que la transition s’opère dans les meilleures conditions, il est essentiel d’élaborer une stratégie adaptée. « Corentin a joué sur le circuit Junior jusqu’à 16 ou 17 ans mais très vite il est rentré sur le circuit Futures pour aller chercher des points ATP et grimper au classement raconte sa maman. Il ne faisait plus que les Grands Chelem en junior. Ce sont deux styles de jeu différent, c’est bien de faire les deux. » Tout est une question d’équilibre. « Dans les Futures, sans public dans des régions reculé,s ce n’est pas la même ambiance qu’une levée du Grand Chelem, mais il savait qu’il devait passer par là », raconte Alexandra Moutet. Pour Steve Darcis, tout dépend du profil du joueur. Cela dépend de sa maturité physique et tennistique. « Quand tu es jeune, le plus important c’est d’être dans les 20 premiers pour avoir des places dans le tableau final de Futures. Si tu es hors des 25 tu peux te lancer directement en pro. Le 7e mondial junior n’a pas les mêmes intérêts que le 40e. »

Si le parcours junior est déterminant dans la vie d’un futur joueur de tennis, il est primordial de savoir prendre du recul. Les résultats sont nécessaires pour entamer une carrière dans les meilleures conditions et ainsi espérer frôler les plus prestigieux terrains du monde entier. Mais un bon ranking en junior n’est pas un gage de réussite dans le futur. Dans un monde aussi inégal qu’est le tennis, il y a beaucoup de candidats et peu d’élus. C’est une réalité : tous ne sont pas égaux face aux capacités de travail, aux moyens financiers et au capital humain. « Ces jeunes veulent tous être champions, ils s’entraînent et se préparent comme des pros. Ils sont passionnés. Ils se lèvent et pensent tennis, ils se couchent et pensent tennis. Mais sur un tableau de 48 filles et 48 garçons, il y en a peut-être deux ou trois en tout qui atteindront le haut niveau », rappellent Alain Moracchini et Christophe Ribero. Dans un monde frénétique, qui avance à toute vitesse, l’essentiel, c’est avant tout de s’autoriser à grandir, de savoir prendre le temps. « En faire quelque chose de formateur, peu importe où cela le mènera plus tard. C’est avant tout une formation de vie, une ligne de conduite. Le reste, on verra bien ». Le début d’un long chemin… 

Sofia Kenin à 7 ans, bien des années avant de soulever le trophée de l'Open d'Australie 2020, © Art Seitz

* dont le prénom a été modifié

Les coups disparus du tennis professionnel

Quand les pros changent le jeu

Ken Rosewall à Forest Hills pour l'US Open dans les années 70 / © Art Seitz

La technique du tennis évolue année après année. C’est particulièrement vrai chez les joueurs professionnels ne jouant plus certains coups et enchainements qu’ils avaient encore régulièrement l’habitude de réaliser il y a quelques années seulement. Quels sont ces coups ? Pourquoi ne sont-ils plus viables au plus haut niveau ? Ont-ils encore un avenir chez les amateurs ? 

Tous les fans et observateurs du tennis pro de ces quarante dernières années l’auront remarqué : on ne joue plus chez les pros comme on jouait dans les années 80. Les athlètes sont infiniment plus affutés physiquement. La haute technologie du matériel a révolutionné le jeu. Les surfaces se sont ralenties, uniformisées, pour devenir lentes à moyennement lentes. 

Tous ces changements ont eu des conséquences sur la technique, la tactique et la stratégie des champions. On ne gagne plus les points, au plus haut niveau, avec les mêmes ficelles et certaines recettes sont devenues complétement dépassées. Certains styles de jeu se sont raréfiés et des pans entiers de la technique ont pratiquement disparu des circuits professionnels. L’extrême raréfaction du jeu offensif va nous permettre de recenser les premiers disparus chez l’élite du tennis.     

Le répertoire des attaquants s’est réduit

L’enchaînement emblématique du jeu offensif, c’est historiquement le service-volée. Cette stratégie qui consiste à suivre directement son service au filet n’a cessé de décliner chez les pros depuis le début des années 2000. Le service-volée était presque systématique en première et deuxième balle de service sur les surfaces rapides au rebond bas comme le gazon de Wimbledon. Il est aujourd’hui anecdotique, car beaucoup moins efficace. Le service a certes progressé mais dans le même temps, les parades au service-volée sont devenues plus accessibles. 

Le rebond plus lent autorise les retours hors de portée du volleyeur. Les cadres légers, associés à des cordages performants, facilitent un lift violent et systématique, très difficilement contrôlable par le joueur au filet. 

Un service-volée trop prévisible sera puni par un retour gagnant ou par un passing en deux temps amené par un retour lifté dans les pieds.

Reste à servir un ace ou à prendre l’adversaire par surprise en raréfiant ses tentatives. Les retourneurs qui doivent faire face à une grosse première balle de service ont tendance à jouer le pourcentage. Ils cherchent la neutralisation adverse au moyen d’une balle haute jouée au centre. Ce type de retour de remise autorise le service-volée, mais encore faut-il correctement l’anticiper. Chez les pros, ce type de service-service volée est possible sur première balle. Les meilleurs l’utilisent avec justesse et parcimonie. 

Le service-volée sur deuxième balle n’est même plus anecdotique chez les pros, mais tout simplement rarissime. En effet, à ce niveau d’excellence tennistique, le retour de service sur deuxième balle constitue presque systématiquement une agression. Toucher une première volée dans ces conditions, c’est mission impossible.      

Ce service-volée de l’extrême est seulement utilisé lors de moments très chaud, au bluff, quand l’attaquant qui le pratique devine que l’extrême fébrilité adverse lui ouvrira les portes d’une volée facile : un coup de mentaliste. Roger Federer le tente parfois, sur une inspiration géniale dont il a le secret. Dustin Brown ou Ivo Karlović le pratiquent encore régulièrement, grandement aidés par des services monstrueux et des habiletés hors normes au filet. 

L’enchaînement offensif du retour suivi au filet reste largement pratiqué dans l’élite mondiale. Il se joue surtout sur les deuxièmes balles de service et presque systématiquement en débordement ou en force pour prendre de vitesse l’adversaire. 

Une variante de ce retour se pratique pourtant de moins en moins. Il s’agit du retour-volée sur balle coupée basse, connu aussi sous l’appellation anglo-saxonne : chip and charge.      

Il était autrefois utilisé sur les services faibles par des attaquants invétérés qui préféraient refuser l’échange et monter directement au moyen d’un coup sûr qui mettait assurément la pression. Cela pouvait être très efficace, surtout si c’était sorti du chapeau au bon moment.

C’était à l’époque où il y avait encore des surfaces au rebond bas et où il était difficile de brosser violemment une balle qui naviguait en dessous des genoux. L’attaquant avait alors encore un léger avantage, dans ce type de situation, sur celui qui restait au fond. 

Avec des cadres plus légers, plus tolérants et des cordages qui accentuent les rotations de balle, la contre-attaque est aujourd’hui plus piquante et le chip and charge perd toute efficacité. Les attaques coupées sont trop lentes, rebondissent trop haut et ce qui était autrefois un poison est devenu un cadeau pour le défenseur qui a tout le loisir de punir l’impudent.

Roger Federer,  encore lui, a revisité cet enchaînement pour prolonger son existence. Le joueur suisse, à l’instar des grands chefs cuisiniers qui revisitent les plats traditionnels, revisite quelques canons du tennis classique. Pour son chip and charge façon helvète, il joue sur trois leviers. Il joue sur le contraste, tout d’abord, en l’amenant derrière des retours violents et liftés. Il utilise ensuite les variations de profondeurs, en jouant régulièrement court  et en obligeant son adversaire à avancer vers la balle. Enfin, il occupe régulièrement, une position outrancièrement avancée dans le court pour retourner et priver son adversaire d’un temps précieux.

D’une manière générale, le jeu au filet est de moins en moins pratiqué en simple. Les joueurs montent moins et en conséquence volleyent moins. Certaines volées deviennent de plus en plus rares. C’est le cas du smash de revers, de la demi-volée ou de la volée amortie.

Roger Federer, Wimbledon 2016 / © Ray giubilo

Le revers coupé est devenu trop lent 

Jusque dans les années 80, il était possible de tout faire avec un revers coupé. Au début de l’ère professionnelle de 1968, l’Australien Ken Rosewall avait porté ce revers multitâches, jusqu’à une sorte de perfection. Le petit maître de Sydney ne liftait jamais son revers à une main et donc défendait, jouait l’échange, attaquait, accélérait et même passait avec un revers coupé. 

Cette « perfection » technique ne sera, sans doute, plus jamais égalée pour une raison simple : les raquettes actuelle sont trop légères. Le poids des raquettes en bois généraient une inertie et un transfert d’énergie qui permettait des coupés rapides avec peu d’effet et un rebond fusant. Largement suffisant pour s’imposer en Grand Chelem (Rosewall en a gagné 8).

Steffi  Graf est la dernière grande championne à avoir joué l’échange de fond de court avec un revers majoritairement coupé. Il faut tout de même admettre que son formidable jeu de jambe lui permettait de jouer un maximum de coup droit, qui était son meilleur coup. Son revers coupé lui servait de coup préparatoire à ses attaques en coup droit. Après Graf, la cadence a nettement augmenté avec des coups majoritairement frappé des deux côtés. L’effet coupé ne tient plus la route.

Si le passing en revers coupé a rapidement disparu du circuit pro, que le revers coupé d’attente a été progressivement substitué dans l’échange par le revers lifté/frappé. Le revers coupé d’attaque a perduré quelques années et avec lui ce particularisme du jeu de jambe qu’on appelait le pas de tango. 

Ce pas de tango était associé au revers coupé d’attaque. Il permettait, par un passage du pied arrière derrière la jambe d’appuis juste avant la frappe,  de jouer vers l’avant en gardant les épaules de profil. Des joueurs offensifs et habiles au filet comme Yannick Noah ou Henri Leconte l’ont utilisé jusqu’à la fin des années 80. Le pas de tango n’est plus qu’un lointain souvenir chez les pros, un mouvement purement artistique. Pour Antoine Benneteau, co-auteur du  Dictionnaire amoureux du tennis, ce mouvement constitue une madeleine de Proust. Quand il lui arrive de le jouer, une multitude de sensations lui reviennent en tête. 

Aujourd’hui la principale utilité du revers coupé chez les pros est défensive. Quand un joueur coupe la balle, il réduit considérablement ses chances de remporter le point. La deuxième utilisation du revers coupé chez les champions est de pouvoir jouer l’amortie qui reste toujours aussi efficace.

Le coup droit conjugue vitesse et sécurité 

Depuis que les mesures de rotation de la balle de tennis affolent les compteurs, on a oublié que dans le tennis d’avant, le plus sûr moyen d’envoyer un coup droit rapide était de le frapper sans effets, à plat. J’ai toujours été fasciné par le bruit sec de ce type de frappe directe, joué généralement derrière un coup lifté. Ce coup, s’il était souvent définitif, ne pardonnait, en revanche, aucune approximation. Ce défaut a précipité sa perte, vu qu’aujourd’hui, les joueurs parviennent à frapper des balles à la fois très rapides et très liftées. 

Le dernier joueur dont je me rappelle avoir vu frapper des coups droits à plat est Robin Söderling. D’ailleurs cela agaçait beaucoup Magnus Norman, son  coach de l’époque, qui se plaignait, avec humour, de pouvoir trop souvent parvenir à lire la marque de la balle de tennis que frappait Robin en coup droit.

Le coup droit coupé d’attaque a disparu bien avant. Ce coup droit coupé avait la même utilité que son homologue en revers sauf qu’il était moins efficace. Dans la même position, un coup droit légèrement lifté et joué dans la foulée était bien plus pertinent.

Le dernier adepte régulier du coup droit coupé chez les pros masculins était Fabrice Santoro, qui le jouait à deux mains. Ne possédant pas de coup droit réellement percutant, Fabrice avait fait le pari dans sa deuxième partie de carrière de privilégier la prise de balle hyper-précoce en gardant, quoi qu’il arrive, sa prise de revers à deux mains. Cette disposition particulière le contraignait à jouer, presque toujours, des coups droits coupés. On peut considérer ce pari comme gagnant vu que Fabrice avec ce coup droit démodé a gagné 6 tournois du circuit ATP.             

Le coup droit d’approche dit « dans la foulée » existe théoriquement toujours mais on ne le voit plus guère chez les pros. L’efficacité de ce coup droit, à plat ou légèrement lifté, était basée sur une prise de balle précoce associée à un gain de temps dans la montée au filet. 

Il souffre d’un déficit de puissance et de précision par rapport au coup droit frappé avec un fort ancrage au sol. Aujourd’hui, le concept de coup d’approche est un peu dépassé, les joueurs s’arrangent pour marquer les points au filet avant même d’avoir à volleyer.  Le dernier joueur dont je me rappelle avoir vu frapper très régulièrement des coups droits d’approche en match était Ivanišević    

Défendre en cadence

Je ne pouvais pas terminer ce catalogue de coup disparus, sans rendre un hommage aux grands défenseurs et à une de leur arme favorite, la moon-ball (balle lunaire). Dernière cette appellation poétique se cache une balle haute et molle avec un lift très modéré. Le différentiel de vitesse ainsi créé pouvait entrainer, chez l’adversaire, des difficultés dans le centrage de balle et le transfert d’énergie vers l’avant. 

Quand l’adversaire jouait trop fort et trop vite, le joueur frappait une série de moon-balls pour casser le rythme adverse. La cadence du jeu pouvait s’en trouver fortement ralentie.

J’ai eu la chance d’être un témoin privilégié du tennis professionnel féminin de la fin des années 90 et à cette époque, il y avait encore des joueuses qui  basaient l’essentiel de leur jeu sur cette stratégie. Je me rappelle d’une joueuse Israélienne, Anna Smashnova, dont la fulgurance du nom contrastait avec la faible vitesse de ses coups naviguant très largement au-dessus du filet.

Pour moi, c’est une jeune joueuse américaine qui a brutalement sifflé (vers  1998-1999) la fin de la récréation. En effet, Serena Williams a trouvé une solution toute simple à cette problématique en smashant, avec brio, toute balle qui naviguait à proximité de ses puissantes épaules. Les autres joueuses ont fini par l’imiter et ce fut la fin des moon-balls

Serena Williams, US Open 2013 / © Art Seitz

Les amateurs font de la résistance

Si tous les coups, séquences et stratégies que je vous ai décrits dans cet article sont dépassés dans le contexte hyper-relevé du tennis professionnel, ce n’est absolument pas le cas dans le tennis amateur.   

La vitesse moins élevée des services, des retours, des échanges, des déplacements, autorisent  une plus grande liberté d’action. En club, le jeu d’attaque approximatif est moins brutalement sanctionné, les balles molles largement plus jouées, les balles coupées plus présentes et le lift plus léger.

Les joueurs et joueuses de club peuvent donc encore largement profiter de ces coups disparus du tennis professionnels y compris en compétition. Service-volée, chip and charge, revers coupé d’attaque, coup droit dans la foulée et autres moon-balls seront encore de la partie pour notre plus grand plaisir.

50 Love

© Philippe Matsas/Tristram

Jouons l’échange croisé avec Thomas André, excellent tennisman et qui a peaufiné son Avantage à l’occasion du Master de création littéraire de l’Université Paris 8, animés entre autres par Olivia Rosenthal, Vincent Message ou encore Pierre Bayard…

L’occasion d’en savoir davantage sur ses personnages, ses inspirations et, évidemment, son rapport à la petite balle jaune… Play !

 

Les romans sportifs sont plutôt rares dans l’histoire littéraire ; ceux ayant pour sujet le tennis plus encore (citons tout de même Shriver ou plus récemment Matthieussent) ; comment expliquez-vous cette lacune ? 

Le sport est en effet une matière fictionnelle très peu exploitée, peut-être parce qu’en tant que spectacle, il se suffit à lui-même. Ou bien parce qu’il reste malgré tout un jeu, et qu’il n’apparaît donc pas comme un sujet sérieux pour un roman. En fait, la boxe est le seul sport auquel les meilleurs écrivains – de Jack London à Joyce Carol Oates – se sont régulièrement frottés. Ils ne peuvent s’empêcher de comparer leur activité d’écrivain à celle du boxeur sur le ring.

Quant au tennis, il est parfois présent dans les récits, mais au second plan. Par exemple, dans Match Point de Woody Allen, il témoigne du milieu social aisé dans lequel évoluent les personnages. Mais le jeu en lui-même est rarement mis au cœur du récit, de l’écriture. C’est dommage parce qu’il se passe beaucoup de choses passionnantes, sur un terrain de tennis.

 

Précisément, est-ce que, pour votre premier roman, le sport a représenté un vecteur idéal pour personnifier un mal-être contemporain propre à l’adolescence ? Plutôt que de capitaliser comme d’autres teen novels sur des orgies de sexe et de drogues, vous semblez en effet utiliser le tennis, la boxe et leurs multiples métaphores (se renvoyer la balle, échanger dans la douleur, se rendre coup pour coup, chercher le KO) pour incarner ce spleen… Pourquoi ce choix ?

Oui, il y a une vraie mélancolie chez Marius, mon personnage. Ce spleen adolescent s’exprime surtout dans la vie de tous les jours, mais il arrive que Marius l’apporte sur le court : parfois, il n’est pas sûr d’avoir envie de gagner, il voudrait que le tournoi se termine au plus vite, pour pouvoir enfin profiter de son été. Cela dit, le tennis fonctionne aussi comme un antidote à cette langueur : raquette en main, Marius est un adversaire redoutable. Et malgré ses doutes, il fait plier ses adversaires à force de ténacité.  

Pour ce qui est des orgies de sexe et de drogues, je trouve en effet qu’elles sont largement exagérées dans les séries TV, j’essaie d’en faire l’économie. Ce qui n’empêche pas mes personnages de boire des quantités irraisonnables d’alcool au cours du roman, ce qui ne les aide d’ailleurs pas à être performants sur le terrain. 

 

Ce qui frappe après avoir lu votre roman, c’est ce sentiment de pointillé, ce goût du flou savamment entretenu ; la relation plus que platonique entre Marius et Alice, le mémoire de cette dernière sans cesse procrastiné, le désir de ne pas nommer certains personnages (casquette noire, les Argentins…), l’absence de précision au niveau de l’espace-temps. En quoi ce fog artistique est-il voulu ? 

J’ai voulu restituer l’ambiance des tournois amateurs, quels qu’il soit. Ce flou permet donc aux lecteurs d’investir leurs propres souvenirs de matchs dans le roman, de s’identifier à Marius. Mais c’est aussi un moyen de laisser les précisions au seul cadre du court de tennis. Tout ce qui se passe en dehors relève d’une réalité un peu flottante, même le flirt avec Alice. Pendant les matchs, au contraire, tout est décrit avec une netteté maximale. 

 

Tout au long des 150 pages, l’on ne peut que saluer votre travail de description quasi behavioriste des échanges durant lesquels on se retrouve plongé dans la tête de Marius, perdu dans ses incessantes gamberges entre deux points. Joueur de tennis d’excellent niveau, je suppose que vous vous êtes inspiré de votre expérience pour décrire au plus près la dramaturgie d’un match ? 

En fait, je ne suis pas un aussi bon joueur que Marius, mais peu importe. Quelque soit le niveau de jeu, la dramaturgie d’un match de tennis reste la même, avec ses rebondissements et ses occasions manquées. Les émotions, les sensations sont également les mêmes. J’ai donc pu m’appuyer sur mes propres souvenirs de matchs pour construire les parties qui rythment ce récit. Mais je me suis aussi inspiré de tous les sets imaginaires que j’ai disputés face au mur de mon garage, quand j’étais enfant.

 

En rebond à l’excellent article de nos confrères de Tennis Magazine sur le fait de gagner/perdre, peut-on corréler via un angle psychanalytique le lymphatisme ind(s)olent de Marius, son rejet de la victoire, son désir de ne pas être là, à sa volonté de rester humble aux yeux de son père, de ne jamais attirer la lumière (contrairement à son ami Cédric, ange autodestructeur, sorte de Gerulaitis), de ne pas écraser l’Autre (précepte prolétaire peut-être propre aux Nordistes vu que l’on sait que Marius est originaire de Lens) ? Ou est-ce autre chose…

Oui, la façon dont un joueur de tennis se comporte sur le court révèle beaucoup de lui-même, c’est aussi pour cela que ce sport est fascinant. Marius, lui, voudrait toujours échapper : il ne cesse de casser le rythme, de slicer la balle, d’arrondir les trajectoires, de varier les angles, dans le but de faire déjouer son adversaire, de le ramener à ses démons plutôt que d’examiner ses propres failles. 

Je ne me risquerais pas à essayer d’expliquer son attitude sur le court. Toutes les hypothèses que vous évoquez sont évidemment justes, mais je préfère ne pas trop en dire, car cette question est au cœur de récit. Je pense que c’est en partie dans l’espoir d’y trouver une réponse que le lecteur se laisse prendre au jeu de ce roman. 

 

Pour revenir à Marius le nihiliste, difficile pour nous Belges, de ne pas penser à Filip Dewulf en 97, issu des qualifications et 122e mondial à l’époque, presque soulagé de perdre en demi à Roland-Garros, incapable de gérer une pression médiatique et populaire devenue insoutenable… Peut-on alors considérer L’Avantage comme une critique de la win attitude, omniprésente en 2021 et ou, plus légèrement, un clin d’œil à la fragilité mentale du tennisman français type ? Ce détachement est-il justement pour votre héros, ce fameux Avantage ?

En réalité, je ne suis pas sûr que Marius soit si fragile mentalement. Son détachement, qui lui porte plutôt préjudice hors du court, se révèle un atout dès qu’il entre sur le terrain. Au tennis, aussi triste que cela puisse paraître, on dit souvent que les émotions sont des « parasites ». Pour donner le meilleur de soi-même, il ne faut pas se laisser submerger par la colère, par la peur ou même par l’euphorie,  ce dont Marius est justement capable. Il est tellement coupé de lui-même, renfermé dans sa carapace adolescente qu’il en devient très difficile à battre. C’est bien son indolence qui lui permet de vivre, à son échelle, une superbe épopée à la Filip Dewulf.

 

Pour conclure sur une note ludique, si Marius peut être comparé à Dewulf et Cédric à quelqu’un comme Kyrgios ou Safin, voyez-vous dans le paysage littéraire des auteurs ou personnages susceptibles d’être reliés à des joueurs, passés ou actuels ?

Je trouve que Marius ressemble aussi à Andre Agassi. Comme lui, il vit son sport comme une malédiction à laquelle il voudrait échapper. Et d’ailleurs, l’autobiographie d’Andre Agassi, Open, est le meilleur livre que j’ai lu sur le tennis. 

Sinon, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est que Federer, c’est Jean Echenoz – élégant, virtuose et impassible, on se demande comment il fait pour que ça ait l’air si facile. En face, Nadal, ce serait plutôt Dostoïevski : ce n’est pas toujours très beau à voir, mais c’est terriblement efficace.

Dans un premier roman chaud et sec comme l’ocre rouge un dimanche porte d’Auteuil, Thomas André passe facilement les qualifs et redessine au scalpel le classique triangle amoureux, le temps d’un tournoi de tennis estival aux allures shakespeariennes… 

Posons le décor. Il y a Marius (16 ou 17 ans), en bref, le remake de l’épopée de Dewulf à Roland en 97 ; presque gêné de gagner et pressé de rentrer chez lui. Cédric, son meilleur pote, sidekick fêtard autodestructeur qui conduit vite et boit beaucoup trop. Enfin, Alice, belle de match, qui fume comme un pompier turc et procrastine à l’infini son mémoire… 

Dans un Sud suffocant et une époque indéfinie, l’intrigue navigue entre scènes de glande au bord de la piscine de la villa parentale, concours de cocktails, promenades à la plage et écumage de soirées de village. Soleil, mer, adolescence, indolence, alcool… Ambiance Déjà mort version light.

Alternativement, on suit dans un style P.O.V. chirurgical le parcours homérique de Marius, tour après tour, où il rencontrera une galerie de joueurs qu’on connait tous (le fair-play, le crâneur, le dilettante…), ses doutes, ses atermoiements, dans des descriptions sportives qu’on avait plus vues depuis Tom Wolfe et son Charlotte Simmons.  Du nectar pour tout amateur de feutrine averti :

« Je n’arrivais pas à exister. Il allait me prendre mon service encore une fois et plier le match en deux sets. Mais qu’est-ce que je pouvais faire, Ça jouait trop vite pour moi.
Sur ma ligne, j’ai fait rebondir la balle trois ou quatre fois avant de servir. J’ai forcé sur mon bras et c’est sorti d’un bon mètre. J’ai poussé ma deuxième dans le terrain et il a retourné long. Il m’agressait dès la première frappe. Il cherchait à venir au filet, sans se précipiter. J’ai insisté sur son revers, en essayant de varier les trajectoires, mais ça ne servait à rien. Il a accéléré long de ligne, s’est engouffré dans le terrain et a claqué son smash. Voilà, ça faisait déjà 3-1, c’était bientôt fini… »

Au mitan du roman,  l’Accident survint ; Marius, va alors prendre son destin en main et attaquer la seconde partie du tournoi et du roman, seul contre tous…

À la fois teen novel, thriller sportif et roman d’apprentissage, impeccablement construit, parsemé de personnages secondaires délicieux (l’homme à la casquette noir, les Argentins…), L’Avantage réinvente le genre dans un style dépouillé à la Echenoz ; à l’heure où les opus (réussis) sur le tennis se comptent sur une main de Fran Jones, ce serait dommage de ne pas jouer le jeu…

La nuit où le tennis a changé !

Mike Blanchard venant remplacer Frank Hammond en tant qu'arbitre pour tenter de ramener l'ordre entre John McEnroe et Ilie Nastase, US Open 1979, © Art Seitz

C’est l’histoire d’un match entré dans les annales. Une foire d’empoigne, un duel de voyous, prêts à vendre père et mère pour remporter un quinze. Quitte à piétiner les codes d’un sport devenu à leurs yeux éculés. Jusqu’à provoquer la colère et forcer la police anti-émeute à entrer dans l’arène. Dans la nuit du 30 août 1979, le 2e tour de l’US Open entre Ilie Nastase et John McEnroe devient le symbole d’une génération transgressive, dont les incartades amusent autant qu’elles indignent. Tous deux plongent le tennis dans le précipice, lui assignent un point de non-retour, font passer les romantiques du jeu pour d’utopistes. Ce simulacre de match va conduire à une remise à plat de l’arbitrage mondial et définitivement façonner le comportement de l’Américain sur le terrain. Retour sur le film d’un match interdit aux mineurs.

C’était une époque où le “challenge” était un lointain fantasme. À peine une hypothèse futuriste sortie tout droit d’un scénario de science-fiction. Une ère où l’arbitre de chaise ne pouvait même pas descendre de son piédestal pour vérifier la trace d’une balle lorsque la surface de jeu le permettait. Le tennis, tel que nous le connaissons aujourd’hui, fêtait à peine son dixième anniversaire. Un sport qui traverse une crise d’adolescence en plein cœur des années 70.

Arbitrage et baby-sitting

Durant cette décennie, les pubères insolents se prénomment Ilie, Jimmy. Leur jeu respectif, comme leur attitude, se démarque de la vieille garde et des autres congénères de cette nouvelle génération gâtée, composée des Björn, Vitas ou Guillermo, pour ne citer qu’eux. À cette époque, ces joueurs flirtent avec les limites de ce qui était autorisé sur un court : “Jimbo” accompagne son tennis jusqu’au-boutiste et en puissance d’une gestuelle obscène, adresse des doigts d’honneur au public ou aux officiels. Le Roumain et l’Américain se partagent la couronne du tennis mondial et les lauriers de sales gamins, de teigneux, mais toujours avec le sourire en coin. Désormais, le manuel du tennis est bouffi par la vulgarité, l’insulte, la mauvaise foi. Une nouvelle palette de coups exécutée avec la complaisance silencieuse des arbitres, souvent des voisins du tournoi formés sur le tas. Des amateurs effrayés de sanctionner ou d’avertir ces idoles d’un nouveau genre.

La répétition des débordements pousse l’ATP à établir, en 1976, un code de conduite en quatre sanctions évolutives : avertissement, point de pénalité, jeu de pénalité et disqualification. « Il n’y avait pas ou peu de sanctions prévues. Au lieu de faire notre boulot d’arbitre, on se retrouvait à faire du baby-sitting », se souvient Ray Fitzmartin, juge de ligne à l’US Open de 1976 à 1993. Ces nouvelles règles étaient appliquées de manière lâche, en particulier dans le cas de joueurs de haut niveau, comme Nastase, qui pouvaient attirer une foule immense et, par conséquent, apportent plus de visibilité ‒ et d’argent ‒ au sport.

L’ambiance se dégradera avec l’arrivée de John McEnroe, le génie effronté, dont l’éclosion précoce perturbe définitivement la quiétude bourgeoise et feutrée des Country Club, royaume sans partage de la haute société. Les bad boys du tennis exportent la haine sur les terrains et les grands stades du monde entier, principalement aux États-Unis, sublimés par la rivalité viscérale entre Jimmy Connors et John McEnroe.

John McEnroe en 1980, © Art Seitz

Punk Opera

Ce duel fratricide divise autant qu’il rassemble l’Amérique. Grâce à ces deux personnalités, le tennis, jusqu’alors confiné à une certaine classe sociale, se popularise, se consomme entre amis, une bière à la main, à l’image des autres sports US : le baseball, le basket et le football. Les duels à fleurets mouchetés de la Belle Époque font place à des combats de gladiateurs mal élevés, devant une foule partisane, exubérante et bruyante. En quelques années, le tennis est passé de l’opéra au punk, de Dorian Gray à Frankenstein, une bête repoussante pour la bien-pensance, mais attirante et curieuse pour les spectateurs lambda, les enfants et, surtout, les sponsors et les médias. Cette euphorie pousse les organisateurs de tournois à sortir des clubs où ils se sentent à l’étroit. En 1978, l’US Open déménage du West Side Tennis de Forest Hills, théâtre du tournoi sans discontinuer depuis 1924, pour s’établir à Flushing Meadows au sein de l’USTA National Tennis Center.

Le central ‒ le Louis Armstrong ‒ dépasse la capacité de 10 ­000 personnes. Le tennis poursuit sa mue et change d’esprit. Le public vient désormais se divertir et attend les frasques de ces nouvelles stars. Plus qu’un sport, le tennis devient un show, un spectacle dont le prix d’entrée donne le droit au spectateur d’en avoir pour son argent. Désormais, il ne s’agit plus d’applaudir chaque point gagnant, on apprécie rigoler ou siffler l’énième provocation de l’un des protagonistes.

Dans le même temps, la première chaîne télé 100 % sport voit le jour en 1978. Grâce à ESP-TV (futur ESPN), le téléspectateur peut regarder tous les matches sans devoir attendre la finale. Désormais, on admire les idoles depuis un canapé. La performance sportive, la colère, la frustration et la rage s’expriment en gros plan. Les joueurs et les joueuses de tennis dépassent les vedettes de cinéma en temps d’antenne ; les grands matches sont vendus à coups de bandes-annonces et diffusés en prime-time.

Frontière du réel

Comme ce soir du 30 août 1979, où le deuxième tour de l’US Open réserve une affiche épicée. D’un côté, Nastase, au crépuscule d’une brillante carrière, au cours de laquelle il a remporté 7 titres du Grand Chelem. Deux en simples (US Open et Roland-Garros), trois en doubles messieurs et deux en doubles mixtes. L’ancien numéro 1 mondial incarne le bad boy originel du circuit, passé maître dans l’art du chahut, capable de jurer et vociférer en six langues.

De l’autre, John McEnroe, surdoué des courts à l’égo et l’arrogance surdimensionnés ; le génie torturé, magicien du Queens, quartier voisin de Flushing, et malgré tout, bête noire du public. Ce duel est annonciateur d’un désastre. « Au plus vous imaginerez le pire, au plus vous approcherez de la réalité », écrit à son propos Julien Pichené, dans ses Carnets de balles.

Cette nuit fait régner une atmosphère de passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau, passé professionnel un an plus tôt. Le public, lui, a déjà compris que le combat dépasserait le sens commun, comme en témoigne le message brandi par un spectateur dans les tribunes. « This match has been rated R. Anyone under 17 not admitted without parent or guardian  (Ce match a été classé interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés d’un adulte). »

« Aujourd’hui encore, j’ai du mal à croire ce qui est arrivé, commentera le Roumain des années plus tard. J’avais 33 ans, John était très jeune. Mon entraîneur, Roy Emerson, m’avait expliqué comment agacer McEnroe. Je n’avais aucune chance de le battre à la régulière, il était meilleur que moi. Donc, il fallait que je gruge : je prenais tout mon temps entre les points, j’ai même fait semblant de dormir sur le court. »

Avions détournés

« Nasty » comme on le surnomme, applique les consignes à la lettre. Il abuse des temps morts, conteste la moindre balle litigieuse, provoque son adversaire, amuse la galerie en jouant avec le bob d’un juge de ligne ; pour la première (et la seule) fois de sa carrière, Big Mac est victime de l’irrévérence adverse. Le public, lui, prend fait et cause pour le facétieux, reçoit en réponse à ses quolibets des bras d’honneur du New-Yorkais. Nastase, de son côté, tombe dans la caricature en exigeant d’appeler la tour de contrôle de LaGuardia, pour détourner les avions qui passent au-dessus du Central.

« Nastase savait qu’il allait perdre et il cherchait seulement à prolonger la souffrance de tout le monde, se souvient McEnroe dans sa biographie. Pas mal d’alcool circulait dans les gradins et Nasty était à son pire, cherchant à gagner du temps, discutaillant, insultant les arbitres. De façon générale, il essayait de me provoquer pour que je sorte de mes gonds. » Le stratagème fonctionne. Hors de lui, John hurle sur le public pour avoir applaudi une double faute et insulte les spectateurs du premier rang.

À minuit dix, McEnroe sert à 2-1 dans le quatrième set. Nastase, à la relance, se fait tellement prier que Frank Hammond, l’arbitre de chaise, lui impose un point de pénalité (15-0). Le deuxième avertissement du match. Un instant plus tard, l’Umpire donne un jeu à l’Américain et annonce 3-1 en sa faveur. À ce moment, le match bascule. Nastase conteste tant et plus, se couche sur le terrain. À bout de nerfs, l’arbitre de chaise menace de reporter la fin du match au lendemain, avant de disqualifier l’ancien numéro 1. Une décision qui va plonger cette rencontre dans une autre dimension. « La foule a commencé à jeter des canettes de coca. La police est arrivée (sur le terrain), le juge-arbitre (Mike Blanchard, ndlr) aussi, sourit le Roumain. C’est le match le plus fou de ma vie. »

Ilie Nastase en 1977, © Art Seitz

Sous-développés du tennis

La situation devient incontrôlable : des spectateurs se présentent sur le terrain et se font arrêter par la police anti-émeute. « Mike Blanchard, le juge-arbitre du tournoi, a fait son entrée sur le court pour nous parler, à Nasty et moi, se rappelle John McEnroe. Je sentais que le match ne pouvait plus m’échapper et afin d’éviter une émeute, j’ai accepté de reprendre le match. Blanchard a menacé la foule d’arrêter la partie sans un retour au calme. Mais la foule a continué à crier two-one, two-one, le score avant le jeu de pénalité. Les cris étaient de plus en plus forts. Je n’ai jamais vu un tel chaos et n’en vivrai plus jamais au cours de ma carrière, même en Coupe Davis contre une équipe sud-américaine. Finalement, Bill Talbert, le directeur du tournoi, a décidé de remplacer Frank Hammond, l’arbitre de chaise, par Blanchard. Je me suis senti très mal pour Frank en le voyant descendre de sa chaise et sortir du court en évitant les déchets que la foule lui jetait. Il avait perdu toute crédibilité. J’ai compris seulement quelques temps plus tard que ce match avait détruit sa carrière. Quand l’ATP a décidé de professionnaliser l’arbitrage et de monter une équipe pour accompagner le circuit, Frank n’a pas été retenu. »

Après un break de 18 minutes, la partie reprend. Pour la forme. Les trois derniers jeux sont une formalité, McEnroe ne lâche aucun point sur son service et conclut le match en dix minutes. Le lendemain, la presse gronde. McEnroe Triumphs After Near-Riot (McEnroe s’impose après avoir frôlé l’émeute) titre le lendemain Barry Lorge, dans le Washington Post. « Ce ne sont pas des fans de tennis, mais des abrutis », s’offusque, de son côté, l’arbitre banni Frank Hammond, qualifiant cet épisode « de la chose la plus dégoûtante que j’ai pu voir en 31 années de tennis ». Dans L’Équipe, Denis Lalanne dénonce ce cirque « abolissant la noblesse que le tennis promenait depuis plus d’un siècle. (…) Nous n’étions plus dans un tournoi du Grand Chelem, un des quatre tournois de la tradition, mais chez les sous-développés du tennis, chez les dingues. »

Les deux joueurs, eux, laisseront leur rancune sur le terrain. « Après le match, j’ai été quelque peu étonné de voir Nastase s’approcher de moi et me dire “Hé, allons dîner”. Cela m’a appris une autre leçon : les affaires et le plaisir doivent toujours être différenciées. “Bien sûr”, ai-je rétorqué. »

L’art du brinkmanship

Sans le savoir, le Roumain a façonné ce soir-là ce qui deviendra le fond de commerce de John McEnroe durant toute sa carrière : injures, provocations et vociférations. « D’où pensez-vous que je l’ai appris ?, a-t-il lancé un jour. Il a réveillé le lion qui sommeillait en moi. Je me suis dit : “Attendez une seconde, je peux le faire aussi !” ». Comme il admettra plus tard, John McEnroe fera ce que les anglophones appellent le brinkmanship, cette stratégie de l’abîme ou de la corde raide qui consiste à flirter avec les limites réglementaires pour déstabiliser son adversaire et tirer l’avantage de la situation. Une manipulation à la frontière de la triche qui lui apportera gloire et déboire.

Passé entre les mailles du filet durant les années 80 malgré une série d’infractions au code de bonne conduite, l’Américain finira par être disqualifié au 4e tour de l’Open d’Australie 1990 face à Mikael Pernfors où il menait 2 sets à 1. Sa stratégie s’est retournée contre lui. Ce jour-là, Big Mac a pu constater que le tennis avait définitivement tourné le dos aux bad boys. Un changement de cap auquel il a lui-même participé lors de cette fameuse soirée new-yorkaise, que de nombreux éditorialistes appellent désormais « La nuit où le tennis a changé ».