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OUT ! 

Quentin Moynet - Éditions Hugo Sport, 2020

« Je préfère être top 30 en kiffant ma vie, en jouant au golf et en buvant des spritz quand j’ai envie, plutôt que tout sacrifier pour être no 1 mondial. » Benoît Paire, un joueur bien décalé pour la préface du livre Out ! Le ton est donné. Le reste suit et s’enchaîne naturellement. Les coups sont lâchés avec aisance le long d’une centaine d’histoires brèves, agrémentées d’éblouissantes montées au filet.

Côté jardin, des faits presque divers. Nul besoin de chiffres pour y croire. Le parfum de la vérité trompe rarement. On le respire à pleins poumons. La balle sort du court, ça fait un bien fou. Comme le beaujolais de Yannick Noah, le chat et la souris d’Ilie Nastase, le lapin de Suzanne Lenglen, la lunette de la duchesse de Kent, et bien d’autres anecdotes surprenantes. Le beau linge est souvent à l’affiche. C’est l’heure du déballage. Pleins feux sur la face cachée du tennis des stars.

Côté cour, c’est toujours la guerre. Les rescapés de la vie et du tennis se bousculent. Les coupables, les innocents. Mortels et survivants. Richard N. Williams et Karl Behr. Deux joueurs de tennis américains embarquent à bord du Titanic le 14 avril 1912. Le paquebot percute un iceberg en pleine nuit. Il sombre en quelques heures, dans les eaux glacées de l’Atlantique. Mille cinq cents passagers périssent. Miraculés, les deux Américains s’affrontent en quart de finale du futur US Open.

Art Larsen, un soldat américain traumatisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, erre dans Paris. Il écume les bars et les bordels de Pigalle avant de terrasser son adversaire du jour à Roland-Garros, en l’occurrence Georges Deniau. Art ne se déplace jamais sans son animal imaginaire. Un majestueux aigle noir qui l’accompagne jusque dans les vestiaires. Et puis Hans Redl. Un joueur autrichien amputé du bras gauche. Il accomplit des prodiges en simple et en double à Wimbledon. Le danois Torben Ulrich, lui, échappe aux nazis en 1943. Un zèbre surdoué et original qui marque les esprits de son temps. Adepte du yoga et fan du festival de Woodstock 1, il joue son meilleur tennis dans les années 1970, après la quarantaine. Fin des années 1980, Mats Wilander cède sa coupe des Mousquetaires au chanteur britannique Sting, en échange d’un disque de platine. Le trophée du Suédois, remporté de haute lutte à Roland-Garros, servira de corbeille à fruits.

Asunción, 1985 : « Piège en eaux troubles au Paraguay ». L’équipe de France perd le premier tour de la Coupe Davis dans un vacarme assourdissant. Un coup monté. On s’en souvient sans mal. Les années passent. Moscou 2007. L’ Allemand Tommy Haas est en demi-finale de Coupe Davis. L’Allemagne joue la Russie. Brusquement malade à crever, Haas doit renoncer. Intox ou empoisonnement ? La guerre froide, encore ? Possible, ça reste à prouver. Ce qui est sûr, c’est qu’une riche héritière a bien été découpée en morceaux et retrouvée dans une malle. Le coupable, un ancien joueur de tennis irlandais, finira ses jours au bagne. 

Les rivalités et les dérapages se succèdent. Clijsters versus Henin, Agassi et Sampras, Ashe contre Connors, Leconte enfumé par les siens. Et McEnroe contre tous. Une gifle à l’arbitre, les femmes prennent les devants et n’y vont pas de main morte. Le public est en liesse. Mais c’est le Russe Mikhail Youzhny qui décroche le pompon. Rendu fou furieux au cours d’un match, il décide de se défoncer systématiquement le crâne à coups de raquette pour gagner.

Le tout est signé Quentin Moynet. Journaliste à l’Équipe, spécialisé en tennis et football. L’auteur est publié par Hugo Sport. Il livre un travail d’archives hors norme. Un tissu anecdotique soigneusement recomposé, où la fiction cède la place à la réalité. Difficile de distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Peu importe finalement. Ce qui compte, c’est l’histoire drôle et intemporelle d’un tennis grand public. Les interprètes sont brillants, criants de vérité. Ils sonnent juste. Privés de leur cape de sportif, ils débordent d’humanité. Côté jardin ou côté cour, la vue reste saisissante. Les coulisses de Wimbledon et les vestiaires de Roland-Garros regorgent d’épisodes singuliers. Des acteurs inconnus, des héros disparus, broyés par la grande comédie du tennis. Un sport pas toujours aussi simple qu’il le paraît aux yeux des spectateurs. Un jeu de rôle et de raquette, de geste et de réplique. À lire et à décrypter attentivement. Avec ou sans balle, l’humour ne gâche rien. Le meilleur est là où on ne l’attend pas. Un théâtre quotidien à la portée de tous, raconté au fil de l’inédit. Court croisé ou long de ligne. Fluide, sobre et cinglant. Il gagne à être relu. C’est un sport formidable.

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

1 Il est d’ailleurs le père de Lars Ulrich, le célèbre batteur du groupe Metallica.

Justine Henin

La petite fille qui voulait être heureuse

Justine Henin, Roland-Garros 2010 (© Ray Giubilo)

Sa vie sportive a été un succès planétaire, sa vie personnelle digne d’un roman de Zola. Incapable de concilier les deux du temps où elle jouait, Justine Henin, une fois retirée de la compétition, s’est employée à en rassembler les morceaux éparpillés. Elle semble aujourd’hui avoir troqué son masque de souffrance pour un rayonnement palpable.

Un jour, peut-être, Justine Henin se livrera à travers un biopic tant sa vie, emplie de gloires et de drames, n’a rien à envier aux scénarios les mieux ficelés. En attendant, la plus grande championne de l’histoire du tennis belge goûte à une quiétude et à une sérénité inversement proportionnelles aux trésors de hargne et de souffrance qu’elle déployait autrefois sur les terrains. Tous ceux qui l’ont connue avant et après sont souvent frappés par la métamorphose, à l’image d’Antoine Benneteau, récemment parti à sa rencontre dans son académie à Limelette, au cœur de la campagne wallonne, pour les besoins d’un entretien-podcast réalisé en partenariat avec Courts : « Avant, quand on la croisait sur les tournois, elle était tellement fermée qu’elle pouvait à la limite faire un peu peur. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse. J’ai rencontré une femme très épanouie, posée et agréable. »

Justine Henin, la joueuse au revers de cristal – « le plus beau du monde », s’était un jour exclamé John McEnroe – et au masque de cire aurait donc fini par trouver l’apaisement ? Le tableau en a tout l’air. Un mari aimant, Benoît Bertuzzo, un cameraman rencontré en 2011 puis épousé quatre ans plus tard, en secondes noces. Le choix royal dans les enfants avec une petite fille, Lalie, sept ans, et un petit garçon, Victor, trois ans. Une belle reconversion professionnelle orchestrée autour de la Justine Henin Academy, de ses activités de consultante pour Eurosport et France Télévisions, sans oublier sa fondation, Justine for Kids. À 38 ans, Justine Henin est une mère active et une working girl épanouie qui a enfin « réussi à conjuguer les différents pans de (s)a vie ». 

 

« Un moteur incroyable et une vraie souffrance » Carlos Rodriguez

Ça n’était pas gagné, pourtant. Le bonheur, pour Justine, il aura fallu le bâtir de ses propres mains, à force de sueur et parfois de larmes, au même titre que n’importe lequel de ses titres en Grand Chelem. Encore que. Au tennis, face à la génération la plus puissante de l’histoire (les sœurs Williams, Davenport, Capriati, Mauresmo, Clijsters, Kuznetsova, Sharapova…), la fluette Rochefortoise n’avait pas forcément le physique de l’emploi, mais un talent immense à faire valoir. Dans la vie en revanche, on ne peut pas dire qu’elle ait été bercée dans un cocon de béatitude et d’innocence. Longtemps, le destin s’est même acharné sur elle et sa famille avec une violence parfois inouïe.

Justine est née – le 1er juin 1982, pendant Roland-Garros évidemment – au creux d’une ombre, fantomatique et omniprésente. L’ombre de celle qui aurait dû être sa grande sœur, Florence, mortellement percutée par une voiture lors d’une liesse populaire après un match victorieux du club de football local dans lequel évoluait son papa, José. C’était en 1973. Florence avait 2 ans. José et son épouse, Françoise, ne s’en sont jamais remis, parce que personne ne peut se remettre d’un drame pareil. Inconsciemment, insidieusement, la vie entière de Justine a été conditionnée par cette cicatrice sous-jacente. Son enfance a été douce malgré tout, sous la protection bienveillante de ses deux frères aînés, David et Thomas, qui ont passé des milliers d’heures à jouer avec elle, au football surtout – même si c’est en regardant jouer son père qu’elle a commencé le tennis, en 1987 –, contribuant à lui donner cette fabuleuse coordination œil-balle devenue son gagne-pain. Mais un autre drame a définitivement fait basculer son existence : le décès en 1995 de sa maman, emportée par un cancer peu de temps après être venue la voir jouer lors de sa finale perdue aux Petits As contre Mirjana Lucic.

Trois ans plus tôt, en 1992, Justine et sa maman étaient dans les tribunes de Roland-Garros pour assister à la mythique finale dames entre Steffi Graf et Monica Seles. Et l’on connaît l’histoire, cette prédiction faite à sa mère qu’un jour, elle serait à la place des deux championnes. « Cette promesse, c’est la pierre angulaire de la carrière de Justine, abonde Carlos Rodriguez, son coach belgo-argentin de toujours. Par la suite, elle n’a eu de cesse de vouloir la tenir. Ça a été un moteur formidable et en même temps une vraie souffrance. Elle ne parvenait pas à être complètement heureuse de ce qu’elle accomplissait, tout simplement parce que sa maman n’était pas là pour le partager avec elle. »

© Philippe BUISSIN/IMAGELLAN

Un déchirement familial traumatisant

Au moment où il rencontre Justine, alors en plein deuil, Carlos est lui-même dans un état psychologique compliqué. Il vient juste de quitter son pays pour tenter de gagner sa vie en tant que modeste joueur de tennis. Un homme déraciné d’un côté, une petite fille en quête d’identité de l’autre… Deux âmes en peine qui se sont bien trouvées, pour former l’un des plus glorieux tandems de l’histoire. « Ce qui m’a tout de suite fasciné chez elle, au-delà de son talent, c’est sa détermination, son désir véritable de devenir quelqu’un », reprend celui qui a ensuite entraîné Li Na et plus récemment Amanda Anisimova. « La rencontre avec Carlos a été décisive en termes de confiance en moi, confirme l’ancienne no 1 mondiale. À l’époque, peu de gens croyaient en moi parce que j’étais petite, fragile mentalement, anxieuse de nature. Même mes parents avaient un peu peur que je sacrifie tout. Carlos a balayé tout ça. »

Mais c’est aussi à ce moment-là que les rails de vie sur lesquels avançait Justine ont commencé à ne plus être tout à fait parallèles. D’un côté, le tennis, de plus en plus prometteur : victoire à l’Orange Bowl en 1996, à Roland-Garros juniors en 1997, à Anvers en 1999 pour son tout premier tournoi WTA (!), à même pas 17 ans. De l’autre, l’ambiance familiale, de plus en plus compliquée. La jeune Justine, sans le verbaliser encore vraiment, reproche à son père ses excès, un côté protecteur extrêmement étouffant. José le reconnaîtra plus tard, dans un livre. « Je crois que les racines de mon anxiété se situaient dans la peur de perdre une autre fille. Et en agissant ainsi avec Justine, j’ai failli provoquer ce que je redoutais le plus. »

Entre non-dits et incompatibilités de fonctionnement, le père et la fille, inséparables au début sur le circuit, atteignent un point de non-retour jusqu’à rester brouillés pendant de longues années. Un déchirement familial traumatisant dont Carlos Rodriguez reste un témoin clé : « Après la mort de sa maman, Justine a dû endosser des responsabilités qui ne sont pas normales pour une gamine de treize ans. Elle est devenue le pilier de la famille. C’était la plus jeune mais la plus forte, la plus stable, la plus déterminée. Tout le monde s’est raccroché à elle et à son tennis. Elle a courageusement assumé, mais cela lui a beaucoup pesé. Ensuite, plus elle a mûri et progressé dans son tennis, moins il y avait de place pour une telle situation dans sa vie. Le clash a fini par devenir inévitable. »

 

« Dès que quelque chose la gêne, elle l’éloigne » Richard Williams

Soucieuse de se protéger pour ne pas risquer d’écorner son rêve, Justine Henin choisit de vivre sa carrière en vase clos, autour principalement de son coach et de son premier mari, Pierre-Yves Hardenne, rencontré en 1998 et épousé en 2002 sans inviter sa famille proche. Psychologiquement, la situation n’est pas vraiment tenable. Justine l’occultera aussi longtemps qu’elle gardera les yeux rivés sur sa mission. Une mission redoutable face, on l’a dit, à une génération de joueuses autrement mieux armées qu’elle physiquement et aussi, peut-être, mentalement. Ses dernières fragilités, Justine les a gommées là encore par la souffrance, en s’astreignant dès 2003 à de véritables séances de torture sous le joug du préparateur physique américain Pat Etcheberry. Et effectivement, à partir de là, tout a changé.

Entre 2003 et 2007, ses quatre grandes années, Justine dompte toutes ses rivales, y compris Serena Williams, battue quatre fois sur cinq en Grand Chelem durant cette période. Richard Williams, père de la légendaire joueuse américaine, en a d’ailleurs développé une forme d’admiration pour la tourmenteuse de sa fille. « J’aime bien Justine parce que dès que quelque chose la gêne, elle l’éloigne de son chemin », a-t-il dit un jour, résumant avec tout son bon sens l’intégralité d’un parcours de vie. « Sur le terrain, grâce à sa technique irréprochable et à une grande explosivité, elle n’avait rien à envier à ses rivales en termes de puissance, mais cela lui demandait un effort physique surdimensionné pour être au niveau », témoigne Nathalie Dechy, l’une des rares joueuses concurrentes devenues amies de la Belge, contre qui elle s’était inclinée en ayant deux balles de match en demi-finale de Roland-Garros juniors en 1997, avant de sympathiser avec elle peu de temps après en jouant à ses côtés les interclubs pour le Racing Club de France. « Physiquement, elle a dû puiser très loin au fond d’elle. C’est pour cela qu’elle a été si souvent blessée ou malade. »

© Philippe BUISSIN / IMAGELLAN

Mauresmo, la rivale tant détestée

Nathalie a parfois été tiraillée entre Justine et l’une de ses plus grandes rivales, Amélie Mauresmo, qui était aussi son autre meilleure copine. Les deux stars avaient des points communs : cette dévotion pour leur métier, ce magnifique revers à une main et cette sensibilité à fleur de peau. Elles choisirent pourtant de se détester cordialement, et même irrémédiablement après la finale de l’Open d’Australie 2006, marquée par l’abandon de la Belge à 6-1, 2-0. Amélie ne lui a jamais pardonnée de l’avoir privée de l’instant sacré d’un premier titre en Grand Chelem, à savoir la balle de match. La Belge, victime ce jour-là de douleurs gastriques, a toujours répliqué par la nécessité absolue de préserver sa santé. Bref. Entre les deux, aussi têtues qu’entières, le torchon brûlera définitivement. « Au début, j’essayais d’arrondir les angles mais à la fin, j’essayais plutôt de les séparer ! », s’en amuse aujourd’hui Nathalie Dechy.

Amélie Mauresmo battra finalement sa meilleure ennemie en bonne et due forme en finale de Wimbledon. Malgré tout, cette année 2006 sera aussi une forme d’apogée pour Henin, devenue la première joueuse à jouer les quatre finales du Grand Chelem et du Masters la même année depuis Graf en 1993. Entre autres faits d’armes, pour celle qui a remporté 43 titres dont sept Grands Chelems, deux Masters et une médaille d’or olympique en 2004, année où elle avait pourtant été affaiblie par un cytomégalovirus. Si son nom n’a en revanche jamais été gravé sur le Venus Rosewater Dish de Wimbledon, il reste surtout associé à Roland-Garros, où la Wallonne s’est imposée à quatre reprises. La première en 2003, face à sa grande rivale flamande et néanmoins bonne copine, Kim Clijsters (qu’elle a aussi battue en finale de l’US Open cette année-là, puis en finale de l’Open d’Australie 2004). Les trois autres consécutivement, entre 2005 et 2007. Henin reste d’ailleurs, avec Monica Seles, la seule joueuse de l’ère Open à avoir signé pareil hat-trick à Paris. Et après avoir sauvé une balle de match sur sa route en 8e de finale de l’édition 2005 contre Kuznetsova, elle a ensuite remporté 40 sets consécutivement à Paris, du jamais vu depuis… Helen Wills Moody entre 1926 et 1932.

 

Un bonheur, un drame

L’année 2007 sera une autre année fantastique dans sa carrière de joueuse, mais aussi un véritable tournant dans sa vie de femme. Elle renonce tout d’abord à la tournée australienne en raison de sa séparation avec Pierre-Yves Hardenne. Un peu plus tard, son frère David se retrouve entre la vie et la mort à la suite d’un accident de voiture. Un signe, peut-être. Ce nouvel événement tragique est au moins l’occasion de renouer les liens familiaux. Et Justine finit cette saison 2007 en trombe avec un nouveau titre à l’US Open et une victoire au Masters à l’issue d’une finale d’anthologie face à Maria Sharapova. Au même moment, sa sœur Sarah connaît l’incommensurable douleur de perdre son fils, mort-né. Six ans plus tôt, en 2001, son frère Thomas avait vécu la même tragédie avec le décès brutal de son fils à l’âge de 6 mois. Et cette même année 2001, Justine avait aussi perdu son grand-père à la veille de sa finale de Wimbledon perdue contre Venus Williams. Destin macabre et infernal… Comme si chaque grand moment devait être frappé du sceau d’un drame. « Toutes les épreuves que l’on traverse normalement dans une vie, Justine les a connues en l’espace de quelques années, dit sa proche collaboratrice Cindy Vincent. C’était trop pour elle. Sa réaction a été de se “cadenasser” pour mieux se protéger et se concentrer sur sa carrière. »

Petit à petit, un manque finit toutefois par resurgir à la surface de son subconscient. La petite fille aux yeux rivés vers son objectif devient une femme soucieuse de rassembler les différents morceaux de sa vie. Et c’est à ce moment-là qu’un épuisement mental la submerge, comme un tsunami. Le 14 mai 2008, au sortir d’une défaite à Berlin face à Dinara Safina, Henin, no 1 mondiale, sidère la planète tennis en annonçant sa retraite avec effet immédiat. Peu de temps avant, elle déclarait encore, énigmatique. « Avant, je croyais qu’il fallait souffrir pour réussir. Je ne veux plus ça. Je veux trouver une sérénité, c’est mon nouveau défi. »

C’est exactement ce à quoi elle va s’employer par la suite, avec la même détermination et la même obstination dont elle avait fait preuve pour devenir une championne. On peut se demander si ce nouveau défi n’était pas plus énorme encore. Mais il en va du bonheur comme du talent : il y a ceux qui naissent dedans et ceux qui sont capables de le façonner, par la force de leurs décisions et de leur volonté. « Ce qu’il y a d’extraordinaire chez Justine, s’extasie toujours Carlos Rodriguez, c’est sa capacité à changer le cours des choses, à toujours trouver le moyen de parvenir à ses fins, même quand cela paraît impossible. »

© Eurosport

Le signal de l’apaisement

Pour réaliser l’impossible, durant sa carrière, Justine avait recours à des techniques de visualisation personnalisées. Un jour par exemple, avant d’affronter Serena Williams, son entraîneur lui avait montré la photo d’un chat dont le miroir lui projetait le reflet d’un lion. Dans la vie, la jeune femme va utiliser d’autres techniques pour se révéler à elle-même. Son premier réflexe, au-delà de la réconciliation familiale, est de partir à la recherche de son identité un peu partout, multipliant les voyages ou les expériences décalées, comme un passage remarqué dans une célèbre émission de télé belge. Peu à peu, elle se trouve et retrouve aussi l’envie de revenir sur le circuit, avec une mentalité différente, plus détachée, plus « légère ». Les premiers pas de son come-back en 2010 sont très prometteurs, avec une finale à Brisbane puis à l’Open d’Australie, suivies de deux titres à Stuttgart et Bois-le-Duc. Mais c’est son corps, cette fois, qui l’abandonne, sous la forme d’une déchirure au ligament du coude récoltée – tout un symbole – face à Kim Clijsters en 8e de finale à Wimbledon.

Justine fait l’effort de revenir une dernière fois, début 2011. Mais son coude cède aussitôt. Très clairement, son organisme lui envoie un message. Lequel ? « Pour la première fois de ma vie, je me suis dit qu’il ne fallait pas chercher à comprendre. » Juste à obéir. Justine est partie, à nouveau, pour cette fois ne plus jamais revenir. Dans la foulée, elle va perdre son grand-père mais retrouver l’amour. « C’est à partir du moment où elle a rencontré son mari qu’elle s’est vraiment apaisée pour de bon, témoigne Nathalie Dechy. Avec lui, elle a arrêté d’être sans cesse “en mission” pour quelque chose. Il l’a stabilisée émotionnellement. »

Justine Henin, pour autant, n’a pas changé. Elle est au fond restée la même, cette petite fille fêlée de tennis, exigeante, un peu casse-pied, perfectionniste à l’extrême. « Sur son côté consciencieux, rigoureux, j’ai retrouvé la joueuse qu’elle était, confirme Frédéric Verdier, commentateur pour Eurosport, qui a formé avec elle un binôme efficace lors de l’Open d’Australie en début d’année. En revanche, je l’ai trouvée beaucoup plus ouverte. Des anciens champions qui ont fait la bascule vers le métier de consultant, j’en ai connu beaucoup. Certains ont gardé un fonctionnement très autocentré, un peu méfiant vis-à-vis de l’extérieur. Justine, pas du tout. Elle s’est rapidement mélangée avec tout le monde, avec beaucoup de simplicité. »

Ce qu’elle fait aussi désormais au sein de son académie, dont les pensionnaires louent sa présence au quotidien et son investissement presque gratuit. Pour elle, c’est juste naturel et c’est sans doute une façon aussi de soutenir une génération peut-être moins en phase avec les vertus nécessaires pour devenir un champion acharné. « Plus jeune, je passais mes journées au club et je me consacrais à fond au tennis. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de sollicitations, les enfants et leurs parents ont plus de mal à investir sur du long terme. Le rapport au temps est différent. Moi, mon rêve, je l’ai nourri quotidiennement. » Et après bien des tribulations, elle continue de le faire, avec la même énergie. Mais le sourire en plus… 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

La Pro Staff

Une légende qui traverse les âges

© Wilson

Aussi bien détestée pour son exigence qu’adulée pour ses sensations incroyables, la Wilson Pro Staff aura à coup sûr marqué l’histoire du tennis, depuis sa création en 1982. Certains des plus grands champions l’ont adoptée, mais la Pro Staff n’a pas vocation à être utilisée par n’importe qui. Elle relève d’un style de jeu bien particulier.

La raquette ne fait pas le joueur, comme le dit l’adage. Mais certains ont acquis leur renommée aux côtés d’une raquette mythique : la Wilson Pro Staff. Chris Evert, Pete Sampras, Jim Courier, et plus récemment Juan Martin del Potro, Petra Kvitova, Grigor Dimitrov, et bien évidemment Roger Federer, tous ont utilisé l’illustre outil de l’équipementier américain. Chacun d’entre eux a contribué à écrire et à perpétuer la légende de la Pro Staff. Réputée comme étant une des raquettes les plus exigeantes du marché, elle procure des sensations inouïes et incomparables aux joueurs qui parviennent à la dompter. 

Beaucoup s’y sont essayés, mais peu y sont réellement parvenus. Tout simplement parce que, lors de l’élaboration du modèle, Wilson a voulu créer un objet singulier, réservé aux tennismen aguerris, en quête d’autre chose que de la puissance dans leur jeu. Avec un design souvent des plus épurés, la raquette a été pensée pour faire ressentir à son utilisateur un effet de pureté lors de l’impact. Lorsque l’on tient cette raquette en main, on comprend immédiatement pourquoi elle est si particulière et unique en son genre. Cette spécificité n’est pas due au hasard, elle résulte d’une succession d’événements qui ont modelé une raquette de légende. 

© Ray Giubilo

La genèse d’une raquette révolutionnaire

1980 : l’équipementier Prince crée une révolution sur le marché des raquettes de tennis en commercialisant la Prince Original Graphite, le premier modèle produit à base de fibres de carbone, dont sont constituées la plupart des raquettes de tennis aujourd’hui. Beaucoup de joueurs adoptent alors cette raquette novatrice, tels qu’Andre Agassi, Michael Chang, Gabriela Sabatini ou encore, plus tard, Pat Rafter et Monica Seles. Pour la concurrencer, l’équipementier américain Wilson, jusque-là reconnu pour les modèles en bois de la ligne Jack Kramer, développe un prototype aux sensations exceptionnelles, d’abord très facile à jouer, la Wilson Pro Staff.

Son premier exemplaire est constitué d’un alliage de tresses de graphite (fibres de carbone), ainsi que de kevlar, qui contribue grandement aux sensations impressionnantes que procure la raquette. Elle présente également une innovation toute particulière, aujourd’hui propre à Wilson : la technologie PWS (Perimeter Weighting System). Ce système de masses périmétriques, que l’équipementier continue d’incorporer aux Pro Staff, se constitue de surplus de graphite sur les côtés du cadre, à trois heures et neuf heures, censés apporter une stabilité novatrice et unique aux raquettes qui en seront équipées. 

En 1982, la première Wilson Pro Staff en graphite/kevlar est commercialisée au grand public, mais on est encore loin du modèle qu’arborera Pete Sampras à la fin de la décennie. En effet, les deux premiers exemplaires possèdent des tamis mesurant 110 (710 cm2) et 125 (806 cm2) pouces au carré, loin du très petit tamis de 85 pouces (548 cm2) de Pistol Pete. 

C’est en 1984 que la Wilson Pro Staff Original 6.0 est officiellement dévoilée, et son petit tamis de 85 pouces ne fait pas que des ravis. L’exigence d’un petit cadre et la transition si brusque entre des surfaces de jeu très grandes et d’autres beaucoup plus resserrées attisent une certaine réticence. Et pourtant, la championne Chris Evert sera l’une des premières à démontrer toutes les qualités de ce nouvel outil en remportant Roland-Garros en 1985 face à Martina Navratilova avec la nouvelle raquette de Wilson. 

Chez les hommes, c’est Stefan Edberg qui est le premier à adopter le modèle lors de la signature de son contrat avec Wilson en 1984. Le duo confirme son potentiel dès l’année suivante grâce à une première victoire en Grand Chelem à l’Open d’Australie de 1985. Connu pour son jeu tout en élégance et en toucher de balle, le Suédois fait office de parfaite égérie pour mettre en avant la Pro Staff. Wilson veut que cette raquette fasse l’effet d’une révolution sur le circuit, mais ne cache pas la difficulté que les joueurs éprouveront à la contrôler en comparaison aux modèles précédents. Et qui d’autre que l’un des meilleurs joueurs de l’histoire, et celui qui va apporter un nouveau souffle au tennis, pour écrire la légende de la Pro Staff. 

 

Une nouvelle ère

En 1988, un jeune Américain fait son apparition sur le circuit professionnel, âgé de 16 ans seulement. Son nom ? Pete Sampras. Il joue déjà un tennis extrêmement complet, capable de toucher toutes les zones au service, aussi bon à la volée qu’en fond de court, doté d’un revers à une main parfaitement maîtrisé et surtout d’un coup droit dévastateur. Sampras arbore d’ores et déjà la raquette qu’il ne quittera pas de toute sa carrière professionnelle : la Wilson Pro Staff 6.0. Dotée d’un tamis de 85 pouces, comme le modèle courant, on apprendra plus tard que la raquette de Sampras était une « Pro Stock », des modèles réservés aux professionnels, bien différents de ceux que l’on trouve dans le commerce.

Alors que les Pro Staff tout public pèsent à l’époque aux alentours de 320 grammes, celle de Pete pèse près de 400 grammes, non cordée ! Il utilisait des raquettes sur mesure, produites uniquement pour lui au sein de l’ancienne usine de Wilson située sur l’île de Saint-Vincent, dans les Caraïbes. Les siennes sont plus rigides, le manche est adapté à sa prise, mais surtout, elles présentent une grande quantité de bandes de plomb incorporées aux côtés de la raquette, à trois heures et neuf heures. Le tout permet d’augmenter le poids total de l’outil afin de gagner nettement en puissance. Elles atteignent donc facilement un poids total de 420 grammes cordées, soit en moyenne 100 grammes de plus que les raquettes que l’on trouve sur le marché.

Pour Sampras, tout commence très bien sur le circuit professionnel puisqu’il accède au top 100 dès sa première saison sur le circuit ATP. Il est vite considéré comme le futur du tennis. Mais l’année suivante, en 1989, Sampras peine à enchaîner les bons résultats, et ce malgré une victoire face au tenant du titre Mats Wilander au second tour de l’US Open. En 1990, l’Américain passe un réel palier et remporte son premier Grand Chelem à New York, vainqueur en finale de celui qui deviendra son éternel rival, Andre Agassi. Pistol Pete devient alors le plus jeune joueur de l’histoire à remporter Flushing Meadows, à seulement 18 ans. Ce tournoi laisse présager un avenir radieux et rempli de succès pour Sampras, loin pourtant de s’imaginer entrer dans la légende de son sport.

L’Américain remportera quatorze tournois du Grand Chelem en quatorze années de carrière professionnelle, dont sept à Wimbledon et cinq à l’US Open. Sa raquette, qu’il n’a jamais souhaité changer, l’accompagne sur chacun de ses tournois pour chacun de ses matchs et elle a grandement participé à écrire la légende de Pete Sampras. C’est qu’il la manie à la perfection, comme une réelle extension de son bras, si bien que lorsque l’on voit Pete Sampras jouer, on pense indéniablement à la Pro Staff… et inversement !

Tout comme son jeu puissant, agressif, mais à la fois léché et d’une maîtrise absolue, sa raquette deviendra le symbole de sa réussite : l’outil qui parachève le travail d’un architecte déjà si talentueux. Si bien qu’à l’époque, de nombreux joueurs commencent à brandir la fameuse Wilson Pro Staff 6.0. Mais peu d’entre eux parviennent à l’exploiter de la même manière que Sampras. Lors d’une exhibition en février 2010, il a lui-même avoué qu’il aurait sûrement dû changer de raquette, mais qu’il n’a pas osé : « J’aurais dû essayer de nouvelles choses, surtout pour la terre battue, changer de modèle, de cordage, pour avoir plus d’explosivité. Mais j’étais fermé d’esprit, je pensais que c’était la seule raquette [la Pro Staff] avec laquelle je pouvais jouer. Je me rappelle en avoir parlé avec de nombreux joueurs, et j’étais totalement contre. Avec du recul, c’est une question sur laquelle j’aurais aimé être plus ouvert d’esprit. »

Sampras était loin de penser que sa raquette lui ferait défaut sur la fin de sa carrière, celle qui l’a tant aidé à grimper sur le toit du monde, et à rester près de sept ans, jusqu’à l’hégémonie d’un certain Bâlois, le recordman de trophées dans les tournois du Grand Chelem.

Photo © Ray Giubilo

Passation de pouvoir

Nous sommes le lundi 2 juillet 2001, il est 18 h 20 à Wimbledon lorsque le quadruple champion en titre du tournoi, Pete Sampras, s’apprête à servir pour défendre une balle de match face à son adversaire du jour, Roger Federer, âgé de seulement 19 ans. Après un début de saison compliqué – on parlait déjà de fin de carrière pour l’Américain, seulement âgé de 29 ans –, la sphère tennistique imaginait pourtant Sampras capable de rebondir sur le gazon londonien. Pete était loin de s’imaginer qu’un jeune Suisse allait se mettre en travers de sa route. Mené 15-40 sur son service à 5-6 au cinquième set, l’Américain tente une montée à la volée après une première balle extérieure, un enchaînement qui lui a tant profité. Mais comme un symbole, Federer anticipe parfaitement et glisse un passing-shot de coup droit le long de la ligne, puis s’écroule de joie. 

« The champion is out », s’exclame le commentateur. L’élève a dépassé le maître. Ce match apparaît comme un coup d’éclat tonitruant dans le monde du tennis, tant la défaite de Sampras était inattendue, mais aussi parce qu’il deviendra ensuite représentatif d’une passation de pouvoir entre les deux opposants du jour. 

Les styles de jeu sont similaires : élégants, dotés d’un coup droit puissant et d’un élégant revers à une main, Federer et Sampras présentent également une attitude semblable, figures d’un calme olympien. Mais surtout, les deux protagonistes utilisent le même matériel. Le Suisse arbore en effet, tout comme son idole, la Wilson Pro Staff 6.0. Le modèle correspond à la perfection au jeu de Federer, tout en toucher de balle, capable de jouer n’importe quel coup dans n’importe quelle position grâce au contrôle total que lui confère cette raquette. 

Lors d’une récente interview pour Wilson, Federer a dévoilé les raisons pour lesquelles il a utilisé le même modèle que Pistol Pete : « La Pro Staff 6.0, c’est la raquette avec laquelle Sampras et Edberg ont joué, tout comme Courier, c’est pour cela que je voulais jouer avec elle. J’ai commencé quand j’étais très jeune, sûrement trop jeune d’ailleurs ! J’avais 14 ans à l’époque, et c’était très lourd, surtout pour mon âge. De plus, le tamis faisait 85 pouces, ce qui est extrêmement petit. Mais j’ai continué à jouer avec elle jusqu’en 2002, lorsque je suis arrivé dans le top 20 mondial. Encore aujourd’hui, elle reste l’une de mes raquettes préférées. »

Roger le dit lui-même, le tamis minuscule de la Wilson Pro Staff 6.0 la rendait sans doute trop exigeante. C’est d’ailleurs sûrement ce qui est arrivé à Sampras sur la fin de sa carrière : le poids devenait un problème, tout comme la petitesse du tamis, trop astreignante pour lui. Federer va donc tester deux autres déclinaisons de Pro Staff, du même poids mais avec de plus grands tamis. À la vue de la peinture de la raquette qu’il a arborée, il aurait testé la Wilson Pro Staff 6.1, dotée d’un tamis de 95 pouces (613 cm2), qu’il n’a utilisée que lors de l’Open d’Australie en 2002. Mais on voit mal Federer passer de 85 à 95 pouces si brusquement, sans transition. C’est pourquoi sa raquette de l’époque présentait vraisemblablement un tamis de 85 (548 cm2) ou 90 (580 cm2) pouces.

Une chose est sûre, après deux ans de transition entre 2001 et 2003, Federer opte définitivement pour le tamis de 90 pouces qu’il conservera jusqu’en 2013, et son choix s’arrête sur la Wilson Pro Staff Tour 90 pour deux années. Sur les quatre Grand Chelem qu’il jouera avec cette raquette, Roger en remportera deux – ses deux premiers –, à Wimbledon en 2003 et à l’Open d’Australie en 2004. Mais à l’aube du reste de la saison, Federer quitte la ligne Pro Staff pour s’orienter vers la ligne Six.One, qui n’a de drastiquement différent que le nom. Ce n’est qu’en 2012 que Federer revient vers la Pro Staff, un retour bien loin de lui être favorable, du moins au départ. 

L’apothéose

En 2012, le Suisse s’oriente vers la Wilson BLX Pro Staff Six.One 90, très proche de la Wilson K Factor, la raquette avec laquelle il a notamment remporté Roland-Garros. Après un début de saison en demi-teintes, Federer reprend sa couronne à Wimbledon et remporte son septième titre sur le gazon londonien face à Andy Murray. Le Britannique se vengera quelques semaines plus tard en finale des Jeux Olympiques. Malgré une victoire au Masters 1000 de Cincinnati par la suite, Federer ne parvient pas à trouver de la constance et commence à montrer quelques signes annonciateurs de ce que certains appellent déjà un déclin. Sa saison 2013 ne fera que confirmer les doutes à son sujet : un seul titre à Halle, une défaite au deuxième tour à Wimbledon et une sixième place au classement de fin de saison, au plus bas depuis 2002. 

Le constat est clair : quelque chose doit changer, et en l’occurrence sa manière de jouer. Federer doit écourter les échanges et jouer différemment. Quoi de mieux alors qu’une raquette avec un plus grand tamis ? En 2013, il est un des seuls sur le circuit à encore utiliser un tamis aussi petit (90 pouces), la moyenne étant plutôt de 95 pouces (613 cm2). En collaboration avec Wilson, le Suisse travaille donc sur un modèle avec une plus grande tête de raquette, lui allouant plus de puissance et de tolérance, et par la même occasion équilibrée au niveau du manche afin d’amoindrir la perte de contrôle. On voit d’ailleurs Roger utiliser un prototype dès juin 2013, affichant un tamis de 98 pouces ! Une véritable révolution pour le maestro. Après quelques ajustements, Federer reçoit sa nouvelle raquette pour la saison 2014 : le modèle a été créé pour et avec lui, il s’agit de la Wilson Pro Staff RF97 Autograph. 

Roger a lui-même expliqué le processus ayant mené à la création de cette raquette personnalisée, lors d’un entretien pour Smash Magazine : « Au fur et à mesure des années, j’avais des conversations, des échanges avec Wilson sur un éventuel changement de raquette. En 2013, j’ai senti que c’était le bon moment. Pour moi, un changement n’était pas seulement synonyme d’une tête de raquette plus large. Je voulais une raquette plus tolérante, plus indulgente, qui pouvait m’apporter de la puissance plus facilement. Pour être sûr que ma nouvelle raquette me donnerait la même sensation, nous avons conservé les matériaux, la fibre de graphite tressée et le Kevlar. Lorsque je réalisais des tests, je pouvais faire part à Wilson de mes sensations, ils réalisaient les changements nécessaires suivant mes remarques. »

Il existait d’ores et déjà des anciens modèles où sa signature était apposée. Cependant, cette version a été façonnée de manière à correspondre parfaitement au nouveau joueur qu’il tente de devenir, bien aidé en cela par son coach Stefan Edberg. Et le Suédois n’est pas le seul ancien utilisateur de Pro Staff qu’a consulté Federer à cette époque. En effet, selon Greg Rusedski, ex-no 4 mondial : « Federer a été très bon dans le changement de raquette. Il en avait parlé avec Pete Sampras car les deux ont partagé le même coach, Paul Annacone. » Avant d’ajouter : « Pete a toujours dit qu’il envisageait de passer à une raquette plus grande, et Roger songeait aussi à faire cela. »

Wilson décide donc de commercialiser la raquette de Federer, qu’il utilise lui-même lors des tournois. Une première pour un joueur professionnel que d’avoir son outil de travail dévoilé au grand jour. Un geste qui traduit une volonté de sa part d’être complètement transparent sur son matériel. Après ce changement définitif, Federer joue mieux, bien mieux même, puisqu’il atteint trois finales de Grand Chelem entre 2014 et 2015. Mais le déclic n’est toujours pas là. En 2017, le Suisse décide de changer d’apparence extérieure pour sa raquette. Elle est désormais recouverte d’une peinture noire mate, tout comme les autres déclinaisons de la nouvelle gamme Pro Staff commercialisées par Wilson. C’est également en 2017 que Federer réalise un come-back des plus inattendus, en remportant notamment l’Open d’Australie et Wimbledon, et en prouvant que pour lui, l’âge n’était qu’anecdotique.

En septembre 2020, Wilson annonce la commercialisation la version 13.0 de son modèle légendaire, que l’on pouvait déjà apercevoir entre les mains de certains joueurs de la franchise. Sur les côtés et à l’intérieur de son cadre, la raquette reprend les lignes rouge et jaune de la toute première Pro Staff, dans un style plus discret. Une attention toute particulière portée aux détails, qui rappelle les origines du modèle, et qu’apprécieront forcément les connaisseurs et les collectionneurs. En plus de présenter un design toujours épuré, la raquette est pourvue d’une structure Braid 45, qui a pour but d’arranger les fibres de carbone de la raquette à des angles de 45 degrés, afin d’apporter plus de précision, tout en conservant la stabilité et les sensations propres à la Pro Staff. Roger Federer arborera ce nouveau modèle lors de son retour en 2021, avec une esthétique plus sobre n’incluant pas les bandes jaune et rouge : la Wilson Pro Staff RF 97. 

En faisant d’un des meilleurs joueurs de tous les temps l’un des concepteurs de la version principale de son modèle mythique, Wilson a perpétué la légende de la Pro Staff, qu’ont contribué à écrire Sampras et d’autres dans le passé. Plus encore, l’équipementier a su donner un nouveau souffle à une raquette de légende, en l’inscrivant dans l’air du temps. 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

Panatta regardait le ciel

Notes sur le tennis 

Bernard Duché - Éditions Confluences, 2020

Le titre de ce billet a peut-être laissé les plus jeunes lecteurs un peu interloqués. Qui donc peut bien être ce Panatta levant les yeux au ciel ? La réponse est discrètement donnée en bas de couverture : il s’agit bien de tennis. Nous y voilà.
C’est un petit livre que nous a confié l’auteur, en guise d’amicale complicité. Dès les premières pages, le lecteur est sous le charme. Sur une toile de fond largement tennistique, on savoure un délicieux mélange, subtil et détonnant, de science, de philo et de poésie : cet écrivain éclectique à la plume alerte est tout à la fois médecin neurologue, jardinier passionné, mais aussi et surtout joueur et spectateur de tennis ardent d’un bon niveau.

 Mais par où commencer ? Par le tennis, parbleu ! Premier service, c’est Panatta : inoubliable champion transalpin de la balle jaune. Il n’était ni philosophe ni poète, mais son tennis – seuls les aînés s’en souviennent encore – était souvent parsemé d’improbables coups de génie. C’était donc en cette fin d’après-midi du mercredi 9 juin 1976 que l’histoire tennistique de notre écrivain commence à s’écrire.

Avec un Last Minute, notre auteur s’est procuré un précieux billet, juste au-dessus des loges. Il croit rêver. C’était sa première participation en tant que spectateur aux Internationaux de France. On ne vous apprend rien, les petits détails ne sont jamais négligeables. Ainsi de Bernard Duché qui raconte sa méthodique installation au camp de base de Roland : « J’étais descendu à l’hôtel Poussin, un deux étoiles situé au bout de la rue du même nom à quelques pas de la porte d’Auteuil. Un emplacement stratégique ! » 

Voici donc Panatta, tel qu’en lui-même en ses « fondamentaux » : il jouait à plat, pratiquant un somptueux jeu d’attaque « enrubanné d’amorties ciselées ». Notre écrivain est ébloui : « Quand il était entré dans le court, chemise vert foncé, short de l’époque qui conviendrait de nos jours à une péripatéticienne, je l’avais trouvé tragiquement beau. Luchino Visconti l’aurait connu, il aurait remplacé Alain Delon pour jouer Tancrède dans le Guépard ! Borg, qui suivait Panatta, n’aurait pas pu jouer dans le Guépard. Il manquait de romantisme, d’aristocratie. » Après une bataille dantesque avec le Borg de la belle époque, Adriano emportait la palme de haute lutte.

 

« Je me souviens »

C’est au joli livre intitulé Petite philosophie du tennis de Christophe Lamoure que Bernard Duché dit avoir emprunté la formule du « je me souviens » chère à Georges Perec. Histoire de réveiller de savoureuses anecdotes ponctuées de lieux, partenaires ou adversaires, jalonnant le parcours tennistique de notre écrivain.

Il se souvient ainsi de certains courts marqués d’une pierre blanche : Villa Primrose, Aviron Bayonnais et bien d’autres : « Je n’avais jamais vu jouer quelqu’un au tennis de cette façon, des pluies d’aces sur la première balle, et deuxième balle, des amorties surnaturelles mais sous un regard tellement ombrageux. »

Il se souvient aussi de Chantaco en 1975, « la terre battue onctueuse, douce, moelleuse » rappelant les courts de Roland-Garros. Ils étaient toujours aussi doux sous la semelle l’année suivante, lors du tournoi des familles. « Associé à mon père, raconte notre auteur, nous rencontrions Jacques Chaban-Delmas et son beau-fils Antoine. Arrive la balle de match pour nous, une balle flottante que mon père à la volée n’a plus qu’à pousser dans le terrain. Il met la balle dans le bas du filet, ce qui dans cette position est un exploit. J’entends encore son cri : Maman, qu’est-ce que tu as fait à ton fils ? Ça peut prendre une vie de répondre à cette question, Papa ! »

En manière de métaphore, l’auteur cite le beau titre de Stig Dagerman, écrivain suédois, mort à 31 ans: Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Et le même Bernard, l’écrivain, l’applique opportunément à son sujet: « Certains jours miraculeux, le geste simple, évidemment futile, de taper dans une balle jaune, nous rassasie. »

Au fil des pages, le lecteur pourra découvrir des « je me souviens » des plus cocasses qu’il faut déguster sans hâte, comme un vin de Loire frais et gouleyant. Difficile de résumer ces petites histoires, sous peine d’en perdre la saveur. Car ce Bernard Duché est un conteur plein de verve. Il faut donc choisir l’un ou l’autre, selon son humeur ou ses envies, dans le sommaire qui met déjà le lecteur en appétit ! J’en épingle quelques-uns, dont « La bonne décision » : « […] quand j’ai décidé, après avoir vu Stefan Edberg, de monter à la volée tous azimuts… Finis les accès de narcolepsie derrière la ligne de fond ! »

De cette époque où l’adversaire disait : « Bien joué, après un joli coup gagnant ou un ace. Désormais, dans le meilleur des cas, il lève les bras au ciel, souvent il fait un ajout verbal plutôt stéréotypé du genre “Putain, je suis nul à chier aujourd’hui !” » Toujours au Chantaco en 1975, un bon millésime pour le pittoresque mais « une défaite contre Jean-Jacques Chaban-Delmas (le fils de l’autre), peut-être à cause d’une très belle jeune fille, une Audrey Hepburn aux yeux verts qui m’avait déconcentré en fin de partie… »

 

Femmes

On aura vite compris que même en plein match sur la terre battue, notre auteur-joueur ne manquait guère de jeter un coup d’œil vers l’une ou l’autre jeune femme à la plaisante silhouette. Mais dans la tribune, comme spectateur assidu, il n’a pas oublié quelques grands noms des joueuses du firmament. Écoutez-le en parler: « Un souvenir télévisuel brûlant s’appelait Maria Bueno. J’aimais son physique de collégienne, cette façon de jouer si spontanée. » Est arrivée Evonne Goolagong qui « était l’incarnation même du poème de Keats : “La gloire tombe surtout folle d’un cœur insouciant” ». Elle a occupé ses pensées jusqu’au début des années 1980. Une seule infidélité, reconnaît notre auteur: « Virginia Wade. Elle avait une allure de princesse. Imposante tignasse noire, silhouette de Danaé, je l’imaginais déambulant dans Jermyn Street en tailleur Chanel… Elle gagna Wimbledon en 1977. »

Impossible de les évoquer toutes ! Les autres ne s’en désoleront pas trop. Au début de l’époque moderne, c’était Chris Evert, Martina Navratilova. « La première me terrifiait, dit notre chroniqueur, véritable incarnation d’une redoutable fille à tresses qui parlait en fermant les paupières. » Il y eut encore Steffi puis, au même moment, « tant pis je l’écris, dit-il, deux têtes à claques : la Seles et la Hingis ». Terminons en beauté avec ce florilège de cocardes tricolores: Amélie Mauresmo à Wimbledon en 2006. Il y était. Devant l’écran. « À pleurer tellement c’est beau. Une Française sur le green qui lève le Graal ! » Que dire d’un chroniqueur français à cet instant ? Pour Marion Bartoli, notre Bernard n’y était pas. Il lui demande pardon !

 

Épilogue 

Je l’emprunte à l’auteur, il ne m’en voudra pas ! Il en a trouvé la trame dans un album solo, Conversations with Myself, d’un certain Bill Evans. Ai-je bien perçu cette nostalgie de l’auteur-joueur dont la lucidité semble lui avoir dicté de ranger ses raquettes sans se retourner. Il cite Roland Barthes qui disait qu’il n’est « pays que de l’enfance ». Le court de tennis et sa terre rouge était ce pays. « Je l’ai perdu irrémédiablement et depuis, un vent glacial fouette mon visage. » 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

Il tennis l’ha inventato il diavolo

Adriano Panatta et Daniele Azzolini - Éditions Sperling & Kupfer, 2019

« Au tennis, il faut savoir gagner.» Adriano Panatta le répète inlassablement depuis des années à ceux qui veulent l’entendre. Il ajoute aujourd’hui avec un peu d’ironie : « Le diable y est pour quelque chose» 

La mèche longue, l’œil rêveur, il sourit une fois de plus à son public de toujours. Les Romains de Rome. Oui, parce que Rome, ce n’est pas seulement la ville éternelle de l’Italie et du reste du monde. Rome, c’est le Colisée avec les jeux du cirque et de la vie. Ceux du pain sacré d’hier et d’aujourd’hui. De la foule en délire, capable du meilleur comme du pire. C’est la cité de la gouaille désabusée, des spectateurs qui ne s’étonnent plus de rien. Ils ont déjà tout vu, tout sacrifié à leurs athlètes bien-aimés. Rome, c’est le Foro Italico, le stade de tennis avec son tournoi mythique, un lieu sacré et païen par excellence, où le bien et le mal se côtoient chaque année au printemps. C’est là que le courage des gladiateurs est salué et que la foule les acclame. Mais c’est aussi là qu’on les siffle sans pitié, qu’on leur jette avec mépris quelques vulgaires pièces de monnaie s’ils ne se battent pas comme des héros. Dans l’arène des courts romains, les meilleurs joueurs internationaux se livrent un combat sans merci depuis les années 1930. À la vie, à la mort, ils donneront tout leur sang pour vaincre, survivre et enchanter les tribunes. La mise à mort n’est jamais très loin. Adriano le sait. Il a vu, il a vaincu et il a survécu. Fils d’Ascenzio, le gardien du Tennis Club Parioli, Adriano Panatta est un homme du peuple. Un vrai Romain. Il se souvient, il raconte. Il étonne, il surprend. Il amuse, au risque de plaire aux sempiternels désabusés du tennis.

« Le tennis a été inventé par le diable.» La phrase titre n’est pas lancée au hasard, comme une bouteille quelconque à la mer. C’est plutôt un avis illuminé, partagé par beaucoup de joueurs. « Le tennis est le seul sport qui oblige à jouer contre cinq adversaires à la fois », disait Goran Ivanisevic : le juge de chaise, le public, les ramasseurs de balle, le court et soi-même. Et l’adversaire, le vrai? Finalement, c’est peut-être le moins dangereux de tous, répondent les intéressés. Les grands du tennis le savent, les matchs d’Andy Roddick, Serena Williams et même Roger Federer en témoignent. Alors, comment fonctionne cette légende du diable au tennis ? Panatta nous explique que c’est un mécanisme pervers, rendu encore plus imprévisible du fait que le diable suggère les pires remèdes aux difficultés qu’éprouvent les joueurs. Il change volontiers de cible et se promène inopinément d’un joueur à l’autre, lorsqu’on s’y attend le moins. Un peu comme une montée à la volée à contretemps. Du coup, l’effet de surprise est obtenu et le point est fait, aux dépens de celui qui croyait bien faire et avait déjà presque tout réussi. Il ne lui manquait plus qu’à conclure pour gagner. Et c’est précisément là que le diable intervient, pour tout remettre en question en renversant la situation. Reste à invoquer les dieux du tennis, les anges gardiens des joueurs et le Saint-Esprit, dans l’espoir de garder l’église au milieu du village. Le village du mal. 

Un exemple, pour mieux comprendre de quoi il est question : la finale de Wimbledon 2019. Elle oppose Federer à Djokovic. La présence du démon est palpable tout au long de la rencontre. Presque cinq heures d’un jeu totalement surréaliste. Surtout dans les moments décisifs. Comment expliquer autrement la victoire de celui qui durant quatre sets consécutifs a moins bien joué et parvient miraculeusement à sauver deux balles de match au cinquième set, avant de s’adjuger le tie-break final, face à un Federer devenu soudain l’ombre de lui-même. Un Federer en proie à des mauvais choix, très certainement dictés par le malin. Un suicide étrange et inopiné qui reste difficile à interpréter à l’aide d’une logique rigoureuse et calculée. Ce décryptage peut sembler fantaisiste et imprécis. Il n’en est rien. Ce qu’il faut retenir, c’est que même à très haut niveau, les joueurs et les joueuses restent des êtres humains, sensibles et émotifs, capables de se faire influencer et déstabiliser par l’imprévu. Le facteur externe, la chance qui tout d’un coup semble vouloir abandonner les meilleurs au profit de ceux qui ne la méritent pas toujours. Un livre différent et amusant, Adriano Panatta et son ami journaliste Daniele Azzolini racontent ensemble d’étranges nouvelles histoires. Neuf cercles de l’enfer, construits autour d’anecdotes inédites sur le diable et sa relation privilégiée avec le monde du tennis. 

On y retrouvera quelques mauvais garçons d’aujourd’hui à la Nick Kyrgios, suivi de près par Fabio Fognini et les anciens bad boys du tennis, en compagnie de jeunes et talentueuses joueuses, comme l’Australienne Ashleigh Barty. Et puis bien sûr, les incontournables de ce sport de légende, toujours hauts en verve et en couleur : les Roumains Ion Tiriac et Illie Nastase ou le Franco-Iranien Mansour Bahrami, mais également l’Argentin Juan Martin del Potro, l’Italien Paolo Canè et encore d’autres icônes ressuscitées.

« Il y a deux grandes sortes de joueurs sur le circuit ATP, nous confie Panatta. D’abord, ceux qui savent gagner et comment y parvenir. » Quoi faire et quand sur les courts. Ils sont rares, voire uniques et ont appris à développer ce talent tout au long de leur carrière. C’est ce qui leur permet d’avancer et les distinguent des autres. De ceux qui jouent souvent très bien, merveilleusement, mais ne gagnent pas pour autant. Difficile de faire le bon choix au moment-clé, surtout de laisser parler l’inconscient, de ne pas raisonner. Ne pas écouter le chant des sirènes et les voix mystérieuses de nos démons. Carpe diem ou plutôt carpe momentum, cet instant magique et béni d’une rencontre, celui où tout peut encore basculer en bien ou en mal, dans un sens ou l’autre. Il ne se représente pas souvent, cet instant-là. Ni sur les courts, ni dans la vie de tous les jours. Le diable s’en amuse. Il le sait et y trouve toute sa place. À l’honneur, durant plus de trois cents pages. 

Né en 1950, Adriano Panatta est considéré comme le plus grand tennisman italien. À son palmarès, dix titres internationaux dont Rome et Roland-Garros. En 1976, Adriano est le joueur vedette de l’équipe nationale italienne. Guidée par son capitaine Nicola Pietrangeli, l’Italie remporte pour la première fois la Coupe Davis. La finale historique se dispute au Chili, à Santiago, durant la dictature du général Pinochet. Panatta abandonne la compétition dans les années 1980 et devient successivement chroniqueur sportif à la radiotélévision italienne (RAI), conseiller à l’éducation et au sport pour la province de Rome et commentateur radiophonique. Il publie une autobiographie en 2009, suivie d’un premier livre, écrit en collaboration avec Daniele Azzolini en 2018 : Le tennis est une musique.

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

Quand le court sert de toile aux artistes

Stade Racine Clichy-la-Garenne © Lacoste x Etendart - photo : Mathieu Pecheur

L’expérience artistique dans les infrastructures sportives déploie de nouveaux langages à visée éducative et sociale. Des collaborations inspirantes voient ainsi le jour pour des rendus spectaculaires qui redonnent vie à des terrains abandonnés et favorisent l’insertion et la créativité des jeunes les plus démunis. Si la célébration des cinquante ans de l’US Open fut une brillante démonstration, Etendart est de cette trempe. En juillet 2020, l’association a fait swinguer la petite balle jaune en inaugurant son premier projet : un court de tennis rénové et customisé par deux artistes, avec le soutien de Lacoste. L’ occasion de poser un regard sur deux disciplines qui jettent les bases d’un nouveau paradigme.

Stade Racine Clichy-la-Garenne © Lacoste x Etendart - photo : Alex Penfornis
Terrain de basket Duperré, Paris © Pigalle x Nike x III-Studio

Ces dernières années, l’art s’est créé des points de jonction et d’impact dans l’univers du sport, dépassant le cadre des effets purement esthétiques et graphiques. Ces liens de plus en plus salutaires explorent les prochains leviers de performance : les terrains de sport. Réinventer ces espaces de rencontres, d’échanges, d’apprentissage et de dépassement de soi devient le crédo d’associations, en collaboration avec des acteurs du monde de l’art, des marques et des mécènes. La customisation n’est plus l’apanage de l’industrie de la mode, elle s’exprime désormais sur ces surfaces monochromes, délimitées depuis toujours par des lignes blanches nettes et uniformes, pour répondre aux problématiques sociales actuelles. Si le basketball s’est rapidement trouvé des affinités avec l’art urbain, le tennis a saisi la balle au bond et fait preuve de fougue en transformant des courts en œuvres d’art. Stimuler les communautés qui en ont le plus besoin, la mixité, et faire changer des vies, dans un environnement repensé et créatif, deviennent des fers de lance de ce sport dont l’image sélective perdure.

Terrain de basket, Mexico © Pigalle x Nike

L’art de l’inclusion

Ces unions collectives se révèlent ainsi porteuses, vibrantes et hautes en couleur. En 2020, l’association Etendart, cofondée par deux passionnés de sport, Olivier Mairot et Olivier Harfouche, a fait montre d’avant-gardisme avec la rénovation d’un court de tennis au stade Racine de Clichy-la-Garenne. Sur le mur, une fresque bariolée met à l’honneur un personnage à l’effigie du no 1 mondial, Novak Djokovic. Sur le terrain, découlent des formes géométriques, des lignes claires et des aplats de couleurs, ornés de silhouettes humaines se fondant en crocodiles et inversement. « Notre ambition est de créer des infrastructures qualitatives dans lesquelles on pratique le sport dans les mêmes conditions qu’en compétition, avec une dimension inspirante reflétée par la décoration, et sur lesquelles on aurait aimé jouer plus jeune, explique Olivier Mairot. On veut également raconter des histoires sportives, incarnées par ces lieux physiques, à travers Courtside, porte-voix d’Etendart, et apporter un service plus associatif en accompagnant des jeunes en difficulté en les inspirant. L’idée est de trouver le meilleur environnement social dans lequel ces terrains vont s’implanter. »

Ce qui rend le projet « Djoker » novateur est qu’il contribue à démocratiser la pratique tennistique toujours estampillée élitiste. La plupart des jeunes présents à l’inauguration se confrontaient pour la première fois au court. « Nous sommes ravis de l’engouement suscité. Des mamans nous contactent pour connaître la date de lancement du programme car leurs enfants les ont obligées à acheter une raquette. Ils ont désormais un lieu, sont inspirés et ont envie de pratiquer. À nous ensuite de faire transpirer les valeurs du tennis dans la phase éducative et professionnelle, entre bienveillance et exigence. » Une approche protéiforme pour un rendu en cohérence avec l’ADN de la marque au crocodile. « Par cette démarche, Lacoste a choisi de nous accompagner. Le tennis s’est donc imposé naturellement. On a rapidement vu les avantages de démarrer avec ce sport. D’un point de vue logistique, offrir des cours de tennis avec un professeur était plus facilement gérable qu’avec un terrain de football. » 

Au mois d’août, cet événement proposait ainsi un stage de tennis gratuit pour 150 enfants de la ville qui ne partaient pas en vacances. En octobre, l’association Etendart accompagnera cinquante jeunes autour d’un programme éducatif à faible coût, englobant cours de tennis, soutien scolaire, aide à l’insertion professionnelle et à l’éveil créatif. « Il s’adresse à des jeunes défavorisés entre dix et vingt ans, dont ceux en situation de handicap, avec des ateliers dédiés à des élèves atteints de troubles “dys” (dyslexie, dyspraxie). Et plus tard, aux personnes à mobilité réduite (en fauteuil, malentendants). L’association est donc à la recherche de toutes les énergies positives possibles pour développer notre projet. »

50e anniversaire de l'US Open Norman and Jean Reach Park, Miami © KiiK Create x USTA

Échange gagnant et coloré

Ce terrain à la touche street art est l’œuvre de deux artistes émergents de la scène contemporaine, Youssef Sy alias Take it Ysy et Stéphane Vignal alias Opera Graphiks. Le duo s’est ainsi prêté main-forte pour customiser cet espace en résine green set, qui avait perdu sa couleur verte, ses lignes et son filet. Le personnage iconographié du premier et la palette vibrante du second permettent d’attirer à la fois néophytes et joueurs plus expérimentés, tout en donnant de l’élan et du mouvement à l’ensemble.

Youssef Sy est un designer qui partage son art entre la France et le Japon. Il s’est fait un nom grâce à ses fameux characters design déclinés sur des t-shirts et sa série de portraits photographiques sur le monde du sport et du divertissement. « Je suis un passionné de tennis depuis toujours, et un enfant de la pop culture ; c’est ce qui m’a donné envie de dessiner et d’unir ces deux passions. Quand je vois le résultat aujourd’hui, ce n’est que de la satisfaction. Lacoste entreprend rarement des collaborations avec des designers encore en développement. C’est le genre de terrain que j’aurais rêvé d’avoir plus jeune. Les enfants venus à l’inauguration étaient ceux de la diversité. Cela m’a renvoyé à mon enfance. C’est un projet vraiment symbolique. » Ysy est à l’origine de ce projet, travaillant parallèlement avec l’équipementier depuis un an et demi sur une collection capsule, inspirée de Novak Djokovic, ambassadeur de la marque depuis trois ans. Ce grand supporter du no 1 mondial avait créé en 2016 un toy design à sa gloire, après sa victoire à Roland-Garros. « C’est un rêve devenu réalité. Je l’ai découvert sur le circuit ATP en 2007. Dès ses premières performances, il a réussi à afficher ses ambitions, et aujourd’hui c’est le meilleur du monde. Sa façon de persévérer et de ne pas lâcher m’inspire et me parle dans mon parcours. C’est le seul tennisman que j’ai voulu dessiner. Ma collaboration avec Stéphane était donc très importante car la direction artistique du terrain découle de cette façade murale avec ce personnage. »

Un exercice de style qu’Opera a réussi haut la main. L’artiste-peintre exerce son savoir-faire sur la scène graffiti et street art depuis plus de vingt ans. Il a réalisé de nombreuses toiles, des façades murales, des installations sculpturales, des trains, des pianos… Cette expérience lui a permis de mener à bien son premier terrain de sport, puisant ses références coutumières dans le constructivisme, le cubisme et le Bauhaus, qui font la part belle aux formes géométriques, abstraites et colorées. « Ce fut une belle aventure humaine. J’avais plusieurs contraintes visuelles et techniques, précise-t-il. D’abord celle d’intégrer l’univers illustratif de Youssef avec ce personnage, car je travaille avec un langage flat design, assez minimaliste, avec des formes, des aplats, des jeux de couleurs et de lignes. Ensuite celle de Novak lui-même, un amoureux de la nature. J’ai donc choisi l’iconographie de la feuille. Cela m’a permis d’avoir des éléments graphiques que j’ai pu faire danser sur le terrain et mettre en contraste avec les grands aplats. Puis celle de Lacoste. La marque avait designé une série de t-shirts pour Novak en revisitant le logo du crocodile en figure géométrique, un peu à la manière des chiens de Keith Haring. J’ai pu ainsi incruster le crocodile par un jeu de transparence et un découpage de couleurs. Et enfin celle de ne pas toucher l’intérieur. Il y a toute une sagesse et un savoir liés à ce sport, une notion de stratégie et de technique, de puissance, et la beauté du geste. Il fallait le montrer par un camaïeu de couleurs agréable à l’œil. J’ai pu trouver un compromis entre un parti pris créatif et une visibilité minimum au niveau du jeu et ses délimitations. » Un graphisme qui a été décliné en affiches, t-shirts et tote bags.

50e anniversaire de l'US Open, Harvard Park, Recreation Center Los Angeles © Charlie Edmiston x USTA

Idylle prolifique

Cette initiative solidaire est ainsi la première d’une série potentielle de terrains multisports que l’association Etendart espère rénover et décorer à Clichy ou dans d’autres villes de France et d’Europe. L’art urbain, et plus largement l’art contemporain, est en ébullition, s’affranchissant de ses racines nourricières. D’art marginal, il s’est imposé comme art patrimonial, trouvant au fil du temps sa place dans les musées, les entreprises, et désormais sur les courts de tennis.

En témoigne la célébration des cinquante ans de l’US Open en 2018, à la faveur de laquelle plusieurs surfaces ont été transformées en abstractions picturales sous la tutelle d’artistes, dans les communautés à faibles revenus de cinq villes des États-Unis. Le projet « Art Courts » a ainsi fait partie d’un effort de 500 000 dollars de la Chase Bank pour la United States Tennis Association (USTA) dans le cadre d’un programme de sensibilisation communautaire. Une volonté d’offrir aux jeunes des possibilités de croissance, de développement personnel et de culture. L’artiste Justus Roe a ainsi conçu et peint un ensemble de courts au Riverdale Park à Chicago. L’artiste Charlie Edmiston a customisé quatre surfaces au Harvard Park and Recreation Center à Los Angeles. Le collectif Xylene en a transformé trois au Triangle de Losantville à Cincinnati. Le duo KiiK Create (Manoela Madera et Gray Edgerton) s’est consacré à deux terrains du Norman and Jean Reach Park à Miami, trouvant l’inspiration dans des cœurs qui représentent l’amour du tennis et le symbole de l’infini. Quant à Sen2 Figueroa, le graffeur a redécoré huit courts inspirés du pop art au Highland Park de Cypress Hills à Brooklyn. Via ces initiatives, l’USTA incite les nouvelles générations à libérer leur créativité.

Mais la France n’est pas en reste, révolutionnant certains de ses espaces multisports. À commencer par le célèbre terrain de basket Duperré, niché entre deux immeubles dans le neuvième arrondissement de Paris depuis 2009. Avec ses motifs géométriques, le playground s’est refait une beauté en début d’année, toujours à l’initiative de Stéphane Ashpool, créateur de la marque Pigalle, de Nike et de l’agence de design graphique Ill Studio. Un succès qu’ils ont décliné avec le réaménagement en décembre dernier de terrains de basket à Pékin et à Mexico. Ailleurs, près du Stade de France, le playground « ZZ10 » est sorti de terre en 2018, soutenu par Adidas et Zinédine Zidane, pour célébrer le vingtième anniversaire de la victoire des Bleus en Coupe du monde. Au sol, une déconstruction géométrique et graphique du maillot no 10 que Zizou portait lors de la finale face au Brésil en 1998. Le design de ce complexe multisport de 1 100 m2, situé sur le terre-plein central de l’avenue Wilson, a été confié au studio Noncommun, en collaboration avec plusieurs artistes. On retient également le playground des Halles de 300 m2, sis dans le jardin Nelson-Mandela, qui englobe un terrain de football, deux demi-terrains de basket, un espace dédié au tennis de table et deux assises pour jouer aux échecs. Inauguré également en 2018, il a été imaginé par le street artist français Romain Froquet et financé par la Ville de Paris. 

Tous ces nouveaux lieux d’échanges et de convivialité sublimés s’ancrent ainsi comme de véritables composantes majeures du renouvellement urbain et de la cohésion sociale. 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

Playground des Halles, Paris © Romain Froquet - photo : Mathias Milin

Roland se dessine

© Pierre Seinturier

C’est une tradition à Roland-Garros. Depuis 1980, chaque édition du Grand Chelem parisien est précédée par la présentation de l’affiche du tournoi, dont la réalisation est confiée aux soins d’un artiste. Pour cette année particulière, c’est Pierre Seinturier qui a été choisi. Et le peintre a décidé de mettre en avant les hommes de l’ombre dans son œuvre.

© Valerio Adami
© Eduardo Arroyo
© Vladimir Velickovic

Coronavirus oblige, Roland-Garros se déroulera cette année à cheval entre des inhabituels mois de septembre et d’octobre. Une période inédite, mais qui n’empêchera pas les traditionnelles questions de revenir inlassablement à l’approche du Grand Chelem sur ocre. Quelqu’un parviendra-t-il à faire tomber Rafael Nadal de son piédestal parisien ? Un Français arrivera-t-il enfin à succéder à Yannick Noah ? Le tournoi féminin pourra-il échapper à une nouvelle surprise ? Des interrogations d’autant plus légitimes que les joueurs, comme les fans (en petit nombre, forcément), arriveront porte d’Auteuil dans le flou. 

Un autre « titre », plus confidentiel, n’a lui en revanche souffert d’aucun report, et a d’ores et déjà été décerné en septembre dernier. Pierre Seinturier, artiste parisien de 32 ans, a ainsi obtenu le prestigieux honneur de réaliser l’affiche officielle de Roland-Garros, devenant au passage le plus jeune peintre jamais désigné pour cette mission. Car oui, à Roland, les artistes ne sont pas tous sur les courts.

Il suffit de jeter un œil au palmarès de la fameuse affiche pour comprendre ce que cette commande représente. Pour sa première en 1980, la FFT avait jeté son dévolu sur Valerio Adami, un habitué de la petite balle jaune sur la toile, pour tenter de retranscrire l’âme du tournoi. L’année suivante, Eduardo Arroyo réalisait ce qui est peut-être aujourd’hui encore l’affiche de Roland-Garros la plus connue, en dessinant de dos Björn Borg, et ce quelques semaines avant le 6e et dernier titre du Suédois. Même Joan Miró, pourtant décédé en 1983, signa l’affiche de 1991. En fouillant dans la collection du surréaliste espagnol, ses héritiers finirent par débusquer un dessin parfait pour l’occasion, et ont ainsi réussi à tenir l’engagement fait par le peintre peu avant sa mort. 

© Hervé Télémaque

« Représenter ce qui va rester »

Suivirent Fabienne Verdier en 2018, José Maria Sicilia en 2019… et donc Pierre Seinturier cette année. Son idée pour cette affiche : représenter ce que l’on ne voit pas habituellement. « Je voulais quelque chose qui décrivait l’ambiance avant le match, figurer une présence humaine, mais sans forcément montrer les joueurs, confirme l’artiste. Ça m’intéressait de représenter ce qui va rester, ce qui était là avant Federer et qui sera là après Nadal. Un indispensable du tennis, comme le ramasseur de balle ou l’arbitre. » 

Lorsque Fabrice Bousteau, directeur de Beaux Arts magazine, lui propose de candidater à la réalisation de l’affiche de Roland-Garros, Pierre Seinturier se plonge alors dans son carnet et enchaîne les esquisses pour faire jaillir ses dessins. En le feuilletant, on peut constater que les idées se sont multipliées avant d’aboutir au résultat final. On peut voir ici un joueur en pleine action – « Je regardais un match, j’ai trouvé le plan sympa, j’ai fait pause et j’ai dessiné ! » –, là deux ronds créant un zoom sur une partir du terrain – « J’ai essayé de jouer sur le fait qu’on regarde la rencontre avec des jumelles depuis les tribunes ». 

Un exercice taillé sur mesure pour un fan de tennis ? Pas forcément pour Pierre Seinturier, qui prend le contre-pied des idées reçues. Il s’avoue lui-même « pas prêt à se lever à trois heures du matin pour regarder l’US Open ». Le tennis, il aime ça. Mais pas au point de revendiquer le titre de passionné, sauf à quelques occasions. Son truc, ce ne sont pas les longs échanges du fond de court à coups de lifts et de défenses. Non. Lui, ce qu’il aime, c’est l’art et le fantasque, même sur un terrain de tennis. 

© Jan Voss
© Nicola De Maria

Un balayeur de lignes… sans ligne !

Au moment d’évoquer ses joueurs préférés, il cite Roger Federer « qui est quand même assez incroyable », John McEnroe et… Dustin Brown. « Je me souviens qu’il a battu Nadal à Wimbledon. Il l’a fait courir dans des endroits du terrain où l’on avait plus trop l’habitude de le voir. Son tennis sort totalement du lot, c’est ce que j’aime regarder ! » Moins en réussite que l’Allemand ce soir de 2015, il va mettre plusieurs jours avant d’arriver au coup gagnant avec son crayon.

Finalement, c’est en vacances du côté de Montluçon qu’il va trouver la bonne idée. Après être allé jouer au tennis, un sport qu’il a débuté l’année dernière après avoir été invité à passer une journée à Roland-Garros par la Fédération, il s’assoit et commence à dessiner sur la table du déjeuner. Il se souvient alors du temps consacré quelques minutes plus tôt à passer le filet sur la terre battue et à dégager les lignes. Il décide ainsi de représenter les professionnels de cet art, ceux qui le font tous les jours porte d’Auteuil lors de la quinzaine de Roland-Garros. « C’est l’une des dernières idées que j’ai eues, fin août. Elle représente ce que tout le monde fait quand il joue au tennis, tout simplement », explique Pierre Seinturier. Il s’amuse d’ailleurs en revoyant cet essai, genèse de son œuvre : « C’était vraiment une première version. Celui qui nettoie les lignes, par exemple, ne le fait même pas sur une ligne ! » Il ajoute à cela quelques éléments qui font la nouveauté de Roland : le tout jeune court Simonne-Mathieu avec sa végétation, le terrain couvert, l’éclairage de nuit…

Les événements vont ensuite se succéder très vite. Après avoir présenté quelques dessins, il est finalement choisi trois jours plus tard par la Fédération pour réaliser officiellement l’affiche de Roland-Garros 2020. Pinceau en main, il se lance alors dans la réalisation d’une œuvre de 160 centimètres sur 120, commandée pour décembre. Sa première dans le monde du sport. Un coup d’essai qui s’apparente à un coup de maître à entendre Bernard Giudicelli. 

© Pierre Alechinsky

Un éternel perfectionniste

« J’ai tout de suite aimé l’ambiance authentique qui se dégageait de son graphisme. Le fait d’avoir capté les objets qui font l’âme du tournoi. Mais j’ai immédiatement flashé sur le projet des terriens. Ce geste simple et répété sur tous les courts en terre battue est sans doute celui qui caractérise le plus l’identité de notre tournoi, et au-delà des terriens, toutes les personnes qui en font le succès. Apercevoir le court dans un univers végétal magnifie notre vision du stade Roland-Garros. C’est sans doute cela qu’on appelle le regard artistique », déclarait le président de la Fédération française de tennis lors de la présentation officielle de l’affiche en février.

Malgré les compliments de l’homme fort de la FFT, Pierre Seinturier reste critique sur son œuvre : « C’est vrai que j’aurais pu ajouter un troisième personnage sur l’affiche, celui qui passe le tamis par exemple… » Un caractère d’éternel perfectionniste, qui n’est pas sans rappeler celui des légendes qui ont marqué l’histoire de Roland-Garros, et qui continuent de le faire à l’image de Rafael Nadal. Auteur de l’image officielle de la prochaine édition du tournoi parisien, le peintre espère bien pouvoir s’y rendre de nouveau cette année et retrouver l’ambiance « festival » qu’il avait tant apprécié lors de son premier passage porte d’Auteuil. Surtout, plus que de retrouver les combats acharnés du Chatrier et du Lenglen, il a un rêve : pouvoir admirer toutes les affiches du tournoi dans un même musée. Eduardo Arroyo, Joan Miró et Pierre Seinturier, le tableau aurait en tout cas de l’allure. 

© Jean-Michel Folon
© Hervé Di Rosa
© Jacques Monory

Une bonne affiche doit surprendre et éveiller l’intérêt

Ancien joueur professionnel, Jean Lovera a aussi été à l’origine en 1980 de la traditionnelle affiche de Roland-Garros. Rencontre avec celui qui a décidé de conjuguer art et tennis, avec la terre battue parisienne en toile de fond.

 

Courts : Comment est née l’idée d’une affiche annuelle avant chaque édition de Roland-Garros ?

Jean Lovera : Tout a débuté en 1978, deux ans avant la première affiche. J’étais présent dans le stade en tant qu’architecte pour dessiner le court no 1. À ce moment-là, j’étais déjà très impliqué dans l’art contemporain, je collectionnais aussi pas mal, et j’avais donc fait beaucoup de rencontres avec des artistes contemporains. Mes passions pour l’art et le tennis se sont télescopées. Avec Daniel Lelong – galeriste d’art moderne et contemporain (NDA) –, nous sommes allés voir une exposition de l’Italien Valerio Adami et c’est là que nous avons eu cette idée. Nous avons proposé à Adami de faire la toute première affiche et il a accepté. 

 

C : Cette idée a-t-elle été bien accueillie ?

J.L. : Ça n’a pas été facile de faire passer ce projet, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais j’étais très proche de Philippe Chatrier, alors président de la Fédération française de tennis. Il m’a fait confiance et m’a dit de me lancer afin de lui proposer une maquette. Je sentais qu’il y avait un besoin, un manque, mais personne ne savait vraiment dans quelle direction aller. Je me souviens que lorsque je suis venu présenter la première maquette de la toute première affiche, Philippe Chatrier a été très perplexe. Il y a eu une sorte de silence. Mais il m’a encore une fois fait confiance. Cela a commencé comme ça, avec pas mal d’incertitudes mais beaucoup d’enthousiasme.

 

C : Vous attendiez-vous à ce que ça prenne de la sorte ?

J.L. : La toute première affiche de Valerio Adami a beaucoup étonné, mais nous nous sommes efforcés d’expliquer que l’art contemporain arrivait à Roland-Garros. L’affiche qui a vraiment marqué les esprits, c’est celle d’Eduardo Aroyo en 1981. Elle a suscité beaucoup d’enthousiasme. Celle de 1983 de Vladimir Velickovic est moins connue, mais a enfoncé le clou. Elle représentait Yannick Noah et correspondait à l’année de sa victoire ! À partir de ce moment-là, le principe a été adopté.

 

C : Comment expliquez-vous que cette tradition perdure depuis quarante ans ?

J.L. : Quand on a lancé ce projet, on ne s’est modestement pas projeté dans le futur. C’était une expérience nouvelle. Mais je ne pense pas non plus que l’on puisse parler d’engouement aujourd’hui, même s’il y a un effet de surprise chaque année. L’idée est d’amener une constance liée à l’événement et un renouvèlement. Il y a une dynamique forte. Depuis que l’on a commencé, il y a eu des rejets et pas mal de critiques tout de même. Je me rends compte avec le recul que le fait de parler du tournoi à travers l’art n’a pas plu à tout le monde. Mais l’affiche est aussi là pour faire parler, pour promouvoir l’évènement, donc ce n’est pas une mauvaise chose. 

© Gilles Aillaud
© Jiri Kolar
© Konrad Klapheck

C : Et dans les années à venir ?

J.L. : Je ne sais pas vraiment. Les pratiques et les architectures du stade évoluent. Est-ce que l’éthique du sport sera la même dans quelques années ? Est-ce que les enjeux vont évoluer ? Lorsque je m’intéresse à d’autres événements sportifs, je me dis que ce que fait Roland-Garros est finalement assez rare. Quand on voit que des stades ont des noms de marque, on peut s’interroger sur les visions qu’auront les organisateurs d’événements à l’avenir. À mon sens, c’est une très bonne chose que l’art soit présent à Roland-Garros ou ailleurs dans le sport. Mais ce n’est pas une voie facile qu’a choisie le tournoi : c’est une chance unique que nous ayons cela dans le tennis.

 

C : Quelles sont les spécificités qui font une affiche de Roland-Garros ?

J.L. : Il y a toujours un angle d’attaque lié au tennis, au tournoi ou à la terre battue. On n’a jamais vraiment donné de contraintes aux artistes sur la thématique à traiter, même s’il faut tourner autour de ces points cardinaux. L’artiste a une liberté totale. Ensuite, une bonne affiche doit surprendre, éveiller l’intérêt, faire transparaître une facette du tournoi. On cherche à montrer des points de vue personnels, artistiques. Un parti pris en somme. Il faut que l’affiche exprime un point de vue original et novateur sur l’événement. Le cahier des charges est très faible, même s’il est vrai que cette année la demande a été un peu plus forte que d’habitude pour évoquer le nouveau court Simonne-Mathieu. Enfin, on tient vraiment à ce que l’artiste écrive de sa main le nom « Roland-Garros » sur l’affiche. 

 

« C’est une très bonne
chose que l’art soit présent à Roland-Garros
 »

 

C : Cette année, c’est Pierre Seinturier qui a été choisi pour réaliser l’affiche. Qu’est-ce que vous appréciez dans son travail ?

J.L. : Il y a plusieurs artistes intéressants qui ont été proposés cette année. Mais l’univers de Pierre Seinturier fonctionnait très bien avec ce que l’on recherchait. C’est très végétal, avec une place forte accordée aux personnages. J’ai toujours trouvé cela intéressant d’avoir un regard particulier dans l’affiche. C’est arrivé à de nombreuses reprises, depuis plus de quarante ans, que l’artiste joue sur la matière de la terre battue, sur les couleurs, les lumières, les détails. Le fait de représenter les artisans de la terre me paraît être une très bonne idée. C’est très riche comme angle de travail, car c’est vrai que ce sont eux aussi qui font le jeu. D’un point de vue graphique, je trouve que Pierre Seinturier a parfaitement respecté son univers. Dans une expression figurative, mais détournée tout de même. Les personnages font référence au monde de la bande dessinée. On a la vision d’un cocon végétal, ça me paraît très expressif. Il y a du sentiment, une forme d’authenticité. C’est un bel hommage à l’esprit du court Simonne-Mathieu et à celui de la terre battue.

 

C : Quelle est votre affiche préférée depuis la première en 1980 ?

J.L. : Ce n’est pas facile de choisir, mais pour moi c’est celle de Gilles Aillaud en 1984. C’est à mon sens la plus belle, mais aussi celle qui dit le plus de choses avec le moins de moyens. Elle est extrêmement forte et simple, et c’est tout ce qu’on l’on cherche pour une affiche de Roland-Garros. Mais ce n’est pas la seule que j’apprécie. Il y a également celle d’Eduardo Arroyo représentant Björn Borg de dos en 1981, qui est peut-être la plus « facile », mais elle fonctionne très bien. Au contraire, celle d’Antonio Saura en 1997 a peut-être été la plus difficile à faire, et a d’ailleurs provoqué une vraie tempête au conseil ! Mais paradoxalement, c’est le visuel qui a le plus marché auprès des jeunes. Il y a aussi quelques affiches très douces sur le tennis féminin que j’aime beaucoup. Chaque personne vous donnerait un avis différent, mais si je ne devais en garder qu’une, je choisirais l’affiche de 1984 de Gilles Aillaud. 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

© Antonio Saura
© Antonio Segui

Federer, est « fini » :

l’histoire sans fin

© Pierre Alechinsky

Genou droit blessé, Roger Federer a dû se faire opérer en février 2020. Pour une arthroscopie. Puis une deuxième, quelques mois plus tard, synonyme de fin de saison. La question légitime est partout : peut-il vraiment revenir à son meilleur niveau en 2021, à 40 ans ? Depuis des années, il repousse les limites du temps qu’on lui accorde encore au plus haut niveau, en rebondissant sur les annonces de son déclin. 

Il ne frappe pas fort, mais il finit toujours par gagner. À l’usure, il marque les corps de ses adversaires jusqu’à les épuiser. Certains tentent de le défier, de contrer ses frappes par la prise de produits et le bistouri, mais qu’importe : il reste imperturbable. Derrière sa poker face immuable, iI le sait, personne ne peut lui échapper. Métronome infatigable, le temps qui passe est implacable. Pourtant, un homme semble résister à ses effets : Roger Federer. Depuis plusieurs années, le bougre lui tient tête en déjouant les prédictions les plus pessimistes. Celles qui annoncent « la fin ». Sa fin. Comme s’il était réellement l’être thaumaturgique décrit par David Foster Wallace. « Federer est l’un de ces rares athlètes surnaturels qui paraissent être exemptés, du moins en partie, de certaines lois physiques », écrit l’Américain dans un article – Roger Federer as Religious Experience – publié par le New York Times.

« On peut le comparer à Michael Jordan, non seulement capable de sauter inhumainement haut mais aussi de rester suspendu dans les airs un poil plus longtemps que la gravité ne le permet, et à Mohammed Ali, qui pouvait réellement “flotter” sur le ring pour lâcher deux ou trois directs en l’espace d’un instant normalement trop court pour en placer plus d’un, poursuit l’auteur de l’Infinie Comédie. Il y a probablement une demi-douzaine d’autres exemples depuis 1960, et Federer est de ce type. Un type qu’on pourrait appeler génie, mutant ou avatar. […] À Wimbledon en particulier, vêtu de la tenue blanche exigée, il ressemble à ce qui pourrait bien être (je pense) une créature dont le corps est chair et, d’une certaine façon, lumière. » Mais tout le monde n’a pas la même vision que ce regretté virtuose de la plume. Dès 2009, certains appuient sur l’interrupteur. Pour eux, l’astre ne brille déjà plus.

© Ray Giubilo

« Il faut qu’il arrête, qu’il fasse un break »

À son échelle – tout est relatif – l’Helvète, bientôt 28 ans, est alors dans une période difficile. Plus aucun trophée à se mettre sous la dent. À l’aube de la saison sur terre battue, son dernier titre remonte à octobre 2008. Chez lui, à Bâle. S’il enchaîne les résultats malgré tout très bons – demi-finales, finales –, cette disette relève de l’inimaginable pour beaucoup d’observateurs. « Il perd contre Nadal (en finale de l’Open d’Australie 2009), mais aussi contre d’autres joueurs (James Blake, Gilles Simon, Andy Murray, Novak Djokovic…), constate Henri Leconte sur le plateau de Canal+. On n’avait pas l’habitude de le voir perdre aussi facilement et, par moments, jouer aussi mal. On a l’impression qu’il laisse tomber, parfois, quand le match lui échappe. » « Ce phénomène d’usure est là parce que ça fait maintenant plus de dix ans qu’il est sur le circuit », ajoute un journaliste. Juge final, David Douillet prononce la sentence : « On sent clairement qu’il n’a plus envie. Il faut qu’il arrête, qu’il fasse un break. » 

Mais Federer esquive la tentative d’ippon. Il continue le combat. Bien que battu par son compatriote Stan Wawrinka dès son deuxième tour à Monte-Carlo, il finit par retrouver les bonnes prises pour envoyer la concurrence au tapis. À Madrid, il redécouvre le goût du succès en croquant Rafael Nadal. Deuxième et dernière victoire en date face au « surlifteur » espagnol sur cette surface. Et comme l’appétit vient en mangeant, il savoure ensuite son premier Roland-Garros. Il prolonge même le festin jusqu’à dévorer Wimbledon et récupérer la toque de no 1 mondial. Cerise sur le gâteau, il passe devant Pete Sampras pour devenir, alors, le seul chef aux quinze étoiles en Grand Chelem. « Qu’est-il écrit sur votre t-shirt ? », lui demande un journaliste en conférence de presse après la victoire épique – 5/7 7/6 7/6 3/6 16/14 – contre Andy Roddick. « Qu’il n’y a pas de ligne d’arrivée. C’est loin d’être terminé. » Quand on le pense repu, Roger le glouton montre qu’il en a encore dans le bide.

 

« Si Roger veut revenir dans le Big 4, il doit apprendre le revers à deux mains »

Deux mois plus tard, l’homme « qui ne transpire jamais » passe à deux doigts du Petit Chelem. Battu par Juan Martín del Potro à l’US Open, il réussit un exercice 2009 proche de la perfection en Majeur : quatre finales. Il en joue même une cinquième consécutive en s’emparant de la couronne de l’Open d’Australie 2010. Mais l’émergence de Nadal, Djokovic et Murray – trio aux desseins régicides – va faire trembler l’empire. Lors des campagnes suivantes, Federer ne conquiert « que » Wimbledon 2012. Pis, l’année d’après, alors qu’il en est à 36 quarts de finale consécutifs en Grand Chelem, il perd son territoire dès le deuxième tour en tombant devant Sergiy Stakhovsky. Obscur nécromancien muni d’une raquette en guise de bâton de sorcellerie, l’Ukrainien ressuscite ce jour-là un corps qu’on croyait définitivement mort et enterré : l’efficacité du service-volée quasi systématique.

« Le revers à une main est anachronique, inopérant face au lift et, depuis cette semaine, face au service-volée, analyse alors le toujours bronzé Nick Bollettieri. Si Roger veut revenir dans le Big 4, il n’a plus d’autre choix que d’apprendre le revers à deux mains. » N’étant désormais qu’un « vulgaire » 5e du classement ATP, sa majesté déchue a un autre plan : donner la grosse tête à sa raquette. D’un tamis de 580cm², sa Wilson Pro Staff passe à 625cm². L’essai dure deux tournois. Diminué par une blessure au dos, il perd contre Federico Delbonis sur l’ocre de Hambourg et Daniel Brands, d’entrée, sur celle de Gstaad. S’il reprend son ancien sceptre dès la tournée nord-américaine, conclue par une nouvelle désillusion face à Tommy Robredo en huitième de finale de l’US Open, l’idée ne le quitte pas. Pendant l’intersaison, il travaille avec son nouvel outil élargi. Coup de maître.

© Antoine Couvercelle

Sa raquette prend la grosse tête

À cette époque, et depuis quelque temps déjà, le natif de Bâle a tendance à « boiser » quand le match se prolonge. « Pendant la demi-finale de Roland-Garros 2009 (victoire de Federer 3/6 7/6 2/6 6/1 6/4 en 3 h 29), je me suis rendu compte qu’avec la fatigue il commençait à frapper avec le cadre », se souvient Juan Martín pour ESPN Argentina en juin 2020. Le temps passant, le phénomène s’accentue. « C’est beaucoup plus facile de jouer quotidiennement avec ma raquette actuelle, confirme Federer lors d’une interview exclusive1. Avec celle de 580 cm², je devais être parfaitement placé à chaque balle pour ne pas faire une tranche. […] La raquette est l’extension du bras, il faut vraiment être en harmonie avec elle. » Mais aucun instrument à cordes, aussi performant soit-il, ne peut produire un récital de lui-même. « Le Maestro » le sait, il doit également faire évoluer son jeu.

Au même moment, il commence à travailler avec Stefan Edberg. L’objectif est d’être davantage agressif. Venir plus souvent au filet pour raccourcir les échanges. D’après des statistiques compilées par Mark Hodgkinson pour CNN, le pourcentage de services-volées effectués par Federer à Wimbledon de 2006 à 2012 atteint au mieux 9 % des points joués (et 12 % en 2013, mais cette année est moins significative puisqu’il n’y joue que deux matchs en raison de sa sortie précoce). Ajoutez à cela les prises de filet en cours d’échange, et vous obtenez un Bâlois à nouveau capable de grimper les escaliers de la gloire. Jusqu’à l’avant-dernière marche. En 2014 et 2015, il joue trois finales de Grand Chelem : deux à Wimbledon, une à l’US Open. Trois défaites. Puis, en 2016, c’est le « drame ». Battu par Milos Raonic en demi-finale de « Wim’ », le chouchou du public donne un second coup de massue sur la caboche de ses fans deux semaines plus tard.

 

« J’ai pensé que c’était la fin pour lui » 

Alors que l’image de l’idole étalée au sol après un passing du Canadien au faciès aussi expressif qu’une bûche hante encore leurs nuits, Federer annonce la fin de sa saison. Touché au genou gauche, il planifie son retour pour l’Open d’Australie 2017. Pour beaucoup, c’est le coup de grâce. Il est « fini ». Qui serait capable de revenir au plus haut niveau l’année de ses 36 printemps après une si longue période sans compétition ? « Roger est sorti du court en boitant et n’a pas joué pendant six mois, se rappelle John McEnroe en mars 2020 à l’occasion d’une conférence de presse pour la promotion de la Laver Cup. À l’époque, j’ai pensé que c’était la fin pour lui.» Et il n’est pas le seul. Les gros nuages noirs qui couvrent l’avenir de « Papy Roger » font pleuvoir des avis de ce type. Peu importe, le principal concerné ne regarde pas au-dessus de lui. Il regarde devant. À la reprise de l’entraînement en fin de saison, il bosse dur, judicieusement, sous la houlette d’Ivan Ljubičić.

Successeur d’Edberg depuis 2016 pour épauler Severin Lüthi, le Croate poursuit le travail entamé avec le Suédois. En insistant sur le revers. Bien vu. Semblant sortir d’une cure de jouvence, Federer ne se contente plus de « danser » sur le court. Il vole. Avec une facilité trompeuse, qui ferait presque oublier le boulot colossal se cachant derrière les entrechats aériens. « C’est comme quand vous faites du ballet, compare Pierre Paganini, son préparateur physique, dans le documentaire Strokes of Genius consacré à la finale d’anthologie de Wimbledon 2008. On ne voit pas le travail, mais on sait que ces gens s’entraînent très dur pour exprimer de la grâce, de l’harmonie. » Sacré à Melbourne, il enchaîne avec le doublé Indian Wells – Miami en écartant à chaque fois Nadal de son chemin. « Je pense que tout le travail effectué en novembre et décembre a payé, explique-t-il après sa victoire – 6/2 6/3 – contre l’Espagnol en huitième de finale du Masters 1000 californien. Par le passé, j’avais l’habitude de faire beaucoup plus de slices. Le tamis plus grand me donne aussi plus de facilité en retour de revers et m’aide à être plus agressif pendant l’échange avec ce coup. » 

© Antoine Couvercelle

Dès 2004, il planifie sa longévité

Sa nouvelle faucille totalement apprivoisée, il poursuit sa moisson. Elle est majestueuse. Après un 8e Wimbledon, il récolte un 20e titre du Grand Chelem en Australie. Quelques semaines plus tard, à Rotterdam, il devient même le plus vieux no 1 mondial de l’histoire. Pour repousser le temps, « la créature » décrite par David Foster Wallace, « dont le corps est chair et, d’une certaine façon, lumière », prépare sa partie humaine depuis belle lurette. « J’ai commencé à rêver et espérer pouvoir jouer si longtemps peu après avoir pris la tête du classement ATP (pour la première fois) en 2004, confie Federer en novembre 2019 au cours d’un entretien accordé au quotidien argentin La Nación. J’ai parlé avec Pierre Paganini, mon préparateur physique avec qui je travaille toujours, et je lui ai dit : “J’aimerais affronter plusieurs générations. Mettons en place un programme qui me permettra d’y parvenir.” » 

Stratégie payante. « Nous avons mis en place un programme, et voilà : quinze ans après, je suis toujours capable de rivaliser avec les meilleurs, ajoute-t-il. J’ai réussi à entrer dans un territoire étrange où peu sont allés. Vous vous demandez comment vous y êtes arrivé, parce que ceux qui ont joué jusqu’à un tel âge avant vous ne sont pas parvenus à rester au top. Ou alors ils jouaient à une autre époque, comme Jimmy Connors et Ken Rosewall. Ça me paraît irréel. » Le corps a beau être au point, le chef, c’est l’esprit. S’il ne suit pas, impossible de rester motivé pour continuer à chercher des poux sur la tête de la nouvelle génération. « Il faut essayer d’entretenir la flamme, détaille-t-il dans l’interview qu’il nous a accordée. J’ai disputé certains tournois vingt fois de suite, j’ai joué Wimbledon vingt fois (vingt et une fois, ndlr) et à chaque fois, il faut faire en sorte que ce soit toujours aussi spécial. » 

 

« Il est peut-être temps qu’il arrête »

« Comme si c’était encore la première, deuxième ou troisième fois, continue-t-il. Il faut vraiment entretenir la flamme pour gagner chaque point, chaque jeu, chaque match et plus encore. J’ai besoin d’une très bonne équipe autour de moi pour m’aider à donner le petit plus – 1 %, 10 %, peu importe ce que c’est – qui fait la différence et apporter l’énergie nécessaire pour le prochain match. Même quand c’est un deuxième tour, ça ne signifie pas que je n’ai pas besoin d’être motivé pour le jouer. Ce sont ces petites choses, naturelles en début de carrière, qu’il faut savoir maintenir en vieillissant. » Forcé, par deux arthroscopies du genou droit, de tirer un trait sur une saison 2020 écrite en pointillée en raison de la Covid-19, Federer doit revenir début 2021. Avec deux objectifs : prendre du plaisir, encore, et gagner. Et s’il se lance, c’est qu’il s’en sent capable. « “Rodge” a toujours besoin de sentir l’ouverture d’une possibilité, d’un chemin, d’un solution », explique Pierre Paganini dans Strokes of Genius. Mais pour beaucoup, cette fois c’est sûr, c’est la saison de trop. Jésus lui-même ne compte qu’une seule résurrection.

« Il est peut-être temps qu’il arrête, déclare Nicola Pietrangeli, ancien double vainqueur de Roland-Garros, à l’Agenzia Giornalistica Italia en juin 2020. J’ai peur qu’il ne puisse plus courir comme avant. Ce qui m’ennuie, c’est que ceux qui le battront diront qu’ils ont vaincu le champion et non un Federer avec un genou en berne. » Nombreux sont ceux qui le disent. Ou le pensent. Ses fans le craignent : ça sent la fameuse « saison de trop ». On connaît le refrain. Il est chanté depuis des lustres. Mais le but ici n’est pas de jeter la pierre aux prophètes malheureux. Y compris ceux du passé comme David Douillet ou Nick Bollettieri. Tout le monde peut se tromper. Même Zizou a fait des mauvais matchs. La question est d’ailleurs légitime : Federer peut-il encore le faire, qui plus est l’année de ses 40 ans ? Retrouver son meilleur niveau à cet âge « canonique », après une saison blanche, est un immense défi. Benjamin Button aussi a fini par être rattrapé par le temps. Mais avec Roger Federer, mieux vaut être sage. Voire saint. Comme Thomas. Attendre de voir pour croire. Car au bout du tunnel, il nous a habitués à faire jaillir la lumière. 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020. 

1. Les citations de Roger Federer sont extraites d’un entretien exclusif avec le Suisse disponible en podcast, et transcrit.

Du tennis au tenn-esport

Mis au placard pendant près de sept ans, le tennis a fait son grand retour sur consoles avec le jeu vidéo Tennis World Tour en 2018. Un renouveau attendu par les joueurs et que la Fédération française de tennis a décidé d’exploiter en organisant, via la marque Roland-Garros, sa première compétition esport Porte d’Auteuil. Un événement qui devrait faire son retour en 2020 pour la troisième année consécutive. L’occasion de se pencher sur cette nouvelle forme de pratique du tennis. 

 

Le 26 juillet dernier, un mois tout juste avant le début de l’US Open, dernière grand-messe majeure de l’année, les virtuoses du clavier-souris et de la manette ont pris possession, le temps d’un week-end, du stade Arthur-Ashe à l’occasion des championnats du monde de Fortnite. Dans la plus grande enceinte de tennis du monde, Epic Games, éditeur du jeu vidéo de type Battle Royale, a mis les petits plats dans les grands pour s’implanter un peu plus comme un acteur majeur de l’esport – entendez ici : « l’ensemble des pratiques permettant à des joueurs de confronter leur niveau par l’intermédiaire d’un support électronique, et essentiellement le jeu vidéo », comme le définit l’association France Esports qui assure le développement, la promotion, l’encadrement et la pratique des sports électroniques. 

 

Fortnite sur des courts de tennis

Scène gigantesque et majestueuse au milieu du court, habillage des tribunes aux tons et couleurs du jeu, tee-shirts et autres goodies… il n’y avait guère que les logos ATP et WTA incrustés ici et là dans le stade qui rappelaient que le stade Arthur-Ashe est initialement conçu pour accueillir du tennis. Une incroyable mise en scène qui a impressionné les joueurs, eux-mêmes désabusés face à un tel spectacle. Un sentiment que résume en un tweet Nicolas Frejavise dit « Nikof », participant français aux championnats du monde : « 2018 : Jouer à Fortnite seul dans sa chambre. 2019 : Jouer à Fortnite dans le Arthur Ashe Stadium, quelle vie ! »

À l’instar du Arthur-Ashe, le Margaret Court Arena, troisième plus grand stade du Melbourne Park qui accueille chaque année l’Open d’Australie, a lui aussi hébergé deux compétitions sur Fortnite à l’issue de la quinzaine australienne. Mais, alors que l’US Open n’a pas joué de rôle dans la tenue des championnats du monde, l’Open d’Australie a lui été jusqu’au bout de la démarche en organisant les compétitions en partenariat avec Epic Games. Un virage à 180° qui traduit l’envie et la volonté d’acteurs traditionnels du tennis – et du sport en général – d’exporter leur marque, leur savoir-faire, vers d’autres domaines au-delà même des frontières de leur sport.

 

Tennis World Tour comme porteur d’espoir

Faire rayonner sa marque à l’international et attirer de nouveaux publics en exploitant son expérience, Roland-Garros y pense aussi. Mais à une exception près. À l’inverse du Happy Slam qui s’est allié à un jeu vidéo non-affilié à un sport « traditionnel », le tournoi parisien souhaite uniquement mettre en avant des compétitions ayant un rapport direct avec le tennis et ainsi devenir un précurseur en la matière. Déjà, il y a tout juste dix ans, de 2009 à 2012, la Fédération française de tennis posait sa première pierre virtuelle en organisant le « Roland-Garros : The Virtual Tournament » sur le jeu vidéo Empire of Sports. Un temps dont se souvient Paul Arrivé, finaliste de l’édition 2011 et aujourd’hui journaliste esport pour le quotidien L’Équipe : « Le tournoi se déroulait en ligne avant et pendant Roland-Garros. » Et déjà, à l’époque, la notion de partenariat était omniprésente. « Le court Philippe-Chatrier avait été modélisé avec les sponsors titres. Et le vainqueur de la première édition se voyait offrir le droit de rencontrer Justine Hénin, alors partenaire d’Empire of Sports. » Mais le jeu n’est finalement jamais sorti de sa phase bêta – une version presque terminée – et a fini par disparaître.

Alors, sept ans après Top Spin 4, dernier opus de la série – considéré comme la meilleure simulation de tennis de l’histoire –, l’arrivée en 2018 du jeu vidéo Tennis World Tour, estampillé France avec l’éditeur BigBen, est venue raviver la petite flamme existante entre tennis et esport. Et les liens entre les différents acteurs ont vite été noués. « BigBen et la FFT ont souhaité travailler ensemble pour exploiter la licence Roland-Garros dans le jeu », indique Stéphane Morel, directeur général adjoint du marketing et du développement économique à la FFT, qui poursuit : « Parallèlement, nous avons voulu profiter du contexte de développement de l’esport pour nous positionner sur ce terrain. C’est pourquoi nous avons lancé les Roland-Garros eSeries by BNP Paribas juste avant la sortie du jeu pendant l’édition 2018 de Roland-Garros. »

Les RG eSeries, fer de lance de l’esport 

Cette compétition « etennis » disputée sur Tennis World Tour, pendant Roland-Garros, réunit aujourd’hui les douze meilleurs joueurs du moment, préalablement qualifiés lors de tournois disputés dans dix pays différents. Et pour cette deuxième édition, c’est le Français Marvin « Rvp » Nonone qui a été sacré champion du monde. Le tout sur le court no 1, comme un symbole d’innovation avant que ce dernier ne retourne à l’état de poussière. « Il y a eu un gros travail de la part de la FFT. Pour moi, c’était une expérience incroyable tout au long du week-end. Voir Guy Forget et Amélie Mauresmo nous remettre les trophées, c’est quand même quelque chose », salue « Rvp ». Le soutien et la présence des acteurs du tennis traditionnel ? Un levier à exploiter pour Thibault « ThibKa » Karmaly, champion de France des RG eSeries, et vice-champion du monde : « On a besoin de ce genre de personnalité pour faire exister l’etennis. » 

Au total, ce sont près de 75 000 spectateurs uniques qui ont suivi la finale des RG eSeries sur la page Facebook de Roland-Garros. L’événement – commenté par Nelson Monfort et Norman Chatrier, petit-fils de Philippe mais également ambassadeur des RG eSeries du fait de sa qualité de joueur et animateur esport – a également été diffusé par les chaînes partenaires du tournoi comme France Tv Sport via son site internet. Un succès médiatique et populaire qui devrait conduire à une troisième édition. « Notre souhait avec la FFT est de pérenniser les eSeries et de les accompagner sur cet événement. On travaille avec les partenaires pour les mettre en place en 2020 », affirme Thomas Carpentier, chef de produit chez BigBen. Un travail main dans la main qui profite à tous. La FFT dans son but de promouvoir la marque Roland-Garros à l’international tout en se diversifiant et l’éditeur en ayant la plus belle vitrine possible afin de populariser son jeu. 

 

La FFT veut installer l’etennis dans les clubs 

Outre les RG eSeries, la Fédération française de tennis souhaite développer l’esport à partir de 2020 d’un point de vue purement fédéral en réalisant une année test. « Notre projet est de lancer les championnats de France d’etennis », expose Lionel Maltese, en charge du développement économique et du département recherche et développement de la FFT, qui ajoute : « Les clubs, sur base de volontariat, organiseront des compétitions sur consoles. Il y aura ainsi des champions régionaux et enfin un titre officiel de champion de France d’etennis. » Une compétition à laquelle seuls les licenciés pourront participer et qui ne fera pas écho à celle des RG eSeries puisque chacune sacrera ses champions. 

À l’instar du padel ou du beach tennis, la Fédération française de tennis souhaite continuer à diversifier son offre avec l’esport – dans une moindre mesure – pour attirer de nouveaux publics. « L’idée, c’est de travailler sur une population hésitante, qui a du mal à être fidélisée, comme les jeunes adultes. » Et l’esport est une discipline qui épouse bien les valeurs de compétitions et de « match » que la FFT souhaite promouvoir. 

 

Les joueurs, moins enthousiastes 

Mais alors que l’esport s’installe petit à petit et en toute modestie dans le paysage du tennis, les joueurs s’interrogent sur l’évolution du jeu Tennis World Tour. Les plus chevronnés le délaissent au fur et à mesure au profit d’autres horizons. La faute, selon eux, à des bugs permanents et à un manque de suivi de la part de l’éditeur BigBen et du studio de développement BreakPoint. « Il n’y a pas de gestion en temps réel, de correctifs. Le mode en ligne – qui permet aux joueurs de s’affronter à distance, ndlr – n’est pas abouti. Lorsque tu joues dessus, ta balle peut par exemple finir sa course sur la ligne et être annoncée faute. Un autre bug consiste à faire des lets sur le service extérieur car cela te permet de gagner le point sans que le relanceur ne puisse réagir », relève Thibault « ThibKa » Karmaly. Un constat partagé par Marvin « Rvp » Nonone : « On aimerait être optimiste car on sent que nous sommes à un tournant du tennis et de l’esport, mais on a l’impression que les développeurs de Tennis World Tour ne s’intéressent pas à leur jeu, qu’il est laissé à l’abandon. » De quoi faire resurgir de vieux démons. «Empire of Sports est tombé aux oubliettes car ils développaient leur jeu sans corriger ce qui ne marchait pas au préalable », se souvient Paul Arrivé, sans toutefois faire de liens avec Tennis World Tour. 

Des mots et des maux qui ne laissent pas BigBen insensible. L’éditeur a annoncé avoir réalisé une dizaine de mises à jour entre 2018 et 2019, et rappelle que le jeu n’a, à la base, pas été pensé selon le prisme de l’esport. « On n’a jamais eu la prétention de vouloir être les League of Legends du tennis et il ne faut pas oublier que nous ne possédons pas les mêmes budgets et ressources qu’un éditeur comme Electronic Arts ou Ubisoft », précise Thomas Carpentier qui ajoute : « Parce que il n’y avait plus de marché pour les jeux de tennis, il fallait d’abord remettre un pied dans le salon des joueurs avec un jeu qui soit accessible et fun à la fois. » Un premier accroc qui n’empêchera pas les joueurs de continuer à s’entraîner sur le jeu si ce dernier est utilisé dans les compétitions. Le tout, en attendant des jours meilleurs, qu’ils soient sur Tennis World Tour ou ailleurs. L’éditeur se tourne lui aussi vers l’avenir, conscient du chemin qui reste à parcourir : « On sait qu’on a été en dessous en termes de qualité par rapport à ce que la presse et les joueurs attendaient, mais ça nous donne des billes pour un éventuel Tennis World Tour 2 ou de futures améliorations du jeu. » Le rendez-vous est pris.

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

Pour gagner,

évitez de rater la balle

Fin 1972, dans le bar Andy Capp’s Tavern, à Sunnyvale en Californie, une borne d’arcade installée à côté des flippers et du jukebox deux jours plus tôt tombe en panne. Les jeunes concepteurs, qui craignent un premiers revers précoce, sont appelés pour réparer le prototype. Verdict : trop de pièces, la machine est bloquée. « OK, ça, c’est un problème qu’on peut gérer »1, conclura en souriant Nolan Bushnell, la tête pensante (et pleine de quarters) à l’origine de Pong et Atari. La suite se chiffre en millions de dollars et propulse le jeu vidéo au rang d’acteur majeur de l’industrie du divertissement. Un peu par accident, beaucoup par instinct et surtout grâce au ping-pong.

De droite à gauche : Ted Dabney, Nolan Bushnell, Fred Marincic et Al Alcorn © COMPUTER HISTORY MUSEUM

A priori aux antipodes, l’histoire du jeu vidéo et les sports de raquette sont pourtant étroitement liés. D’abord par la conception en 1958 de Tennis for Two, l’un des premiers jeux « électroniques » de l’histoire. Ensuite, et surtout, par le lancement en 1972 de Pong. Une table de ping-pong réduite à quelques pixels et des instructions resserrées en un laconique « évitez de rater la balle pour obtenir le meilleur score » qui feront entrer un secteur encore confidentiel dans l’âge industriel. 

 

C’est plus qu’un heureux hasard : le sport de raquette a servi de porte d’entrée ludique à un divertissement technique. Car en 1972, il n’est pas encore normal de s’amuser via un écran. Les classiques flippers côtoient à peine les toutes récentes tables de air hockey (qui fonctionnent d’ailleurs comme un Pong en version physique). À une époque encore analogique, le coup de génie d’Atari est de s’appuyer sur une culture du jeu qui existe déjà dans le monde « réel » – à savoir taper dans une balle.

 

Une affaire compliquée

Comme le tennis de table, qui a attendu l’arrivée de la balle en celluloïd pour prendre toute sa dimension, le jeu vidéo résulte de la rencontre entre le progrès technique et le besoin humain de jouer. Mais celui que l’on dit encore électronique reste dans sa genèse une affaire compliquée, aux mains d’ingénieurs expérimentant en laboratoire les aspects ludiques de leurs avancées. Pour le plaisir ou pour montrer au public une facette positive de ces inquiétantes nouvelles technologies, qui ont alors surtout participé à l’effort de guerre. 

Deux de ces jeux vidéo précurseurs sont étroitement liés à Pong. Le premier, Tennis for Two, se joue dès 1958 sur le court d’un oscilloscope2 branché à un ordinateur qui calculait la trajectoire des missiles nucléaires. Un sport de raquette, déjà, même si elles ne sont pas sur l’écran : les joueurs y contrôlent la balle, d’un côté à l’autre du filet. Malgré le succès public lors des démonstrations, aucun brevet ne sera déposé : « un intérêt mineur » pour son concepteur, physicien dans un centre de recherche nucléaire gouvernemental, et aucun pour l’état américain qui l’emploie. Le jeu disparaîtra l’année suivante et ses composants seront réutilisés pour d’autres projets.

Le deuxième est le combat spatial Space-war !, commercialisé en 1962. Il y est plus question de rocket que de raquettes mais neuf ans plus tard, il sera décliné en borne d’arcade par le patron d’Atari, Nolan Bushnell, déjà lui, sous l’appellation Computer Space  Un flop relatif qui lui servira de leçon. « Tous mes amis aimaient y jouer. Mais tous mes amis étaient ingénieurs. Je pense que c’était un peu trop compliqué pour les masses. »3

 

Pas d’instructions

La leçon qui en est tirée, c’est l’autre coup de génie d’Atari : simplifier au maximum le système de jeu. « Les gens ne veulent pas lire les instructions. Pour avoir du succès, je devais arriver avec un jeu auquel les gens savaient déjà jouer. Quelque chose d’assez simple pour n’importe quel gars bourré dans n’importe quel bar »4, expliquait Nolan Bushnell.

Une vision qui sera même érigée en « loi » de Bushnell : All the best games are easy to learn and difficult to master (Les meilleurs jeux sont faciles à apprendre et difficiles à maîtriser). Comprenez : ces jeux addictifs qui réussissent à accrocher à la fois votre père réfractaire aux manettes et votre petite sœur entre deux constructions Lego. Comme Tetris à partir de 1984 ou comme le… ping-pong.

Après l’échec de Computer Space, l’objectif est donc de toucher le grand public pour lui prouver que jouer sur un écran n’est pas réservé aux amateurs d’équations complexes. Il faut du familier, loin de l’espace ou des laboratoires intimidants, mais aussi de l’intuitif. Avec son associé Ted Dabney, mort le 26 mai dernier, le visionnaire Bushnell a une idée claire : un point en mouvement, deux raquettes et l’affichage du score. Ils engagent à cet effet Al Alcorn, un tout jeune ingénieur sans expérience dans le domaine. Celui-ci pense travailler sur un projet important alors qu’il s’agit secrètement d’un « exercice » pour tester ses compétences. Après trois mois de conception, ce qui devait rester un test en interne s’avère concluant au point de lancer la machine. 

Alcorn doit encore relever un dernier défi : il faut du son. « En trois jours, c’était réglé. J’étais épaté, il était si bon. À ce moment-là, on a encore changé une petite chose : les différents segments sur le paddle, pour changer l’angle de rebond selon l’endroit où la balle est renvoyée. Et là, on est passé d’un chouette jeu à quelque chose d’incroyablement fun. Ce petit changement, c’était le jour et la nuit. »5

Social

Nous sommes en 1972. Le tennis se professionnalise, l’ATP est créée et verra bientôt Nastase y prendre la première place. En parallèle et en virtuel, le jeu vidéo suit la même trajectoire : Pong est lancé sur borne d’arcade par la firme naissante Atari pour devenir le point de départ de l’ère « industrielle » du jeu vidéo. 8 000 exemplaires sont écoulés l’année suivante pour atteindre des recettes dépassant les 3 millions de dollars. 

Si le mot « pong » suffit aujourd’hui à faire naître ses lignes de pixels et bruitages basiques dans l’esprit de chacun, derrière sa simplicité, les détails font la différence. Vu de haut, les raquettes se manient uniquement à la verticale, à l’aide d’un seul bouton rotatif. Le score est intégré dans l’écran, le son s’incruste dans le cerveau, le gameplay est simplissime. Les espaces vides inatteignables avec les raquettes (un « heureux accident technique ») et les différents angles de rebond ajoutent du piment pour les plus compétiteurs… Bingo, les files s’allongent rapidement pour jouer (obligatoirement à deux dans sa première version) sur la borne Pong. « C’est le seul jeu auquel tu pouvais jouer tout en buvant ta bière et en faisant connaissance avec une fille »6, dixit Bushnell. 

Autre élément essentiel, les parties sont suffisamment courtes pour assurer un turnover et faire rentrer rapidement les pièces. Ceci grâce à une idée qui installera durablement le concept de level dans le jeu vidéo : la balle revient de plus en plus rapidement au cours de la partie, qui devient donc de plus en plus difficile jusqu’aux 15 points victorieux.

 

Copie de génie

En 1975, Pong permet à Atari d’afficher un chiffre d’affaires de 40 millions de dollars, quand le jeu est porté sur une console de salon dédiée. Du jamais vu. Pourtant, personne n’y croyait, ni les distributeurs de jouets, ni les fabricants de téléviseurs. C’est à nouveau le côté sportif qui changera la donne. Peu de temps auparavant, les supermarchés Sears avaient intégré des flippers dans leur département sport, et imaginaient bien cet étrange nouvel objet ludique les côtoyer. Plus de 200 000 exemplaires trouvent rapidement acquéreur. Cela, sans compter les centaines de clones de Pong mis sur le marché, dans les bars et les foyers. Sur 100 000 bornes « pong » en 1980, on estime à deux tiers la proportion de copies. 

Mais difficile pour Atari de s’y opposer. Pong n’est pas né un beau matin sous le soleil californien, par l’illumination subite d’un génial inventeur. Il est plutôt le résultat d’une bataille de fond de court, avec appel à l’arbitre. En mai 1972, Nolan Bushnell fait en effet partie des premiers à essayer la toute première console de salon : la Magnavox Odyssey. Parmi les jeux disponibles, on retrouve… Table Tennis, où des carrés symbolisant les raquettes sont contrôlés verticalement et horizontalement pour en frapper un troisième représentant la balle. Quelques mois plus tard, le jeu d’Atari attire les foules quand son inspiration Odyssey est davantage à la traîne, même si ses ventes sont ironiquement boostées par les personnes qui cherchent à acheter… Pong. Poursuivi pour violation de brevets, Atari acceptera en 1974 de payer à Magnavox une licence au-delà du million de dollars. 

Quand Bushnell parle de l’Odyssey en 2012, il explique d’ailleurs clairement avoir « trouvé le jeu un peu nul. Pourtant, les gens étaient enthousiastes, ils faisaient la file pour y jouer. Je me suis dit que si ils pouvaient s’amuser avec ça… qu’est-ce que ce serait si j’arrivais à le transformer en un vrai jeu »7. En commençant par un mode d’emploi en trois points :

 

Deposit quarter (insérez une pièce)

Ball will serve automatically (la balle est servie automatiquement)

Avoid missing ball for high score (évitez de rater la balle pour obtenir le meilleur score)

 

Ces trois phrases vissées aux bornes d’arcade qui ont vu naître Pong (nom choisi à défaut de pouvoir s’approprier le terme ping-pong, il n’y pas de piège) composent la totalité des instructions. Par leur simplicité, elles annoncent le succès à venir. Mais entre le quasi scientifique Tennis for Two et le génie ludique de Pong, le chaînon Odyssey aura été essentiel. Son concepteur Ralph Bear revendique son statut de père du jeu vidéo domestique mais laisse à Bushnell la paternité du jeu d’arcade. Quand il évoque en 2007 son Table Tennis, il parle à raison d’« un jeu fascinant, auquel on peut encore jouer aujourd’hui avec beaucoup de plaisir, uniquement avec des symboles très simples sur l’écran »8. Numériques ou pas, il suffit souvent de deux raquettes pour trouver du plaisir. Et pour gagner, le principe est simple : il faut au moins éviter de rater la balle. 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 Tom Myers (vidéo) : Atari - History Of Nolan Bushnell and Pong Game

2 Un écran qui permet de visualiser un signal électrique

3 - 4  Tom Myers (vidéo) : Atari - History Of Nolan Bushnell and  Pong Game

5 The History of Pong

6 – 7 Atari Teenage Riot : The Inside Story Of Pong And The Video Game Industry’s Big Bang, Buzzfeed.com (novembre 2012)

8 The History of Pong