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Justine Henin

La petite fille qui voulait être heureuse

Justine Henin, Roland-Garros 2010 (© Ray Giubilo)

Sa vie sportive a été un succès planétaire, sa vie personnelle digne d’un roman de Zola. Incapable de concilier les deux du temps où elle jouait, Justine Henin, une fois retirée de la compétition, s’est employée à en rassembler les morceaux éparpillés. Elle semble aujourd’hui avoir troqué son masque de souffrance pour un rayonnement palpable.

Un jour, peut-être, Justine Henin se livrera à travers un biopic tant sa vie, emplie de gloires et de drames, n’a rien à envier aux scénarios les mieux ficelés. En attendant, la plus grande championne de l’histoire du tennis belge goûte à une quiétude et à une sérénité inversement proportionnelles aux trésors de hargne et de souffrance qu’elle déployait autrefois sur les terrains. Tous ceux qui l’ont connue avant et après sont souvent frappés par la métamorphose, à l’image d’Antoine Benneteau, récemment parti à sa rencontre dans son académie à Limelette, au cœur de la campagne wallonne, pour les besoins d’un entretien-podcast réalisé en partenariat avec Courts : « Avant, quand on la croisait sur les tournois, elle était tellement fermée qu’elle pouvait à la limite faire un peu peur. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse. J’ai rencontré une femme très épanouie, posée et agréable. »

Justine Henin, la joueuse au revers de cristal – « le plus beau du monde », s’était un jour exclamé John McEnroe – et au masque de cire aurait donc fini par trouver l’apaisement ? Le tableau en a tout l’air. Un mari aimant, Benoît Bertuzzo, un cameraman rencontré en 2011 puis épousé quatre ans plus tard, en secondes noces. Le choix royal dans les enfants avec une petite fille, Lalie, sept ans, et un petit garçon, Victor, trois ans. Une belle reconversion professionnelle orchestrée autour de la Justine Henin Academy, de ses activités de consultante pour Eurosport et France Télévisions, sans oublier sa fondation, Justine for Kids. À 38 ans, Justine Henin est une mère active et une working girl épanouie qui a enfin « réussi à conjuguer les différents pans de (s)a vie ». 

 

« Un moteur incroyable et une vraie souffrance » Carlos Rodriguez

Ça n’était pas gagné, pourtant. Le bonheur, pour Justine, il aura fallu le bâtir de ses propres mains, à force de sueur et parfois de larmes, au même titre que n’importe lequel de ses titres en Grand Chelem. Encore que. Au tennis, face à la génération la plus puissante de l’histoire (les sœurs Williams, Davenport, Capriati, Mauresmo, Clijsters, Kuznetsova, Sharapova…), la fluette Rochefortoise n’avait pas forcément le physique de l’emploi, mais un talent immense à faire valoir. Dans la vie en revanche, on ne peut pas dire qu’elle ait été bercée dans un cocon de béatitude et d’innocence. Longtemps, le destin s’est même acharné sur elle et sa famille avec une violence parfois inouïe.

Justine est née – le 1er juin 1982, pendant Roland-Garros évidemment – au creux d’une ombre, fantomatique et omniprésente. L’ombre de celle qui aurait dû être sa grande sœur, Florence, mortellement percutée par une voiture lors d’une liesse populaire après un match victorieux du club de football local dans lequel évoluait son papa, José. C’était en 1973. Florence avait 2 ans. José et son épouse, Françoise, ne s’en sont jamais remis, parce que personne ne peut se remettre d’un drame pareil. Inconsciemment, insidieusement, la vie entière de Justine a été conditionnée par cette cicatrice sous-jacente. Son enfance a été douce malgré tout, sous la protection bienveillante de ses deux frères aînés, David et Thomas, qui ont passé des milliers d’heures à jouer avec elle, au football surtout – même si c’est en regardant jouer son père qu’elle a commencé le tennis, en 1987 –, contribuant à lui donner cette fabuleuse coordination œil-balle devenue son gagne-pain. Mais un autre drame a définitivement fait basculer son existence : le décès en 1995 de sa maman, emportée par un cancer peu de temps après être venue la voir jouer lors de sa finale perdue aux Petits As contre Mirjana Lucic.

Trois ans plus tôt, en 1992, Justine et sa maman étaient dans les tribunes de Roland-Garros pour assister à la mythique finale dames entre Steffi Graf et Monica Seles. Et l’on connaît l’histoire, cette prédiction faite à sa mère qu’un jour, elle serait à la place des deux championnes. « Cette promesse, c’est la pierre angulaire de la carrière de Justine, abonde Carlos Rodriguez, son coach belgo-argentin de toujours. Par la suite, elle n’a eu de cesse de vouloir la tenir. Ça a été un moteur formidable et en même temps une vraie souffrance. Elle ne parvenait pas à être complètement heureuse de ce qu’elle accomplissait, tout simplement parce que sa maman n’était pas là pour le partager avec elle. »

© Philippe BUISSIN/IMAGELLAN

Un déchirement familial traumatisant

Au moment où il rencontre Justine, alors en plein deuil, Carlos est lui-même dans un état psychologique compliqué. Il vient juste de quitter son pays pour tenter de gagner sa vie en tant que modeste joueur de tennis. Un homme déraciné d’un côté, une petite fille en quête d’identité de l’autre… Deux âmes en peine qui se sont bien trouvées, pour former l’un des plus glorieux tandems de l’histoire. « Ce qui m’a tout de suite fasciné chez elle, au-delà de son talent, c’est sa détermination, son désir véritable de devenir quelqu’un », reprend celui qui a ensuite entraîné Li Na et plus récemment Amanda Anisimova. « La rencontre avec Carlos a été décisive en termes de confiance en moi, confirme l’ancienne no 1 mondiale. À l’époque, peu de gens croyaient en moi parce que j’étais petite, fragile mentalement, anxieuse de nature. Même mes parents avaient un peu peur que je sacrifie tout. Carlos a balayé tout ça. »

Mais c’est aussi à ce moment-là que les rails de vie sur lesquels avançait Justine ont commencé à ne plus être tout à fait parallèles. D’un côté, le tennis, de plus en plus prometteur : victoire à l’Orange Bowl en 1996, à Roland-Garros juniors en 1997, à Anvers en 1999 pour son tout premier tournoi WTA (!), à même pas 17 ans. De l’autre, l’ambiance familiale, de plus en plus compliquée. La jeune Justine, sans le verbaliser encore vraiment, reproche à son père ses excès, un côté protecteur extrêmement étouffant. José le reconnaîtra plus tard, dans un livre. « Je crois que les racines de mon anxiété se situaient dans la peur de perdre une autre fille. Et en agissant ainsi avec Justine, j’ai failli provoquer ce que je redoutais le plus. »

Entre non-dits et incompatibilités de fonctionnement, le père et la fille, inséparables au début sur le circuit, atteignent un point de non-retour jusqu’à rester brouillés pendant de longues années. Un déchirement familial traumatisant dont Carlos Rodriguez reste un témoin clé : « Après la mort de sa maman, Justine a dû endosser des responsabilités qui ne sont pas normales pour une gamine de treize ans. Elle est devenue le pilier de la famille. C’était la plus jeune mais la plus forte, la plus stable, la plus déterminée. Tout le monde s’est raccroché à elle et à son tennis. Elle a courageusement assumé, mais cela lui a beaucoup pesé. Ensuite, plus elle a mûri et progressé dans son tennis, moins il y avait de place pour une telle situation dans sa vie. Le clash a fini par devenir inévitable. »

 

« Dès que quelque chose la gêne, elle l’éloigne » Richard Williams

Soucieuse de se protéger pour ne pas risquer d’écorner son rêve, Justine Henin choisit de vivre sa carrière en vase clos, autour principalement de son coach et de son premier mari, Pierre-Yves Hardenne, rencontré en 1998 et épousé en 2002 sans inviter sa famille proche. Psychologiquement, la situation n’est pas vraiment tenable. Justine l’occultera aussi longtemps qu’elle gardera les yeux rivés sur sa mission. Une mission redoutable face, on l’a dit, à une génération de joueuses autrement mieux armées qu’elle physiquement et aussi, peut-être, mentalement. Ses dernières fragilités, Justine les a gommées là encore par la souffrance, en s’astreignant dès 2003 à de véritables séances de torture sous le joug du préparateur physique américain Pat Etcheberry. Et effectivement, à partir de là, tout a changé.

Entre 2003 et 2007, ses quatre grandes années, Justine dompte toutes ses rivales, y compris Serena Williams, battue quatre fois sur cinq en Grand Chelem durant cette période. Richard Williams, père de la légendaire joueuse américaine, en a d’ailleurs développé une forme d’admiration pour la tourmenteuse de sa fille. « J’aime bien Justine parce que dès que quelque chose la gêne, elle l’éloigne de son chemin », a-t-il dit un jour, résumant avec tout son bon sens l’intégralité d’un parcours de vie. « Sur le terrain, grâce à sa technique irréprochable et à une grande explosivité, elle n’avait rien à envier à ses rivales en termes de puissance, mais cela lui demandait un effort physique surdimensionné pour être au niveau », témoigne Nathalie Dechy, l’une des rares joueuses concurrentes devenues amies de la Belge, contre qui elle s’était inclinée en ayant deux balles de match en demi-finale de Roland-Garros juniors en 1997, avant de sympathiser avec elle peu de temps après en jouant à ses côtés les interclubs pour le Racing Club de France. « Physiquement, elle a dû puiser très loin au fond d’elle. C’est pour cela qu’elle a été si souvent blessée ou malade. »

© Philippe BUISSIN / IMAGELLAN

Mauresmo, la rivale tant détestée

Nathalie a parfois été tiraillée entre Justine et l’une de ses plus grandes rivales, Amélie Mauresmo, qui était aussi son autre meilleure copine. Les deux stars avaient des points communs : cette dévotion pour leur métier, ce magnifique revers à une main et cette sensibilité à fleur de peau. Elles choisirent pourtant de se détester cordialement, et même irrémédiablement après la finale de l’Open d’Australie 2006, marquée par l’abandon de la Belge à 6-1, 2-0. Amélie ne lui a jamais pardonnée de l’avoir privée de l’instant sacré d’un premier titre en Grand Chelem, à savoir la balle de match. La Belge, victime ce jour-là de douleurs gastriques, a toujours répliqué par la nécessité absolue de préserver sa santé. Bref. Entre les deux, aussi têtues qu’entières, le torchon brûlera définitivement. « Au début, j’essayais d’arrondir les angles mais à la fin, j’essayais plutôt de les séparer ! », s’en amuse aujourd’hui Nathalie Dechy.

Amélie Mauresmo battra finalement sa meilleure ennemie en bonne et due forme en finale de Wimbledon. Malgré tout, cette année 2006 sera aussi une forme d’apogée pour Henin, devenue la première joueuse à jouer les quatre finales du Grand Chelem et du Masters la même année depuis Graf en 1993. Entre autres faits d’armes, pour celle qui a remporté 43 titres dont sept Grands Chelems, deux Masters et une médaille d’or olympique en 2004, année où elle avait pourtant été affaiblie par un cytomégalovirus. Si son nom n’a en revanche jamais été gravé sur le Venus Rosewater Dish de Wimbledon, il reste surtout associé à Roland-Garros, où la Wallonne s’est imposée à quatre reprises. La première en 2003, face à sa grande rivale flamande et néanmoins bonne copine, Kim Clijsters (qu’elle a aussi battue en finale de l’US Open cette année-là, puis en finale de l’Open d’Australie 2004). Les trois autres consécutivement, entre 2005 et 2007. Henin reste d’ailleurs, avec Monica Seles, la seule joueuse de l’ère Open à avoir signé pareil hat-trick à Paris. Et après avoir sauvé une balle de match sur sa route en 8e de finale de l’édition 2005 contre Kuznetsova, elle a ensuite remporté 40 sets consécutivement à Paris, du jamais vu depuis… Helen Wills Moody entre 1926 et 1932.

 

Un bonheur, un drame

L’année 2007 sera une autre année fantastique dans sa carrière de joueuse, mais aussi un véritable tournant dans sa vie de femme. Elle renonce tout d’abord à la tournée australienne en raison de sa séparation avec Pierre-Yves Hardenne. Un peu plus tard, son frère David se retrouve entre la vie et la mort à la suite d’un accident de voiture. Un signe, peut-être. Ce nouvel événement tragique est au moins l’occasion de renouer les liens familiaux. Et Justine finit cette saison 2007 en trombe avec un nouveau titre à l’US Open et une victoire au Masters à l’issue d’une finale d’anthologie face à Maria Sharapova. Au même moment, sa sœur Sarah connaît l’incommensurable douleur de perdre son fils, mort-né. Six ans plus tôt, en 2001, son frère Thomas avait vécu la même tragédie avec le décès brutal de son fils à l’âge de 6 mois. Et cette même année 2001, Justine avait aussi perdu son grand-père à la veille de sa finale de Wimbledon perdue contre Venus Williams. Destin macabre et infernal… Comme si chaque grand moment devait être frappé du sceau d’un drame. « Toutes les épreuves que l’on traverse normalement dans une vie, Justine les a connues en l’espace de quelques années, dit sa proche collaboratrice Cindy Vincent. C’était trop pour elle. Sa réaction a été de se “cadenasser” pour mieux se protéger et se concentrer sur sa carrière. »

Petit à petit, un manque finit toutefois par resurgir à la surface de son subconscient. La petite fille aux yeux rivés vers son objectif devient une femme soucieuse de rassembler les différents morceaux de sa vie. Et c’est à ce moment-là qu’un épuisement mental la submerge, comme un tsunami. Le 14 mai 2008, au sortir d’une défaite à Berlin face à Dinara Safina, Henin, no 1 mondiale, sidère la planète tennis en annonçant sa retraite avec effet immédiat. Peu de temps avant, elle déclarait encore, énigmatique. « Avant, je croyais qu’il fallait souffrir pour réussir. Je ne veux plus ça. Je veux trouver une sérénité, c’est mon nouveau défi. »

C’est exactement ce à quoi elle va s’employer par la suite, avec la même détermination et la même obstination dont elle avait fait preuve pour devenir une championne. On peut se demander si ce nouveau défi n’était pas plus énorme encore. Mais il en va du bonheur comme du talent : il y a ceux qui naissent dedans et ceux qui sont capables de le façonner, par la force de leurs décisions et de leur volonté. « Ce qu’il y a d’extraordinaire chez Justine, s’extasie toujours Carlos Rodriguez, c’est sa capacité à changer le cours des choses, à toujours trouver le moyen de parvenir à ses fins, même quand cela paraît impossible. »

© Eurosport

Le signal de l’apaisement

Pour réaliser l’impossible, durant sa carrière, Justine avait recours à des techniques de visualisation personnalisées. Un jour par exemple, avant d’affronter Serena Williams, son entraîneur lui avait montré la photo d’un chat dont le miroir lui projetait le reflet d’un lion. Dans la vie, la jeune femme va utiliser d’autres techniques pour se révéler à elle-même. Son premier réflexe, au-delà de la réconciliation familiale, est de partir à la recherche de son identité un peu partout, multipliant les voyages ou les expériences décalées, comme un passage remarqué dans une célèbre émission de télé belge. Peu à peu, elle se trouve et retrouve aussi l’envie de revenir sur le circuit, avec une mentalité différente, plus détachée, plus « légère ». Les premiers pas de son come-back en 2010 sont très prometteurs, avec une finale à Brisbane puis à l’Open d’Australie, suivies de deux titres à Stuttgart et Bois-le-Duc. Mais c’est son corps, cette fois, qui l’abandonne, sous la forme d’une déchirure au ligament du coude récoltée – tout un symbole – face à Kim Clijsters en 8e de finale à Wimbledon.

Justine fait l’effort de revenir une dernière fois, début 2011. Mais son coude cède aussitôt. Très clairement, son organisme lui envoie un message. Lequel ? « Pour la première fois de ma vie, je me suis dit qu’il ne fallait pas chercher à comprendre. » Juste à obéir. Justine est partie, à nouveau, pour cette fois ne plus jamais revenir. Dans la foulée, elle va perdre son grand-père mais retrouver l’amour. « C’est à partir du moment où elle a rencontré son mari qu’elle s’est vraiment apaisée pour de bon, témoigne Nathalie Dechy. Avec lui, elle a arrêté d’être sans cesse “en mission” pour quelque chose. Il l’a stabilisée émotionnellement. »

Justine Henin, pour autant, n’a pas changé. Elle est au fond restée la même, cette petite fille fêlée de tennis, exigeante, un peu casse-pied, perfectionniste à l’extrême. « Sur son côté consciencieux, rigoureux, j’ai retrouvé la joueuse qu’elle était, confirme Frédéric Verdier, commentateur pour Eurosport, qui a formé avec elle un binôme efficace lors de l’Open d’Australie en début d’année. En revanche, je l’ai trouvée beaucoup plus ouverte. Des anciens champions qui ont fait la bascule vers le métier de consultant, j’en ai connu beaucoup. Certains ont gardé un fonctionnement très autocentré, un peu méfiant vis-à-vis de l’extérieur. Justine, pas du tout. Elle s’est rapidement mélangée avec tout le monde, avec beaucoup de simplicité. »

Ce qu’elle fait aussi désormais au sein de son académie, dont les pensionnaires louent sa présence au quotidien et son investissement presque gratuit. Pour elle, c’est juste naturel et c’est sans doute une façon aussi de soutenir une génération peut-être moins en phase avec les vertus nécessaires pour devenir un champion acharné. « Plus jeune, je passais mes journées au club et je me consacrais à fond au tennis. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de sollicitations, les enfants et leurs parents ont plus de mal à investir sur du long terme. Le rapport au temps est différent. Moi, mon rêve, je l’ai nourri quotidiennement. » Et après bien des tribulations, elle continue de le faire, avec la même énergie. Mais le sourire en plus… 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.