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Manchot empereur, une espèce en voie de disparition

Richard Gasquet, Open d'Australie 2021 (© Antoine Couvercelle)

« J’ai dû apprendre à utiliser tous mes coups, savoir choisir celui qu’il faut au bon moment. L’avantage de Marat (Safin), Lleyton (Hewitt) ou Andy (Roddick), c’est qu’ils avaient déjà leurs jeux en place. »

Telle avait été l’analyse de Roger Federer, avec du recul, pour expliquer son éclosion plus tardive que certains rivaux de sa génération, titrés en Grand Chelem et numéros 1 mondiaux avant lui. Lorsqu’on a autant de choix dans son bestiaire, il est parfois difficile de savoir quand lâcher le bon prédateur pour attaquer, ou le chien de garde adéquat pour repousser les offensives adverses. Au point que ça puisse être la jungle sous le crâne, a fortiori avec la pression de la compétition.

Parmi cette faune, le Suisse aux 20 titres du Grand Chelem disposait d’un animal majestueux : le revers à une main. « Pour moi, le revers à une main a toujours été le “classic-shot” du tennis, a déclaré Stéfanos Tsitsipás en conférence de presse du Masters 1000 de Paris-Bercy 2023. Sampras, l’un de mes joueurs favoris, avait un revers à une main. Je regardais aussi Federer quand j’étais petit. » Pour l’anecdote, le Grec a eu besoin d’un peu de temps avant de se décider à imiter ses idoles.

« Enfant, je faisais aussi le revers à deux mains, a-t-il révélé Je changeais chaque jour. Le lundi je faisais à une main, le lendemain à deux mains. Un jour, un des entraîneurs du club m’a dit : “Stef, tu dois choisir maintenant.” Je ne sais plus quel âge j’avais, 8 ou 9 ans. Dans la voiture, en rentrant à la maison avec mon père, j’ai dit : “Tu sais quoi ? Je vais choisir le revers à deux mains.” Dès le lendemain, j’ai joué à un main pour de bon (rires). » Sur le circuit, le surnommé Tsitsi est l’un des derniers « manchots », un espèce en voie de disparition.

Stéfanos Tsitsipás, Paris-Bercy 2023 (© Antoine Couvercelle)

« Pour moi, le revers à une main a toujours été le “classic-shot” du tennis »

La semaine du 30 octobre 2023, le top 100 n’en comptait plus que onze en plus de l’Athénien : Grigor Dimitrov, Lorenzo Musetti, Christopher Eubanks, Daniel Evans, Dusan Lajović, Daniel Atlmaier, Christopher O’Connell, Richard Gasquet et Denis Shapovalov. Dominic Thiem pointant lui au 108e rang. Et surtout, la majorité d’entre eux a le coup droit pour point fort. Si Musetti, 21 printemps, très à l’aise avec cette frappe, a encore de très belles saisons devant lui, les jours sont comptés pour Gasquet et Wawrinka, respectivement 37 et 38 balais. Une fois ces deux artistes du mono-mano à la retraite, un grand vide sera laissé sur le circuit.

Y compris sur le plan esthétique. Certes, ce n’est qu’affaire de sensibilité personnelle. Les revers sautés de Shapovalov et les caramels bien salés – notamment long de ligne avec un effet fuyant vers l’extérieur – de Thiem, qui était devenu très percutant avant sa blessure, ont de la gueule. Mais leur préparation avec le bras directeur toujours tendu a moins de traits racés que les coups de pinceaux de Wawrinka et Gasquet, bras plié à l’amorce, avec plus « d’enroulé » et d’amplitude dans la gestuelle globale.

Pour reprendre le flambeau d’icône de du « classic-shot », Musetti, avec sa technique plus proche de celle du duo franco-suisse, va toutefois devoir franchir encore quelques caps importants. Et produire de sérieuses étincelles pour raviver les flammes du revers à une main frappé, proche d’être réduit en cendres une fois les prénommés Stanislas et Richard tranquillement installés en pantoufle devant leurs cheminées. « Frappé », car, oui, d’autres, comme Dimitrov s’attirent les louanges avec leurs revers. Mais davantage pour leur slice.

Lorenzo Musetti, US Open 2022 (© Antoine Couvercelle)

Gasquet et Wawrinka, les derniers maîtres

« Pour moi, ça a toujours été très naturel de slicer, a confié le Bulgare devant les journalistes à Paris-Bercy en 2023, après sa victoire contre Hubert Hurkacz en quart de finale. Ça a probablement été l’un des premiers coups que j’ai appris à faire. Je pense que ça fonctionne dans beaucoup de conditions différentes, Peu importe la vitesse du court, la hauteur du rebond, le slice aide à préparer un point. Mais ça dépend aussi du joueur que vous affrontez. Le slice n’est pas toujours aussi efficace. »

Parce que l’utilisation à outrance du slice est aussi due à une faiblesse – relative à haut niveau, mais sur laquelle les cadors savent appuyer – du revers à une main frappé. Sans être une arme fatale. Y compris pour des les rois du genre. Dans l’article Sa Majesté le slice, signé Rémi Bourrières et publié dans Courts numéro 11, une statistique est éloquente : seulement  49,1 % de points gagnés par Federer quand il utilisait cet effet ; 51,5 % pour Dimitrov (à l’époque). Si, par exemple, il faut éviter de donner des cartouches à Gasquet et Wawrinka sur leurs revers, il est en revanche de bon aloi d’insister sur celui de Dimitrov.

« Son revers a toujours été son point faible, comparé à son coup droit, avait analysé l’expert tactique Novak Djokovic, avant de battre le natif d’Haskovo en demi-finale à Bercy en 2019. Même s’il a progressé, notamment lors des derniers mois, la plupart des joueurs essayent d’attaquer ce côté vulnérable de son jeu. » Une problématique similaire pour Tsitsipás, seul virtuose du top 10 jouant de son instrument à corde à une main, qui plus est avec un slice de bien moins bonne qualité. Trop souvent plus flottant que rasant.

La nature n’aimant pas le vide, peut-être que d’ici quelques années d’autres phénomènes à une main surgiront. En attendant, profitons des coups de pattes de Stan Wawrinka et Richard Gasquet. Les deux derniers manchots empereurs.

Stan Wawrinka, Roland-Garros 2015 (© Ray Giubilo)

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