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Sa Majesté le slice

© Ray Giubilo

À l’opposé du lift précurseur du tennis moderne, le slice, et en particulier le revers slicé, est sans doute le coup le plus intemporel de l’histoire du tennis. Noble quoiqu’un rien suranné, parfois raillé mais jamais mis de côté, il a survécu à toutes les révolutions et même encore aujourd’hui, alors que la puissance fait rage, il a toujours son mot à dire, comme l’a récemment montré Daniel Evans à Monte-Carlo. Rencontre bien tranchante avec le roi des coups.

 

C’est le cauchemar absolu de nombreux joueurs du dimanche, voire du reste de la semaine. L’ennemi public no 1 des amoureux du tennis en cadence, des adeptes de castagnes irréfléchies du fond de court, à la technique épurée mais facilement perméable au moindre grain de sable susceptible de faire dérailler une mécanique gestuelle un peu trop bien huilée. Voilà 150 ans qu’il casse le rythme, les pattes et tout le reste – mais restons polis – de tous les tennismen du monde, de tous niveaux. Et qu’on se le dise : le « chip » (puisque c’est lui), cet éternel empêcheur de frapper en rond sur lequel se sont brisées des millions d’attaques de coup droit, tel le flux et le reflux des marées s’échouant obstinément sur le sable alangui, a encore de beaux jours devant lui. 

On le dit sur le déclin et c’est vrai qu’il s’est fait plus discret dernièrement sur le circuit, éclipsé par le règne de la puissance absolue. Mais jamais il n’a cessé d’émettre avec délice ses quelques grammes de finesse dans ce monde de brutes. Au niveau du tennis amateur, il reste en tout cas l’un des coups les plus prisés, et peu importe que ce soit, comme certains le disent, par une frange vieillissante de pratiquants : son efficacité, elle, n’a jamais été démentie. Chez les professionnels, elle est plus contrastée, voire contestée. Mais le chip y a toujours son mot à dire. Demandez à Novak Djokovic, cuisiné à l’étouffée à Monte-Carlo par la recette de grand-mère que lui a concoctée Daniel Evans, composée à 90 % de revers slicés : « Il a démantelé mon jeu », n’a pu que constater, hébété, le no 1 mondial, certes pas dans son assiette ce jour-là mais guère à l’aise non plus avec cette espèce de gloubi-boulga d’un autre temps. « Je me doutais que ça ne lui plairait pas trop, mais peut-être pas à ce point », a expliqué pour sa part le Britannique futé, finalement demi-finaliste d’un tournoi où les conditions humides l’ont aussi aidé en produisant un rebond plus bas que d’ordinaire, sur une surface qui n’est habituellement pas la meilleure du chip, plus rentable sur des revêtements rapides et fusants. « En utilisant ce coup, je l’ai empêché de trouver son rythme. Derrière, il n’arrivait pas à me faire mal. » 

Evans n’a pas coupé à une pluie de gentils sarcasmes après sa performance, assimilée par des observateurs taquins à celle d’un pénible vétéran détruisant dans un tournoi de club le petit jeune trop naïf pour endiguer de tels (sé)vices. Mais il n’en avait cure. Le chip se moque bien du buzz et de la mode. Il n’a pas l’effet « waouh » d’un trick shot ni l’autorité d’un ace extérieur à 220. Mais il a toujours été là et, probablement, le sera toujours. Depuis les origines de ce sport, tel un animal préhistorique, il mène sa barque tranquillement, sans artifice mais sûr de sa force, comme étranger aux différentes révolutions qui ont transformé le paysage autour de lui et provoqué l’extinction d’un certain nombre de ses congénères technicotactiques, tel le coup droit prise marteau ou le service-volée systématique, dont on a bien peur qu’ils n’aient plus droit de cité que dans un musée.

 

« Autrefois, le tennis était un jeu qui consistait à manœuvrer l’adversaire. Le revers coupé répondait à ce besoin. » 

Georges Deniau

© Ray Giubilo

Le revers coupé, lui, a un avantage sur d’autres coups. C’est lui qui peuplait en premier la planète tennis. Le gros lift court croisé de Gasquet ? Les sacoches long de ligne de Wawrinka ? Les prises de balle ultra-précoce de Federer ? De pures merveilles mais qui n’existaient pas avant l’avènement du jeu moderne, il y a une trentaine d’années à peine, autant dire une goutte d’eau dans l’océan de l’histoire du tennis. « Dans les années 1930 ou 1940, à la période où j’ai découvert le tennis, tous les joueurs avaient un revers presque exclusivement coupé ou alors à plat avec une tendance coupée, replace le mythique technicien Georges Deniau, ancien entraîneur (notamment) des équipes de France et de Suisse de Coupe Davis. Le premier grand champion qui s’est mis à frapper fort en revers avec un effet légèrement lifté et une prise légèrement fermée, ce fut l’Américain Tony Trabert, dans les années 1950. Et le premier à maîtriser à la perfection tous les types de revers, ce fut l’Australien Rod Laver. »

Pour discerner quelque chose de naturel de quelque chose d’appris, il suffit d’observer ce qui existait à l’origine et ce qui est venu se greffer ensuite, en réponse à l’évolution d’un écosystème. Le revers à une main, contrairement à l’idée qu’on s’en fait parfois, est un coup plus naturel que le revers à deux mains, certes aujourd’hui majoritaire mais « inventé » bien après. Et le revers slicé, de la même manière, est plus naturel que le revers lifté. « À ses origines, le tennis était un jeu qui consistait à manœuvrer l’adversaire, en privilégiant la précision, rappelle encore Georges Deniau. Le revers coupé répondait bien à ce besoin de contrôle. Seulement, au fil des ans, il est devenu de plus en plus performant. Donc il a fallu frapper plus fort. C’est ainsi que l’on a commencé à jouer des revers à plat. Mais le revers à plat, on avait un peu de mal à le garder dans le court. Donc, on a progressivement commencé à lifter, de plus en plus. »

Fort bien, mais quid du coup droit ? Parce qu’on en conviendra, autant le chip de revers porte en lui cette intemporalité qui fait sa noblesse, autant celui de coup droit n’est associé en rien à la technique ancestrale du tennis, sinon à quelques ovnis au génie inclassable parvenus à en faire une arme de destruction des nerfs les plus fragiles, comme Fabrice Santoro ou Monica Niculescu. Mais globalement, c’est un coup qui reste peu usité, hormis dans des situations d’urgence. À tort ? Peut-être. Mais il y a une autre explication, d’ordre physiologique celle-là. Pour la comprendre, mettez- vous debout face à une table, et positionnez-y votre main dominante, dans l’axe de l’épaule. On est d’accord, vous avez posé la main sur sa paume, et non sur le dos ? Voilà, elle est là, l’explication. « Sur sa droite [pour les droitier], la main se referme plus naturellement qu’elle ne s’ouvre, donc le lift est plus naturel, nous enseigne encore Georges Deniau. Alors que si on la positionne de l’autre côté, c’est l’inverse. La main se met plus naturellement sur la tranche, comme pour faire un revers coupé. À la base, il est donc plus naturel d’avoir un coup droit plutôt lifté et un revers plutôt coupé. »

 

« Impossible de se passer d’un bon slice si l’on a un revers à une main. »

Steve Darcis

Pour les revers à deux mains, la démonstration n’est plus la même puisque c’est la main opposée qui prend le relais de la main dominante pour gérer plus ou moins totalement (selon la prise) le contrôle de la raquette. Raison sans doute pour laquelle il est rare de voir des revers à deux mains coupés, Fabrice Santoro faisant encore office de célèbre contre-exemple : les propriétaires d’un revers à deux mains préfèrent en général « lâcher » la deuxième main. Mais lâcher la deuxième main, pour eux, c’est comme s’élancer à vélo sans roulettes pour un enfant. Pas évident, au départ. Donc à l’arrivée, peu sont devenus des maîtres du genre comme Rafael Nadal chez les hommes ou Ashleigh Barty chez les femmes. 

Beaucoup, d’ailleurs, choisissent d’éviter au maximum d’avoir à exécuter un slice, à l’instar de Gilles Simon qui en joue un par éclipse solaire. Quitte à se priver d’une carte tactique intéressante pour varier le rythme ou se donner un peu plus de temps en défense. Le Français, lui, a toujours estimé que cette carte n’était pas indispensable à son jeu, parce que l’action de sa deuxième main serait toujours plus efficace, même pour ramener une balle éloignée, qu’un hypothétique chip. Soit. On ne peut pas dire que l’ensemble de sa carrière lui ait donné tort.

Evidemment, le Niçois aurait tenu un autre discours s’il avait fait partie des plus rares détenteurs d’un revers à une main. Car pour ces derniers, le slice n’est pas une option. Il est obligatoire. Les joueurs ou les joueuses dotés d’un revers à une main capables de slicer superbement mais quasiment pas de lifter sont nombreux, peut-être même majoritaires au plus bas de l’échelle tennistique. On en a même vu arriver très haut avec cette seule arme dans leur arsenal, pour peu qu’elle soit bien coupante (coucou Steffi). On voit en revanche assez peu de revers à une main performants en lift et pas en slice. Alors qu’à deux mains, c’est l’inverse. En résumé, « on peut plus facilement se passer d’un bon slice si on a un revers à deux mains, mais c’est impossible si l’on a un revers une main », estime le Belge Steve Darcis, autre grand coupeur de saucisson devant l’éternel.

Avant sa retraite au début de l’année 2020, Darcis, c’était un peu le « copier-coller » de Dan Evans. Même taille, même qualité de main, même capacité à compenser son manque de puissance par une propension inouïe à embrouiller le cerveau adverse. « Le slice a toujours fait partie de mon jeu, mais de plus en plus au fur et à mesure que je suis monté en niveau, nous a répondu l’ancien 38e joueur mondial (en 2017). À la base, mon revers lifté est plutôt correct mais à condition d’avoir du temps. Or, plus tu montes, plus ça va vite. À un moment donné, j’étais souvent pris de vitesse. Donc je me suis mis à slicer de plus en plus. Et je me suis rendu compte que ça gênait énormément d’adversaires. Les joueurs d’aujourd’hui ont tous un peu le même profil, grands, puissants, capables de frapper très fort des deux côtés. Mais la contrepartie de cette évolution, c’est qu’il y a moins de variations. Ils n’en ont plus l’habitude. J’en ai fait dégoupiller plus d’un comme ça… »

 

« La réalité du haut niveau, c’est que plus on frappe de slices, moins on a de chances de gagner le point. » 

Fabrice Sbarro

© Ray Giubilo

On conviendra toutefois, avec tout le respect que l’on doit à la carrière de Steve Darcis et de Dan Evans, qu’aucun des deux n’a atteint le sommet (certes à l’inverse d’une Steffi Graf, mais à une toute autre époque). Ce qui nous oblige aussi à entrevoir la question sous un autre angle : le slice ne serait-il pas une arme par défaut, une sorte de pansement posé à la hâte sur une plaie technique ? Un peu, si l’on en croit le statisticien suisse Fabrice Sbarro, qui s’est « amusé » à calculer le pourcentage de points que gagnent les joueurs du top 100 après avoir frappé durant l’échange un slice « non défensif », c’est-à-dire véritablement destiné à casser le rythme : « Si l’on prend les trois seuls joueurs du top 100 qui frappent plus de revers slicés que de revers liftés, c’est-à-dire Dan Evans, Feliciano Lopez et Steve Johnson, on s’aperçoit que leur pourcentage est très faible, entre 42 et 44 %, alors que la moyenne globale est de 47,6 %. On entend toujours qu’il faut varier le jeu mais la réalité statistique du haut niveau, c’est que plus on frappe de revers slicés, moins on a de chances de gagner le point. En fait, ceux qui ont le pourcentage le plus élevé sont ceux qui slicent bien mais peu souvent, parce qu’ils ont un très bon lift à côté. Donc là, ils surprennent vraiment. Comme Nadal, qui est à plus de 60 %. »

C’est bien au-dessus d’un Federer, considéré comme le maître absolu du slice, mais qui n’est qu’à 49,1 %. Il est vrai que, globalement, Federer a de moins bonnes stats en revers que Nadal et même que beaucoup de joueurs. On sait que ce n’est pas ce coup-là qui lui a offert ses trophées. Et même si son slice est impressionnant sur le plan technique – le magazine numérique américain Tennisplayer l’a analysé à plus de 5 000 rotations minutes, soit plus qu’un coup droit lifté de Nadal –, il n’en fait pas non plus son fonds de commerce. « J’ai même le sentiment qu’il fait parfois un peu n’importe quoi avec, comme s’il voulait s’amuser, poursuit notre expert helvète. À l’inverse de son sosie technique, Grigor Dimitrov, qui le joue avec une toute autre intention en matière d’efficacité. Lui, son slice est parfait, ouateux, profond. »

Résultat : 51,5 %. Le meilleur ratio de l’élite slices joués/points remportés. Loin, toutefois, d’une Ashleigh Barty qui, chez les filles, pointe à 57,2 % grâce, elle aussi, à la combinaison d’une exécution technique parfaite et d’une capacité à faire autre chose avec son revers, d’autant qu’elle le joue à deux mains. L’Australienne est également loin devant deux autres joueuses réputées elles aussi pour leur aptitude à varier le jeu, Bianca Andreescu (41,9 %) et Ons Jabeur (34,3 %), dont le slice s’avère beaucoup moins performant qu’on pourrait le penser. Comme quoi, du feeling à la réalité, il y a parfois un monde.

Les chiffres sont une chose, l’interprétation en est une autre. Le slice, contrairement au coup droit et plus encore au service, n’a pas vraiment vocation à gagner un point. Plutôt à user les nerfs de l’adversaire, à la manière d’un supplice chinois. « Quand je voyais un joueur en face de moi taper dans le sol tellement ma balle était basse, ça me faisait sourire, s’amuse Steve Darcis qui, aujourd’hui encore, aime à rendre chèvre les jeunes joueurs qu’il entraîne au sein de la fédération belge au moyen de balles bien saucissonnées. À partir du moment où je voyais que j’étais rentré dans sa tête, je savais que j’avais pris une option. J’ai entendu maintes fois que le slice était mort mais mes meilleurs résultats, je les ai eus à l’époque où je sliçais le plus. »

Finalement, le slice est un peu comme l’alcool dans la préparation d’un cocktail. On peut en mettre plus ou moins, bien sûr. Mais le secret demeure dans sa qualité et surtout dans son subtil dosage au milieu d’un bouquet de saveurs le plus exhaustif et le plus nuancé possible. Quoi qu’il en soit, il paraît toujours indispensable. Car sans alcool, la fête est moins folle, non ? 

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.