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Human After Ball

Robot DARwin-OP, de Virginia Tech Robotics (© NASA Kennedy, via Flickr - flic.kr/p/mbiNvM -, CC BY-NC 2.0)

D’un terrain à construire et installer soi-même, avec piquets pour le filet et raquettes à peine cordées, à l’émergence des nouvelles technologies révolutionnaires, comme les robots ramasseurs  de balles ou les drones entraîneurs, le tennis a connu, depuis deux siècles, une évolution conséquente. Si l’humain était depuis toujours au cœur de cette pratique dont les ancêtres remontent à l’antiquité, la course à la performance peut aujourd’hui interroger sur la place qu’il prendra désormais sur les courts dans les années à venir. 

De l’art de la balle  

« Quelques jeunes gens, partagés en deux camps, chassent de l’un à l’autre une boule faite de cuir, grosse comme une pomme, sur un terrain bien uni ou du moins qui a paru convenable aux joueurs. Sur cette balle, qui est comme le prix de la lutte et qu’on place au milieu, ils courent au galop, chacun tenant à la main une baguette de moyenne longueur, terminée par une large courbure dont le milieu est fait de cordes à boyaux desséchées et entrelacées comme un filet. » Cinnamus, écrivain du XIIe siècle et secrétaire particulier de l’empereur byzantin Manuel Ier, nous rapporte dans son ambitieuse Histoire, l’existence d’un jeu de balle pouvant s’apparenter, anachroniquement parlant, au tennis des temps modernes, auquel s’adonnaient avec ferveur les romains de l’époque du bas-empire. Cette activité, qui semblait rudimentaire de par sa forme et approximative de par ses règles, était, si l’on en croit les nombreux écrits en étant rapporteurs, appréciée de tous. Mais, surtout, loin d’être l’unique en son genre ; balle céleste, balle commune, jeu du harpiste… En allant voir du côté des Grecs, là aussi, le constat d’une omniprésence du loisir à descendance sphérique est sans appel. 

Homère, avec son Odyssée, s’en faisait d’ailleurs le témoin : « Ils prirent une belle balle couleur de pourpre qu’avait faite l’habile Polype ; l’un la lança vers la blanche nuée en se renversant  en arrière ; l’autre, bondissant, la saisit habilement avant qu’elle retombât à terre. » Le  médecin grec Galien, dans son traité de La petite balle, un porte-parole : « Les joueurs luttent à qui relèvera la balle, ce qui fait éprouver le plus de labeur, au point de fatiguer la tête et le  cou, ce sont les nombreux renversements et les efforts multipliés qu’on fait pour saisir la  balle. »

Le territoire hellénique semblait même avoir, déjà, son Jean-Paul Loth local, répondant au nom  de Damoxène : « Un jeune homme de dix-sept ans jouait à la balle ; il était de Cos, or cette île  ne semble produire que des dieux. Lorsqu’il tournait les yeux vers les assistas, soit qu’il prît la balle, soit qu’il la livrât, tous en même temps nous applaudissions. L’élégance de son jeu, sa tenue, sa grâce, tout enfin, quoiqu’il dit ou qu’il fit, était parfait en lui. Je n’ai jamais rien entendu de si charmant, je n’ai jamais vu une telle grâce. »

Toutes ces bribes d’histoire, aussi lointaines soient-elles, mettent en évidence un attrait  incontestable pour les jeux de balle, qui n’en sont alors qu’à leurs prémices, primitifs et non institutionnels.  

Si, quelques années seulement après eux, le jeu de paume se révèle être le premier véritable ancêtre de notre sport actuel, introduisant l’existence du filet mais aussi de la raquette après y avoir joué durant des siècles à main nue ou revêtue d’un gant en cuir, il faut attendre Walter Wingfied, major anglais de l’armée coloniale des Indes, pour voir apparaître l’appellation  brevetée de « lawn-tennis » en 1874, rebaptisée « Sphairistiké », soit « l’art de la balle ». En grec,  évidemment. Là encore, le caractère artisanal et « home-made » du jeu est indéniable. Ce dernier  consistait en effet à monter soi-même un court de tennis, pliable et à installer sur gazon, le tout organisé dans une sorte de mallette à transporter. Piquet, bandes, balles, raquettes et filet, aucun  détail n’était négligé.  

Si cette introduction semble tout droit sortie d’un manuel de l’histoire sportive de l’antiquité  jusqu’à nos jours, elle permet de mettre en évidence l’évolution radicale qu’a connue le tennis en quelques décennies seulement. Si la balle n’était, à l’époque, rien sans l’humain, il est  aujourd’hui difficile de ne pas penser à prétendre l’inverse. L’arrivée des nouvelles technologies bouleversent les règles du jeu, à tel point que les sens qui nous composent, ayant permis de mettre au point cette activité physique et intellectuelle qui traverse le temps, sont  progressivement remplacés par toutes sortes d’intelligences artificielles. Ou quand l’objectif  remplace l’œil. Les robots, les jambes et les drones, les raquettes, voire le cerveau. 

Le faucon et le renard  

Si, tout au long des XIXe et XXe siècles, le tennis a mué à travers les dimensions de son terrain, les surfaces qui le composent, les outils qui le façonnent, c’est bien le joueur, l’arbitre, le  spectateur et les officiels qui ont permis sa folle ascension parmi les sports comptabilisant le plus  d’adeptes, atteignant aujourd’hui 1 milliard de supporters. Les récentes innovations, tendant progressivement à réduire drastiquement le rôle de l’humain sur un terrain, soulèvent de nombreuses questions. 

La plus ancienne et la plus implantée de ces dernières est sans conteste le Hawk-Eye. Créée en  1999 par le scientifique britannique Paul Hawkins et rachetée en 2012 par la firme multinationale Sony, c’est en 2006 que cette technique d’arbitrage révolutionnaire basée sur un système informatique est validée par la Fédération de tennis des Etats-Unis, ainsi que l’ATP et la WTA  pour apparaître, dans un premier temps, sur les courts de certains tournois d’Amérique du Nord.  L’œil du faucon vient notamment survoler les terres du Masters 1000 de Miami en mars 2006, puis, le 28 août de cette même année, à l’occasion de l’US Open, Mardy Fish devient le premier  joueur à mordre à l’hameçon du Hawk-Eye en Grand Chelem. 

Auparavant, la décision d’un point gagnant hésitant s’effectuait à la discrétion de l’arbitre, lequel pouvait parfois demander l’aide de Cyclops, un système utilisé pour la première fois en 1980 à Wimbledon. Cet ancêtre imprécis du Hawk-Eye permettait de déceler uniquement les balles sur la ligne de service et n’était pas proposé sur toutes les surfaces. Un peu discriminatoire, donc. 

Désormais, l’arbitre peut donc être contesté par les joueurs, remettant ainsi une partie de son libre jugement à l’œil d’un rapace virtuel. Cette technologie de haute précision vient alors mettre fin aux coups d’éclats, parfois mémorables et délicieux, des sportifs contre les décisions  arbitrales. Mais ces incidents font aussi le jeu des technologies, souhaitées par de nombreux  champions réclamant davantage de précision. Novak Djokovic s’exprimait à propos du Hawk-Eye  en ces termes : « La technologie est tellement avancée de nos jours, je ne vois pas pourquoi nous devrions maintenir les juges sur le court. Tous les tournois devraient être équipés de cette technologie ».

Novak djokovic, Alexander Zverev, Roland-Garros 2019)
Novak Djokovic, vérifiant une marque face à Alexander Zverev à Roland-Garros en 2019 (© Art Seitz)

D’autres, comme Roger Federer, y étaient cependant beaucoup plus réticents. « Je ne pense pas  que ce soit fiable à 100 %, je vois toujours des résultats incompréhensibles. » Rafael Nadal semblait, lui, naviguer entre deux eaux. « C’est certain que la technologie existe, mais bientôt nous ne serons que les deux joueurs sur le court. Je pense qu’il est important d’y maintenir de la présence humaine. » Ces propos corroboraient alors ceux du président de la WTA, Larry Scott, qui prétendait que le système du Hawk-Eye permettrait de « s’assurer que les annonces [soient] exactes, sans perdre l’élément humain des officiels sur le terrain ». Mais, là encore, la course effrénée au progrès technologique vint mettre à mal ces déclarations.

En 2020, avec l’épidémie de Covid-19 et les restrictions en découlant, le Master de Cincinnati, tout comme l’US Open ou le Masters de Londres, se sont disputés sans juges de ligne, se basant exclusivement sur la technologie du Hawk-Eye. Mais à l’heure du déconfinement et de la reprise de la saison, la question du retour des officiels a suscité de fortes interrogations. S’ils ont choisi de convier le public aux matchs en 2022, les organisateurs de l’US Open ont cependant décidé de maintenir l’absence totale des juges de ligne. Le tournoi Next Gen ATP Finals, qui récompense les huit meilleurs joueurs de moins de 22 ans de l’année, en plus de ne pas convier les juges sur ses courts, en est même venu, de ce fait, à redessiner entièrement les contours des terrains de jeu esthétiquement connus depuis des décennies. Les couloirs ont ainsi été effacés et les règles du jeu ont été adaptées, répondant aussi à la demande télévisuelle et publicitaire : les sets ont été disputés en 4 jeux gagnants, le tie-break à 3-3 et le point décisif joué à 40-40, réduisant alors radicalement le temps passé des joueurs dans l’arène, mais aussi des  téléspectateurs devant leur télévision. Enfin, à l’ère du coronavirus, notons également la décision des organisateurs de l’Open 13 de Marseille de 2021 de disposer 1000 spectateurs en plastique,  représentés par de vraies photographies de supporters triés sur le volet. Si pour certains le silence est d’or, l’effervescence des aficionados du tennis dans les stades semble irremplaçable pour d’autres, peu désireux, on le comprend, de faire face à un public en carton. 

En outre, l’arrivée d’une nouvelle technologie, Foxtenn, vient là aussi redistribuer les cartes de l’arbitrage vidéo. Au tournoi ATP de Metz, en 2014, le faucon semble pour la première fois menacé par le renard. L’Espagnol Javier Simon propose en effet d’aller plus loin encore qu’un  simple « in » ou « out » lors de la vérification d’une possible faute, afin de s’adapter à l’évolution rapide des joueurs, des surfaces, des performances, mais aussi des technologies. Son système prévoit d’installer une quarantaine de caméras autour des courts, de façon à capturer chaque moment en haute définition à raison de 3000 images par secondes, contre 150 pour son possible futur ancêtre, permettant ainsi de reproduire l’impact de la balle tout en délivrant aussi les images réelles de ses trajectoires. A l’essai depuis 2019 et utilisé dans quelques tournois comme celui du Masters 1000 de Madrid en 2021, Foxtenn semblerait s’imposer doucement mais sûrement comme la relève de l’arbitrage virtuel. 

Mais alors, quel avenir réserver aux arbitres de chaise ou aux juges de ligne ? Feront-ils toujours partie du paysage tennistique dans cinq ou dix ans ? Rien ne semble plus incertain, puisque la  présence de certains androïdes rôdant autour des courts de tennis se fait de plus en plus  insistante.  

Si les robots lanceurs de balles existent déjà sur le marché depuis de nombreuses années, permettant ainsi d’assurer un entraînement aux joueurs solitaires déjà empreints de technique et les dispensant d’un coach, les ramasseurs de balles pourraient eux aussi se voir menacés par un certain Tennibot. Inventée par une société américaine dont le concept s’est fait connaître en 2018, cette petite machine parvient à capter les balles disséminées sur le terrain grâce à  l’intelligence artificielle, lesquelles s’engouffrent ensuite sous une sorte de trappe. Pouvant être  pilotée à distance par les joueurs grâce à une application mobile, elle ne se déplace cependant qu’à une vitesse d’environ 2 à 3 km/h. Pour l’instant. Il lui faudra donc réaliser de gros progrès techniques pour espérer concurrencer la rapidité et l’agilité des petits « ballos ».  

Plus récemment encore, l’idée de l’utilisation du drone dans la nouvelle pratique du tennis, bien que ponctuelle et partielle, fait elle aussi son chemin. Le Drone-ovic, sorti en 2016 en hommage à Novak Djokovic promet aux fervents admirateurs du Serbe de s’entraîner comme leur idole grâce à son système d’envoi de balles spécialement conçu pour perfectionner son smash. Jo-Wilfried Tsonga, retraité des courts depuis Roland-Garros, a quant à lui quelques projets en tête pour son après carrière. Le Français entend bien démocratiser l’utilisation du drone lors des entraînements, afin, dit-il « d’aider les coaches à récolter des données très précises, qui peuvent être déterminantes dans la progression de nos jeunes joueurs et de joueurs plus confirmés ». Il collabore actuellement avec le constructeur français Parrot pour mettre au point et développer cette technique.  

Si cette course à la performance technique et technologique est bel et bien lancée, l’avenir de l’humain sur le court de tennis n’a quant à lui jamais été aussi fragile. En viendra-t-on à remplacer les joueurs eux-mêmes par des petits bijoux d’intelligence artificielle ? Ce ne sont  certainement pas les deux RG Robot, humanoïdes venus taper la balle lors de l’édition 2016 de Roland-Garros, qui diront le contraire. Loin, très loin encore de faire des étincelles à coups de raquette magique, nul doute que leurs concepteurs allemands Kuka et Schunk mettront tout en œuvre pour les perfectionner dans les années à venir et, qui sait, les faire un jour soulever un  trophée ?