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Deux mètres d’avance ?

2016 The Championships,Wimbledon Ivo Karlovic (CRO) © Ray Giubilo

Karlovic, Isner, Anderson, Janowicz… le tennis moderne n’a jamais compté autant de joueurs frôlant ou dépassant le double mètre. Mais si leur style de jeu très dépendant de leur service est parfois vivement critiqué, ces Big Players n’en demeurent pas moins des joueurs qu’il convient de mettre en lumière tant ils font désormais partie intégrante de ce sport. Éclairage avec l’Alsacien Albano Olivetti : 2,03 m et recordman français du service le plus rapide. 

« Parfois cela doit être monotone. » Défait en trois sets par Milos Raonic au 3e tour de l’Open d’Australie, Stefanos Tsitsipas est apparu groggy en conférence de presse. Encore sous le choc de son premier affrontement avec le Canadien qui a usé de son arme fétiche, le service, pour refroidir le Grec, demi-finaliste de la dernière édition. Et s’il admettait, avec parcimonie, le talent de son adversaire, le vainqueur du Masters de Londres n’en demeurait pas moins frustré de la tournure des événements et du style de jeu proposé de l’autre côté du filet. « Est-ce ennuyeux de jouer comme ça ? », lui demande-t-on. « Oui, ça doit l’être », assène-t-il. Ce constat, bon nombre de joueurs l’ont fait à l’heure d’affronter des Big Players. En 2009, sur les courts en gazon de Wimbledon, Roger Federer avait ainsi déclaré à propos d’Ivo Karlovic, le géant croate de 2,11 m, que ce qu’il produisait sur le court « n’était pas un match de tennis » alors que Jo-Wilfried Tsonga venait de rompre face à la « machine à aces ». 46 au total ce jour-là. 

Aimer ou détester leur style de jeu, reposant principalement sur le service : libre à chacun de se faire son opinion. Toujours est-il qu’à l’heure d’entrer sur le court, eux aussi sont là pour jouer au tennis et nourrissent la même passion. Les armes pour le pratiquer sont justes différentes. Albano Olivetti, joueur de tennis professionnel français  compté parmi les « très grands » en raison de son double mètre – 2,03 m pour être précis –, concède de bon cœur que l’expérience du joueur adverse, du spectateur ou du téléspectateur puisse être déroutante. « Il faut rester lucide. C’est vrai que ce ne sont pas les matchs les plus sympas à regarder. » Les « grands » ne déchaînent pas les foules et les critiques fusent aussi sur les réseaux sociaux. Leur jeu y est notamment qualifié d’ennuyeux, de mauvaise pub pour le tennis, ou, encore plus farfelu, d’injuste. Il suffit de visiter le compte twitter de l’Américain Reilly Opelka, 2,11 m, pour le constater. Le natif de Saint-Joseph dans le Michigan partage régulièrement des messages qu’il peut recevoir tout en maniant l’humour pour y répondre. Les critiques, Albano Olivetti a, lui, appris à les encaisser. « Certains les émettent en rigolant, d’autres sont plus méchants mais on le gère. »

2020 AUSTRALIAN OPEN Reilly Opelka (USA) Photo © Ray Giubilo

Le service et puis c’est tout ?

Mais alors, le jeu des Big Players est-il si « monotone », pour reprendre le mot de Tsitsipas ? Se résume-t-il au seul service ? Pour l’Alsacien, il est évident que ce coup représente un atout primordial. « On a un bras de levier plus important qui permet de donner plus de puissance. » Et l’ex 161e mondial au classement ATP en 2017 sait de quoi il parle puisqu’il détient le record français du service le plus rapide, flashé à 243 km/h. Toutefois, si tous les grands joueurs présentent des aptitudes au service – coup qu’ils travaillent d’ailleurs énormément –, une fois le point engagé, chacun possède ses singularités liées à son physique et à sa tactique. « Je suis l’un des rares à faire tout le temps service-volée sur première et seconde balle. Je fais également des retours-volées et j’essaye de prendre le filet dès que je le peux. » Agressif, l’Alsacien préfère ne pas s’embarquer dans des rallyes de 10-15 échanges, même s’il possède une grosse force de frappe du fond du court. 

Tout l’inverse d’un Kevin Anderson ou d’un John Isner qui arrivent à briller depuis de nombreuses années au plus haut niveau sans forcément refuser l’échange. À la petite différence près que l’Américain est doté d’un coup droit très puissant lui permettant de tourner autour de son revers. « Quand il arrive à le prendre, il fait régulièrement mouche », analyse Olivetti avant de poursuivre : « Anderson est une exception car il est solide des deux côtés avec un déplacement plutôt bon pour quelqu’un de son gabarit. » Une capacité à tenir la balle du fond du court combinée à un service détonnant qui ont permis au Sud-Africain de passer tout proche de soulever un trophée du Grand Chelem. La première fois à l’US Open en 2017 où il avait finalement été battu par Rafael Nadal en finale et la seconde fois à Wimbledon en 2018 face à Novak Djokovic.

2020 AUSTRALIAN OPEN John Isner (USA) Photo © Ray Giubilo

Défendre, le casse-tête des très grands

D’une manière générale, les Big Players ne sont pas réputés pour avoir de grandes qualités défensives. À l’image d’un Ivo Karlovic qui mise presque tout sur son service et sa volée. « C’est le genre de joueur qui va être obligé de porter ses services sans se faire breaker. Puis il va essayer de mettre un maximum de pression sur un tie-break. » Mais au-delà de la tactique, les « grands » ont, par comparaison aux joueurs plus complets, de nombreuses limites physiques. La rançon de la taille en quelque sorte. 

« On a un temps de réaction plus lent qu’un joueur qui fait 1,80 m. Le retour est plus difficile à appréhender. » Il peut même se transformer en un véritable casse-tête dans les mauvais jours. Parlez-en donc à John Isner. Demi-finaliste du tournoi d’Auckland début janvier, l’Américain n’avait marqué que six malheureux points en retour face à Ugo Humbert. Plus qu’insuffisant pour espérer l’emporter. Une mauvaise performance qui s’explique : « Il suffit d’être un peu fatigué nerveusement ou dans le mauvais timing et on peut se faire éclater », concède Olivetti. Outre le retour, les grands joueurs préféreront toujours contrôler l’échange afin de ne pas user leur capital physique, moindre que celui des joueurs de 1,80 m. « On est forcément moins à l’aise quand il s’agit de galoper. » Les balles basses, notamment au fond du court ou à la volée, représentent l’ultime calvaire pour eux. « User du slice est une tactique justifiée, car relever la balle et descendre sur les jambes nous demande des efforts supplémentaires. »

 

Toujours plus grands

Bien que le service soit une arme plus naturelle pour les Big Players, ils doivent donc composer avec des faiblesses physiques intrinsèques. « Il faut essayer de voir comment un grand joueur va utiliser ses forces à 200% tout en essayant de minimaliser les autres aspects de son jeu. » Un mal que des joueurs plus complets comme Federer, Nadal, Djokovic et consorts n’ont pas à combler. « L’idée selon laquelle un mec qui fait deux mètres a juste à bien servir pour gagner est fausse. Les gars qui vont gagner les tournois du Grand Chelem sont ultra-complets et bons dans tous les secteurs du jeu. » Et le ralentissement des différentes surfaces, comme ce fut encore le cas lors de l’Open d’Australie, ne devrait pas favoriser les « grands » à l’avenir. « Il est plus difficile d’obtenir des points gratuits derrière sa première balle. Il suffit de regarder Wimbledon pour le constater. Plus aucun joueur ne pratique le service-volée. » 

Reste que le service, qu’importe le joueur, est un atout précieux dans le tennis moderne. Et jamais n’y a-t-il eu autant de Big Players jouant les premiers rôles. De 1,82 m en moyenne en 1975, le top 30 culminait environ à 1,88 m fin 2019. Une courbe qui n’a cessé d’évoluer, hormis au début des années 2000. En 2015, elle a même atteint 1,90 m de moyenne avec des joueurs comme Karlovic, Isner, Anderson, Cilic, Berdych, Tomic, Raonic… Une lecture statistique qui laisse entrevoir de beaux jours aux Big Players. 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.

Noah Rubin
En mission

©Peter Wald

Avec Behind the Racquet, compte Instagram à succès, le jeune joueur de tennis américain offre la possibilité aux différents acteurs de son sport de raconter leur histoire. Tout en continuant de batailler pour atteindre le top 100.

Netflix n’a plus les faveurs de Noah Rubin. Le joueur de tennis new-yorkais a délaissé la plateforme américaine pour un autre passe-temps : Behind the Racquet.Janvier 2019. L’Américain, alors âgé de 22 ans, lance un compte Instagram. Pour lui, les joueurs et joueuses de tennis sont souvent réticents à confier publiquement leurs émotions, leur histoire : enjeu de sponsors parfois, pression permanente liée aux réseaux sociaux souvent. Mais Rubin en est persuadé : son sport est en train de mourir. « Le tennis ne grandira pas si on ne connaît pas les joueurs en tant que personnes. » Par ce canal, il veut offrir un espace aux différents acteurs du tennis et se mettre à hauteur d’hommes et de femmes, non de joueurs et de joueuses. « Je ne savais pas comment ça évoluerait, ce que les gens allaient en penser… » Rubin se livre le premier, sur sa peur de constamment décevoir ses proches. Accompagné d’un portrait avec le tamis de sa raquette qui recouvre son visage.

 

Un pionnier

Derrière la raquette : la solitude, la tristesse, le bonheur parfois. Entre autres histoires, le décès de la mère de Darian King, le bégaiement d’Ernesto Escobedo, l’AVC de la mère de Jamie Loeb… Rien ne nous est caché. Noah Rubin a été particulièrement bouleversé lorsque Jolene Watanabe, atteinte d’un cancer, a voulu que son histoire soit partagée sur son compte avant de mourir en juin 2019. « Ça m’a laissé sans voix. Que les gens consacrent du temps pour moi, c’est incroyable. » Le petit garçon de Long Island est un pionnier qui a saisi une opportunité. Celle d’offrir aux acteurs du tennis un espace pour s’exprimer. « Pionnier ? Je le suis en partie, oui », concède-t-il avec modestie, avant de poursuivre : « Quand j’ai pensé à l’idée, je me suis dit : ‘’C’est triste que ça n’existe pas déjà !’’ »

Une opportunité qui séduit, mais surtout aide la centaine de personnes rencontrées à ce jour. « Merci Noah de me donner la chance de raconter une partie de mon histoire que je cachais et avec laquelle je n’étais pas l’aise », avait réagi Taylor Townsend sur Twitter après avoir fait part de son mal-être par rapport à son poids.

Améliorer la santé mentale

Plus d’un an après, le désormais populaire compte Instagram possède plus de 28 000 abonnés, son site internet s’est diversifié avec du podcast – The Coffee Cast avec le journaliste américain Mike Cation – et sa ligne de vêtements en édition limitée (99 pièces) est quasiment écoulée. Preuve qu’il a visé juste.

Quand Noah Rubin n’est pas sur un court de tennis, il pense, vit et dort pour Behind the Racquet, qui le passionne et occupe le plus clair de son temps. Alors, forcément, les idées fourmillent. L’Américain voit en BTR un « potentiel de développement sans limites. Ce n’était pas l’idée de départ, mais évidemment, vu comment les choses avancent, BTR peut devenir sans aucun doute une entreprise dans le futur et même très rapidement ».

Un business qu’il n’a pu faire grandir seul. Il s’est entouré, en plus de son agent, d’un chef de projet, d’un webdesigner et d’un photographe, qu’il rémunère à la mission, avant de leur octroyer un pourcentage en cas d’éventuels bénéfices. Nul doute qu’il y en aura. Pour l’heure, il investit 10 % de ses revenus de joueur de tennis dans sa création.

 

Un rêve de film

Il attend désormais des investisseurs : « On est en discussion pour en trouver. » Toutes ses idées verraient alors le jour. D’abord sa ligne de vêtements qu’il a arborée à Melbourne, où il s’est incliné au premier tour des qualifications. Ensuite, le développement de sa collaboration avec Talkspace, une plateforme de thérapie en ligne et des stages pour enfants et joueurs sur le bien-être mental. Sans oublier ses projets artistiques : la sortie d’une série documentaire d’ici à l’US Open et l’ouverture d’une galerie d’art – une autre de ses passions – à New York pour une association caritative.

Rubin ambitionne même d’écrire un livre et de réaliser un film d’ici une dizaine d’années. « Le tennis n’est pas très bien diffusé à la télé. Je veux montrer à quel point c’est un sport formidable. »

Noah Rubin se sent investi d’une mission. Mais pas question de perdre de vue son objectif sur les courts : entrer dans le top 100. « Avec une équipe aussi motivée autour de moi, je me donne toutes les chances d’atteindre cet objectif. » Seulement voilà, au lancement de BTR, il était 123e mondial ; il est désormais au-delà de la 200e place et n’a plus de coach à l’année, de sa propre initiative. Il réfute tout lien. « Je peux être top 100 et m’occuper de Behind the Racquet. Je ne pense pas que l’évolution de mon classement ait quelque chose à voir avec ça. J’étais en difficulté avant Roland-Garros et BTR m’a aidé à apprécier de nouveau le tennis, j’ai une meilleure mentalité sur le court, j’aime ce que je fais. »

Un homme nouveau qui, à 23 ans, a déjà des idées très claires sur son après-carrière. Pas compliqué : «Behind the Racquet est un projet dont je pourrai m’occuper pour le reste de ma vie. Je suis chanceux, je n’aurai peut-être pas de job à trouver après ma carrière de tennisman », estime l’Américain, conscient d’avoir créé « quelque chose ». « Je crois tellement en BTR : c’est quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs. C’est incroyable, c’est pour ça que j’y crois énormément. BTR peut s’étendre à tous les sports, pour aider les gens, leur donner de l’espoir, pour que ça devienne un vrai moyen pour eux de livrer leurs émotions, leurs ressentis. Ça peut prendre bien plus d’ampleur que ça n’en a aujourd’hui. Aider au bien-être psychologique, parler de ces sujets poignants : il y a beaucoup à faire. » La révolution menée par Noah Rubin ne fait que commencer. 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.

LGBTennis 

L’exemple vient des femmes

© Alison Van Uytvanck

Megan Rapinoe n’était pas encore née que le tennis féminin s’emparait déjà de luttes sociétales porteuses d’avenir, parmi lesquelles celle de la liberté d’orientation sexuelle. Un statut pionnier qui a fondé toute la crédibilité et l’aura du tennis féminin – chez ces messieurs, c’est une tout autre histoire – en tant que sport gay-friendly. Panorama.

« On s’est moqué de moi pour mon physique, on m’a insultée parce que j’avais fait perdre de l’argent à des parieurs, mais jamais on ne m’a attaquée parce que j’étais homosexuelle. Quand j’ai fait mon coming out, à 22 ans, je n’ai eu que des retours positifs, du reste du circuit comme sur les réseaux sociaux – ce à quoi je ne m’attendais pas forcément. » Bien sûr, il faut résister à la tentation de simplifier l’histoire. Tout un contexte sociétal est passé par là. Mais quand Alison Van Uytvanck revient sur l’annonce publique de son homosexualité, effectuée il y a trois ans de cela, ce sont aussi quarante années d’héritage qui portent leurs fruits.

Pour le tennis féminin, 1981 est la date charnière. Cette année-là, à quelques mois d’intervalle, deux joueuses, et non des moindres, sont « outées » à leur corps défendant : une championne du moment, Martina Navratilova, et, plus qu’une championne, une légende, Billie Jean King, l’héroïne de la « Bataille des sexes » (si vous lisez ces lignes, vous connaissez forcément l’histoire de ce match phare de l’histoire du tennis). « C’était un moment horrible, se souvient King. Si vous êtes “outée”, c’est que vous n’étiez pas prête à dévoiler votre homosexualité devant le monde entier. Cela n’a pas été facile de trouver la bonne façon de réagir. Sans même parler de tous les sponsors perdus dans la foulée. Mais je n’allais pas démentir, même si je n’ai été réellement à l’aise avec cette dimension publique qu’à partir de la cinquantaine. Mais quand je vois les jeunes aujourd’hui dire “Untel est gay, et alors ?”, je me dis que ça valait la peine d’apporter ma pierre à l’édifice. » 

WIMBLEDON 2006 Saturday 8th July 2006 LADIES FINAL.MAURESMO Amélie wins her first Wimbledon in 3 set 2/6 6/3 6/4 © Ray Giubilo

« Megan Rapinoe avec 40 ans d’avance »

Car en décidant, au détriment parfois de leurs propres intérêts, d’assumer ce statut de porte-étendard qu’elles n’avaient pas choisi au départ, Navratilova et elle vont immensément faire bouger les lignes et ériger le tennis féminin en sport précurseur dans la reconnaissance et la tolérance vis-à-vis de ce qu’on ne nommait pas encore la communauté LGBT. « Il faut imaginer : “BJK”, c’est Megan Rapinoe avec 40 ans d’avance, avec le contexte que cela sous-entend et la difficulté d’être la première, tous sports confondus », souligne Stephanie Livaudais, qui a beaucoup écrit sur le sujet pour la WTA. Clairement, le tennis féminin n’en serait pas là sans elle. Ce constat vaut pour beaucoup de choses, et particulièrement pour ces valeurs progressistes qui ont contribué à définir la WTA alors que c’était encore un circuit émergent. Au-delà de ses accomplissements sportifs, elle a été une inspiration pour ce qu’elle est. C’est grâce à elle si ensuite toutes les générations de joueuses ont connu des coming out, y compris parmi les meilleures. »

Les graines semées, d’autres se sont chargées de les entretenir : de Gigi Fernandez à Rennae Stubbs, de Lisa Raymond à Amélie Mauresmo, les joueuses de premier plan n’ont jamais manqué pour assurer ces passages de relais générationnels… et ne sont probablement pas pour rien dans le fait qu’aujourd’hui, une dizaine de joueuses en activité ont effectué leur coming out. Sans forcément d’ailleurs – signe que les temps ont changé – que ce geste revête une dimension militante aux yeux des intéressées. Greet Minnen, compagne d’Alison Van Uytvanck : « Quand nous avons quelque part “officialisé” notre couple auprès du public (via un baiser en bord de court à Wimbledon après la qualification de la Belge pour les huitièmes en 2018, ndlr), nous voulions avant tout signifier notre bonheur et le partager. » Avant d’ajouter : « Mais c’est vrai que si nous pouvons aider d’autres personnes, leur dire de faire les choses comme elles le ressentent pour être bien dans leur peau… On a toujours besoin au départ de se raccrocher à un parcours inspirant. Et bien entendu, celui de Billie Jean King l’est particulièrement. Elle est un exemple. Si à notre tour nous pouvons inspirer d’autres personnes… »

 

« Les intéressées ne sont pas les seules à se sentir concernées »

Et puisque le tennis féminin reste en pointe (et vigilant !) sur le sujet, divers tournois des US Open Series (San Jose, Toronto, Cincinnati et US Open) ont proposé l’an passé des Pride Days sur leur site même : ici en offrant un stand à des associations LGBT, là en organisant une table ronde impliquant les sportifs, ou en distribuant des poignets arc-en-ciel aux spectateurs… « Il s’agit d’offrir de la visibilité, explique Jeff Donaldson de Tennis Canada. C’est important que les tournois aussi martèlent combien le tennis reste un espace amical pour la communauté LGBT. »

Les tournois, ainsi que l’ensemble de la communauté des joueuses : « J’ai vu Karolina Pliskova porter un de ces poignets et expliquer qu’elle voulait être une alliée pour tous les gays qu’elle connaît, y compris parmi ses proches, témoigne Stéphanie Livaudais. Il y a réellement une culture inclusive à la WTA : les intéressées ne sont pas les seules à se sentir concernées. C’est ce qui permet d’avoir une condamnation rapide et unanime des propos d’une Margaret Court, par exemple 1. Tout n’est pas parfait, bien sûr, j’imagine que dans certains pays faire son coming out demeure inconcevable… mais le tennis féminin me semble largement exemplaire à refléter la tendance progressiste de nos sociétés. »

Martina Navratilova (USA) WIMBLEDON 1980, Archive Angelo Tonelli © Ray Giubilo

Jouer contre sa moitié, jouer avec ? Le dilemme (le crève-cœur ?) du tennis

Reste une particularité – un paradoxe ? Opposition directe individuelle, communément considérée comme ce qui se rapproche le plus de la boxe, le tennis était probablement le sport le plus terrible pouvant potentiellement mettre face à face deux personnes en couple à la ville. Rennae Stubbs a partagé sa vie pendant sept ans avec Lisa Raymond – soit deux numéros un mondiales de double à la maison. Elle confirme à quel point la situation peut être difficile : « Au début, nous ne jouions pas ensemble. Quand, un jour, nous avons dû nous affronter, ça a été l’horreur émotionnellement. Je jouais avec Lindsay Davenport, Lisa avec Gabriela Sabatini. La pluie nous renvoie à l’hôtel sans que le match se termine. Nous étions horriblement énervées, chacune pensant qu’elle aurait déjà dû gagner. La scène était un vrai cauchemar ! Le match en plus s’est fini avec des balles de match sauvées par les gagnantes… On s’est dit : “ok, plus jamais ça, il faut qu’on joue ensemble.” »

Le bilan s’est avéré largement positif… même si la fin de leur couple a précipité celle de leur association fructueuse : « Cela nous a tellement réussi qu’on a gagné 17 tournois en deux ans, dont trois du Grand Chelem. Mais c’est un vrai effort de gérer le fait d’être partenaire à la ville et sur le court. L’avantage immense est de vivre ces moments avec la personne qui compte le plus pour vous. La vie sur le Tour est difficile, alors c’est une force de partager tout ça au quotidien. L’inconvénient est que la fin de notre couple a aussi été la fin de notre équipe. Nous n’avons rejoué ensemble que bien plus tard, en 2010. Et c’était chouette d’à nouveau partager ça. Lisa a été ma meilleure partenaire de double, et elle est toujours une de mes meilleures amies. » Comme Martina Navratilova n’a cessé de le dire durant toutes ces années : « Le sexe de la personne que l’on chérit est-il si important ? Ou l’important n’est-il pas d’avoir quelqu’un à chérir ? »

 

Côté masculin, circulez, y’a rien à voir… Jusqu’à quand ?

Difficile d’imaginer plus grand écart entre les circuits ATP et WTA puisque officiellement, chez ces messieurs, aucun joueur n’est gay ! Les plus grandes figures homosexuelles masculines renvoient à l’ère du tennis en noir et blanc et à convoquer les figures de Bill Tilden (dix titres du Grand Chelem dans les années 1920) et de l’Allemand Gottfried von Cramm, champion 1934 et 1936 de Roland-Garros. Dans l’ère moderne, seul l’Américain Brian Vahaly, 57 e mondial en 2003, a fait son coming out… en 2017, soit bien après sa retraite.

Son analyse : « J’aurais certainement été un joueur plus heureux si je l’avais fait pendant que je jouais. Mais chez les hommes le sujet reste tabou, d’abord parce qu’il n’y a pas d’exemples, personne de qui s’inspirer. Et comme on a déjà beaucoup à faire avec soi-même, à se battre avec ses propres contradictionsma foi catholique dans mon cas–,c’est compliqué de s’exposer en plus au regard des autres. J’avais aussi peur : peur des réactions des collègues, des sponsors, des fans… La crainte d’être ostracisé l’emporte. Le sport masculin véhicule une image de virilité. Qui veut assumer d’être le premier gay d’un univers où le chambrage se fait souvent par allusions homophobes ? C’est ça la culture du sport masculin. Mais ma conviction est que c’est le bon moment si quelqu’un veut faire son coming out. Bien des exemples issus d’autres sports, de la NBA ou de la NFL, ont démontré que le sport masculin est prêt. Le tennis a juste besoin de celui qui fera le premier pas. » 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.

1 Désormais pasteure pentecôtiste, Margaret Court a souvent été créditée de sorties homophobes, au point que les organisateurs de l’Open d’Australie se sont sérieusement interrogés sur la façon de commémorer les 50 ans de son Grand Chelem calendaire de 1970, pour finalement y accorder nettement moins d’écho qu’à la célébration de celui de Rod Laver en 2019.

MAYLEEN RAMEY 

« Si les joueurs sont heureux, je suis heureuse ! »

Présentatrice avec une expérience tant dans le tennis que dans le divertissement, Mayleen Ramey a lancé Outside the Ball. À travers une chaîne YouTube, un site et les réseaux sociaux, OTB dévoile aux fans les à-côtés de notre sport. Des courts aux tapis rouges, Mayleen explore l’envers du décor en compagnie des meilleurs joueurs de la planète.

Courts : Pourquoi le tennis ?
Mayleen Ramey : Le tennis a toujours fait partie de mon monde et a façonné ma vie de manière significative. J’étais entraînée par ma mère et j’avais un assez bon niveau chez les juniors, mais après des années d’entraînement, j’ai décidé de prendre du recul par rapport au sport pour me concentrer sur l’université puis sur ma carrière de présentatrice télé. J’ai travaillé pour MTV, ESPN et E! : un jour, j’ai passé un entretien pour animer une émission mêlant tennis et voyage intitulée Destination Tennis. Décrocher ce job a changé le cours de ma vie et m’a ramenée sur le court. Pendant les trois années suivantes, j’ai voyagé à travers la planète pour connaître de multiples expériences du type : « Les vacances tennis à faire au moins une fois dans sa vie. » J’ai joué sur l’ocre du Monte-Carlo Country Club avant de louer une Ferrari pour la piloter sur le circuit de F1, j’ai tapé la balle avec Guillermo Vilas à Buenos Aires avant d’apprendre à faire des empanadas avec un chef local… J’ai vécu le rêve de chaque joueur de tennis !

Quand l’émission s’est arrêtée, je suis retournée dans le divertissement en tant que présentatrice pour OK! TV, mais le monde du tennis me manquait terriblement. Donc, en 2015, j’ai lancé une chaîne YouTube, Outside the Ball, qui s’intéresse à la vie des pros hors du court, au fun et au côté glamour du sport. Et je n’ai jamais quitté le tennis depuis ! En fait, la réponse courte serait : « Je n’existerais pas sans le tennis. » Parce que mes parents se sont rencontrés sur un court de tennis. Ils ont été « piégés » dans un rencard arrangé… et on connaît la suite !

C : Quels sont vos plus anciens souvenirs de ce sport ?
M.R. : J’avais trois ans, nous vivions en Équateur à cette époque. Nous étions dans le jardin et ma mère me donnait mon tout premier cours de tennis. Mon père a capturé tout ça en vidéo. Je lui disais à quel point « mon revers est bon » tout en brandissant une raquette géante, presque plus grande que moi, avec le sourire jusqu’aux oreilles.

C : Qu’espérez-vous que les joueurs révèlent à propos d’eux-mêmes ? Et que cela peut-il nous apprendre sur vous ?
M.R. : Quand j’interviewe les joueurs, j’aime discuter des choses qui les passionnent parce que c’est à ce moment qu’ils sont le plus eux-mêmes, que nous rions le plus aussi, et c’est ce que les fans adorent voir. Je suppose que ça montre que j’aime les bons moments, les good vibes : si les joueurs sont heureux, je suis heureuse.

C : Qu’est-ce qui sépare Outside the Ball de la compétition ?
M.R. : Nous ne sommes affiliés à aucune organisation, aucun tournoi. Nous sommes juste des fans de tennis qui produisent du contenu pour d’autres fans. À ma connaissance, nous sommes la seule chaîne qui traite – à travers un compte YouTube et les réseaux sociaux – le tennis de cette façon, avec autant d’accès exclusif aux pros, aux soirées, afin de proposer un contenu original chaque semaine. De plus, nous lançons une émission sur beIN SPORTS USA, Canada, Australie et Turquie ce mois-ci. 

C : Quels sont le joueur et la joueuse qui vous fascinent le plus ?
M.R. : Serena. En tant que femme, athlète et entrepreneuse, elle m’inspire. Je suis en admiration totale devant elle. Et Gaël Monfils. J’adore le regarder jouer. Il dégage une énergie électrisante mêlée de calme et de cool attitude, à la fois sur et en dehors du court. Et nous sommes tous obsédés par G.E.M.S. Life (le compte Instagram commun d’Elina Svitolina et Gaël Monfils), non ?

C : Quels joueurs vous ont le plus fait rire ?
M.R. : Mes interviews sont plutôt légères et enjouées, donc on rigole pas mal en général. Je dirais que mes « moments-LOL » favoris sont : avoir déguisé Grigor Dimitrov, le karaoké avec Serena et amener tout un tas de joueurs de l’ATP à une audition pour un James Bond. Si vous êtes curieux, vous pouvez regarder tout ça sur notre chaîne YouTube et notre site.

C : Votre match de tennis préféré ?
M.R. : J’étais à Wimbledon en 2013, quand Andy Murray a battu Novak Djokovic en finale pour devenir le premier vainqueur britannique depuis 77 ans. L’ambiance était incomparable, c’était incroyable de voir l’histoire du tennis s’écrire sous mes yeux.

C : Quelle est votre surface favorite, et pourquoi ?
M.R. : Je me sens plus à l’aise sur dur, parce que c’est là-dessus que j’ai grandi. Mais je suis attirée par la nostalgie et la beauté des autres surfaces. Quand je suis sur terre battue rouge (la terre battue nord-américaine est verte), c’est toujours une expérience inoubliable dans un lieu magique. J’adore la vibration et la sensation sur terre rouge, et, en plus, je peux y jouer pendant des heures sans ressentir la moindre douleur. Mais le gazon, pour moi, est le symbole ultime de ce sport et de son histoire. Chaque fois que j’entre sur le Centre Court de Wimbledon, j’ai la chair de poule.

C : Pour le double de vos rêves, quel serait votre partenaire et quelle paire de joueurs ou de célébrités affronteriez-vous ?
M.R. : J’ai vu le Match in Africa avec Federer et Bill Gates contre Nadal et Trevor Noah (acteur et humoriste sud-africain également connu aux États-Unis). Ça, c’est ce qu’on peut appeler un casting cinq étoiles. Roger et Rafa, évidemment, feraient partie du match de mes rêves. Qui sait quand nous aurons la chance d’assister à un nouveau Fedal ? Ce qu’ils ont accompli et continuent de faire est considérable. Et le quatrième serait un de mes modèles… Billie Jean King ! Nous ferions un mini-championnat en alternant les partenaires – comme ça j’aurais la chance de jouer avec chacun d’eux – et nous reverserions l’argent à une œuvre de charité. Après ça, nous irions rigoler autour d’un hamburgers-frites. La journée parfaite. 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.

À Tarbes, de A à S

© Les Petits As

D’après une légende bien plus proche de la fable que d’une quelconque réalité historique, Tarbes naquit d’un chagrin d’amour. Celui d’une reine repoussée par un prophète. Altesse d’Éthiopie, Tarbis, jadis, offrit son cœur à Moïse. Insensible à ses charmes, ce dernier, sans même le saisir, parvint à le briser. S’il était capable d’écarter les eaux de la mer Rouge, il pouvait aussi faire couler des torrents des yeux d’une femme. Inconsolable, celle-ci abandonna son trône pour sécher ses larmes par l’exil. Après avoir traversé fleuves et montagnes, elle mit fin à ses pérégrinations au pied des Pyrénées, sur les bords de l’Adour. Venue avec elle, Lorda, sa sœur, s’établit sur le Gave. Ainsi, en même temps que Tarbes s’éleva Lourdes. Désormais, et depuis belle lurette, les Hautes-Pyrénées ne comptent plus de reines, du moins officielles, parmi leurs atouts. Mais chaque année depuis 1983, on peut y trouver des Petits As. 

Véritable championnat du monde des douze à quatorze ans, le tournoi des Petits As se déroule la dernière semaine de janvier. Venus des quatre coins de la planète, les graines de champions poussent sur les courts du Parc des expositions de Tarbes. Chacun, par sa culture, sa langue, son style, sa personnalité peut sembler radicalement différent de son adversaire, mais un rêve commun les unit : éclore au point de devenir aussi grand et fort que les anciens participants. Ceux qui, au même moment, font crisser leurs semelles sur le dur de l’Open d’Australie dont les matchs sont diffusés sur l’écran géant du complexe. Garbiñe Muguruza, Simona Halep, Cori Gauff, Novak Djokovic, Rafael Nadal, Roger Federer, Dominic Thiem, Alexander Zverev… Performants à Melbourne en 2020, tous sont passés par la Bigorre à l’adolescence. 

Si Tarbaises et Tarbais ont la chance d’applaudir les futures stars du tennis, c’est à l’origine grâce à une idée de Jacques Dutrey. Travaillant dans un magasin de sport, il concrétise le concept avec deux partenaires mordus de tennis jusqu’au sang : Hervé Siméon, le mari de sa frangine, Claudine, et Jean-Claude Knaëbel, son patron, également à la tête de plusieurs supermarchés Leclerc dans la région. En 1990, Hervé est emporté par une foutue maladie à seulement 35 ans. Claudine, membre de l’organisation depuis la création, souhaite faciliter la continuité du tournoi et intègre la direction. Par la suite, elle se remarie. Avec Jean-Claude, que les drames de la vie ont aussi fait veuf. Les Petits As, c’est une histoire familiale émouvante digne d’être adaptée par Netflix pour toucher les spectateurs en plein cœur.

Succès populaire dès ses débuts, la compétition accueille d’abord quatre pays. Sur un court, devant une tribune pouvant recevoir 300 passionnés. « À la base, nous faisions des petits tournois locaux, expliquent Jean-Claude et Claudine. Nous sommes allés voir la Fédération, et nous leur avons expliqué que nous voulions créer un tournoi international minime. Parce qu’en mimine, ce sont encore des enfants mais ils jouent déjà très, très bien au tennis. L’idée leur a plu et ils nous ont donné les coordonnées de plusieurs pays : Espagne, Belgique et Tchécoslovaquie. La première édition s’est jouée avec ces trois nations, plus la France. Dès la première année, le tennis-fauteuil était présent. D’abord sous forme d’exhibition, puis c’est devenu une compétition. Aujourd’hui, c’est un Masters juniors (18 ans et moins, avec les huit meilleurs garçons du classement mondial, et les quatre meilleures filles). » 

© Les Petits As | Rafael Nadal, vainqueur en 2000, est l'un des chouchous des organisateurs.
© Les Petits As | Poing serré avec le pouce posé sur l'index : la marque de fabrique de Richard Gasquet depuis ses plus jeunes années. Il l'emporte en 1999.
© Les Petits As | Lèvres pincées, Andy Murray, finaliste 1991, essayait peut-être de prononcer le nom de son tombeur : Alexandre Krasnoroutskiy.

Plus on est de fous, plus on rit

Aujourd’hui, on dénombre 45 nationalités, 42 tournois pré-qualificatifs, deux phases de barrages internationaux – l’une aux États-Unis, l’autre en Asie –, 64 participantes dans le tableau final féminin, 64 côté masculin. Neuf courts sont répartis dans trois halls. Le principal comprend le central, dont la configuration pour les finales permet de recevoir 3 000 âmes, deux terrains sans couloirs, style vintage, et le village. Là où une odeur de sucre, gaufre, crêpe et autres gourmandises se mêle aux stands des exposants, vient titiller les narines d’enfants tout sourire au milieu des nombreuses activités. Escalade, trampoline, mini-tennis, simulateur de vol, tennis de table… Rien n’est payant. C’est l’un des principes fondateurs des Petits As. « Nous tenons à ce que l’entrée, les jeux, les places en tribunes, soient et restent gratuites du premier jusqu’au dernier jour », insiste Jean-Claude Knaëbel. 

Si cette philosophie tient, c’est en grande partie grâce aux bénévoles. Un essaim de 160 bénévoles qui travaillent sans ménagement pour la ruche. « Les journées commencent à sept heures, voire un peu avant, et se terminent après 23 heures », nous confie un membre de l’équipe des chauffeurs présent chaque année à Tarbes depuis plus de vingt éditions. Comme lui, beaucoup reviennent année après année. Leur mémoire grouille de souvenirs. « Monfils, c’était un sacré zigoto. Il mangeait tout le temps des bonbons et oubliait les papiers dans la voiture. Je lui disais : “Oh ! Faut ramasser !”Et il me répondait : “Oui, monsieur. Pardon, monsieur”, tout innocent. » En plus d’anecdotes rigolotes, certains sont riches d’expériences fabuleuses. À l’instar de Christian Prévost. En 2010, lors de ses débuts comme responsable de la réservation des entraînements après trois années en tant que standardiste, il devient le porte-bonheur de Borna Ćorić.

 « Il avait perdu en finale en 2009 (contre le Serbe Nikola Milojević, lui aussi devenu pro), se remémore celui qu’on surnomme la tour de contrôle. Il revient avec le statut de tête de série no 1 ou 2, et tombe contre un très grand Japonais au deuxième tour. Là, un copain me dit : “Si tu veux voir jouer Borna, dépêche-toi. Il a perdu le premier set et l’autre sert le plomb.” » Christian suit le conseil. Il va se mettre en tribune. Subitement, Ćorić « joue le feu et gagne 3 et 1 dans les deux manches suivantes ». Un peu plus d’une demi-heure après la victoire, le Croate vient voir Christian. Pour réserver un terrain, pense ce dernier. Mais non. « Mon père et mon coach boivent le champagne, ils voudraient que tu viennes trinquer avec eux », lui lance le jeune homme. Champenois d’origine, Christian ne peut refuser. « Dès que tu es arrivé, que tu l’as applaudi, mon gamin a complètement changé, lui dit alors le paternel. Si tu le veux bien, j’aimerais que tu sois assis à côté de moi à chaque match. » 

Avec grand plaisir, le surnommé « Kiki » accepte. Jusqu’en demi-finale. Le futur tombeur de Roger Federer en finale de Halle 2018 affrontant alors un Tricolore, il se sent obligé de prendre du retrait. « Je me voyais mal être vêtu de la tenue des Petits As pour soutenir un Croate sous les yeux du public français, justifie-t-il. Donc j’ai dit au papa que je regarderais depuis la passerelle (plus en hauteur, à l’écart des tribunes), pour que son fils puisse quand même me voir. » Charme rompu. Il s’incline contre Quentin Halys, qui soulève le trophée le lendemain. Sans rancune. En 2015, Ćorić reçoit une wild card pour l’ATP 250 de Marseille. Devenu proche de Nikola Horvat – l’ancien coach du natif de Zagreb – au point d’assister à son mariage, Christian reçoit une invitation de sa part. « J’ai sauté dans une voiture et j’y suis allé, s’enthousiasme-t-il. Borna a perdu au deuxième tour contre Gilles Simon (futur vainqueur), mais c’est un super souvenir ! » Tout comme ceux de Julia Bensoussan. 

© Les Petits As
© Les Petits As | Brenda Fruhvirtová et Oleksandr Ponomar, duo gagnant de l'édition 2020.
© Les Petits As | Comme sur le court, Martina Hingis, titrée en 1991 et 1992, sait déjà tout faire : tenir le bouquet par le bras, le trophée dans une main, le micro dans l'autre et garder le sourire pendant le discours. #CouteauSuisse

Borg contre Gerulaitis : la bataille de boules de neige

Traductrice des Petits As, c’est elle qui aide à gérer les demandes, le quotidien de Björn Borg et Vitas Gerulaitis lorsque ceux-ci débarquent pour une exhibition. « À la fin de leur séjour, je les ai déposés à laéroport, se souvient-elle. Puis Björn Borg m’a téléphoné pour dire qu’il y avait un problème avec le jet privé. Il trouvait les montagnes magnifiques et voulait profiter de ce retard pour aller skier. C’était une période de vacances scolaires et les routes étaient fermées, mais heureusement le préfet était à côté. Il a dit : “Ne vous en faites pas, on va ouvrir la route.” » Alors ils sautent dans une voiture, direction les pistes. « Un moment, il a fallu s’arrêter pour demander aux gendarmes de relever la barrière. Quand je suis descendue de la voiture, ils (Borg et Gerulaitis) ont fait pareil. Ils se sont mis à jouer comme des gamins en s’envoyant des boules de neige (rire) ! » Une fois arrivés, ils profitent des vastes étendues blanches. Mais le chauffeur, lui, ne peut attendre. Il doit redescendre. Au retour, il faut utiliser un autre moyen de transport.

« Pour partir, nous avons pris un hélicoptère, ajoute Julia. On s’est posé à l’aéroport de Lourdes, où un autre avion privé avait été envoyé. Borg m’a pris dans ses bras en me disant : “Merci pour tout.” Il m’a fallu une semaine pour m’en remettre (rires) ! » Cette folle journée date de 1988. Deux ans après les débuts de Julia comme bénévole, en 1986, l’année du sacre de Michael Chang. Au cours de la semaine, l’Américain se lie d’amitié avec une des filles de Julia, du même âge que lui. Il dîne chez les Bensoussan, fait des sorties avec eux. Les liens tissés sont d’une solidité telle que même le temps ne parvient pas à les desserrer. En mai 1988, Chang, seize printemps, joue son premier Roland-Garros. « Sa mère m’a téléphoné, raconte Julia avec toute la classe de son accent anglais natal. Elle m’a demandé si nous voulions venir, alors nous sommes montées à Paris. Il est allé jusqu’au 3e tour, où il a perdu contre John McEnroe sur le Court no 1. » 

La saison suivante, celle du sacre du « petit Michael », plus jeune vainqueur sur l’ocre parisien, rebelote. L’invitation est renouvelée. Julia et sa fille sont aux premières loges. « En finale, nous étions dans le box des joueurs, à côté de sa maman. C’était extra ! C’est quelque chose que je n’oublierai jamais. » Les directeurs des Petits As sont également de la fête. Quelques années auparavant, ce sont eux qui lancent une invitation au futur numéro deux mondial. De passage en Floride pour assister à l’Orange Bowl et repérer des jeunes talents, ils tombent sur Mme Chang. « Elle était en train de regarder jouer son fils, et j’ai dit à mon mari de l’époque (Hervé Siméon) : “Il faut que tu ailles la voir pour les faire venir à Tarbes”, détaille Claudine Knaëbel. Ça na pas été difficile de les convaincre, il y a eu un très bon contact humain », ajoute Jean-Claude. Résultat, en 89, cette relation privilégiée leur permet de braquer les projecteurs sur les Petits As. 

Curieux de savoir qui sont ces gens aux côtés de Betty Chang, les journalistes surgissent. Ils posent leurs questions en anglais et, surprise, les interlocuteurs répondent en français. Profitant d’une audience colossale, ils racontent leur histoire et font découvrir les Petits As au grand public. Le second coup de projecteur survient grâce au talent féminin le plus précoce de l’histoire : Martina Hingis. Avant de devenir la plus jeune gagnante d’un tournoi du Grand Chelem dans l’ère Open, à seize ans et presque quatre mois – seule Charlotte « Lottie » Dod sacrée à Wimbledon en 1887 fait mieux toutes époques confondues – et numéro un mondiale à un âge record deux mois plus tard, la Suissesse marque les esprits lors de son passage à Tarbes. 

 

Hingis et Chang, les projecteurs

« Elle est venue trois ans de suite, en avance par rapport à sa catégorie, les années de ses dix, onze et douze ans, rappelle Jean-Claude Knaëbel. Et elle fait le doublé 1991-1992 (avant même de fêter ses onze et douze ans, puisque née en septembre 1980)! » Julia Bensoussan, elle, garde en mémoire « une petite poupée à peine plus grande que sa raquette, très protégée par sa maman. Elle n’avait pas beaucoup de force, mais elle était très maligne. » « C’était un petit bouchon, ajoute Eric Wolff, cordeur du tournoi depuis la troisième saison, qui reste également marqué par une autre jeune fille. Kournikova (gagnante 1994) : petite emmerdeuse. Avec elle, attention ! Il fallait que le nœud (du cordage) soit toujours du même côté, que la raquette soit toujours cordée dans le même sens. Une casse-pieds. » La superstition, peut-être. Ou le souci du détail poussé à son paroxysme, presque obsessionnel, pour gagner le moindre pas possible sur le long chemin menant au haut niveau.

Tout au long de la semaine, les doigts d’Eric courent, dansent sans relâche pour accorder les instruments des jeunes virtuoses. « La veille du premier tour du tableau final, toutes les raquettes sont arrivées d’un coup, relate-t-il. J’ai cordé jusqu’à une heure du matin, il fallait que tout soit prêt pour le lendemain. » S’il n’a pas une minute pour regarder les matchs, sauf en fin de tournoi, il s’estime privilégié par le contact qu’il a avec les enfants. « Moi, j’ai gardé l’esprit gamin. Quand ils viennent me voir, c’est de la camaraderie. On fait des blagues. Ce sont vraiment de très bons moments avec eux ! » Néanmoins, Eric regrette la raréfaction de ces discussions badines. « Quelques années en arrière, on voyait tous les gamins dans les allées. Tout le temps. Ils étaient avec des glaces, des crêpes et compagnie. Aujourd’hui, ils sont tellement canalisés par leurs entraîneurs qu’une fois le match fini, c’est terminé, on ne les voit plus. On les met “à l’abris”. Mais c’est comme ça. C’est le professionnalisme, déjà, comme je dis. » 

« Cette évolution vers la professionnalisation est énorme, confirme Jacques Dutrey. Au départ, ils n’avaient qu’un coach pour les accompagner. Puis les préparateurs physiques, les agents sont arrivés, et maintenant, depuis quatre ou cinq ans, ils ont aussi des préparateurs mentaux. » Parce que le tennis est de plus en plus concurrentiel. Dure réalité mathématique : le nombre de places dans le top 100 ne change pas alors que la quantité de prétendants ne cesse de croître. L’importance d’un événement comme les Petits As, où tous les observateurs sont présents, couplée à la tension de la compétition, aux enjeux, peut générer une certaine nervosité. « Tu nous as volé le match ! C’est très moche ce que tu as fait, tu es un voleur ! », lâche un entraîneur pris de colère et de déception à l’encontre de l’arbitre à la suite de la défaite de sa joueuse.

Entre eux, les jeunes s’observent, se jaugent. “Why is he so tight? (« Pourquoi est-il si tendu ? »), glisse un espoir américain à un autre au sujet de l’attitude d’un des adversaires de double de leurs compatriotes alors en piste. Dans le hall principal, les rencontres sont filmées et vendues pour quinze euros. Certains futés en profitent. Ils achètent les matchs des rivaux et s’adonnent à des séances d’analyse tactique. Un truc d’entraîneurs, aussi. À Tarbes, ils vivent une expérience professionnelle et humaine essentielle. « Je suis venu avec le numéro un chinois de la génération 2006 – Jingpeng Tang –, qui a malheureusement perdu au deuxième tour des qualifications, mais je suis resté pour la suite », nous précise Jérémy Paisan, responsable des moins de 14 ans garçons au sein de la Rafa Nadal Academy. « J’observe le niveau international, parce que ça m’intéresse, et parce que l’académie me demande de regarder comment ça se passe. »

Aux Petits As, tout le monde apprend

« Je regarde tous les matchs, poursuit le Français de 24 ans pour qui le coaching est une vocation, une passion, depuis l’adolescence. Je veux voir ce qui se passe, me spécialiser encore plus, apprendre. Et je prends des informations pour l’académie. Un coach de tennis est tout le temps en formation. Il doit chercher à s’améliorer tous les jours. C’est ce que je pense, c’est ce que Toni (Nadal, directeur de l’académie) pense, c’est ce que tout le monde pense. Je suis là pour m’améliorer en tant que coach, mais aussi en tant qu’être humain. Je peux observer comment ça se passe selon les différentes cultures. Les Tchèques, par exemple, jouent super bien. C’est incroyable ce qu’ils sont en train de faire. Chez les filles, c’est monstrueux. » Bien vu. Trois jours plus tard, une Tchèque triomphe. Brenda Fruhvirtová, pas encore treize ans, succède à sa sœur, Linda, gagnante 2019. Une première dans l’histoire du tournoi.

Semblant capable de claquer une infinité de frappes en cadence avec la régularité d’une machine infaillible qui cherche constamment à déborder l’adversaire, Brenda, petite blondinette membre de l’académie Mouratoglou, doit quand même batailler dès les quarts de finale. Face à Sarah Iliev, meilleure Française de la compétition, elle efface une balle de quatre jeux à deux contre elle dans la dernière manche avant de finir par lever les bras, exténuée. « Les Petits As, ça permet de se mesurer à des joueuses qu’on n’affronte pas tous les jours et de prendre des repères par rapport à elles, analyse Sarah, gabarit léger au jeu malin fait de variations et d’amorties bien senties. On rencontre aussi de nouvelles personnes, on se fait de nouveaux amis. C’est une super ambiance. » Un avis partagé par le protégé de Jérémy Paisan. « Il (Jingpeng Tang) a vraiment apprécié, confirme son entraîneur. J’ai eu un très, très bon retour, y compris du papa qui m’a appelé pour relayer la joie de son fils malgré l’élimination précoce. » 

Chez les garçons, dont certains spécimens aux épaules robustes, comme le Français Théo Papamalamis, quart de finaliste, peuvent déjà faire siffler des premières balles à plus de 190 km/h, c’est Oleksandr Ponomar qui sort vainqueur. Ambidextre de quatorze ans jouant de la main gauche, le longiligne Ukrainien donne l’impression de ne jamais forcer le moindre coup. Grâce à ce style tout en relâchement, il est le premier représentant de son pays à remporter le trophée. Une coupe rappelant le Saladier d’argent, sans son socle lourd du poids de l’histoire, faisant office d’unique récompense. Ici, pas d’intérêt pécuniaire. Seul le prestige prime. Celui du titre officieux de champion du monde de la catégorie. « Les Petits As – Le Mondial Lacoste », tel est d’ailleurs le nom officiel du tournoi. « Nous avons souhaité nous associer à une épreuve de qualité qui rassemble l’élite de la jeunesse mondiale », nous éclaire la marque, partenaire-titre depuis 2015.

 « C’est le championnat du monde des douze à quatorze ans, le tournoi de référence de cette tranche d’âge. Il est synonyme d’excellence. C’est aussi une belle opportunité, pour nous, de rencontrer l’élite de demain. Être partenaire du tournoi, cest loccasion de transmettre les valeurs portées par René Lacoste. Cest important de se connecter à cette génération, à des jeunes que nous espérons retrouver sur de longues carrières. » Dans la cité où Tarbis termina son odyssée, les Petits As poursuivent la leur. Mais tous, comme l’ancienne reine d’Éthiopie, doivent fuir les prophètes. Ceux qui, sentencieux, annoncent en fonction des résultats de l’instant monts et merveilles ou désillusion assurée. Certains vainqueurs épastrouillants comme Carlos Boluda, auteur du doublé 2006-2007, n’ont jamais atteint la gloire prédite. D’autres, à l’instar de Roger Federer, participant « turbulent » – dixit Jean-Claude Knaëbel – battu au 3e tour en 1995, ont vite séché leurs larmes pour bâtir un empire d’une ampleur imprédictible. 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.

ANNA CARLSON

« Les terrains sont un langage »

© Anna Carlson

Anna Carlson est une artiste multidisciplinaire de Brighton, au Royaume-Uni. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est son exploration artistique des terrains, dont, évidemment, les courts de tennis. Son projet intitulé « COURT » autopsie leurs géométries, leurs couleurs et leurs surfaces sous différentes formes : peinture, photographie, sérigraphie… C’est aussi une façon d’interroger le rôle du sport dans notre mémoire, collective et individuelle. « Les terrains sont un langage », nous a expliqué Anna Carlson, et c’est une très bonne raison d’en discuter davantage.

Courts : En quelques mots, pouvez-vous nous résumer votre parcours avant de commencer votre travail sur les courts ?
Anna Carlson : J’ai toujours créé. J’ai étudié au Kent Institute of Art and Design (KIAD) et j’ai suivi de nombreux cours dans des disciplines aussi différentes que la sculpture, l’architecture d’intérieur et la confection de meubles. Au-delà de ça, même si cela n’a jamais été un day job, ça a toujours été présent dans ma vie quotidienne. J’en ai besoin… comme faire du sport et bien dormir ; ça me rend heureuse et en bonne santé.

C : Vous vous rappelez le moment où vous est venue l’idée d’explorer le sujet des terrains ?
A.C. : L’étincelle est venue en voyant une photo du sol d’un gymnase scolaire. C’était une image très simple, du rond central d’un terrain de netball. Ça a tout de suite titillé ma curiosité et j’ai commencé des recherches sur tous les terrains de sport. J’y ai trouvé une grande variété de couleurs. Ça me rend à la fois nostalgique et joyeuse : des souvenirs de vie en communauté, à l’école, avec des règles mais aussi du jeu.

C : Mais en quoi leur esthétique est-elle si particulière ?
A.C. : La disposition, la surface, les lignes conçues à la machine mais parfois à la main, parfaitement imparfaites… c’est un langage. Les terrains sont réfléchis : ils ont accueilli et accueilleront des gens. Ils sont accueillants mais, en même temps, ils contrôlent puissamment le mouvement humain. Ils évoquent l’esprit collectif, la communauté, l’individualisme, le jeu, le travail.

C : Avec quelle forme d’art avez-vous commencé ce travail et comment a-t-il évolué ?
A.C. : J’ai commencé en peignant des petits courts extérieurs, sur le sol d’un terrain vague à Brighton. Puis j’ai commencé des peintures en intérieur, sur des panneaux en bois ou que je fabriquais avec du parquet. Ensuite de la sérigraphie sur de l’acétate. J’apprécie le dessin technique, j’aime ses imperfections qui contrastent avec le côté aseptisé d’un dessin par ordinateur. J’aime que les lignes que je dessine ne soient pas parfaites, qu’il y ait un côté humain.

© Anna Carlson

C : Vous créez d’ailleurs tout à la main.
A.C. : Oui, c’est comme comparer le fait de jouer à un sport sur ordinateur par rapport à jouer dans la vraie vie, avec son corps. Je ressens la même satisfaction en créant avec mes mains. L’année dernière, j’étais en résidence à Mexico City où j’ai commencé à explorer le travail en 3D, en faisant des coupes au laser, avec pour résultat des sculptures obscures. Depuis, j’explore d’autre matériaux. Ma préférée pour l’instant, c’est une pièce que j’ai travaillée avec une fonderie de métal locale pour mouler un terrain de tennis à partir de raquettes en aluminium fondues. C’était un processus compliqué, que j’ai dû apprivoiser en le répétant, mais c’est très gratifiant.

C : Vous évoquez les raquettes, vous êtes aussi une joueuse ?
A.C. : Je suis une grande fan et j’adore suivre les grands chelems. C’est le seul sport que j’aimais regarder petite. J’ai toujours trouvé cela à la fois excitant et apaisant à regarder. J’ai un peu joué aussi, quand j’étais ado, mais pas longtemps. Mais j’aimerais m’y remettre !

C : Certains terrains de tennis vous ont marquée ?
A.C. : J’aime surtout les différences entre les surfaces, et comment les tournois du Grand Chelem « vendent » leur spécificité. Le bleu de l’US Open, le rouge poussiéreux de Roland-Garros, le vert luxuriant de Wimbledon. Cela donne du caractère aux tournois.

C : Vous voyez un parallèle entre le sport et l’art ?
A.C. : J’ai commencé à voir un vrai rapprochement quand j’ai commencé à peindre des terrains. Même avant, en fait. Quand j’apprenais à peindre des lettres en un seul trait, pour atteindre ce moment où le pinceau devient une vraie extension de soi. Des tonnes et des tonnes de pratique. Des milliers de traits répétés. S’exercer. Tous les jours. Progresser pas à pas, construire le muscle de la mémoire. En sport comme dans l’art, je dirais que c’est 20 % de talent, 80 % de pratique. Il faut travailler au-delà du fait d’être mauvais et pas qualifié, ou en mauvaise condition physique, pour devenir bon. C’est le seul moyen.

Et puis, le sport comme l’art représentent une communauté partagée, mais aussi une élite. Ils peuvent être totalement démocratiques et populaires – le football est joué dans tous les pays du monde ou presque – mais aussi élitistes. Faire partie d’une équipe sportive nous apprend à jouer ensemble dans la vie, à prendre en compte les forces de chacun, à montrer du respect, à s’encourager mutuellement, à tout faire pour donner le meilleur. Les leçons qu’on en tire sont des leçons incroyables pour la vie et pour être une bonne personne.

© Anna Carlson
© Anna Carlson

C : Votre art joue avec les « courts hors contexte ». En quoi est-ce plus évocateur pour les gens ?
A.C. : Dans leur contexte, les lignes de courts sont presque invisibles. Vous savez qu’elles sont là et qu’il faut en tenir compte mais c’est une conscience périphérique. Votre activité cérébrale est concentrée sur votre propre action. Hors contexte, c’est comme voir un décor de cinéma quand le plateau est vide. On le voit dans tout son côté irrationnel.

C : Vous allez continuer à explorer les terrains ?
A.C. : J’adorerais continuer à développer les sculptures de courts de tennis. J’ai l’impression d’avoir tout un voyage d’exploration de matériaux et d’apprentissage devant moi. Et peut-être que ça ne résultera même pas en une pièce « achevée ». Mais j’aime l’idée d’avoir une collection de prototypes qui montrent la progression du voyage. Comme un coup d’œil sur la carrière sportive de quelqu’un.

C : Si vous deviez choisir une seule de vos pièces qui représente au mieux l’esprit du tennis, laquelle serait-ce ?
A.C. : Je pense que ce ne serait pas une œuvre, mais l’exploration. C’est un voyage de matériaux, chacun comme un match distinct. Parfois je gagne, parfois je perds. Mais il y a l’effort, pour progresser. Dans mon boulot, on parle de « lancer la balle de tennis », une métaphore pour dire que ce qu’on retire d’une expérience dépend de ce qu’on y met. Plus vous lancez fort la balle, plus elle rebondira haut. Dans mon travail, j’essaie juste de faire rebondir la balle de tennis un peu plus haut à chaque fois. 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.

Vol au-dessus des lignes de courts

Par Vincent Schmitz

© Petra Leary

Moitié artiste moitié nerd, Petra Leary photographie des lieux vus du ciel avec un drone. Fascinée par l’attrait graphique des terrains de sport, cette jeune Néo-Zélandaise de 28 ans les sublime en jouant avec leurs lignes, leurs couleurs, leurs ombres et leur structure, pour en proposer une nouvelle perception fascinante. Après une première série remarquée et primée consacrée au basket (Daily Geometry, en 2017), elle a diversifié les sujets de ses clichés mais toujours avec cette dimension bird’s eye. Parmi ceux-ci : les courts de tennis. Un bon prétexte pour évoquer avec cette artiste d’Auckland la photo, les drones et nos bien-aimées surfaces de jeu.

Virée de l’école à 16 ans pour son comportement (ce dont elle rit aujourd’hui, disant « comprendre avec le recul »), Petra Leary s’est formée seule ou presque au dessin et à l’art de la composition graphique. Après plusieurs expériences scolaires et professionnelles qui la clouaient un peu trop sur sa chaise et dans des contraintes, elle trouve finalement sa voie en prenant de la hauteur, quand elle veut bien descendre de son skate. Traversée par des tendances obsessionnelles (c’est elle qui le dit), ce sont les courts de tennis qui l’occupent aujourd’hui, toujours avec son drone. Et avec un rêve en tête : « photographier à travers le monde toutes les sortes de terrains, de tennis et de basket. Je pense que ça donnerait une série incroyable. » Car depuis sa découverte de la photo par drone, elle affirme qu’elle « ne peut plus rien regarder de la même façon. J’ai toujours en tête ce que ça pourrait donner vu d’en haut. Quand je me balade avec des amis et qu’on croise des bâtiments ou des choses bizarres, je ne peux pas m’empêcher de me dire oh, ce serait tellement cool de voir ça depuis un drone ! C’est comme si j’avais découvert une nouvelle dimension… »

© Petra Leary
© Petra Leary

COURTS : Vous rappelez-vous du moment où vous avez eu l’idée de photographier des terrains en vue aérienne ? 
Petra Leary : Oui ! C’était l’une des premières fois que je pilotais mon drone. C’était durant un long week-end de vacances et Auckland était très calme. Avec mon amie Marie, nous étions parties à la recherche d’endroits intéressants à photographier et nous nous sommes retrouvées au Potters Park. J’ai fait voler le drone au-dessus du terrain et j’ai été immédiatement bluffée par cette vue d’en haut. C’est d’ailleurs cette photo qui m’a popularisée sur Instagram et m’a valu un prix en 2017.

C : Quelle a été votre réaction en voyant le premier résultat ?
P.L. : Pour moi, ça a été tout de suite le début d’une addiction (rires) ! J’ai une tendance à devenir obsessionnelle quand ça m’intéresse et ça a créé un switch dans mon cerveau. Voir d’en haut, c’était comme découvrir un nouveau monde, que je peux explorer et avec lequel je peux jouer. 

C : Pourquoi des terrains de basket ?
P.L. : C’est marrant parce que je n’ai jamais joué dans une équipe de basket. Je shootais avec quelques amis pour le fun mais sans plus. Et puis, comme je suis grande, on me disait toujours tu devrais jouer au basket ! Mais je faisais toujours le contraire de ce que les adultes me disaient, ça explique aussi pourquoi je n’y ai jamais joué (rires) ! La vraie force pour moi, ce sont les éléments graphiques des courts. La symétrie, les formes, les lignes fortes et simples qui se démarquent… Tout ça combiné avec des joueurs talentueux, ça crée ces images incroyables. Il y a la variation, aussi. Les terrains suivent clairement un format de base, ce qui donne une continuité, mais en même temps, ils sont tous tellement différents… Les couleurs, surfaces, textures, tailles et lieux donnent à chaque fois une photo unique. 

C : Quel est le lien entre les terrains de basket et les courts de tennis ?
P.L. : Les courts de tennis ont les mêmes éléments graphiques, la symétrie, la simplicité, les différentes surfaces… Je travaille actuellement sur une nouvelle série qui se focalise exclusivement sur les courts de tennis. Il y a toutes ces ombres intéressantes et les déplacements des joueurs : capturer un mouvement d’une fraction de seconde donne un côté très abstrait mais, en même temps, les ombres offrent au spectateur un regard sur ce qui se passe. C’est comme proposer deux perspectives en une. 

C : Qu’est-ce qui fait une bonne photo de court, selon vous ? 
P.L. : Le plus important pour moi, ce sont les lignes droites. Les TOC en moi ne peuvent pas supporter les lignes de travers. C’est toujours mon aversion numéro 1 sur des photos de terrain, ou même sur n’importe quelle photo impliquant des structures et des formes, sauf si c’est intentionnel. Et je pense que l’équilibre des espaces et du cadrage est vraiment important dans ce genre de photo.

C : C’est le drone qui vous a amenée à la photo aérienne ou l’inverse ?
P.L. : Je dirais que c’est le drone. Je faisais de la photo de rue et j’escaladais déjà souvent pour obtenir une vue d’en haut mais j’étais toujours limitée. Les perspectives n’étaient jamais complètement « à vol d’oiseau ». Cela dit, je ne peux pas dire que j’ai pensé à utiliser le drone pour pallier ces contraintes, le drone est juste arrivé comme ça. Apprendre à piloter a d’ailleurs été plus compliqué que manier l’appareil photo. 

C : Qu’est-ce que photographier par drone apporte de plus ?
P.L. : Non seulement cela me permet d’accéder à des perspectives impossibles à obtenir normalement, mais cela modifie aussi ma manière de penser et de regarder les choses en général. Je remarque que maintenant, quand je regarde les choses du quotidien, je les regarde en imaginant à quoi elle ressembleraient vues de haut. 

© Petra Leary
© Petra Leary

C : Le résultat est fascinant, avez-vous des mots pour expliquer cela ?
P.L. : Ce que je trouve fascinant, c’est le fait que des objets ou des bâtiments que les gens considèrent comme moches ou ennuyeux sont souvent les plus beaux et les plus intéressants avec une perspective top-down. À titre personnel, cela a augmenté mes aptitudes en tant que photographe, illustratrice et designer. Ça m’a permis de combiner mon amour de l’illustration et du graphisme à travers mes photos, et de transformer la photographie pour créer ma propre forme d’art. Certains endroits donnent des photos incroyables et d’autres m’offrent un canevas sur lequel travailler pour m’approprier totalement une image. J’aime quand on regarde mon travail et qu’on doit s’y reprendre à deux fois, genre attends, il y a trois ombres mais seulement deux personnes ! Et puis, ça me ramène aussi à mon amour des jeux vidéo. Quand je pilote mon drone, c’est comme jouer à un jeu, mais dont le but est de prendre des photos.

C : Comment choisissez-vous les endroits que vous voulez photographier ? 
P.L. : Je passe beaucoup de temps à scroller sur Google Maps à la recherche d’endroits intéressants et de terrains cachés. Mais je suis arrivée à un point où je pense avoir photographié à peu près tout ce qui se trouve dans la zone d’Auckland… Et en plus, mon app Google Maps est hors de contrôle avec tout ce qui j’y ai épinglé : donc trouver du neuf, ça devient difficile (rires) ! 

En fait, je passe la plupart de mon temps à marcher ou sur mon skate, à la recherche de spots que je pourrais photographier. C’est assez dingue le nombre de terrains cachés qu’on croise, quand on commence à y prêter attention. J’aime chercher des couleurs, des formes, des dessins… dans l’architecture ou les terrains, sur les routes ou même des arbres surprenants. Il y a vraiment une variété infinie de sujets. Et ça m’a ouvert les yeux sur des cultures et des passions d’autres gens. Par exemple, je ne peux pas dire que je m’intéresse à la danse ou aux belles robes et pourtant, vu d’en haut, c’est incroyable.

C : Comment se passe la prise de vue ? Avez-vous dès le départ une idée précise de la hauteur, de l’angle, de la position…
P.L. : Parfois, j’ai une idée assez précise de ce que je veux mais en même temps, je joue avec les différentes hauteurs de cadre. À moins d’avoir déjà shooté sur place, c’est compliqué d’imaginer exactement ce que ça donnera avec le drone. J’aime l’utiliser non seulement pour photographier depuis des hauteurs extrêmes mais aussi d’assez bas. Un peu comme un photographe traditionnel, sans les contraintes. 

C : Combien de temps peut durer un shooting ?
P.L. : Techniquement, vous avez environ 30 minutes de batterie. Mais selon l’endroit et le nombre de batteries à disposition, ça peut être beaucoup plus long. C’est très variable. Si c’est pour un shooting commercial, ça peut durer plusieurs heures. Pour être sûre que tout est couvert et avoir une sélection d’images suffisantes. Et puis parfois je suis contente de ce que j’ai photographié en 15 ou 20 minutes. 

C : Vous considérez-vous comme une photographe, une graphiste ou une drone nerd ?
P.L. : Je suis une nerd dans ce qui m’intéresse mais je ne suis pas très sûre de savoir où je me situe (rires). Je suis une photographe mais d’une certaine façon, je dirais que je suis une artiste. Mon travail est un tel mélange : photographie, illustration, modélisation 3D, vidéo… C’est difficile de me placer dans une catégorie ! 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

© Petra Leary
© Petra Leary

Stan Smith

Sur le bout de la languette

Rizzoli International Publications Inc.  © courtesy Adidas Archive / studio Waldeck

À 16 ans, quand il commence sur le tard et sérieusement le tennis, Stan Smith couche sur le papier quatre objectifs : devenir le numéro 1 américain, gagner Wimbledon, remporter la Coupe Davis avec son pays et atteindre la première place mondiale. En 1972, soit à peine dix ans plus tard, il peut déjà barrer la liste complète. Et, parce qu’il est du genre à se trouver où il faut quand il faut, il signe la même année un contrat ambitieux avec Adidas. Mais parce qu’il est aussi homme à ne pas se contenter d’être seulement où il faut quand il faut, la chaussure Adidas qu’il porte devient le modèle le plus vendu de la marque. Son passeport pour la postérité, quitte à écraser l’homme sous sa semelle blanche ; sa photo sur des millions de paires de sneakers mais une histoire à peine sur le bout de la langue(tte).

Il suffit de se promener les yeux baissés dans à peu près n’importe quelle ville du monde pour croiser des dizaines de Stan Smith, aux pieds de gens de toutes sortes. Pourtant, combien savent que derrière ce nom en lettres d’or qui barre leurs « baskets » blanches, se cache un ancien joueur de tennis professionnel, âgé d’aujourd’hui 72 ans, la moustache toujours vive et le verbe affable ? Some people think I’m a shoe!, résume un beau pavé récemment publié. « J’ai voulu ce livre parce que je voulais documenter l’histoire de cette chaussure », nous explique un Stan Smith aussi agréable que la réputation qui le précède. « C’est l’une des sneakers les plus vendues de tous les temps, elle est présente depuis 50 ans et pourtant, beaucoup de gens la connaissent sans rien savoir de ma carrière dans le tennis. Je trouvais que le titre était approprié : partout dans le monde, les gens connaissent plus cette basket que moi. C’est un peu comme Yannick Noah. Maintenant, les jeunes le voient surtout comme un chanteur. Dans mon cas, certains connaissent mon parcours, d’autres pas… Et c’est normal, je n’ai pas de problème avec ça. »

Ces mots reflètent bien la vie et le recul de Stanley Smith sur lui-même, comme ceux qui ouvrent ce livre-somme : « L’une des seules déconvenues dans ma carrière au tennis, c’était mes grands pieds (du 48) – pourtant, la chaussure qui allait finalement les entourer m’a permis de devenir plus célèbre que je n’aurais pu l’imaginer », peut-on y lire. C’est sans doute ce qui explique la modestie du plus célèbre des inconnus : déjà au tennis, personne ne l’attendait.

Car Stan Smith est grand : 1,93 m. Son père était entraîneur de tennis mais jusqu’à quinze ans, c’est sur les terrains de basket de Pasadena (en Californie) qu’il s’épuisait. La petite balle jaune finit par le séduire mais il est jugé maladroit et trop imposant, à tel point qu’on lui refuse un poste de ramasseur de balles en Coupe Davis. Sous les yeux de comparses un peu moqueurs, de longues heures de corde à sauter améliorent sa mobilité. Selon ses propres mots, à la surprise générale et y compris la sienne, la qualité de son jeu décuple. « Je n’étais sans doute pas le plus rapide mais mes longues foulées, ma grande couverture de balle au filet et une présence physique puissante m’ont permis de remporter rapidement un premier tournoi officiel. »

Rizzoli International Publications Inc. © Juergen Teller

Révolution française 

À la même époque, Robert Haillet est l’un des meilleurs joueurs du circuit. En 1962, le Français atteint les demi-finales du tournoi de Roland-Garros et s’ajoute deux ans plus tard la casquette de directeur commercial chez Adidas. Il doit participer à l’élaboration d’une chaussure de sport « révolutionnaire », en détournant les contraintes de l’époque. Les sportifs martyrisent encore leurs pieds avec des baskets en toile : on passe au cuir, avec ensuite un renforcement au talon. Les règles sont encore très strictes dans le tennis : on opte pour le blanc intégral. Les marques visibles ne sont pas les bienvenues : les trois bandes sont remplacées par des lignes de perforations, qui, en plus, permettent une ventilation. ça vous rappelle quelque chose ? C’est normal, la Adidas Robert Haillet commercialisée en 1964 est, à peu de choses près, la Stan Smith telle qu’elle existe aujourd’hui, soit 55 ans plus tard. 

C’est le PDG d’Adidas, Horst Dassler (fils d’Adolf « Adi » Dassler, le fondateur de la marque) qui avait embauché le Français ; c’est encore lui qui misera ensuite sur Stan Smith quand Haillet prend sa retraite des courts. Dassler veut le remplacer, de préférence par un Américain. Histoire de booster un énorme marché pour une chaussure qui a rapidement séduit le grand public.

 

Interlope

Par l’intermédiaire de son agent Donald Dell, Stan Smith rencontre Dassler au cabaret parisien « Elle et Lui », célèbre pour son spectacle lesbien, pendant les Internationaux de France de 1972. L’établissement appartient au fameux Monsieur Marcel, alors figure du Paris libertin. « Tiens, d’ailleurs, est-ce que cet endroit existe toujours ? », nous demande Smith avant de nous raconter : « C’est mon agent qui m’a annoncé que Horst Dassler voulait me rencontrer, à 11 h 00. Je lui ai dit “ça ne va pas être possible, j’ai un match à jouer”. Il m’a dit “non, à 11 h 00 du soir. Donc… j’étais un peu surpris. Je suis rentré dans ce night-club et… j’étais encore plus surpris de voir des femmes porter des smokings et euh… disons que c’était un peu différent (rires). Mais apparemment, c’était l’un des endroits préférés de Dassler et il avait beaucoup de rendez-vous la nuit… je ne pense pas qu’il dormait beaucoup. Mais je ne savais pas tout ça avant notre premier rendez-vous. »

Malgré cette rencontre aux teintes interlopes, le contrat est conclu. Un deal sportif exclusif, rare et ambitieux pour l’époque, est signé entre la marque et le futur numéro un mondial, qui s’apprête à remporter Wimbledon. Au-delà des royalties, il y avait le modèle, nous explique-t-il. « J’étais séduit parce que c’était du cuir. Ce n’était pas rien à l’époque. Elles soutenaient mieux le pied, elles étaient plus belles, elles duraient plus longtemps… » Son agent négocie aussi la fameuse photo sur la languette – prise juste après le service militaire de l’Américain, durant ses seuls quelques mois passés sans moustache. Mais il faudra attendre 1978 pour que le nom de son joueur soit le seul présent sur l’Adidas. Jusque-là, aussi bizarre que cela puisse paraître, celui de Robert Haillet côtoie la photo de Stan Smith. « Nous nous connaissions et nous nous voyions chaque année à Roland-Garros, se rappelle-t-il. Son fils, Jean-Louis, était aussi un bon joueur. Il est très sympathique, il m’a appelé juste après le décès de son père pour m’annoncer la triste nouvelle. Nous avions une bonne relation et d’ailleurs, il a encore une paire originale de Robert Haillet  avant que mon nom n’y soit ajouté  qu’il m’a demandé très récemment de signer. »

Pendant ce temps-là, David Bowie se pointe en Stan Smith pour des photos de presse. On dit aussi qu’à la même époque, John Lennon ne les quittait pas. Et dans la rue, on les voit partout, de New York à Paris. À tel point que Marjory Gengler, épousée en 1974, dira à son cher Stanley que ce serait « incroyable si leurs petits-enfants portaient des Stan Smith ». Ce sera le cas, en plus des 70 millions de paires vendues, au bas mot.

Rizzoli International Publications Inc. © courtesy Adidas Archive / studio Waldeck

Dénominateur commun

En 1990 déjà, cette basket au succès atypique entre dans le livre des records : 22 millions d’exemplaires ont été écoulés. Dans les années 1980 et 1990, la street culture s’en empare. Les Beastie Boys, les rappeurs new-yorkais les plus punk, les usent sur skate et sur scène, et on les entend en France dans les textes de NTM, IAM ou Lunatic. Pour finalement se faire citer par Jay-Z sur l’album The Blueprint en 2001, ce qui vaudra des étoiles qui brillent dans les yeux de ses enfants et petits-enfants. « Ah, ah ! Je connaissais son nom mais pas vraiment sa musique, c’est vrai », s’exclame l’ancien professionnel, également coach à la tête d’une école de tennis. « Je savais aussi que beaucoup de chanteurs anglais, français ou américains aimaient les Stan. Et ils n’étaient pas payés pour les porter, ils les aimaient. Ce qui était une excellente publicité ! »

Les graffeurs, rappeurs, b-boys ou coureurs de soundsystem les adoptent mais on a aussi vu Daniel Balavoine et Jean-Jacques Goldman chausser ce nom, qui sonne à la fois très américain et universel. « Ça peut faire une petite différence… disons que Martina Navratilova serait par exemple plus difficile à prononcer », concède Stan Smith. « Le TH n’est pas toujours facilement prononcé en français, cela dit… mais je répète souvent que cette chaussure est née en France. Par l’association entre Robert Haillet et Horst Dassler. C’est international mais à la base, c’est une création française. Et les Français ont vraiment adopté cette chaussure… »

Par leur simplicité et leur efficacité, les Stan Smith plaisent à tous, un dénominateur commun qui devient unique selon celui qui la porte et comment il la porte, défoncée ou immaculée. Ou quand il la porte, avec un jogging ou un costume. L’équivalent du T-shirt blanc, basique à posséder qui n’évolue pas vraiment. « Je ne suis pas impliqué dans le design des nouvelles déclinaisons », précise d’ailleurs celui qui en possède entre 70 et 80. « En 2000, j’ai aimé la version millenium, qui offrait un peu plus de confort pour jouer. Mes deux principales améliorations sont des perforations supplémentaires pour que la languette bouge moins, et un rehaussement de l’arrière de la chaussure. Mais en fait ça n’a pas beaucoup changé depuis 1964. Une des idées que j’avais eues, c’était de proposer deux couleurs légèrement modifiées entre les pieds droit et gauche. Je suis même un peu surpris que ça n’ait pas encore été fait. »

 

En mode

À l’aube des années 2010, la mode donnera une nouvelle dimension aux Stan. Une version II voit le jour en 2007 et les collaborations avec des créateurs ou des artistes se multiplient. Comme les inspirations très nettes, voire les copies. En 2011, le tournant fashion se concrétise avec la styliste britannique Phoebe Philo. Alors directrice artistique de la marque de prêt-à-porter Céline (LVMH), elle clôture le défilé automne-hiver en apparaissant sur le podium en pantalon noir, col roulé gris et aux pieds des… Stan Smith. Elle est alors au top de son influence et la marque s’arrache dans les milieux huppés. La voir avec une paire de baskets à 100 euros, disponible partout, est une bénédiction pour Adidas. 

Pourtant, la même année, la marque dit stop. Fin de la production. Vent de panique chez les fans et sur les réseaux sociaux. C’est que, même si elle est devenue hype, la Stan Smith se vend partout, voire n’importe où. Solderies, supermarchés, magasins de sport de fin de série… Ce qui ne cadre plus avec l’image que souhaite donner Adidas à son modèle iconique. Une décision qui n’était pas vraiment du goût du tennisman : « Ils m’ont prévenu qu’ils voulaient retirer la chaussure du marché avant de la relancer. Ça ne m’a pas vraiment plu à ce moment-là, parce que je pensais qu’ils n’avaient pas de plan réfléchi. Mais c’était tout l’inverse ! Leur stratégie de collaborer avec des stars internationales s’est avérée payante… Ils avaient un très bon plan ! »

 

Rassembler 

Retirée du marché, la sneaker la plus culte le devient encore davantage. L’objectif non-affiché officiellement est de la réintroduire avec un calibrage « premium ». En 2012, elle disparaît complètement des étalages et en novembre 2013, Gisele Bündchen pose nue pour Vogue Paris, chaussettes blanches et Stan Smith aux pieds. En janvier 2014, réapparition du modèle dans des boutiques très cotées comme Barneys à New York et Colette à Paris… mais au même prix qu’avant. Succès immédiat, avant l’annonce du vrai retour. 8 millions de ventes en 2015, le double l’année suivante. Des dizaines de déclinaisons. On ne les a jamais autant vues, au point de susciter le rejet des amateurs de sneakers et des adeptes de la différence, même si presque tout le monde a (ou a eu) une paire qui traîne quelque part chez lui. 

Parce qu’elle est devenue un objet de design, par la force de sa simplicité. Peut-être aussi parce que, comme le théorise poétiquement l’auteur et ancien joueur de tennis Mark Mathaban, la Stan Smith « parle à tous » et « personnifie l’âme de l’homme qui lui donne son nom. Stan a l’incroyable capacité de spontanément se lier avec chacun  quelle que soit sa couleur, sa race, sa religion, ses principes, sa nationalité ou son orientation sexuelle  comme son semblable. » Ce à quoi nous répond Stan Smith : « Eh bien… une des choses que mes chaussures peuvent faire, c’est rassembler plutôt que diviser. Elles ont été populaires auprès des hommes et des femmes, des filles et des garçons, partout dans le monde… Et heureusement, c’est un symbole d’unité, pour toutes les cultures autour du monde. C’est émouvant de les voir aux pieds du personnel de l’aéroport quand on va au Kenya, et puis dans les endroits à la mode à Paris ou à Milan… J’aime le fait que ce soit universel. Simple et unique. Pas très cher. Ce côté symbolique : nous sommes tous les mêmes, différents aussi, mais davantage les mêmes que différents. » 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

Bercy, côté jardin

© FFT

À l’approche du Rolex Paris Masters (du 26 octobre au 3 novembre), nous avons eu le privilège de nous plonger en inside dans l’organisation fédérale du plus grand tournoi en salle du monde. Pour vous faire découvrir Paris sous un autre angle…       

Vous connaissez le Paris lumière, la ville où tout pétille, sous les spotlights d’une AccorHotels Arena transformée en scène scintillante où se produisent avec éclat les plus grands joueurs de la planète. Mais connaissez-vous le Paris de l’ombre, celui qu’on voit moins voire pas du tout, celui qui s’active tout au long de l’année pour vous faire vivre depuis 33 ans les vibrantes émotions d’un tournoi pas vraiment réputé pour sa sagesse ou pour son conformisme ? 

C’est ce Paris-là que nous sommes allés visiter, à l’amorce de la dernière ligne droite, jusque dans ses recoins les plus secrets. Un Algeco de fortune résonnant du bruit (et de l’odeur) des marteaux-piqueurs s’affairant avec fracas aux travaux du court Philippe-Chatrier de Roland-Garros, un bureau plus feutré situé sous le Suzanne-Lenglen, le bar d’un hôtel classieux place de la République, une salle de réunion enclavée dans les bureaux délocalisés de la FFT… À la guerre comme à la guerre, il a bien fallu user nos souliers pour aller à la rencontre de certains des principaux « cadres » de l’organisation du plus grand tournoi en salle du monde : le Rolex Paris Masters et son show de lumière, son Arena enflammée, son ambiance lounge, son service quatre étoiles et son plateau magnifique, quoique néanmoins contrasté, selon les années et l’état de forme des principales stars du circuit, en cette fin de saison. 

Sans ces gens-là, sans leur passion et leur dévouement, sans leur travail (plus ou moins) de l’ombre, Paris, on vous le dit, ne serait pas tout à fait Paris… 

Directeur du tournoi
Guy Forget

« Mon rôle de directeur du Rolex Paris Masters se confond finalement un peu avec celui de directeur de Roland-Garros. C’est la même chose en plus réduit, comme de passer de la cabine de pilotage d’un gigantesque paquebot à celle d’un yacht de luxe. Tout est plus petit, le stade, les équipes… Mais souvent plus intense, à l’image de la programmation. C’est l’un des rares endroits au monde où l’on peut voir jouer Federer, Nadal et Djokovic à la suite sur le même terrain. C’est exceptionnel, quand on y pense ! Désormais, alors qu’on entre dans la dernière ligne droite, mon principal souci va d’ailleurs comme toujours concerner la participation des joueurs. Jusqu’au dernier moment, il y a toujours forcément un peu de stress. Chaque fois que mon téléphone sonne, je tremble (rires) !

La caractéristique du Rolex Paris Masters, c’est qu’on n’est pas chez nous. On ne peut rien faire sur place tant que le dernier concert n’est pas terminé, le week-end précédent. Pour nous, le tournoi en lui-même ne dure donc que deux semaines. Cela commence avec l’installation des terrains et la pose de la surface. Il y a trois ans, j’avais fait le constat que les choix offensifs n’étaient pas suffisamment récompensés pour de l’indoor. J’avais donc demandé à Javier Sanchez, le directeur de Greenset (lui-même ancien joueur et frère d’Arantxa et Emilio, ndlr) de réaccélérer un peu, sans aller trop loin… Cela avait  été un succès, au point que le Masters de Londres nous avait emboîté le pas. Je crois qu’on a trouvé le bon compromis.

« Chaque fois que mon téléphone sonne, je tremble ! »

Pour cette année, j’ai demandé une surface identique. Mais on sait que cette surface – résine sur bois – n’est pas une science exacte. Rien que la manière dont elle est posée, en mélangeant des silices à la peinture, est sujette à des variations. Déjà, il faut faire plus lent au début, car cela va s’accélérer au fil de la semaine. Après, les sensations peuvent varier selon l’hygrométrie, la température, les balles… C’est pour cela qu’on a souvent des ressentis différents chez les joueurs. Mais à l’arrivée, s’ils ne sont ne sont pas satisfaits, c’est ma responsabilité. 

Après, il y a un travail de l’ombre qui se fait toute l’année. De mon côté, c’est un travail de représentation du Rolex Paris Masters, auprès des partenaires notamment, et de réflexion autour de l’organisation de notre circuit. J’étais par exemple à l’US Open pendant quatre jours pour un enchaînement de réunions avec les directeurs de tournoi du monde entier – une soixantaine. Nous menons ensemble une réflexion autour de la construction du futur Tour ATP, en discussion permanente avec les joueurs. »

Responsable et chargée de projets événementiel − FFT
Anthony Benaim & Mathilde Soulié

« Pour nous, le Rolex Paris Masters ne s’arrête jamais vraiment, on y travaille toute l’année, même si l’on s’y consacre de manière plus intensive à partir du mois de septembre. L’un de nos plus gros postes – ou disons le plus visible – est bien sûr l’animation sons et lumières. Car ce show est devenu l’identité du tournoi, notamment le tunnel d’entrée des joueurs installé en 2015, qui est devenu sa signature, reconnaissable partout dans le monde.

L’animation actuelle a été conçue en collaboration avec l’agence Aimko, avec laquelle nous travaillons depuis plusieurs années. C’est elle qui assure la création artistique des effets lumineux et des contenus diffusés en vidéoprojection. Tout ceci est réalisé en coordination avec de nombreuses personnes : le DJ, Philippe Bejin, qui performe en direct à partir des musiques préalablement sélectionnées, le topper, qui s’assure que le fil conducteur écrit à l’avance se déroule à la seconde près, ou encore bien sûr le réalisateur, car la captation télévisuelle (et photographique) du show est très importante.  

Pour nous, l’une des principales difficultés de ce show d’entrée est de réinventer un contenu chaque année. Avec le nouveau naming du tournoi devenu le Rolex Paris Masters en 2017, on s’est toutefois fixé comme objectif de rester autour du thème de Paris. Un Paris artistique, urbain, à la différence de Roland-Garros qui est un Paris plus patrimonial. Si vous regardez le show de l’an dernier, Paris est très présent, avec par exemple des images incrustées de la tour Eiffel ou des bruits de métro. Cette année, attendez-vous encore à quelques nouveautés.

La principale sera la création d’un show d’entrée sur le court 1. Ce sera forcément différent, car il n’y a pas les mêmes possibilités. Mais on s’est dit que ce court, qui bénéficie lui aussi d’une programmation souvent exceptionnelle dans une atmosphère beaucoup plus intimiste et chaleureuse, méritait d’être valorisé. Ce sera l’une des principales nouveautés concernant l’expérience du spectateur, avec également des choses à attendre du côté de l’application.

« Un nouveau show d’entrée sur le court 1. »

Désormais, à l’approche du tournoi, tout le contenu artistique est prêt. Dans la dernière ligne droite, nous sommes très vigilants sur les forfaits de joueurs – donc les nouveaux entrants – puisque cela implique d’ajuster ou de créer les fiches qui sont ensuite diffusées en vidéoprojection. Il y a bien sûr une montée d’adrénaline, car le show est repris par les télévisions : on n’a pas le droit à l’erreur. Mais c’est une adrénaline qu’on doit contrôler, il faut faire preuve de sang-froid afin que tout se déroule parfaitement. »

Responsable de la logistique événementielle – FFT
François Chaigneau

« Le Rolex Paris Masters est un tournoi qui roule désormais, mais qui représente néanmoins chaque année un défi. Nous déménageons tout de même 120 personnes de la FFT qui s’installent pendant dix jours sur place.

Notre premier gros chantier concerne l’installation des terrains. Il y a en tout sept terrains à installer : les trois terrains de compétition à l’intérieur de l’AccorHotels Arena, deux terrains d’entraînement dans un grand dôme installé à proximité de la salle – nous commençons généralement par ceux-là, avant même la fin du dernier concert prévu le 19 octobre –, un autre terrain d’entraînement dans un gymnase de la rue de Poliveau (derrière la gare d’Austerlitz) et enfin un dernier dans le gymnase du ministère des Finances. 

Avec le service d’entretien des courts de Roland-Garros, nous nous occupons de poser les planchers, et nous nous coordonnons avec les équipes de Greenset pour la pose de la surface, qui prend un peu plus de temps car il y a des durées de séchage à respecter. Puis nous attaquons l’installation de tous les espaces éphémères : zone des joueurs, espaces VIP, centre de presse, etc.

Les terrains sont ouverts aux entraînements entre le jeudi (courts 1 et 2), le vendredi (central) et le samedi (courts extérieurs). Les services aux joueurs, eux, sont officiellement ouverts à partir du vendredi.

« Il faut aller très vite. »

La principale difficulté, c’est qu’on n’est pas chez nous. Cela implique beaucoup de réunions et de transport de matériel. Les planchers en aggloméré font tout de même 38 mm d’épaisseur, c’est donc lourd et fastidieux à transporter. Cela peut générer des imprévus aussi : imaginez qu’un camion de livraison se renverse sur le périphérique, par exemple ? Il faut toujours rester très vigilants. 

Avant les travaux de l’AccorHotels Arena en 2015, il fallait amener davantage de choses encore, notamment les cloisons et les chaises de loge. Depuis, la salle est devenue plus facile à travailler. Le central et ses abords se montent et se démontent très facilement. La contrepartie, c’est qu’il y a un peu moins de souplesse. Avant, toutes les zones éphémères étaient faites sur mesure. Aujourd’hui, il y a des espaces et du mobilier inamovibles, nous avons davantage de contraintes de hauteur sous plafond et de circulation. Nous faisons plutôt de l’aménagement et de la décoration. C’est plus léger.  

Il faut malgré tout aller très vite avant le tournoi et plus encore après. Dès le lendemain de la finale, les derniers camions doivent repartir avec le matériel. »

© FFT

Directrice de la marque, de la communication
et du marketing AccorHotels Arena
Laetitia Iriart

« Un événement comme celui du Rolex Paris Masters nécessite la présence de 20 à 30 personnes pour la partie opérationnelle et organisation uniquement (la technique, la régie, les responsables événement…). En réalité, ce chiffre est beaucoup plus important car il faut aussi prendre en compte les équipes d’accueil du public, la restauration, les hospitalités, les fonctions transversales… C’est aussi un événement un peu particulier car il mobilise toutes les équipes sur une période assez longue.

Dès la fin du dernier concert prévu le 19 octobre, la scénographie doit être entièrement démontée en quelques heures car nous commençons la mise en configuration dès le lendemain. Concrètement, il faut compter environ une semaine de montage et la salle sera prête pour le début des qualifications le samedi 26 octobre. La mise en configuration des gradins de la grande salle est plus ou moins automatisée mais nécessite tout de même l’intervention de plusieurs membres du personnel. Il nous faut aussi créer intégralement les courts annexes (1 & 2) et leurs tribunes dans la patinoire et le studio.

« Un événement un peu particulier. »

Avec les travaux de 2015, la salle a gagné en modularité notamment grâce à l’installation de gradins télescopiques télécommandés dans la grande salle. La manipulation des gradins est devenue plus automatisée, ce qui facilite grandement la mise en configuration d’événements qui demandent beaucoup de manipulations, comme c’est le cas du RPM.

La configuration de ce tournoi est un modèle de ce qui se fait de mieux en compétition : la FFT repense tous les espaces par le prisme du positionnement du tournoi. Le look & feel des espaces joueurs, des salons RP, la communication grand public, l’animation de la salle… tout est pensé et structuré autour d’un fil rouge qui rend l’ensemble cohérent et impactant. Le tournoi s’installe bel et bien, et prend possession des lieux en un temps record et pour une semaine, rendant l’expérience totalement immersive pour tous ses publics.  »

Responsable de la conciergerie
Pawel – Rolex Paris Masters
Pierre-Paul Monnet

« Nous sommes devenus prestataires de la FFT il y a dix ans, en 2009. À Roland-Garros, nous sommes quatorze et au Rolex Paris Masters, six car nous gérons moins de lieux dédiés : le Village, le Players Lounge et l’espace Loges & Salons. 

Notre métier est de tout faire pour faciliter la vie des joueurs, des invités et de leur entourage, avec le plus d’efficacité et d’amabilité possible. Le principe est de déménager la loge de conciergerie d’un palace à un lieu événementiel, en l’occurrence ici un tournoi de tennis. Je suis moi-même issu de l’hôtellerie de luxe et nous en reprenons tous les codes. J’étais d’ailleurs très content quand le groupe Accor a pris le naming de l’Arena. Pour nous, cela a un vrai sens !

« Nous avons privatisé le musée d’Orsay pour Djokovic. »

Nous gérons ainsi toutes les demandes, et cela implique énormément de choses : simples renseignements, réservations de restaurants ou de sorties diverses, flocages de tee-shirts des joueurs, achats de billets d’avions, demandes de passeports ou de visas, pressing, couture, cordonnerie, réparation d’écrans de portable… Il n’y a aucune limite, sauf celle de la légalité.

Il y a une grosse préparation logistique, nous arrivons avec plus de 600 kg de matériel que nous entreposons dans une pièce de l’Arena. À côté de ça, nous avons un immense réseau de professionnels qui peuvent répondre jour et nuit à nos demandes (coiffeurs, dentistes, etc.) et nous avons des contacts partout (administration, police, milieu de la nuit, de la restauration, etc.). C’est que nous avons parfois des demandes très incongrues ! Une fois, par exemple, on m’a réclamé du lait de chamelle pour un ambassadeur. J’ai remué tout Paris et j’ai fini par en trouver en poudre au consulat de Mauritanie ! Il s’est avéré que c’était une blague… Mais nous, nous ne supportons pas l’échec.

Du côté des joueurs, on est surtout dans la demande de service. Il nous est arrivé de privatiser le musée d’Orsay pour Novak Djokovic, qui est très féru de culture. Les gens se rappellent sans doute aussi de cette anecdote liée à Stan Wawrinka qui avait commandé un café en plein milieu de son match contre Nadal, en 2015. C’est moi qui était de service, ce soir-là. L’arbitre m’avait téléphoné pour commander un double expresso, que j’avais préparé sous la surveillance de l’ATP, qui s’assurait que je ne mettais pas de produit dedans. Puis j’étais entré sur le court en tenue de concierge. L’image avait fait le tour des réseaux sociaux. C’est peut-être la seule fois où l’on m’a vu à l’image, car une de nos priorités est d’œuvrer dans la plus grande discrétion.

Nous gardons aussi une certaine distance avec les joueurs. Il y a parfois des liens qui se créent, il n’est pas rare que des joueurs viennent nous saluer ou nous appellent pour nous remercier. Nadal, par exemple, a pris l’habitude de m’offrir sa raquette dédicacée à chaque fin de tournoi. Mais nous ne devons surtout pas les importuner. En revanche, notre service ne s’arrête pas au tournoi. Il arrive aussi régulièrement que des joueurs nous demandent quelque chose pendant l’année. Dans la mesure où ils n’abusent pas – et ça n’est jamais arrivé –, nous le faisons. Cela fait partie du package. »

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

La grande famille

des joueurs amateurs

Trente ans à suivre le tennis, trente ans à entendre que le tennis, c’était mieux avant. Au premier rang des arguments avancés par les nostalgiques, on trouve rarement la vérité (« tout était mieux quand j’étais jeune »), mais l’uniformisation supposée du jeu et des champions : ils jouent tous pareil et ils jouent tous du fond ; plus de prime à l’attaque, plus de service-volée, que de la com’ et des échanges. L’ennui, en somme. 

On ne statuera pas sur ce sujet – il n’empêche pas les plaignants de se lever à deux heures du matin pour regarder l’US Open. En revanche, on peut toujours se consoler en admirant l’immense diversité des joueurs de tennis du dimanche, amateurs éclairés, champions d’arrondissement, apôtres du beau jeu, limeurs, crocodiles, athlètes sur le retour, gros serveurs sans volée, passionnés de doubles fautes et autres équilibristes du revers boisé qui pullulent sur les courts un peu partout dans le monde. 

 

L’AVANT-MATCH
Avant même de taper la balle, on sait à qui on a affaire. On n’entre pas sur le court comme au couvent. Rares sont ceux qui se font petits. Les attitudes ne mentent pas, le matériel non plus. Contrairement au joueur en tongs qui balance tout à l’échauffement pour mieux dissimuler ses forces. 

Le joueur en tongs
C’est un classique des courts. Le joueur en tongs ne porte pas toujours des tongs mais il a des chaussures trop petites, des chaussettes dépareillées, un short pas tout à fait de sport et des raquettes qui ne paient pas de mine. Il offre un Mars, demande s’il peut boire une gorgée d’eau – il a oublié sa bouteille –, propose de jouer avec les balles qu’il conserve dans son sac depuis 5 ou 6 ans : « Pas d’inquiétude, elles sont encore bonnes. » Évidemment, elles ne sont pas bonnes du tout. Les balles changées – mais après l’échauffement – l’arrangeront pour déployer son jeu d’attaque. Mais on s’en rendra compte trop tard, bien après qu’il aura changé de short, de matériel et de chaussures et qu’il aura pris les quatre premiers jeux en six minutes.

Sa phrase : « T’as pas une raquette en rab’ ? »

Comment se rêve-t-il ? En Kyrgios du périphérique. 

Le Federer cinquième série
De pied en cap de Nike vêtu, entre le fan et l’imitateur, le Federer cinquième série arrive avec 17 raquettes cordées à des poids différents, 1 000 euros de vêtements sur lui, une technique racée dès les premiers échanges, un amour pour le paraître qui l’empêche même de transpirer. Le Federer cinquième série impressionne par son assurance. Il est concentré sur son match et préfère s’échauffer tout seul. 19 tours de terrain plus tard, il serait temps de commencer puisqu’on paye à l’heure et alors la baudruche se crève : malgré tout son beau matériel et sa technique au poil, le Federer cinquième série est incapable de mettre une balle dans le court. Il n’a aucun sens du timing. D’ailleurs, il joue en tout et pour tout depuis trois mois. Bien tenté, Baby Fed. 

Sa phrase : « Ah ! T’as un revers à deux mains ? »

Comment se rêve-t-il ? En Federer, évidemment (mais pas en Dimitrov, qu’il prend pour un loser). 

Jean-Christophe Mille-neuf-cent-quatre-vingt-trois
Le tennis, c’était mieux avant. Cette phrase gravée dans sa mémoire et pourquoi pas sur son biceps, Jean-Christophe Mille-neuf-cent-quatre-vingt-trois entend bien prouver qu’elle est vraie. Connors, McEnroe, Borg, Gerulaitis : voilà des noms qui font rêver, pas comme aujourd’hui avec tous ces joueurs aseptisés… Cette entrée en matière faisant office de bonjour, Jean-Christophe fait ses étirements. Bandeau dans les cheveux et polo V Fila, raquette graphite Lacoste (« avec cordage d’époque ») et du service volée en-veux-tu-en-voilà. Chop en revers, chop en coup droit. À l’époque, on savait varier. Dommage que Jean-Christophe, lui, ne sache pas varier du tout. 

Sa phrase : « Ce sac, c’est Ilie Nastase qui me l’a dédicacé ! »

Comment se rêve-t-il ? Seul Santoro trouve grâce à ses yeux, du moins « parmi les nouveaux joueurs ».

LE MATCH
Toutes les informations glanées jusqu’ici n’ont plus aucune valeur. On rebat les cartes aussitôt la tension montée d’un cran, quand on se retrouve seul de son côté du terrain à devoir mettre en œuvre une stratégie avec et contre l’adversaire. Les attitudes aperçues avant le match se fondent dans de nouvelles catégories multifacettes car, après tout, le tennis est un sport qui rend fou et les personnalités se dédoublent. 

Le tricheur
Le tricheur a depuis longtemps compris que la victoire comptait plus que la manière. Le tricheur ne joue pas bien, mais il compte sur la conjonction de sa mauvaise foi et de l’énervement qu’elle suscitera chez l’adversaire pour remporter le match. Sa spécialité : la double faute qui n’en est pas une. Il montrera des marques sur terre battue avant de s’éloigner vers le fond du court pour supposément ramasser des balles – et ainsi éviter d’écouter l’argumentaire de l’adversaire qui réclamait de remettre le point. En revanche, pour chacune de ses attaques litigieuses, le tricheur déploiera des trésors d’inventivité afin qu’on remette deux balles. L’adversaire, épuisé à l’idée de prendre part à une joute stérile, acceptera l’arnaque. Ça y est : il est ferré.

Sa phrase : « Bon, on n’est pas d’accord, on remet deux balles ? »

En qui peut-il se transformer ? Une fois l’adversaire pris dans la tourmente, il n’aura plus qu’à renvoyer sans technique et sans ambition en attendant les fautes (qui ne manqueront pas de pleuvoir). Oui, le tricheur est imbattable. 

À qui nous fait-il penser ? Söderling était de cette trempe. 

L’imbattable sans technique
L’ennemi de tous les ego. Dès les premiers échanges, l’imbattable ne touche pas une bille : technique moyenne, revers chopé qui part à plat, il n’a aucune intention de jeu, tient sa raquette en prise coup droit pour le service et le revers, change pour une prise marteau aussitôt qu’il fait un coup droit. Pas de flexion sur les jambes, pas d’engagement : ce type n’a rien et il n’en a aucunement honte. Tout joueur de tennis le sait et en salive d’avance : il n’en fera qu’une petite bouchée. C’est là que le bât blesse : comme son nom l’indique, l’imbattable est imbattable et votre défaite est assurée.

Car ses balles molles, mal touchées, mal centrées, propulsées par des gestes gauches, ses courses en formes de chutes et ses services tout mous ont un mérite : ils sont toujours dans le court. Et à mesure qu’en face, mieux habitué à faire face à un peu de répondant, un peu de tenue de jeu, on se dérègle et on arrose les bâches, lui n’a rien à dérégler puisqu’il n’a rien tout court. Il faudra pour chaque point trouver des angles étranges, jouer des volées faciles dont on n’a pas l’usage, renvoyer des services qui ressemblent à des amortis et faire des fautes. Des dizaines, des centaines de fautes non provoquées dont l’accumulation finira par nous rendre absolument fous (sans compter sur les stats). Alors c’est l’escalade. On balance un jeu. Puis un deuxième. Puis un troisième. L’imbattable est serein : depuis le début du match, il se savait gagnant.

Jouer contre l’imbattable qui ne touche pas une bille, c’est avant tout jouer contre soi-même. Dès lors, difficile de gagner.

Sa phrase : « Franchement, bien joué, je me voyais pas te battre au début avec toute ta technique… »

En qui peut-il se transformer ? Le match aidant et son emprise mentale devenant absolue, l’imbattable tendra à ne plus se déplacer que pour les points importants. 

À qui nous fait-il penser ? Souvenez-vous de Jiri Novak. 

Le type qui ne bouge pas d’un poil
On a résolu le mystère de l’œuf ou la poule, pas celui de l’homme statique. En Sjeng Shalken des courts annexes, il est tendu comme un arc en chêne. Statique, au milieu du court, son âge moyen et sa technique moyenne le parent d’un engagement moyen dans chaque frappe, moyen au service et moyen du fond de court, positionné généralement au milieu de ce dernier et indéboulonnable de ce point très précis. Jamais il ne courra. L’homme statique demeurera quelque part dans ce segment perdu entre carré de service et ligne de fond et il jouera, doucement, un pied après l’autre, tantôt une volée et tantôt un rebond selon son manque d’envie de se déplacer. Sa force d’adaptation n’a d’égal que son flegme. Il sert et il attend. Il retourne et il attend. Moins de reprise d’appui que de lift sur le revers de Karlovic. Mais comment se fait-il qu’on ne parvienne pas à le breaker ?

Sa phrase : « Tu veux de l’eau, t’as l’air crevé ! Moi ça va, je trouve qu’on force pas ! »

En qui peut-il se transformer ? Au fil du match, il prendra du plaisir à faire des amortis-lobs grossiers mais épuisants et s’imaginera, l’espace d’un instant, être l’artiste sans public. 

À qui nous fait-il penser ? Sjeng Shalken, surtout pour les genoux. 

L’artiste sans public
Revers à une main, fluidité. Technique parfaite et bonne balance. Tout est beau chez l’artiste sans public et, s’il n’a pas de public, c’est qu’il perd tous ses matchs. Biberonné à Sampras, admirateur public de Federer et de Gulbis en privé (sa réputation est en jeu), il range le tennis aux côtés des beaux-arts, Vermeer et Rachmaninov : pour lui la victoire compte moins que de trouver sur ce passing bout de course une trajectoire croisée-courte qui blanchirait la ligne. L’artiste sent bien la balle, raison pour laquelle le jouer est un tel plaisir : c’est juste à côté cette fois. « Dommage », sourit l’adversaire. « Dommage encore ! » : à nouveau juste à côté. Tout est juste à côté. Les jeux défilent. Car sa propension à vouloir trouver le beau coup l’amène à remettre l’adversaire en jeu quand il pourrait tuer le point. C’est que, s’il maîtrise parfaitement la demi-volée amortie, le banana shot et les chops assassins, l’artiste sans public ne sait pas profiter d’une balle courte pour faire un point gagnant. Ce n’est pas très pratique. 

Sa phrase : « Tu te souviens quand j’ai fait la demi-volée amortie au quatrième jeu ? Si elle passait, celle-là, t’étais mort mon gars. »

En qui peut-il se transformer ? Las ! Toute cette technique pour rien ! Les fautes s’accumulant, il y a fort à parier que l’artiste sans public commencera à s’en vouloir et à s’invectiver de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences, se changeant dès lors en schizophrène intermittent. 

À qui nous fait-il penser ? Grigor Dimitrov. 

Le schizophrène intermittent
Qui est donc ce « Thierry » que le schizophrène intermittent insulte une faute directe sur deux ? Probablement lui-même. Le monologue intérieur se transforme en dialogue ouvert dès le deuxième point du match. « Allez Thierry. » « Putain Thierry ! » « Bordel Thierry, c’est pas compliqué, joue ! Dans le court, merde, c’est pas compliqué joue simple bordel Thierry ! » L’adversaire, lui, n’existe plus. À présent que le schizophrène est entré dans sa phase d’affrontement intérieur, il revient à celui qui se trouve de l’autre côté du court de finir le match seul. Servir, relancer, attendre la faute et l’invective. Patience infinie, pas besoin de forcer : quel que soit le niveau d’engagement qu’on pourra insuffler au match, le schizophrène intermittent ne reconnaîtra jamais la qualité de l’adversaire. S’il perd, ce n’est que de sa faute.

Sa phrase : « BON THIERRY C’EST PAS COMPLIQUÉ T’ES EN TRAIN DE LE PERDRE TOUT SEUL TON MATCH LÀ MEEEEERDE ! »

En qui peut-il se transformer ? Pour peu que son jeu se règle, le schizophrène retrouvera temporairement son mental avant de retomber dans ses travers. Un éternel recommencement qui rappelle l’homme sans mental. 

À qui nous fait-il penser ? Une pensée pour Benoît Paire.

L’homme sans mental
Bon et beau joueur, l’homme sans mental. Sympas les balles. Agréable l’échange ; une honnête deuxième série admirée de tous à l’entraînement. Mais l’adage est connu : sans mental, pas de victoire. L’homme sans mental se réveille quand le match est perdu. Mené 6/0 4/0, le voilà qui entame une remontée fantastique jusqu’à faire douter l’adversaire. Et comme dans un bon thriller, une fois le match en main (5/3) dans un troisième set survolé (dixit Jean-Paul Loth himself), aussitôt la victoire aperçue et tandis que l’adversaire se mue peu à peu en schizophrène occasionnel, la perspective des réjouissances certaines enraye la machine. Mains moites : la raquette glisse. Double faute, gouttes de sueur. On ne trouve plus les lignes et on nettoie les bâches. Voilà l’homme sans mental qui offre le match à un adversaire tout heureux de voir ses deux personnalités intérieures se réconcilier tout à trac. L’homme sans mental, lui, partira content d’avoir, cette fois, « presque battu ses démons intérieurs ». Jusqu’à la prochaine nuit d’insomnie qui précédera le prochain match dont on connaît l’issue.

Sa phrase : « J’arrête le tennis. »

En qui peut-il se transformer ? C’est en revenant aux bases qu’il réussit son quasi-comeback. Les bases ? Renvoyer, toujours renvoyer et ne plus faire de fautes. Vous avez dit crocodile ?

À qui nous fait-il penser ? Pauline Parmentier. 

On l’appelait « le crocodile »
Désormais, on dit « le limeur », mais le titre sonne trop série estampillée M6 à son goût. Lui continue de dire crocodile, comme on disait de Vilas à l’époque. Ne comptez pas le déborder. Quel que soit son âge et sa condition physique apparente, le crocodile remettra tout. Doué d’une technique acceptable – il sait faire un coup droit et renvoie en revers – le croco (son petit nom) se tient à six mètres de sa ligne et distribue gentiment coup droit, revers, revers, coup droit, défense en cloche, chop infernal. Toute la panoplie de la pénibilité acquise sans même débourser un centime. Car le crocodile a trouvé un sponsor, allez savoir comment. 

Sa phrase : « Ah bah ça fait du bien de se dépenser un peu ! »

En qui peut-il se transformer ? Son jeu ne l’épuise pas. Marathonien, le crocodile restera crocodile jusqu’à ses 110 ans, moment où il deviendra malgré lui un « type qui ne bouge pas ». 

À qui nous fait-il penser ? David Ferrer sans le moindre doute. 

L’APRÈS-MATCH
Le match est fini et la vie normale est appelée à reprendre son cours. Il n’est plus question, désormais, d’affronter ou d’impressionner l’autre. La quille. Quand l’esprit de compet’ devrait laisser place à une saine convivialité autour d’un verre de Pago à la buvette trop chère, on est parfois surpris de comprendre que l’homme de l’autre côté est pire dans la vraie vie qu’il ne l’est sur le court. 

Philippe La Gagne
Quand vient le dernier point du match, la plupart des amateurs se contentent de se rapprocher du filet pour dire un mot sympa à l’adversaire. Philippe La Gagne n’est pas de cette école. Il hurle un Vamoooooos si tonitruant qu’il en fait tomber la balle coincée dans le toit depuis douze ans. Il est comme ça, Philippe. Ne lui reste plus guère qu’à trottiner, léger, à la rencontre du malheureux adversaire, non sans faire un discret signe de croix en direction d’un clan imaginaire. Philippe La Gagne tape dans le dos du battu, feint d’être ennuyé que, au tennis, l’un des joueurs doit perdre. Par contre, on ne boira pas de verre : Philippe a rendez-vous à la Défense dans 20 minutes et il est déjà en costume et enfourche tel Don Diego sa trottinette électrique.

Sa phrase : « Je dirais bien “bien joué”, mais plutôt “mal joué” en l’occurrence, non ? »

Celui qui refait le match
Ah ça, ça s’est joué à rien. À rien. Un cheveu. Une faute par-ci. Une faute par-là. La faute à pas de chance, aussi. Deux, trois points importants. C’est rien, le score, ça reflète rien. Ce coup-ci, c’est tombé de son côté, mais ça aurait pu basculer de l’autre. À quoi ça tient, la vie ? Après tout, 6/2 6/3, la marge était minime. Mais d’ailleurs, l’homme qui refait le match a des conseils à prodiguer. Car depuis l’autre côté du court, il a pu observer, décortiquer, décrypter, avec son âme de coach. Et ce qui t’a manqué à toi, son adversaire, c’est un peu de lucidité dans les moments importants. Il est prêt à te l’expliquer en long, en large et en travers au cours des 60 prochaines heures si tu n’as rien de mieux à faire. 

Sa phrase : « À 5/2, 0/15, tu te souviens ? Tu fais un chop. Pourquoi tu joues pas plutôt long de ligne en force et ensuite tu pivotes sur le revers ? »

Charles Bovary
Le poids du monde sur ses épaules ? « La faute de la fatalité. » Le voilà avec sa jambe trop courte, son jeu pas très en place, son regard Caliméro et les six heures de RER qui lui seront nécessaires pour rentrer chez lui où, soit dit en passant, il y a eu un incendie la semaine dernière. Mais très classe, Charles, très élégant, très fair-play : « Bien joué, tu le mérites, vraiment. » Charles n’aurait-il jamais de mérite ? Comme il l’avoue dans un sanglot, il n’a jamais gagné un match. D’ailleurs, à te repencher sur ce match dont tu ne te souviens déjà plus, tu as oublié l’adversaire, ses forces, ses faiblesses, tout disparaît, tout s’évanouit, plus de prénom, un lieu confus, tu te demandes si c’est un rêve ; à te repencher sur ce match, pointe ce sentiment étrange, regrettable, d’être presque triste d’avoir gagné, de ne pas avoir réussi à offrir à cet homme portant le monde sur ses épaules les deux minutes de bonne humeur auxquelles tout être humain a droit. Une chanson de Reggiani surgit du fond de ta mémoire.
M’enfin, t’es quand même content d’avoir gagné, pas vrai ? 

Sa phrase : « Merci d’avoir accepté de jouer avec moi. C’est pas tous les jours. »

Si Saint-Pete Sampras existe, nous serons tous jugés à l’issue de notre dernier match.

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.