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Avec Rodger,

fini la Suisse qui perd

« Toute ressemblance autre que physique entre les êtres de chair et leur avatar de papier serait indépendante de notre volonté. » C’est avec cet avertissement que s’ouvre le premier tome des aventures de Rodger, L’enfance de l’art, « un exemple parmi d’autres des délires que [Federer] provoque », selon ses auteurs du bout du Lac Léman, Herrmann et Vincent. Les deux compères délirent d’ailleurs tellement qu’un deuxième volume, Mirka & Rodger, s’apprête à faire son apparition (au début du mois de juin) sur les étagères des librairies helvétiques. Cette suite en appelle elle-même bien d’autres car aucune borne ne limite les imaginations conjuguées de Gérald Herrmann, dessinateur à la Tribune de Genève, et Vincent Di Silvestro, son collègue du Courrier. Car au-delà de la question terre à terre de son identité, qui « n’intéresse plus grand monde », « Federer est devenu un miroir de toutes nos aspirations ». Voilà qui est bien pratique pour les « bullographies » non-autorisées, semi-assumées et même auto-éditées (la faute à des maisons d’éditions timorées). Plongeons-nous donc dans le deuxième opus de la saga de ce brave et néanmoins fantasmagorique Rodger, qui nous emmène de ses débuts chez les pros à son premier sacre majeur en l’espace de 82 planches.

Rodger, futur père de la nation

On s’excuse d’ores et déjà auprès de la famille de Winston Churchill pour ce sous-titre pompeux. Dans les fameux délires de nos deux auteurs (et surtout dans ceux du scénariste Herrmann, d’après ce qu’on a cru comprendre), Rodger est né en successeur de Jésus, véritable dieu vivant, en l’an zéro après RF. Si le premier épisode se voulait plutôt mystique, le deuxième est résolument nationaliste en ce qui concerne la portée du phénomène Federer (même si la dimension divine n’est jamais très loin, la croix helvétique et son pendant religieux se mélangeant parfois allégrement). Exempté de service militaire, notre héros bâlois est sommé de venger la petite Suisse de ce qui est présenté comme autant d’humiliations à travers l’histoire, des défaites à la neutralité en passant par la modération et l’humilité. Son arme sera un outil qui semble davantage dans ses cordes qu’un fusil d’assaut, et ses munitions ne resteront pas à l’arsenal. 

On commence à comprendre pourquoi Rodger a troqué son aura divine pour un drapeau rouge à croix blanche, plus prosaïque lorsqu’on apprend que le Conseil fédéral suit tous ses faits et gestes depuis Berne. Figurez-vous que pour susciter l’adhésion et l’identification de ses concitoyens, la recette est assez compliquée – et quelque peu contradictoire au regard des idées de vengeance mentionnées plus haut : le futur champion se doit de ne pas devenir un héros qu’on vénère, car en Suisse on n’aime pas les têtes qui dépassent. En gros, ce qu’il faut, c’est « un type qui a le droit de se disputer, mais seulement sur un terrain, qui n’embête personne avec des idées et qui serre la main à l’adversaire après le match ». Un peu à l’image des sept ministres, tout sauf charismatiques, siégeant au Palais fédéral et dont on défie quiconque n’étant pas encore trentenaire ni en possession d’un passeport estampillé « CH » de relier les points entre leurs caricatures signées Vincent et leurs identités réelles. 

En parlant de caricatures, c’est l’occasion de vous dire que le trait volontairement forcé et exagérément simpliste utilisé pour dessiner les contours de Rodger devrait définitivement convaincre les avocats spécialisés en diffamation du vrai RF que toute ressemblance, même physique, entre notre homme au monosourcil et à la mâchoire quelque peu prognathe et leur client n’a définitivement rien de volontaire. Si elle brosse le portrait de son Rodger à grands traits, notre BD aussi décalée qu’une conférence de presse d’Ernests Gulbis ne peut malgré tout s’empêcher de verser dans la subtilité pour poser une vraie question de fond de temps à autre. Une rencontre improbable entre Jésus et deux membres de la police fédérale (quoi de plus normal, au fond) sur une route de campagne est le théâtre de cet échange savoureux : « — Ah bon, on peut être fier de quelqu’un à cause de son passeport ?! — Nous, on veut surtout que les gens soient fiers de leur passeport grâce à lui ! » Quelques pages auparavant, Mirka se pose, elle, des questions existentielles sur son début de relation avec le plus célèbre des sportifs individualistes rhénans et laisse échapper un « l’égoïsme partagé, ça fonctionne mieux en économie qu’en amour » fort bien senti. On vous laisse méditer là-dessus.

 

Rodger perd beaucoup et souvent

Même si le récit touche au fantasme le plus pur et ne s’en cache pas, ses auteurs n’ont pas oublié de l’ancrer dans la réalité des symboles les plus forts de la carrière de Roger Federer (le vrai). Aussi fou que cela puisse paraître 23 ans et 20 titres du Grand Chelem plus tard, au début ce sont surtout des déconvenues cinglantes. Avant que Rodger ne devienne peRFect, de 1998 à 2003, euh pardon, de l’an 17 à l’an 22 après RF, Lucas Arnold Ker, Marc Rosset, Andre Agassi et Lleyton Hewitt se chargent de son initiation aux défaites mortifiantes et autres vices divers et variés qui guettent le sportif d’élite mal entouré. On remarque dans la foulée d’une énième débandade que le super-héros dont la tête ne dépasse donc pas (mais le nez si) « ne transpire pas du tout… sauf des yeux ! », seule faiblesse physique notable de notre protagoniste à ce stade. Le Rodger de l’an 2000 (19 après RF, merci de suivre) finira même sur un divan de psy pour tenter d’expliquer toutes ces déconfitures face à plus faible que lui. Une explication qui passera par l’ego, d’où la transition toute trouvée vers la psychanalyse.

Rodger tue le père 

Ça tombe bien, Sigmund Freud étant somme toute un voisin autrichien de Rodger et un pote de notre Carl Jung national, on passe à Œdipe sans complexe. Et ça commence fort ! Jésus est le premier à succomber sous les roues de la voiture de l’élève-conducteur Rodger qui, rongé par la culpabilité, décide de créer une fondation et de dédier sa victoire au tournoi de Milan 2001 (oui, oui, on a compris, l’an 20 après RF) au Seigneur lors d’une visite au Dôme. On notera que l’infortuné Julien Boutter, qualifié de « second couteau » par Dieu lui-même, n’est même pas nommé dans l’histoire. C’est ensuite au tour de Pete Sampras de se prendre un râteau magistral dès les huitièmes de finale dans son jardin de Wimbledon, un an avant que le formidable George Bastl ne l’achève définitivement sur le célébrissime « cimetière des champions ». Rodger l’a d’ailleurs tellement oblitéré de la grande Histoire du Jeu que le nom du Californien n’apparaît même plus sur le trophée que son successeur soulève à la fin du livre.

 

Mirka et Rodger font la paire

Comme Rodger est tour à tour Dieu, icône nationale, Zorro (son nom, il le signe à la pointe de la raquette, d’un RF qui veut dire… enfin vous connaissez la suite), roi et parfois tout cela à la fois, il lui faut une caution humaine. Et cette caution s’appelle Mirka, l’épouse qui cultive des défauts pour deux, en l’absence manifeste de ces derniers chez Federer. Mais pas seulement, comme on le verra par la suite. Toute la complexité des multiples facettes de la personnalité de celle qui représentera le yin complétant le yang permanent de son no 1 mondial d’époux durant toute sa carrière est d’ailleurs capturée par la bande dessinée d’Herrmann et Vincent.

Tout commence par une première rencontre fictive des tourtereaux à Dubaï, raccourci vers ce qui deviendra leur résidence pas si secondaire que ça au fil des années, deux ans avant des Jeux de Sydney apparemment aussi torrides qu’une apparition de Bernard Tomic sur le compte OnlyFans de Vanessa Sierra. La première impression aussi douteuse que réductrice proposée au lecteur en ce qui concerne l’ancienne 76e mondiale, apparemment accaparée par un besoin irrépressible de profiter de l’aura des puissants, ne dure toutefois pas. En effet, si Rodger s’apprête bien à tuer le père à maintes reprises, il semble également avoir besoin qu’on le materne quelque peu. Après avoir enterré sa propre carrière, Mirka devient donc sa nouvelle maman doublée d’une amante (on vous a déjà parlé d’Œdipe, non ?) aux multiples casquettes de préparatrice physique, mentale et intellectuelle, usant d’une arme fatale : pas de sexe après une défaite. Comme le Conseil fédéral lui-même le souligne, Mirka et Rodger possèdent surtout l’ingrédient no 1 pour réussir dans le sport helvétique : ne pas être 100 % suisse. Comme le dit Adolf Ogi, président de la Confédération à ce moment-là, en réponse à son collègue Moritz Leuenberger qui lui demande s’il a déjà vu des sportifs complètement suisses : « Oui, j’en connais, mais leur nom ne vous dirait rien. » Et pour cause. En tant que membre du lobby tchéco-slovaco-hongrois (Hlasek, Hingis, Bacsinszky, Wawrinka, Bencic) qui domine le tennis suisse depuis le milieu des années 90, Mirka est donc la candidate idéale pour former une paire de double victorieuse avec le fils de Lynette, Sud-Africaine de son état. Ajoutez à cela son manque de talent propre et son ambition par procuration dévorante et vous obtiendrez la combinaison gagnante pour polir et faire briller le diamant brut qu’est encore Rodger. Une Mirka tantôt potiche, tantôt marionettiste de génie. C’est en tout cas la vision que nous en donne le duo bédéistique genevois, mais quelque chose nous dit qu’ils ne sont pas si loin que ça de la vérité (même si ce serait évidemment totalement fortuit).

 

Rodger, fini la Suisse qui perd ?

Finalement, Mirka & Rodger, c’est surtout Rodger & nous et une excellente excuse pour brosser le portrait du Suisse lambda qui ne fait pas de vagues, ne cherche pas la bagarre, a un peu peur des musulmans radicalisés même s’il n’en a jamais rencontré, et a tendance à prendre le chemin de la gare plus souvent que celui de l’autoroute, même quand il songe au suicide. Ce Suisse lambda, il est très souvent fan de tennis (surtout depuis 2003) et il a besoin de ce Rodger qui se pose en Robin des Bois du bonheur : « Un bonheur majuscule qu’on vole à son adversaire et qu’on donne à tous ceux qui ont renoncé à être champions. » Il en a besoin parce qu’il est convaincu que « les Suisses finissent toujours par perdre » ; il n’ose pas regarder les points importants de peur de « porter la poisse » ; pleure à chaudes larmes à l’unisson avec Rodger pendant la remise du trophée ; adorerait klaxonner un soir de victoire comme ses voisins français, italiens, espagnols ou portugais, mais comme il a peur de déranger, il attend le lendemain matin pour descendre sonner les cloches dans son abri antiatomique. Le digne représentant d’un peuple « toujours content mais jamais heureux, parce qu’on n’a jamais l’occasion de l’être » en somme. Une analyse émouvante de justesse, foi de supporter suisse lambda. 

 

Mirka & Rodger

Herrmann & Vincent

Herrmine, 2021

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Roland-Garros : Passé au crible

Depuis le début de l’ère Open, 27 joueurs et 29 joueuses ont inscrit leur nom au palmarès de Roland-Garros. Pour Courts, «twitter @JeuSetMaths » a passé au crible celles et ceux qui ont su le mieux dompter les balles porte d’Auteuil. Nous appellerons ces portraits-robots Roland et Rolande.

Âge : 24 ans et 9 mois*
C’est quelques mois avant de fêter son premier quart de siècle que Roland a remporté le simple messieurs.

*Médiane des 53

 

Bras dominant : Droitier
Rafael Nadal nous le ferait presque oublier : avec 22 droitiers sur 27 vainqueurs de Roland-Garros, Roland a bien l’arme à droite.

 

Taille : 1 m 83*
Suffisamment grand pour pouvoir servir efficacement mais pas trop pour conserver de bonnes qualités de
déplacement.

*Médiane des 27 vainqueurs

 

Classement : N° 3*
Avec sa 3e place au
classement ATP, la victoire de Roland n’est pas une surprise en soi.

*Médiane des 53 éditions

© Alexandre Tal

Revers : À une main
16 des 27 vainqueurs de Roland-Garros s’armaient d’un revers à une main. Mais la tendance risque de s’inverser de(ux)main.

 

Raquette : Head
Avec 5 vainqueurs, Head sort son cadre du lot, devant les 14 autres marques de raquettes ayant triomphé à Paris.

 

Équipementier : Nike
La marque à la virgule a su s’imposer sur les terres battues de Roland-Garros où 5 de ses protégés ont soulevé la coupe des Mousquetaires.

 

Nationalité : « Que viva España »
Avec 6 représentants, l’Espagne se hisse au sommet de la nation la plus victorieuse en simple Messieurs.

Âge : 24 ans
Nous ne le répéterons jamais assez : les femmes sont plus vite matures que les hommes. En voici une preuve de plus !

*Médiane des 53 éditions

 

Équipementier : Nike
Carton plein pour la marque américaine qui réalise un doublé homme/femme.

 

Bras dominant : Droitière
Peu de suspense sur ce point-là : Monica Seles et Martina Navratilova sont des exceptions, les droitières ont dominé et continuent de dominer Roland-Garros.

 

Taille : 1 m 73*
28 cm séparent Mima Jausovec, plus petite lauréate (1 m 6 0), de Maria Sharapova, plus grande lauréate (1 m 88). Avec son mètre 73, Rolande se situe entre les deux.

*Médiane des 29 vainqueurs

© Alexandre Tal

Revers : À deux mains
Comme pour soulever la Coupe Suzanne-Lenglen, Rolande utilise ses deux mains pour frapper ses revers.

 

Raquette : Wilson
De Billie Jean King à Simona Halep en passant par Serena Williams et Justine Henin, Wilson s’est inscrit dans l’histoire du tournoi et équipe logiquement Rolande.

 

Nationalité : Américaine
L’hégémonie américaine est flagrante à Roland-Garros avec pas moins de 6 vainqueurs. Aucune autre nation n’a réussi à placer plus de 3 lauréates.

 

Classement : N° 3*
Comme son homologue masculin, Rolande pointe à la 3e place du classement mondial.

*Médiane des 53 éditions

Des Championnats de France amateurs (1891-1924) à l’ère Open (1968-2020), en passant par les Internationaux de France amateurs (1925-1967), Roland-Garros a été une véritable terre d’accueil, témoin de l’avènement de champions et de championnes du monde entier. « Jeu, Set et Maths » vous embarque pour un tour de la Terre (battue). Passeport s’il vous plait !

Chez les hommes 

Chez les femmes

Championnats de France 

De 1891 (hommes) ou 1897 (femmes) à 1924, les Championnats de France sont ouverts aux joueurs amateurs licenciés en France.

 

Internationaux de France (amateurs) : 

De 1925 à 1967, les Internationaux de France sont ouverts aux joueurs amateurs, sans contrainte de licence.

 

Internationaux de France / Roland-Garros : 

À partir de 1968, les Internationaux de France sont ouverts aux joueurs professionnels. 

 

Chaque année, Roland-Garros réserve son lot de surprises, de confirmations, de records et de stats en tout genre. Voici pêle-mêle un petit florilège des meilleurs tweets postés sur le compte Twitter @JeuSetMaths durant les dernières éditions de Roland-Garros. 

Le 20 mai 2016
128. Aucun des 128 joueurs présents dans le tableau
final de @rolandgarros n’a connu un Grand Chelem sans @rogerfederer. #RG16

 

Le 30 mai 2016
51. Avec 51 joueurs de plus de 30 ans dans le tableau, il ne faut pas s’étonner que @rolandgarros soit pluvieux que les autres années. #RG16

30 mai 2000 : Pluie à Roland-Garros. Matchs annulés.

30 mai 2016 : Pluie à Roland-Garros. Matchs annulés.

 

Le 10 juin 2018
26. Pour la première fois depuis 26 ans (1992), les no 1 mondiaux se sont imposés chez les hommes et chez les femmes à @rolandgarros. #RG18

 

Le 02 juin 2019
50. Pour la première fois depuis 50 ans (1969), les 10 premières têtes de série sont qualifiées pour la seconde semaine de @rolandgarros. En Grand Chelem, la dernière fois que cela est arrivé est plus récente… 1970 (Open d’Australie). #RG19

 

Le 26 septembre 2020
Note à tous en cette veille de Roland-Garros : bien que Roland Garros fût un aviateur, il n’y a pas deux « L » à Roland. Ce qui est, je l’entends, bien moins pratique pour voler. #RolandGarros

 

Le 07 octobre 2020
129. Depuis son premier titre à Roland-Garros en 2005, @RafaelNadal ne s’est jamais incliné face à un adversaire qu’il affrontait pour la première fois sur terre battue (129/129). #RG20

 

Le 10 octobre 2020
5. Pour la 5e année consécutive, une joueuse ayant un palmarès vierge en Grand Chelem a remporté @rolandgarros. Une telle série n’avait jamais été observée dans un même Grand Chelem.

2016 : Muguruza

2017 : Ostapenko

2018 : Halep

2019 : Barty

2020 : Swiatek

 

Le 11 octobre 2020
0. Pour la première fois de l’ère Open, les vainqueurs du simple dames (@iga_swiatek) et du simple messieurs (@RafaelNadal) d’un Grand Chelem ont soulevé le trophée sans avoir perdu un set au cours du tournoi. #RG20

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

Carlos Alcaraz 

Apprenti ténor sans barreaux

© Antoine Couvercelle

En février 2018, volant sur ses quatorze balais, Carlos Alcaraz glanait son premier point ATP. Trois ans et deux mois plus tard, avant même de fêter ses 18 printemps, il atteignait la 118e place mondiale. Son meilleur classement, à ce moment-là, sans aucun concurrent plus jeune pouvant se targuer d’être devant lui. Diamant brut, il rêve de briller au sommet du tennis. Mais il le sait, seul un travail sans relâche peut lui permettre d’être assez bien taillé pour espérer y parvenir. 

 

Dans un monde parallèle sans la vingième lere de l’alphabe, forçan les méninges de nore univers à une ceraine gymnasique pour saisir le sens de cee phrase, Carlos Alcaraz aurai un nom de prison. Mais dans notre réalité, le t existe bel et bien. Ça tombe bien, le jeune Espagnol n’a aucun point commun avec l’ancienne « maison » carcérale d’Al Capone. Sur le court, pas de geôliers. Il s’évertue à libérer ses coups. Et, même s’il ne les appellent pas Max, y’en a même qui disent qu’ils les ont vu voler. Ou presque. « Il frappe la balle de façon incroyable, raconte David Goffin, alors 14e mondial, en conférence de presse début février 2021. Je ne sais pas s’il a toujours le même niveau, mais il a réussi une performance énorme. Il m’a tout simplement assassiné. Il ne m’a pas laissé jouer, il a été hyper agressif et m’a envoyé des missiles au retour, en prenant tout en demi-volée. C’était impressionnant. Il a l’air déjà très solide. Il bouge bien et son bras va vraiment vite, donc il peut générer de grosses accélérations avec une grande facilité. » 

Au moment de ces mots, Carlos Alcaraz n’a encore que 17 ans. À Melbourne, au deuxième tour de l’ATP 250 du Great Ocean Road Open, il vient d’affronter, et de battre, le premier top 15 de sa carrière. 6/3 6/3 en 1 h 13. De quoi devenir le plus jeune joueur à s’offrir un adversaire aussi bien classé depuis Richard Gasquet face à Nicolás Massú à Buenos Aires en 2004. Une précocité que le gamin démontre dès ses premiers pas chez les professionnels. En avril 2019, à Villena, proche d’Alicante, il dispute et remporte son premier match en Challenger. À quinze printemps, contre un autre prodige à peine plus vieux : Jannik Sinner. Moins d’un an plus tard, en février 2020, il pousse la porte du circuit principal. Une nouvelle fois, pas besoin d’adaptation. Le succès est à la clé. Et pas n’importe comment. Contre le gaucher Albert Ramos-Viñolas sur la terre de Rio de Janeiro, il sort vainqueur d’une empoignade de 3 h 36. 6/7 6/4 7/6. Fin août, il découvre les joies d’une finale en Challenger. Et la gagne, évidemment. Un mois et demi plus tard, il affiche deux trophées de plus dans cette catégorie de tournois.

À 17 ans et 5 mois, il devient le deuxième plus jeune joueur à glaner trois titres à cet échelon. Derrière Richard Gasquet (16 ans et 10 mois), mais devant Félix Auger-Aliassime, Juan Martín del Potro et Novak Djokovic, qui complètent le top 5 de ce classement. Des résultats qu’il doit, aussi, à une sagesse habituellement caractéristique des plus anciens ; ceux dont l’expérience grandit en même temps que les rides se creusent. « Il a déjà une belle maturité, nous fait remarquer Jean-Christophe Verborg, directeur de la compétition internationale et chargé de superviser les détections chez Babolat, équipementier auquel Carlos Alcaraz fait confiance depuis ses dix ans. Il est très bien éduqué, poli. Pour nous, l’attitude est très importante. Quand on va voir un joueur, que ce soit en match ou à l’entraînement, on regarde beaucoup l’engagement. C’est un bosseur. Il ne s’énerve pas, il garde son sang-froid dans les instants décisifs. Il paraît extrêmement serein. »

© Antoine Couvercelle

« Il a toujours la banane sur le court »

« Il a toujours la banane sur le court, mentionne également Jean-Christophe Verborg. C’est ce qu’on a aimé chez lui dès le départ, en plus de son niveau. La première fois que j’ai eu l’occasion de discuter plus longuement avec lui, il avait quatorze, quinze ans. Son attitude avant, pendant et après le match était déjà bluffante. Il se donne à fond et, même s’il perd, il garde le sourire et prend le temps de vous parler, d’expliquer. Je ferai mieux la prochaine fois, m’a-t-il dit. Ça pourrait sembler très stéréotypé comme discours, mais il y avait beaucoup de sincérité. Ce gamin a du charisme. » Seul hic dans sa progression l’an passé : la déception du Roland-Garros automnal. Après deux semaines sans compétition, alors qu’il vient de bouffer de la terre à en avoir la bouche pâteuse et reste sur onze victoires en douze matchs sur cette surface – deux finales consécutives en Challenger, dont son premier titre, à Trieste, avec un festival d’amorties –, il chute dès l’entame des qualifications. Devant l’Australien Aleksandar Vukic, malgré une avance lui permettant de mener jusqu’à 6/4 5/2 et d’avoir deux balles de match sur son engagement à 6/4 5/3. Dans la foulée, pendant l’intersaison, il met la gomme pour se donner les moyens d’effacer cette désillusion. 

« J’ai fait tout ce qui était possible au cours de la trêve, explique-t-il pour le site d’actualité El Español début 2021. J’ai amélioré mes routines, j’ai travaillé mon mental. J’ai dû apprendre à endurer les mêmes choses, tout le temps, en restant régulier du début à la fin. Ça a été dur, beaucoup de jours sans repos, mais j’aime sentir que je progresse. J’ai aussi bossé physiquement, sur le cardio et la force. » Déjà affûté, il est désormais plus étoffé. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq semblant taillé dans le granit, il ressent alors le besoin d’avoir un poil plus de maîtrise sur la frappe. À cette période, sans doute pour pouvoir tenir solidement les rênes des chevaux supplémentaires qu’il a sous le capot, il décide de changer de raquette. « Il était avec la Babolat Pure Aero, il est passé à la Pure Aero VS, nous révèle Jean-Christophe Verborg. Il voulait un tout petit peu plus de contrôle, alors, comme on ne pouvait pas se déplacer à cause de la Covid-19, on la lui a envoyée pour qu’il l’essaie. »

« La VS a un tamis plus petit, 632 cm², contre 645 cm² pour la Pure Aero, légèrement plus carré, et un cadre un peu plus profilé, un peu plus fin ; tout en restant une raquette dynamique, ce qu’il aime beaucoup, précise-t-il. C’est quasiment la même que celle disponible dans le commerce. Yannick, celui qui prépare les raquettes de Carlos, ajoute un tout petit peu de poids – elle est à 305 g non cordée pour le public. Comme cordage, il utilise le RPM Blast. » Nouvel instrument en main, le virtuose entame sa saison 2021 tambour battant. Il passe les trois tours de qualification pour l’Open d’Australie et intègre son premier tableau principal en Grand Chelem. Là, il écrabouille Botic van de Zandschulp – 6/1 6/4 6/4 – avant de tomber en quatre rounds devant Mikael Ymer. Une belle partition réussie en s’appuyant sur la fausse note de la porte d’Auteuil. « À Paris [contre Vukic], je n’avais pas su gérer mes nerfs, confie-t-il alors pour le quotidien espagnol Marca. Cette expérience m’a beaucoup aidé pour sortir des qualifications de l’Open d’Australie. » 

« Je veux être agressif dans les moments clés »

Il en a conscience, l’aspect mental et la gestion des émotions sont essentiels pour atteindre les sommets du tennis. « C’est dans ce domaine que je considère avoir le plus de manque, déclare-t-il mi-avril pour le journal La Vanguardia. Je n’arrive pas à rester toujours totalement concentré. Nous travaillons là-dessus à l’entraînement. Je dois chercher à l’être au maximum sur chaque balle. Si je réussis à le faire longtemps à l’entraînement, alors ce sera moins difficile pour moi d’y parvenir en match. Pour ça, je travaille aussi depuis 2019 avec Isabel Balaguer, une psychologue du sport. Elle m’apprend énormément de choses qui m’aident en compétition. » L’un des buts étant de pouvoir atteindre le plus souvent possible l’état d’esprit qu’il recherche dans les moments cruciaux. Pour gagner les manches, pas question d’être petit bras. Plutôt que de compter sur une éventuelle erreur adverse, il tient à prendre les choses en main. 

« Beaucoup de joueurs se tendent sur les points importants, constate-t-il pour Tennis Majors fin décembre 2020. Ils ne veulent pas commettre une erreur, donc ils attendent que l’adversaire fasse la faute. Personnellement, je préfère prendre le risque. J’ai le sentiment que c’est la bonne façon de faire. Au moins, je suis maître de mon destin. Et l’adversaire pourrait être un peu impressionné de voir que j’y vais, que je le mets sous pression. Juan Carlos Ferrero [son coach] me le répète tous les jours : je dois être agressif dans les moments clés. » Et le mentor est plutôt satisfait des progrès de son protégé dans ce domaine. « Quand je l’ai rencontré pour la première fois, il avait quatorze ans, se souvient l’ancien no 1 mondial pour l’ATP en mars 2020. C’est sur le plan mental qu’il a le plus progressé depuis. »

Directeur de son académie – la JC Ferrero Equelite Sports Academy – basée à Villena, le vainqueur de Roland-Garros 2003, aux dépens de l’inénarrable Martin Verkerk, prend le jeune Alcaraz sous son aile à partir de septembre 2018. « La première fois que je l’ai vu jouer, c’était lors d’un tournoi à l’académie, nous en organisons beaucoup, poursuit-il. Il est de Murcie [il est né à El Palmar, juste à côté], à une heure de l’académie. C’était donc facile d’aller voir ses matchs dans le coin. Je me rappelle de lui participant à des Futures à quatorze ans, et gagner ses premiers points ATP. J’entendais parler de ce gamin qui jouait déjà à un niveau tellement élevé, donc j’ai pris ma voiture pour voir ça. Il a le même agent que Pablo [Carreño Busta], qui s’entraîne à l’académie. Ça a facilité les bonnes relations pour qu’il nous rejoigne. » Élevé sur l’ocre du sud de son pays, Carlos Alcaraz n’est pas le joueur ibérique caricatural qu’on pourrait imaginer, ce crocodile qui se terre trois mètres derrière sa ligne de fond en laissant ses cordes mordre la balle pour lifter jusqu’à l’éternité s’il le faut. 

© Antoine Couvercelle

« Je rêve d’être no 1 mondial et de gagner un titre du Grand Chelem »

« Quand il joue, il se passe quelque chose, je trouve, nous décrit Jean-Christophe Verborg. Il n’a pas un tennis stéréotypé. Il frappe fort, il monte à la volée, il fait des amorties, il réfléchit… Tout ça de façon assez naturelle. Il sait faire énormément de choses. Dans le scouting [la détection, métier que Jean-Christophe Verborg a exercé pendant sept ans pour Babolat], une chose est très importante : le son de la balle à l’impact, au moment de la frappe. Et la première fois que j’ai pu le voir jouer personnellement, il m’a marqué sur cet aspect. Ça m’avait fait un peu la même chose avec Rafa en 2001 [l’année où Jean-Christophe Verborg et Babolat font signer Nadal]. Vous sentez qu’il se passe un truc. Et il est aussi très fair-play. » Illustration à Estoril. Sorti des qualifications, Carlos Alcaraz affronte Marin Čilić sur la brique pilée de l’ATP 250 portugais. À deux jeux partout dans l’ultime round, sur une balle de break en sa faveur, le juge de ligne annonce une faute du Croate. Mais, avant même que celui-ci n’esquisse le début d’une contestation, le surnommé « Carlitos » vérifie : ça touche. Il rend le point, sous les applaudissements de son coach. 

Finalement, après un troisième set âpre de 53 minutes, il s’incline 6/3 1/6 6/4. Sans jamais renoncer à la volonté d’imposer sa loi. « Il aime être très agressif, tout le temps, analyse Ferrero, toujours pour l’ATP. Il aime rester proche de sa ligne. Ce n’est pas un joueur typique de terre battue. Il aime finir les points au filet. Je pense même qu’il peut devenir un peu meilleur sur dur que sur terre, vu la vitesse à laquelle il progresse. Et il adore le gazon. » À tel point que le principal intéressé, qui rêve « d’être no 1 mondial et de gagner un titre du Grand Chelem », « préfère Wimbledon à Roland-Garros ». Un point commun avec le Rafael Nadal époque adolescente. « Je préfère le dur intérieur et l’herbe, même si j’aime aussi la terre, déclarait celui-ci, à seize ans, lors d’une interview pour la télévision espagnole. Le tournoi que je préfèrerais gagner ? Wimbledon. » Un parallèle, cocasse, entre les deux compatriotes que nous arrêtons ici. « La comparaison avec Rafa, bien qu’inévitable, est trop démesurée et inutile, lâche Ferrero lors d’un entretien accordé à Eurosport.es. Nous savons tous qu’il est impossible d’égaler les accomplissements de Rafa. » Mais Toni Nadal, lui, estime qu’il faut d’ores et déjà accepter ce jeu médiatique. 

Peu importe l’acharnement mis à essayer de l’arracher, l’étiquette de « nouveau Nadal » continuera à coller aux basques du jeune Murcien. « La première fois que j’ai vu Carlos jouer, c’était à un tournoi de l’académie de mon neveu [la Rafa Nadal Academy, à Majorque], relate « Tio Toni » dans une chronique pour El País. Malgré sa défaite ce jour-là, je lui avais prédit un avenir particulièrement brillant. Son agent, Albert Molina, qui est un bon ami, m’a un peu réprimandé en disant que mes mots mettaient trop de pression sur le garçon. Parfois, l’entourage d’un joueur prometteur, par son envie de le protéger et de l’aider, essaie de créer une bulle qui me semble inutile. Tous ceux qui veulent réussir au plus haut niveau devront endurer une pression qui les accompagnera tout au long de leur carrière. Carlos n’y échappera pas. Il devra vivre avec et sera inévitablement comparé à Rafael. Je le vois avec une tête suffisamment bien faite pour supporter cette pression, ainsi que les compliments et les attentes engendrés par son tennis. Parmi les qualités nécessaires pour devenir un grand joueur, il en a déjà beaucoup. » 

« Je n’ai aucun doute sur sa capacité à faire partie des meilleurs joueurs du monde » Rafael Nadal

Au milieu de tout ce qu’il suscite, Carlos Alcaraz continue d’avancer. Tel un apiculteur dans une combinaison donnant des allures d’astronaute, il poursuit sa marche en avant malgré la nuée d’abeilles qui bourdonne autour de lui. « J’essaie de ne pas y prêter attention, explique-t-il pour La Vanguardia. Je suis conscient de tous ces commentaires, mais je ne leur accorde pas trop d’importance. Chaque joueur est unique et suit son propre chemin. Il n’y aura pas d’autre Rafael Nadal dans l’histoire. » Pour lui, « le Taureau de Manacor » reste avant tout « [son] idole en raison de sa personnalité, de son attitude et de sa passion pour le tennis ». Un modèle devenu cadeau. Peu après sa première demi-finale sur le circuit principal, en avril lors de l’ATP 250 de Marbella, il reçoit une invitation pour Madrid. Là, tombeur d’Adrian Mannarino 6/4 6/0 pour son entrée en lice, il ouvre son compteur en Masters 1000 et s’offre le droit de défier Nadal. Le 5 mai 2021, le jour de ses 18 ans.

Comme le dit Daniil Medvedev, « la première fois que vous affrontez un membre du Big 3, c’est très compliqué, il faut déjà réussir à s’habituer à leur qualité de balle qui est, chacune dans son style, particulière, unique ». En difficulté pour maîtriser le (sur)lift du maître de la terre, notamment sur les tentatives d’accélération en prise de balle précoce, l’élève prend un cours de 1 h 15. 6/1 6/2. Peu importe. Bien que sèchement battu, Carlos Alcaraz ne laisse pas le rêve devenir cauchemar. « C’était incroyable de vivre mon anniversaire en jouant contre Rafa, s’enthousiasme-t-il en conférence de presse. J’apprends vraiment de lui et je pense que ce match peut me faire grandir en tant que joueur. Cette rencontre va beaucoup m’apprendre. Je suis vraiment heureux de cette journée. Après la partie, Rafa m’a souhaité un bon anniversaire, en me disant aussi que je devais continuer à travailler dur. » Intraitable sur le court Manolo-Santa de la Caja Mágica, l’aîné iconique se montre bien plus généreux à la sortie.

« Carlos joue de façon très agressive, répond Nadal devant les journalistes. Il est très jeune et a déjà un haut niveau de tennis. Je crois vraiment qu’il va devenir un joueur fantastique dans un futur proche. Il est complet. Gros coup droit, gros revers, super déplacement, et il n’a pas peur d’aller très souvent vers l’avant. Évidemment, il a encore des progrès à faire, notamment au service, mais il a tout le temps devant lui. Bien sûr, ce ne sera pas facile. Être l’un des meilleurs du monde et rivaliser pour les titres les plus prestigieux est une tâche ardue, mais c’est un gros bosseur, suffisamment humble pour ne pas se relâcher. Je n’ai donc aucun doute sur sa capacité à y arriver. Et c’est un bon mec, passionné par le tennis. » S’il est ainsi loué, y compris sur sa personnalité, c’est aussi parce que Carlos Alcaraz a de temps en temps la chance de s’entraîner avec « l’Ogre de l’ocre ». Comme à Melbourne et Marbella en 2021, un peu moins de deux ans après une session en compagnie de Roger Federer sur le gazon de Wimbledon.

© Antoine Couvercelle

Carlos Alcaraz, ce geek du tennis

« C’est toujours un privilège de taper avec de tels champions, s’émerveille-t-il au sujet de ces expériences. J’ai aussi eu l’occasion de le faire avec Dominic Thiem, entre autresÇa permet de voir et de sentir au plus près leur qualité de balle, leur rythme, et de constater à quel point c’est dur mentalement face à eux, ajoute-t-il. Parce que la marge d’erreur est bien plus mince. Il y a beaucoup de petites choses à en tirer, et ce sont celles qui font la différence au bout du compte. Ce que Nadal, Federer et Djokovic ont fait est incroyable. Ce sont des extraterrestres, il n’existe personne d’autre comme eux. S’ils sont encore à ce niveau à leurs âges, ce n’est pas une question de chance ou de coïncidence. La clé, c’est le travail ; être humble et jouer chaque jour comme si c’était le dernier. » Si Novak Djokovic ne figure pas encore dans sa liste de ses prestigieux partenaires d’entraînement, il lui accorde une place de choix au moment de dresser le portrait-robot du joueur parfait. Une machine invincible qui aurait « le retour et le revers de Djokovic, la mentalité de Nadal, le coup droit de Federer et le service d’Isner. » 

Une sélection pouvant paraître évidente, certes, mais qui est celle d’un vrai connaisseur. Si le tennis est un virus, Carlos Alcaraz est malade à en éclater le thermomètre. « Je suis tout ce qu’il se passe dans notre sport, détaille-t-il pour Marca en janvier dernier. Futures, Challenger, circuit principal : je regarde tous les résultats. Je connais beaucoup de joueurs [des circuits secondaires] par leurs noms sans savoir comment ils jouent ou quelles têtes ils ont. J’aimerais tous les observer pour avoir une idée de leurs jeux au cas où je devrais les affronter. Oui, on peut dire que je suis complètement dingue de tennis. Je veux être au courant d’absolument tout : qui a gagné, qui a perdu, dans tous les matchs, tous les tournois. » Véritable geek de la balle jaune, il sait sans doute que précocité ne rime pas toujours avec sommets. Dans l’histoire écrite au passé proche, au XXIe siècle, seuls cinq autres ados ont signé, comme lui, leur première victoire sur le circuit principal avant leurs 17 ans : Richard Gasquet, Rafael Nadal, Ryan Harrison, Bernard Tomic et Cristian Garín. 

Tous, à des échelles différentes, sont d’excellents joueurs. Mais certains n’ont jamais eu la destinée qu’on leur dessinait. Seul Nadal a atteint les objectifs dont rêve Alaraz : no 1 mondial et titre en Grand Chelem. Ryan Harrison n’a jamais dépassé le 40e rang de la hiérarchie planétaire – ce qui est déjà exceptionnel – et la carrière de Bernard Tomic a sombré dans les remous d’une vie tumultueuse. La réussite précoce ne mène pas forcément vers un horizon radieux. Un fait dont l’Espagnol a certainement connaissance, et qu’il garde probablement dans un coin de son esprit. En piqûre de rappel. Au cas où. D’après Nietzsche, « les convictions sont des prisons », et Carlos Alcaraz semble du genre à éviter de gâcher son potentiel en l’enfermant dans une cellule de fausses certitudes. Et si jamais il lui arrivait de se relâcher en se reposant sur la croyance que ses acquis suffiraient à le mener où il veut, nul doute que son entourage, Juan Carlos Ferrero en tête, se chargerait de mettre les points sur les i et les barres aux t. 

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.

50 Love

© Philippe Matsas/Tristram

Jouons l’échange croisé avec Thomas André, excellent tennisman et qui a peaufiné son Avantage à l’occasion du Master de création littéraire de l’Université Paris 8, animés entre autres par Olivia Rosenthal, Vincent Message ou encore Pierre Bayard…

L’occasion d’en savoir davantage sur ses personnages, ses inspirations et, évidemment, son rapport à la petite balle jaune… Play !

 

Les romans sportifs sont plutôt rares dans l’histoire littéraire ; ceux ayant pour sujet le tennis plus encore (citons tout de même Shriver ou plus récemment Matthieussent) ; comment expliquez-vous cette lacune ? 

Le sport est en effet une matière fictionnelle très peu exploitée, peut-être parce qu’en tant que spectacle, il se suffit à lui-même. Ou bien parce qu’il reste malgré tout un jeu, et qu’il n’apparaît donc pas comme un sujet sérieux pour un roman. En fait, la boxe est le seul sport auquel les meilleurs écrivains – de Jack London à Joyce Carol Oates – se sont régulièrement frottés. Ils ne peuvent s’empêcher de comparer leur activité d’écrivain à celle du boxeur sur le ring.

Quant au tennis, il est parfois présent dans les récits, mais au second plan. Par exemple, dans Match Point de Woody Allen, il témoigne du milieu social aisé dans lequel évoluent les personnages. Mais le jeu en lui-même est rarement mis au cœur du récit, de l’écriture. C’est dommage parce qu’il se passe beaucoup de choses passionnantes, sur un terrain de tennis.

 

Précisément, est-ce que, pour votre premier roman, le sport a représenté un vecteur idéal pour personnifier un mal-être contemporain propre à l’adolescence ? Plutôt que de capitaliser comme d’autres teen novels sur des orgies de sexe et de drogues, vous semblez en effet utiliser le tennis, la boxe et leurs multiples métaphores (se renvoyer la balle, échanger dans la douleur, se rendre coup pour coup, chercher le KO) pour incarner ce spleen… Pourquoi ce choix ?

Oui, il y a une vraie mélancolie chez Marius, mon personnage. Ce spleen adolescent s’exprime surtout dans la vie de tous les jours, mais il arrive que Marius l’apporte sur le court : parfois, il n’est pas sûr d’avoir envie de gagner, il voudrait que le tournoi se termine au plus vite, pour pouvoir enfin profiter de son été. Cela dit, le tennis fonctionne aussi comme un antidote à cette langueur : raquette en main, Marius est un adversaire redoutable. Et malgré ses doutes, il fait plier ses adversaires à force de ténacité.  

Pour ce qui est des orgies de sexe et de drogues, je trouve en effet qu’elles sont largement exagérées dans les séries TV, j’essaie d’en faire l’économie. Ce qui n’empêche pas mes personnages de boire des quantités irraisonnables d’alcool au cours du roman, ce qui ne les aide d’ailleurs pas à être performants sur le terrain. 

 

Ce qui frappe après avoir lu votre roman, c’est ce sentiment de pointillé, ce goût du flou savamment entretenu ; la relation plus que platonique entre Marius et Alice, le mémoire de cette dernière sans cesse procrastiné, le désir de ne pas nommer certains personnages (casquette noire, les Argentins…), l’absence de précision au niveau de l’espace-temps. En quoi ce fog artistique est-il voulu ? 

J’ai voulu restituer l’ambiance des tournois amateurs, quels qu’il soit. Ce flou permet donc aux lecteurs d’investir leurs propres souvenirs de matchs dans le roman, de s’identifier à Marius. Mais c’est aussi un moyen de laisser les précisions au seul cadre du court de tennis. Tout ce qui se passe en dehors relève d’une réalité un peu flottante, même le flirt avec Alice. Pendant les matchs, au contraire, tout est décrit avec une netteté maximale. 

 

Tout au long des 150 pages, l’on ne peut que saluer votre travail de description quasi behavioriste des échanges durant lesquels on se retrouve plongé dans la tête de Marius, perdu dans ses incessantes gamberges entre deux points. Joueur de tennis d’excellent niveau, je suppose que vous vous êtes inspiré de votre expérience pour décrire au plus près la dramaturgie d’un match ? 

En fait, je ne suis pas un aussi bon joueur que Marius, mais peu importe. Quelque soit le niveau de jeu, la dramaturgie d’un match de tennis reste la même, avec ses rebondissements et ses occasions manquées. Les émotions, les sensations sont également les mêmes. J’ai donc pu m’appuyer sur mes propres souvenirs de matchs pour construire les parties qui rythment ce récit. Mais je me suis aussi inspiré de tous les sets imaginaires que j’ai disputés face au mur de mon garage, quand j’étais enfant.

 

En rebond à l’excellent article de nos confrères de Tennis Magazine sur le fait de gagner/perdre, peut-on corréler via un angle psychanalytique le lymphatisme ind(s)olent de Marius, son rejet de la victoire, son désir de ne pas être là, à sa volonté de rester humble aux yeux de son père, de ne jamais attirer la lumière (contrairement à son ami Cédric, ange autodestructeur, sorte de Gerulaitis), de ne pas écraser l’Autre (précepte prolétaire peut-être propre aux Nordistes vu que l’on sait que Marius est originaire de Lens) ? Ou est-ce autre chose…

Oui, la façon dont un joueur de tennis se comporte sur le court révèle beaucoup de lui-même, c’est aussi pour cela que ce sport est fascinant. Marius, lui, voudrait toujours échapper : il ne cesse de casser le rythme, de slicer la balle, d’arrondir les trajectoires, de varier les angles, dans le but de faire déjouer son adversaire, de le ramener à ses démons plutôt que d’examiner ses propres failles. 

Je ne me risquerais pas à essayer d’expliquer son attitude sur le court. Toutes les hypothèses que vous évoquez sont évidemment justes, mais je préfère ne pas trop en dire, car cette question est au cœur de récit. Je pense que c’est en partie dans l’espoir d’y trouver une réponse que le lecteur se laisse prendre au jeu de ce roman. 

 

Pour revenir à Marius le nihiliste, difficile pour nous Belges, de ne pas penser à Filip Dewulf en 97, issu des qualifications et 122e mondial à l’époque, presque soulagé de perdre en demi à Roland-Garros, incapable de gérer une pression médiatique et populaire devenue insoutenable… Peut-on alors considérer L’Avantage comme une critique de la win attitude, omniprésente en 2021 et ou, plus légèrement, un clin d’œil à la fragilité mentale du tennisman français type ? Ce détachement est-il justement pour votre héros, ce fameux Avantage ?

En réalité, je ne suis pas sûr que Marius soit si fragile mentalement. Son détachement, qui lui porte plutôt préjudice hors du court, se révèle un atout dès qu’il entre sur le terrain. Au tennis, aussi triste que cela puisse paraître, on dit souvent que les émotions sont des « parasites ». Pour donner le meilleur de soi-même, il ne faut pas se laisser submerger par la colère, par la peur ou même par l’euphorie,  ce dont Marius est justement capable. Il est tellement coupé de lui-même, renfermé dans sa carapace adolescente qu’il en devient très difficile à battre. C’est bien son indolence qui lui permet de vivre, à son échelle, une superbe épopée à la Filip Dewulf.

 

Pour conclure sur une note ludique, si Marius peut être comparé à Dewulf et Cédric à quelqu’un comme Kyrgios ou Safin, voyez-vous dans le paysage littéraire des auteurs ou personnages susceptibles d’être reliés à des joueurs, passés ou actuels ?

Je trouve que Marius ressemble aussi à Andre Agassi. Comme lui, il vit son sport comme une malédiction à laquelle il voudrait échapper. Et d’ailleurs, l’autobiographie d’Andre Agassi, Open, est le meilleur livre que j’ai lu sur le tennis. 

Sinon, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est que Federer, c’est Jean Echenoz – élégant, virtuose et impassible, on se demande comment il fait pour que ça ait l’air si facile. En face, Nadal, ce serait plutôt Dostoïevski : ce n’est pas toujours très beau à voir, mais c’est terriblement efficace.

Dans un premier roman chaud et sec comme l’ocre rouge un dimanche porte d’Auteuil, Thomas André passe facilement les qualifs et redessine au scalpel le classique triangle amoureux, le temps d’un tournoi de tennis estival aux allures shakespeariennes… 

Posons le décor. Il y a Marius (16 ou 17 ans), en bref, le remake de l’épopée de Dewulf à Roland en 97 ; presque gêné de gagner et pressé de rentrer chez lui. Cédric, son meilleur pote, sidekick fêtard autodestructeur qui conduit vite et boit beaucoup trop. Enfin, Alice, belle de match, qui fume comme un pompier turc et procrastine à l’infini son mémoire… 

Dans un Sud suffocant et une époque indéfinie, l’intrigue navigue entre scènes de glande au bord de la piscine de la villa parentale, concours de cocktails, promenades à la plage et écumage de soirées de village. Soleil, mer, adolescence, indolence, alcool… Ambiance Déjà mort version light.

Alternativement, on suit dans un style P.O.V. chirurgical le parcours homérique de Marius, tour après tour, où il rencontrera une galerie de joueurs qu’on connait tous (le fair-play, le crâneur, le dilettante…), ses doutes, ses atermoiements, dans des descriptions sportives qu’on avait plus vues depuis Tom Wolfe et son Charlotte Simmons.  Du nectar pour tout amateur de feutrine averti :

« Je n’arrivais pas à exister. Il allait me prendre mon service encore une fois et plier le match en deux sets. Mais qu’est-ce que je pouvais faire, Ça jouait trop vite pour moi.
Sur ma ligne, j’ai fait rebondir la balle trois ou quatre fois avant de servir. J’ai forcé sur mon bras et c’est sorti d’un bon mètre. J’ai poussé ma deuxième dans le terrain et il a retourné long. Il m’agressait dès la première frappe. Il cherchait à venir au filet, sans se précipiter. J’ai insisté sur son revers, en essayant de varier les trajectoires, mais ça ne servait à rien. Il a accéléré long de ligne, s’est engouffré dans le terrain et a claqué son smash. Voilà, ça faisait déjà 3-1, c’était bientôt fini… »

Au mitan du roman,  l’Accident survint ; Marius, va alors prendre son destin en main et attaquer la seconde partie du tournoi et du roman, seul contre tous…

À la fois teen novel, thriller sportif et roman d’apprentissage, impeccablement construit, parsemé de personnages secondaires délicieux (l’homme à la casquette noir, les Argentins…), L’Avantage réinvente le genre dans un style dépouillé à la Echenoz ; à l’heure où les opus (réussis) sur le tennis se comptent sur une main de Fran Jones, ce serait dommage de ne pas jouer le jeu…

Melle van Gemerden 

« Contrairement au tennis, l’art n’a pas de règles »

© Melle van Gemerden

« Je suis né en 1979 à Amsterdam. J’ai battu Novak Djokovic au premier tour d’un Future en Hongrie quand il avait seize ans. J’ai ferraillé avec une version un chouïa moins zen du Swiss Maestro en double chez les juniors. J’étais au rendez-vous du deuxième tour de Wimbledon en 2006 avant de devoir abruptement mettre fin à ma carrière de joueur. J’ai travaillé comme sparring-partner avec Ana Ivanovic alors qu’elle était tenante du titre à Roland-Garros. À côté de mes activités de coach à la Fédération néerlandaise de tennis, je revisite mes souvenirs liés au monde de la petite balle jaune à travers des peintures que je publie sur mon compte Instagram. Je suis, je suis… ? » Si Julien Lepers nous avait posé cette question dans la version Skype de Questions pour un champion qui finira bien par exister, confinement oblige, on avoue bien volontiers qu’on serait resté sans voix. En fouillant dans nos archives mentales, après avoir rapidement écarté Richard Krajicek et Martin Verkerk, on serait peut-être tombé sur Sjeng Schalken, Raemon Sluiter, Paul Haarhuis, Peter Wessels ou encore John Van Lottum. Tout en sachant qu’on était probablement aussi loin du compte que Dustin Brown d’un quadruplé Monte-Carlo – Madrid – Rome – Roland-Garros. Et ce n’est pas faute d’avoir été un élève assidu, toujours assis au premier rang pour suivre les cour(t)s magistraux dispensés par les doctes professeurs de la planète tennis depuis presque vingt ans. 

© Melle van Gemerden

C’était avant de rencontrer Melle van Gemerden. L’ancien numéro 1 hollandais au sourire communicatif nous accueille dans son salon de Marbella, dans le sud de l’Espagne. Reposez ce téléphone, aucune frontière n’a été franchie illégalement et la distance sociale de rigueur (1766 km devraient faire l’affaire) était bien entendu respectée puisque c’est bien via FaceTime que cette entrevue a eu lieu. « Faites comme chez vous » n’aura jamais pris autant de sens que ces derniers temps au moment d’accueillir des convives pour l’apéro. Il nous remercie de lui accorder un peu de notre temps, même si on a la vague impression que les rôles sont étrangement inversés par la grâce de sa politesse. Dans ce nouveau monde où les simples prémices d’une ébauche de contact physique accidentel au supermarché vous fait presque sursauter, la douceur de l’homme est pour le moins rafraîchissante.

© Melle van Gemerden

Djoko, le coaching sauvage et le GOAT

Les souvenirs du joueur sont vivaces, même si l’univers qu’il décrit est en stand-by depuis plusieurs mois, sans perspective d’avenir claire et une ligne de conduite aussi limpide que celle de Benoît Paire dans un set décisif. Qu’à cela ne tienne. Les anecdotes s’empilent à un rythme aussi soutenu que les conquêtes de Martina Hingis dans les années 90 – on parle évidemment de trophées, qu’alliez-vous imaginer ? Quand on lui dresse la liste des joueurs de renom qu’il a eu l’honneur d’affronter (Nikolay Davydenko, Juan Carlos Ferrero, Juan Martin Del Potro…), il nous coupe et nous annonce qu’il a surtout affronté (et battu) une version adolescente de Djokovic à Hódmezővásárhely (à vos souhaits !) en 2004. « Je me souviens bien que son entraîneur était assis le long de la ligne et il le coachait sans arrêt », s’amuse notre interlocuteur. Pas le temps de rebondir sur ce fait de match pour le moins croustillant qu’il embraye déjà sur sa confrontation avec le GOAT Roger Federer, dans une autre vie (a priori en 1996 ou 1997). « Mon coach de l’époque m’a dit : “Ce gars sera numéro 1.” Il avait tendance à perdre son calme en ce temps-là, mais on le voyait déjà. En ce qui concerne Djokovic, c’était un bon joueur, mais je n’aurais pas pu prédire qu’il irait aussi loin. Quant à Del Potro, il pouvait frapper des coups gagnants dans des positions qui vous faisaient dire qu’il était spécial. » 

Lorsqu’on lui demande d’isoler le plus grand moment de sa vie de joueur, Melle hésite. Il y a bien sûr cette victoire au premier tour de Wimbledon en 2006, la seule de sa carrière en Grand Chelem. Celle qui lui a permis d’atteindre son meilleur classement, pile 100e mondial. Cette consécration est toutefois assortie de douleurs dorsales qui l’ont empêché de défendre ses chances au tour suivant face à Mardy Fish, ces mêmes douleurs qui le forceront à passer sur le billard à plusieurs reprises et à ranger définitivement ses raquettes. Comme un symbole, alors qu’il avait atteint tous ses objectifs initiaux (« être top 100 et jouer des tournois du Grand Chelem »). « Ma carrière s’est terminée exactement au moment où tout cela est arrivé, nous glisse-t-il. C’est pour cela que je dis à mes joueurs d’avoir des objectifs élevés. De ne pas s’arrêter au top 100, de voir plus haut. » Il y a aussi cette première qualification pour un tournoi majeur en 2005 à Melbourne, « ce moment où vous pouvez appeler vos parents au milieu de la nuit pour leur annoncer que vous vous êtes qualifié pour l’Open d’Australie. » Ou encore l’honneur de défendre les couleurs de son pays en Coupe Davis et ce titre au Challenger de Scheveningen face à Kristof Vliegen, toujours en 2005. 

On le branche sur sa retraite forcée. D’après nos recherches, c’était en 2014. Le sympathique Néerlandais fronce un sourcil. « Je me suis reconverti en sparring-partner en 2008… » Et soudain il comprend. « Le joueur avec lequel je travaillais (Thiemo de Bakker) nous inscrivait toujours comme équipe de double potentiellement éligible comme lucky loser. Nous avons fini par miraculeusement entrer dans le tableau principal d’un tournoi aux États-Unis (à Houston), mais je ne jouais plus depuis longtemps. » Bien aidé en cela par la description de notre hôte, on imagine aisément les visages des paires qui avaient omis de s’inscrire sur la liste des repêchages, aussi défaits que l’équipe de France un jour de finale lilloise. Les deux compères avaient même opposé une farouche résistance au solide duo Krajicek/Venus ce jour-là (toute ressemblance avec des personnages autrement plus célèbres existant ou ayant existé serait évidemment purement fortuite). Malgré cet épisode tardif, ce chapitre de la vie de Melle van Gemerden s’était donc bien refermé depuis des années en cet an de grâce 2014, et ce malgré quelques tentatives infructueuses de retour à son niveau de 2006. Il avoue d’ailleurs depuis lors un respect plus marqué pour les Rafael Nadal de ce monde qui, tels des Sisyphe de la raquette, ont la force mentale de remonter la pente encore et encore après de multiples blessures.

© Melle van Gemerden

Ana Ivanovic et les paparazzi dans les buissons

Si Melle van Gemerden est contraint et forcé de dispenser ses enseignements à ses ouailles bataves via Zoom en ces temps troublés, il n’en a pas toujours été ainsi. L’ancien joueur au tempérament offensif n’en est en effet pas à son coup d’essai dans le coaching. Sparring-partner de l’ex-numéro 1 mondiale serbe Ana Ivanovic entre 2008 et 2009, il nous avoue que la vie de l’autre côté de la barrière est autrement plus stressante, au-delà de la tunnel vision dont un joueur peut parfois se contenter. « Une fois que votre joueur/joueuse est sur le court, c’est hors de votre contrôle, la plupart du temps vous n’avez pas le droit d’intervenir », n’en déplaise à certains acteurs et spectateurs de la finale de l’US Open 2018. « Quand vous faites partie de l’équipe d’Ana Ivanovic, vous mettez les pieds dans la partie glamour du tennis. Nous nous préparions pour l’Open d’Australie sans avoir dit à personne où nous allions et les paparazzi étaient au courant. Ils étaient là, dans les buissons, ils prenaient des photos. Quand vous arrivez au plus haut niveau, ce n’est plus seulement du tennis, c’est aussi tout le cirque qu’il y a autour. » La première levée du Grand Chelem de l’année 2009 est aussi l’occasion pour lui de se rapprocher du clan de Fernando Verdasco, avec qui il commencera à travailler après le tournoi. « J’étais dans le stade lors de sa demi-finale face à Nadal », nous raconte-il, les yeux encore brillants onze ans plus tard. Vous vous en souvenez certainement également, c’était l’époque où il fallait prétexter un mal de tête soudain pour annuler un rendez-vous avec des potes et pouvoir rester scotché devant un match en cinq sets épique un vendredi après-midi de janvier. Plus rien de tout cela ces mois-ci. Ni tennis, ni vie sociale trépidante.

Mais que fait donc notre homme aux multiples casquettes de ses journées de confinement, une fois ses vidéoconférences pédagogiques terminées ? Tel un Roger Federer au pays des tulipes, il allie tennis et art. Inspiré par le chantre du pop art britannique David Hockney, entre autres influences, il alimente son compte Instagram et son site Internet avec ses nouvelles créations. « Je prends beaucoup de photos et ensuite je dessine sur ma tablette ou mon téléphone. J’essaie de montrer les différentes cultures et atmosphères que je rencontre sur les courts du monde entier, représentées par des couleurs. Je peux le faire quand je veux. Pendant une interruption due à la pluie ou encore si mon joueur est en train de se reposer. Je fais cela plutôt que regarder la télévision. » Il a désormais encore plus de temps pour s’adonner à son autre passion. « Contrairement au tennis, il n’y a pas de règles, cela fait du bien par moments », ajoute-t-il encore. Des règles, le marché de notre monde capitaliste en a toujours, même en sous-régime comme ces derniers mois. En tant qu’artiste indépendant, Melle Van Gemerden risque bien de payer son style de vie au prix fort si la situation sanitaire ne s’améliore pas bientôt, comme tant d’autres travailleurs qui n’ont pas la chance de voir leur salaire mensuel tomber avec la régularité des frappes du fond du court d’une icône suédoise des années 70. D’autant que, comme de plus en plus de voix influentes dans le milieu, l’Amstellodamois exilé sur la Costa del Sol n’est pas très optimiste quant à un retour du circuit à la normale avant le début de la saison 2021. Son inspiration artistique, hautement dépendante de ses expériences sur les terrains de jeu des quatre coins du globe, risque également d’en pâtir à terme.

Avec lui, Il ne nous reste qu’à espérer que la caravane du tennis mondial puisse très bientôt s’ébranler à nouveau. Au terme de près d’une heure d’interview à bâtons rompus, Melle Van Gemerden, fidèle à lui-même, n’oublie pas de nous demander comment nous allons et comment nous gérons cette crise de notre côté. On met fin à l’appel avec le sentiment d’avoir fait la connaissance d’un type bien. Quelques minutes plus tard, alors qu’on se demande déjà par où commencer ce portrait aux multiples facettes, on est interrompu par un « ding ! » sonore. En guise d’ultime clin d’œil malicieux, l’Andalou d’adoption nous informe, capture d’écran à l’appui, que le scalp de Stan Wawrinka fait aussi partie de sa collection. C’était le 29 avril 2002 en qualifications du tournoi Future d’Esslingen, sur terre battue. La seizième tête de série néerlandaise s’était imposée en deux sets face à celui qui venait à peine de fêter ses 17 printemps. Exactement la moitié de son âge actuel et une fraction du palmarès qui l’accompagne. Personne ne lui avait encore dit que ses performances, tant en Grand Chelem qu’à l’apéro en live sur les réseaux sociaux, en feraient une légende du tennis helvétique. Bref, si avec tout cela vous n’êtes pas prêts à participer à Questions pour un champion 2020 : spécial distanciations sociales… 

© Melle van Gemerden
© Melle van Gemerden

The Meeting of

Melle van Gemerden’s Art and Tennis

© Melle van Gemerden

Melle van Gemerden like many ex-professional tennis players has stayed in the sport. He has however separated himself from that crowd by doing something utterly unique. Alongside his status as a coach to a younger crop of Dutch players, Melle explores a world of vibrant colours – in part inspired by rebel artist David Hockney – inserting tennis courts from various angles into iconic settings with trees, hills, fields and multicolour stands, thereby ensuring a new dynamic light is brought to the art of the sport. 

These recent creations of vivacity a la Hockney, just one of his series of prints, are a welcome contribution to the worlds of both tennis and art as the two collide gloriously. Additionally, these are dreary and challenging times and he has added a refreshing splash of inspiration and made us dream of tennis set in an altogether spellbinding and strange parallel dimension. 

Art like tennis is a part of Melle’s life and has been since his formative years, in which he grew up with his parents collecting artworks from the De Stijl movement and with a fascination for the surrounding neighbourhood architecture by Berlage, owing to his mother’s love of art and design. He was also introduced as a child to a more physical domain and the world of tennis by his father. Now the two passions have once again come together in a natural but startling union, flourishing entwined in a symbiotic relationship of great beauty, acknowledging the common traits of a tennis court and the aforementioned artistic movement and architectural influences. Melle’s wife is a freelance designer and artist, ensuring there is no doubt as to creativity being a huge part of his family’s daily life. He mentions Mondrian and several others, and you can see the influence, whilst still sensing something new and fresh in his modern-made craft.

© Melle van Gemerden

Hailing from Amsterdam, where his family resided near the museum square, and now based in Marbella, van Gemerden’s promising tennis career was hampered by a back injury that led to hernia operations and eventually put his time as a professional player to bed. He had attended Grand Slams (reaching round two at Wimbledon in 2006 before injury had struck) in a playing capacity and peaked as high as 100 in the world. While he now coaches – with his transition into coaching something he attributes to his good friend Sven Groeneveld – and has a positive impact on a new generation of hopefuls, he has always had further interests than those simply within the sport. His art works are faithful to the sport, whilst introducing several other inspirations upon him, branching out as he acquires the wisdom of life, always retaining the positive and resilient notion that the best is yet to come. He enjoys coaching, stating that it is a great feeling to aid players in winning, but his craft beyond the court shows an unexpected dimension to the sport that had remained previously hidden.

Tennis is structured, has algorithms and fixed rules; art is open and provides limitless opportunity to explore. This latest Hockney-influenced series was started when the lockdown kicked in and brings a strong sense of brightening gloomy and uncertain days. Hockney’s use of an iPad to make art, as well as many other tools, was an attractive proposition to van Gemerden, for whom it clicked that he as a travelling coach could work on his own new digi-scapes in between coaching sessions, matches, and in downtime for players. It was a revelation that he could make art on the go, and anywhere at all – surely the ultimate symbol of our times. Melle uses his iPhone and draws with his finger. Each image is a diary entry in Melle’s life, a collection of digitally bottled memories that are building into a fascinating oeuvre of the Dutchman’s work.

© Melle van Gemerden

It doesn’t end there, and if a tennis court can be imagined in a different way, perhaps floating in space, through a kaleidoscope of cracked magic, as the pages of a book, blossoming and ever transforming, then Melle can do it, and his numerous different series of artworks so far attests to that.

His ‘Fractured’ series focuses on the current state of the world and echoes with familiarity, having an immediate impact on the spectator. It almost moves before the eyes, broken shards of tennis courts representing life in an endless maze of obstacles. 

Melle is an affable man who talks freely about the two passions that he is now managing so well to combine. He possesses an excitement regarding the future and his desire to have a studio space in which to truly get his artistic hands dirty making sculptures and more traditional paintings. Melle’s art is striking, full of rich and classy angles, expanding the tennis universe. His blue eyes pierce me as we discuss his work briefly, making me think he can see through me to what lies behind my own face. Those same eyes have seen and fashioned a distinctly bright world in which tennis is set in a melded half-painting and half-cartoon dreamscape, a mind-blowing modern place. Melle is passionate, motivated and everything that has come before has constructed a valiantly fashioned contemporary artist with the lessons of tennis and the accompanying hardships aiding in contributing to his expedition into the art world. 

© Melle van Gemerden

A digital painter who then sets the works using archival ink on paper at a specialist printer in nearby Málaga, Melle has amassed over one hundred pieces of his vivid art, selling some to art collectors but otherwise retaining the secret of his creative foray until now. With the ‘Ode to Hockney’ series, van Gemerden’s work makes its exclusive premiere, reaching towards the planets of tennis and art from the very pages of their collective soul. 

For now, Melle’s designs are a perfect snapshot of a time and a place, memoirs of, if you will, the tennis courts of the world in all their special glory, be they at the lower level events or the more renowned venues and stadia of tennis. The prints take him back in time to tournaments and locations, each court part of the landscape of his own personal history. You get the feeling if he captured the same court on a different day, it too would look unique again, just as the contrasting moods of a person shift as we move through life and evolve and no two days are the same for us either.

Inspired by his peers in both art and tennis, Melle drops a quote from Romanian sculptor and painter Constantin Brâncuşi that “simplicity is complexity resolved”. It is incredibly succinct and is perhaps the perfect encapsulation of the Dutchman’s work. Do not forget, he is just getting started! While Melle hopes the future holds further opportunities to expand into his own artistic sphere, he assures me that tennis will always be a part of his life. 

© Melle van Gemerden
© Melle van Gemerden

Stefan

le gentleman chic

Par Louis Castellani

Traduit par Christophe Thoreau

© D.R

Calme, contrôlé, mesuré. Cheveux blonds, yeux bleus, bronzage permanent. Sympathique, discret, courtois. Un Suédois sans prétention, au charme tranquille et à la parfaite maitrise de l’anglais. Et une fidélité de toujours à Adidas et Wilson -encore aujourd’hui –  l’exemple de la relation parfaite dont rêvent toutes les marques. Le parfait contraire de son meilleur ennemi, Boris Becker. Stefan Edberg ou le “gentleman player”, chouchou des jeunes femmes aux grands-mères.

Mais au-delà du caractère ou de l’apparence, Edberg était surtout et avant tout un joueur portée vers l’attaque, la vraie. Fut-il Suédois, il n’a pas suivi les traces de ses compatriotes Björn Borg et Mats Wilander, champions de la guerre d’usure en fond de court, rois-es défense, cadors de la contre-attaque. Non, Edberg était le prince du tennis offensif. Un maestro du service-volée. Un génie de la filière courte dont la première pierre était ce grand service “kické” qui lui donnait à la fois du temps pour se ruer au filet, et bien souvent, des retours exploitables pour distiller, souvent de manière chirurgicale, sa première volée. 

Et puis il y avait aussi ce revers à une main, modèle d’élégance et de fluidité avec lequel il pouvait maitriser son adversaire, soit en slice, soit en le recouvrant. Affronter Edberg, c’était à peu de chose prêt la même chose -ou le même calvaire- qu’affronter John McEnroe. Aucune violence mais un supplice quand même, létale.   

À certains égards, Edberg n’était pas si gentleman que ça. Il  en a “tué” des adversaires ce Suédois vif comme l’éclair au filet, les mettant sans cesse hors de position, donnant l’impression qu’ils étaient lents et vulnérables. 

Sa fameuse célébration -le poing serré à hauteur du genou-, était une claque au visage du type se trouvant de l’autre côté du filet. Il ne le faisait pas par provocation -la spontanéité, ça se ne commande pas !- mais ça pouvait être pris comme tel.

Edberg, 41 titres en simple dont six du Grand Chelem et quatre victoires en Coupe Davis avec la Suède. Et, évidemment, une place de numéro un mondial. En simple, tout au long de sa carrière, il a remporté les trois quart de ses matches (801 victoires, 270 défaites), un ratio très élevé. 

Vingt ans après le début de sa retraite tranquille en Suède, Edberg s’est mis au squash, et devinez quoi, il est devenu un très bon. Et puis 2014, un autre gentleman player, dans une intuition géniale, a appelé à ses côté notre gentleman suédois. Vous l’avez compris, Roger Federer a demandé à Edberg de venir l’épauler afin de développer un jeu plus agressif, de raccourcir les points, alors que Roger entrait dans sa trentaine. 

Vous voulez passer vingt minutes d’exception sur YouTube ? Alors retrouvez la séquence où on les voit taper ensemble, Wilson en main, sur un court d’entraînement d’Indian Wells. C’est la quintessence du «tennis chic». Le rythme avec lequel ils frappent le balle, de façon métronomique, est fascinante. Et rappelez-vous, Federer s’entraîne alors avec son idole devenu donc son entraîneur. Nul doute que le Suisse exauçait-là l’un de ses rêves de gosse. 

© D.R

C’est lors de leur collaboration que Federer a apporté quelques modifications à son jeu dont l’une des plus spectaculaires fut le “SABR” (Sneaky Attack By Roger, autrement dit Sournoise Attaque par Roger), lorsqu’il avance soudainement vers la ligne de service pour prendre la balle en demi-volée et se ruer au filet. D’autres l’ont copié depuis, mais jamais avec le même panache ou la même efficacité. 

C’est aussi lors de leur collaboration que Federer a changé de raquette. Les deux hommes ont appris leur métier avec des Wilson Pro Staff à petit tamis (les 85 et 90 soient 215 cm2 et 228 cm2) et partageait un même avis : la terre battue, où le rebond est plus haut, était la surface la plus compliquée pour eux (Edberg, comme Sampras qui a utilisé la même raquette, n’a jamais gagné Roland Garros ). 

Sous la direction d’Edberg, Federer a donc aidé Wilson à développer une Pro Staff plus moderne avec un tamis élargi (626 cm2). Le passage de Federer à ce nouveau modèle -popularisé sous le nom de Wilson Pro Staff RF97 Autograph- a fait vibrer le monde du tennis. Disons-le : cette Pro Staff revisitée fait déjà partie des raquettes emblématiques. 

L’influence du discret suédois sur le jeu de Federer fut donc une évidence : Federer s’est mis à pratiquer un tennis plus direct, plus agressif, on pourrait même dire rajeuni d’une certaine façon, avec un revers au rendement nettement amélioré.

La collaboration entre Edberg et Federer a pris fin de manière élégante en 2015. Après avoir accompli ce qu’il avait en tête, le Suédois est retourné là où il se sent le mieux, à l’abri des regards. Stefan, les caméras et le grand orchestre du circuit, très peu pour lui. Une apparition ici ou là, de temps à autre, suffit à son bonheur. C’est la “Edberg touch”

Quelle trace a laissé Edberg dans l’histoire de ce sport ? Il y aurait beaucoup à dire mais on peut peut-être résumer l’affaire en mettant deux éléments en évidence, qui, d’ailleurs, ne s’appliquent pas qu’au tennis. 

Le premier : laissez vos qualités et votre talent parler à votre place. Dans l’ère Open, Edberg, avec Steffi Graf côté féminin, ont été les deux plus beaux exemples à suivre ce précepte. 

Le deuxième : les mecs sympas ne finissent pas forcément à la dernière place. Allez, méditez un peu cette phrase, et pensez à sa signification profonde. N’est-ce pas l’héritage que nous devrions tous aspirer à laisser derrière nous ? 

Chris Evert

une légende d’influence

Par Ros Satar

Traduit par Christophe Thoreau

© Art Seitz

Quelles joueuses, aujourd’hui, peuvent légitimement s’inscrire dans les traces de Chris Evert, qui symbolisait à la fois élégance, grâce et une détermination de fer ? Soyons honnêtes, une poignée seulement. 

Parlons sport pour commencer. Le palmarès de l’Américaine parle de lui-même: 18 titres en simple en Grand Chelem, trois en double, et une place de numéro un mondiale en fin d’année de 1975 à 1978 avant 1980 et 1981. Evert fut aussi, avec Martina Navratilova, l’une des héroïnes de la rivalité les plus durable, sinon la plus emblématique de l’histoire du jeu. 

La petite Chris a commencé le tennis très tôt et a rapidement montré des dispositions exceptionnelles. A tel point qu’elle signe ses débuts en Grand Chelem à 16 ans, à l’US Open 1971. La jeune Evert était alors sur une incroyable série de 46 victoires consécutives, à la fois en juniors et en « pro », lorsqu’elle s’incline finalement contre Billie-Jean King en demi-finales.

Ce ne fut donc pas une surprise de la voir, deux ans plus tard, se hisser en finale à Roland Garros et Wimbledon. Tout comme il fut dans la logique des choses qu’elle s’y impose dès l’année suivante. Evert fut également la première numéro un mondiale du classement informatisée de la WTA, le 3 novembre 1975. 

Conseil d’ami : ne commencer pas à énumérer les exploits ou les records de l’Américaine, c’est la migraine assurée. Allez, trois chiffres parmi des dizaines d’autres tout de même. Evert a atteint -au minimum- les demi-finales de 148 des 149 tournois du Grand Chelem qu’elle a disputés en seize ans de carrière. Unique ! Et que dire des 125 matches de suite sans défaite sur terre battue, une performance enregistrée entre août 1973 et mai 1979. Evert, c’était également sept titres à Roland-Garros. Un total que seul Rafael Nadal réussira à battre, en 2013.

Mais il est en revanche impossible de passer à côté de sa rivalité avec Martina Navratilova. Au milieu des années 70, époque où elle dominait le tennis féminin de la tête et des épaules, Evert avait clairement le dessus sur sa meilleure ennemie, remportant 23 de leurs 30 premiers affrontements. Mais au fil des années 1980, Navratilova a perfectionné son jeu, vers l’avant notamment, s’est endurcie physiquement, à une époque où, également, le rendement des raquettes commençait à s’améliorer. Et au terme de leurs… 80 duels, c’est Navratilova qui a terminé avec l’avantage dans ce tête-à-tête de reines : 43-37. Et 10-4 si on tient compte des seules finales du Grand Chelem.

© Ray Giubilo

Une « terrienne » au sang froid unique

Evert a été la joueuse de fond de court de son temps, avec une longueur de balles et un choix des zones sans pareil. Son style défensif, son impeccable jeu de jambes et sa capacité à commettre un minimum de fautes directes lui ont permis d’exercer un joug sans pareil sur son époque. Son calme et sa formidable capacité de concentration lui ont valu le surnom par les anglo-saxons de « Ice Maiden » (la dame de glace).

Et maintenant ? Cette mère de trois garçons, dont les commentaires à la télévision sont régulièrement salués, aime, par petite touche -et avec élégance forcément- apporter aux championnes d’aujourd’hui son regard forcément avisée sur leur carrière. Comme lorsqu’elle prend en 2006 l’initiative d’écrire une lettre ouverte à Serena Williams l’invitant a bien prendre conscience de « sa place dans l’histoire de ce sport ». Témoin, également, sa révérence devant une Naomi Osaka toute juste sacrée à l’US Open dans des conditions rocambolesques, ou encore son tweet à l’attention d’une Donna Vekic désemparée après une défaite en finale à Nottingham en juin dernier. Mais l’Américaine, qui fut une active présidente l’association des joueuses au sein de la WTA (de 1975 à 1976 puis de 1983 à 1991) avait déjà montré, en plein coeur de sa carrière, son intérêt pour les autres.  

Avec le temps, Evert est donc devenue une main chaleureuse sur l’épaule de celles qui rêvent de lendemain qui chantent. A la fois pour celles qui n’ont plus qu’une marche ou deux à franchir pour assoir encore plus leur grandeur. Comme pour celles qui commencent tout juste à collectionner les titres Grand Chelem. Ou enfin comme celles qui, plus simplement, commencent à s’affirmer sur le circuit. Evert, l’icône qui fait l’unanimité.

Stefan

The Classy Gentleman

© Ray Giubilo

Calm, controlled, measured. Blond hair, blue eyes, permanently bronzed skin. Likeable, understated, courteous. An unassuming Swede with a quiet charm and perfect English. Always with Adidas and Wilson even today-a sponsor’s dream. The perfect foil to his nemesis Boris Becker. Mothers and grandmothers loved him. A “gentleman player.”

But underneath all that was in fact a tennis player of quite remarkable tactical aggression. He didn’t play tennis by trying to win a baseline war of attrition like other Swedish players such as Björn Borg and Mats Wilander, the defensive kings, the counter-punchers. 

No, Edberg was the prince of offensive tennis. A serve and volley maestro. A fast-court fast finisher. That huge kicking serve of his devised purposefully to draw a short or high return from his opponent so that he could spring into action with a first, surgical volley. And then there was that single-handed backhand. It was a thing of such fluid beauty, with which he could either goad an opponent with slice or laser the ball with topspin. Playing Edberg was much like playing John McEnroe: death by one thousand cuts. No vulgar hammer blows but the opponent covered in his own blood. 

In some ways, he was therefore not a gentleman player at all. Edberg killed off opponents with quick points, making adversaries look slow, out of position and vulnerable. That knee-bent, clenched-fist celebration he broke into was a smack in the face to the guy on the other side of the net. It wasn’t intended to be of course, but it was. We saw it many times on his way to a track-record that includes 41 singles titles with 6 Grand Slams and 4 Davis Cup wins for Sweden. He was World Number 1. In total he won 3 of every 4 singles matches he played. 

Then fast forward twenty years from his quiet retirement in Sweden where he became a seriously good squash player. In 2014, in what was yet another stroke of genius by the other “gentleman player” Roger Federer, Edberg’s services were called on to help him develop a more aggressive game with shorter points as Roger entered his thirties. Watching them hit together, swinging their Wilsons on the practice courts of Indian Wells, is the best twenty minutes you’ll ever spend on YouTube. It is the epitome of “classy tennis”. The rhythm with which they hit the ball together is mesmerizing and metronomic. And remember, Federer is practicing with his boyhood idol who had become his coach-the stuff of Roger’s childhood dreams no doubt.

It was in their time together that Federer made some changes to his game. He introduced us to the “SABR”, the “Sneak Attack By Roger” when he suddenly advances to the service line for a snatched return of his opponent’s serve. It was an all-new tennis stroke. Others have since copied it but never with the same panache or effectiveness.

© D.R

More significantly though, it was also in their time together that Federer switched to playing with a new racket. Both men had learned their craft using Wilson Pro Staff rackets with small 85 and 90 square inch head sizes, and both men had found high-bouncing clay courts the most challenging surface (Edberg, like Sampras who used the same racket, never won Roland Garros). Under Edberg’s stewardship, however, Roger helped develop Wilson’s Pro Staff lineage by specifying a more modern 97 square inch head size for his new signature racket. His switch to what became known as the Wilson Pro Staff RF97 Autograph had the tennis world chattering and it is already in the bracket of iconic tennis rackets. The quiet Swede’s hidden influence was visible for us all to see as Roger was then able to ramp up his own brand of aggressive tennis, rejuvenated and with an improved, even more reliable backhand for good measure.

When the Edberg/Federer coaching relationship came to an elegant end in 2015, having accomplished what he set out to do, the Swede returned to the place where he seems most comfortable, out of plain sight. No cameras, no fanfare, just the occasional appearance here and there. How very “Edberg” of him.

So what’s his legacy? There is a lot to say about that but perhaps it can be distilled into two very important codes which don’t just apply to tennis.

First, let your skills and talent do the talking, not your mouth. In open era tennis, Edberg, with Steffi Graf from the women’s game, are best-in-class examples of players who followed that code.

Second, nice guys don’t always finish last. If you unpack that sentence and think about what it really means, it’s the legacy we should all aspire to leave behind.

Connors

l’histoire d’un roi

Par Chris Oddo

Traduit par Christophe Thoreau

© Hall of Fame

Dans ses yeux, on pouvait lire qu’il allait vous battre ou, à tout le moins, qu’il ne céderait jamais. Dans l’esprit de Jimmy Connors, entrer sur un court de tennis, c’était pour y mourir si besoin. Une attitude, innée, affichée dès le début de sa carrière, qui allait d’ailleurs faire basculer le tennis dans un spectacle d’un genre nouveau. Puis une attitude, inébranlable, affichée de la même façon au crépuscule de sa carrière, versant ce qu’il lui restait d’énergie, d’âme et de coeur pour aller chercher des victoires à 40 ans passés. 

“C’est pour ça qu’ils paient leur place, c’est ça ce qu’ils veulent voir”. Cette phrase, prononcée pendant l’US Open 1990, alors que le vieux lion s’était offert à 39 ans une ultime demi-finale en Grand Chelem, est restée célèbre. Des propos qui disent tout, à la fois de ce don de lui-même dont Connors faisait preuve pour le public, notamment celui de Flushing Meadows, son préféré, tout comme de sa quête obsessionnelle de la victoire. Sur un court, Connors était bel et bien prêt à suer sang et eau, arc-bouté à sa bonne vieille Wilson T 2000. Avait-on déjà vu, dans l’histoire de ce sport, un joueur afficher un tel esprit combatif ?  

“On avait l’impression qu’il vous faisait don des efforts gigantesques qu’il allait déployer” a dit un jour à propos de lui, le journaliste américain Steve Flink. En cela, Connors était un vraiment joueur singulier.”

Méchant -parfois-, fabuleux -souvent-, brut et bouillonnant -toujours : les adjectifs manqueraient presque pour qualifier le natif de Saint-Louis, Illinois. Son incroyable désir de vaincre le rendait parfois mauvais. Ce à quoi il répondait prestement : ”Mais les gens ne semblent pas comprendre que c’est une putain de guerre, là-bas!”

La figure du combattant ne doit pas masquer d’autres qualités majeures chez Connors : son génie tactique et sa qualité de frappe. Un cocktail gagnant qui lui a permis de remporter l’hallucinant total de 109 titres ATP et de 1 274 victoires. Deux records après lesquels Roger Federer court toujours…

© Art Seitz

Et puis Connors -on l’oublie parfois- a révolutionné le jeu. Tout d’abord en étant l’un des premiers à utiliser une raquette faite d’un autre matériau que le bois: la fameuse Wilson T 2000, inventée en France par René Lacoste, à laquelle il vouait un culte absolu. 

Techniquement, il nous faut évoquer ce revers à deux mains -loin d’être une évidence au début des années 70- frappé à plat alors que le lift -lourd comme celui d’un Björn Borg- commençait à trouver sa place. Et puis il y avait aussi ce jeu de jambes, rapide et précis, qui lui permettait d’être toujours remarquablement placé à l’impact, ce qui avec ses frappes à plat, était de toute façon une nécessité.

Comme d’autres après lui -évoquons Andre Agassi ou Novak Djokovic- Connors a fait du retour de service une arme incomparable. Le concernant, c’est évidemment côté revers qu’il excellait, mettant au supplice tous les grands serveurs qu’il a pu croiser. Sans cet atout majeur, Connors qui était un serveur modeste, n’aurait sans doute pas remporté huit titres du Grand Chelem. 

En 1974, Connors a signé l’une des saisons les plus réussies de l’histoire: 95 victoires pour quatre défaites et trois titres majeurs remportés. S’il n’avait pas été banni de Roland-Garros cette année-là -à cause d’un juteux contrat l’incitant à disputer les Intervilles aux Etats-Unis- Connors aurait sans doute réussi le Grand Chelem. Il a aussi été le numéro un mondial en fin d’année, cinq fois de suite, de 1974 à 1978.

Connors, mu par son inextinguible soif de victoires, était loin d’être un saint, ce qu’il n’a de toute façon jamais souhaité. Car Jimbo s’est toujours opposé à toute forme d’autorité. Il s’est construit “contre”. Contre le public   (au début de sa carrière), contre les autres joueurs, contre tout ce qui pouvait contrarier ses desseins. “Il était clair que c’était moi, ma mère et ma famille contre le reste du monde”, a-t-il dit un jour. Sa mère, Gloria, qui l’avait lancé, avant qu’elle ne le livre au légendaire Pancho Segura. C’est le champion équatorien qui lui inoculera le virus du combattant.  

Pour Connors, il était impossible d’aborder ce sport autrement que comme une bataille de rue. C’est d’ailleurs lui qui a inspiré les journalistes à comparer le tennis avec la boxe et les échecs. Connors a montré que le tennis n’était pas réservé aux nantis bien élevés des très chics country-clubs. Il pouvait se comporter comme un petit voyou et dans le même temps élever au plus haut l’art de son sport.

Une dualité qui fit longtemps de lui un incompris. Et puis, vers la fin de sa carrière, son image a changé : parce que son immense palmarès parlait pour lui et que sa générosité avait conquis le coeur des publics du monde entier. Il n’y avait plus l’ombre d’un doute pour tous ceux qui aiment ce sport : Connors est bien l’un des plus grands joueurs de tous les temps. Et peut-être même le plus grand compétiteur de l’histoire.