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Wimbledon

ou l’art de faire la file

Quel est le point commun entre un concert de musique, un bureau de vote et le tournoi de Wimbledon ? Un même mal pour un bien : la file d’attente. Coup de projecteur sur un livre qui s’empare d’un phénomène culturel so british : Standing in Line, 30 years of Obsessive Queuing at Wimbledon (Faire la file, 30 ans d’attente acharnée à Wimbledon), de Ben Chatfield. 

Dans une société allergique à l’attente, synonyme de temps perdu et de vide, ennemie de la productivité et des moyens de communication instantanée, une tradition persiste aux abords du site de Wimbledon, sur une surface aussi verdoyante que les terrains de gazon foulés par les joueurs mais bel et bien chasse gardée des spectateurs : The Queue. C’est pourtant là aussi, à l’abri des caméras, que se joue le tournoi de Wimbledon (organisé par le All England Lawn Tennis and Croquet Club), l’un des plus grands événements sportifs annuels en Angleterre et dans le monde entier, où affluent des milliers de passionnés pour braver des heures, voire des jours, d’attente et décrocher enfin le graal : un ticket d’entrée.

 

A gift that keeps on giving

Ben Chatfield cristallise cette expérience unique dans un ouvrage composite à la croisée des genres : récit-témoignage de 30 années d’histoire du tennis et de matches légendaires ; mode d’emploi pour réussir l’épreuve de la file d’attente et accéder au prestigieux tournoi ; déclaration d’amour au tennis, à des joueurs (e.a. Boris Becker) et des joueuses (e.a. Chris Evert), à la culture anglaise et à Wimbledon ; autobiographie où l’histoire personnelle se mêle intimement à l’histoire d’un sport et d’un pays. Le tout non dénué de micro-réflexions sur la culture et la sociologie. L’amour de l’auteur pour son sujet d’écriture ne se départissant néanmoins jamais d’un recul critique savamment trempé dans l’encrier d’un humour omniprésent et piquant :

« Pas question de quitter la file. Ma mère n’était pas du genre à lâcher l’affaire. Comme lorsque, pour me faire passer l’envie de sécher une journée d’école en prétextant une maladie, elle m’assénait une réplique qui, il faut le reconnaître, s’avérait diablement efficace : “Qu’est ce que Jimmy Connors ferait à ta place ?” Rétrospectivement, l’idée qu’un joueur de tennis multimillionnaire puisse fréquenter mon école n’était pas dénuée d’une certaine dose de surréalisme. Il n’empêche qu’avec moi ce stratagème marchait à tous les coups. »

Le style et le ton du livre s’avèrent aussi légers et fluides que les prouesses d’un serveur-volleyeur né sur gazon. Quant aux dessins de Zebedee Helm, aussi humoristiques que les mots qu’ils illustrent, ils confèrent un visage humain aux acteurs du récit. 

Cependant, derrière une apparence de divertissement et de détachement, le livre recèle un trésor d’informations pour tout mordu de tennis, ainsi qu’une profonde humanité. Chatfield écrit sur un sujet qui a lui-même écrit sa propre vie. Il rend à Wimbledon ce que ce lieu de magie lui a donné pendant si longtemps.

 

Loving is waiting

Pour pénétrer dans le Saint des saints londonien, plusieurs options s’offrent au public : le saut en parachute (déconseillé), l’inscription à un tirage au sort (the public ballot) plusieurs mois avant l’événement, un partenariat avec l’instance du tournoi en tant que sponsor ou VIP, la revente de tickets, l’achat en ligne et… la file d’attente.

Matinal dans l’âme, vous atteignez l’aire de camping aux alentours de 7 heures du matin. Des tentes se dressent à perte de vue, aux allures de camp militaire la veille d’une bataille. À y regarder de plus près, le paysage évoque davantage un festival vu le nombre de participants et l’ambiance enjouée. Ces deux impressions mettent à vrai dire chacune le doigt sur un aspect différent de The Queue : la culture de l’ordre, des codes et de la discipline y côtoie en toute harmonie la culture de la détente et du divertissement. Quelques heures après votre installation, vous recevez une queue card, carte datée et numérotée indiquant votre place dans la file ainsi que les terrains auxquels celle-ci vous donne droit une fois à Wimbledon. À l’issue d’une nuit poivre et sel rythmée par les bruits des nouveaux arrivants et les discussions à la belle étoile de vos voisins, un responsable vous tire de votre torpeur à 6 heures du matin pour procéder au début de votre transhumance. Moyennant encore quelques heures d’attente dans une autre file, vous voilà aux portes de la Terre Promise, à 10 h 30. 

Loin de toute idéalisation, l’auteur souligne la relation d’amour-haine qui l’a uni à cette tradition. Encore aujourd’hui, l’attente semble parfois aussi infinie que la passion vouée par le spectateur à ce qu’il attend. Le rituel se répète ainsi chaque jour du tournoi, brassant entre 5 000 et 10 000 personnes en moyenne. Le principe d’organisation se base sur la répartition des tickets d’entrée par tranches/vagues de 500 personnes. Les 1 500 premiers arrivés bénéficient, par exemple, de l’accès aux courts principaux. Plus prestigieux le terrain convoité, plus longue l’attente. Pour réussir cette épreuve, le public doit lui-même faire preuve de qualités tout aussi nécessaires aux joueurs professionnels pour faire carrière : patience, rigueur, adaptation, volontarisme et foi dans le but ultime à atteindre. 

L’attente sur place se révèle cependant moins contraignante quand elle est attendue durant toute l’année : non seulement on s’attend à attendre, mais on attend même (avec impatience) d’attendre. La deuxième phase, à savoir la file d’attente proprement dite, possède alors le goût de la réussite. Cette première file en annonce pourtant d’autres, à l’intérieur de la zone de camping (files pour les toilettes, la nourriture, les boissons, les journaux) et, ensuite, au sein du site de Wimbledon. 

 

The Queue’s Life Lessons

Le phénomène de la file d’attente pose une question essentielle : à quel point veut-on ce que l’on veut ? Qu’est-ce qui est digne d’être attendu par nous ? Au fond, The Queue incarne la conception de la liberté proposée par l’homme de théâtre Jean-Louis Barrault : « La liberté, c’est la faculté de choisir ses contraintes. » The Queue est une contrainte, mais moins grande que la liberté à laquelle elle prépare. 

Au fil du temps, un faux paradoxe n’a cessé de s’affirmer. D’un côté, le temps d’attente augmente en raison du succès grandissant de l’événement. D’un autre, le sentiment d’attente diminue grâce à l’amélioration de l’organisation et à sa dimension de plus en plus événementielle et festive : activités périphériques (barbecues, sports de raquette improvisés, espaces de restauration, musique) et cadeaux distribués par les stewards. 

Enfin, l’art de faire la file, de vivre aussi bien le voyage que la destination, trouve sa plus belle expression dans la bouche du grand-père de Ben Chatfield : « La vie se trouve dans les moments entre les moments. » 

 

Article publié dans COURTS n° 5, été 2019.