Travail, famille, Patrick
Par Thomas Gayet
C’est une drôle d’histoire que je vais vous raconter. Une drôle d’histoire, ça, oui. Voyez : j’aime le tennis. Vous aussi, j’imagine, sans quoi vous ne prendriez pas le temps de lire des articles écrits pour une revue de tennis. Et comme j’aime le tennis, il m’arrive plus souvent qu’à mon tour de regarder des vidéos de (rayez les mentions inutiles) : résumés de matchs / conférences de presse / compilations de points dingues / moments iconiques (alors, Steffi, tu m’épouses ou pas ?) / anciens matchs dramatiques. Au milieu de ce flux spécialement préparé pour moi par des algorithmes aux petits soins qui ont bien compris mon tropisme, est apparue il y a plusieurs mois une nouvelle catégorie : les conseils de Patrick Mouratoglou. Où l’on voit l’entraîneur le plus médiatique de France apprendre à ses poulains les secrets du coup droit ou du service kické aux cris de « good job », « that’s nice », « what a lovely match ! ». Jusque-là, rien d’anormal.
Pour tout dire, il m’est même arrivé de les regarder, ces vidéos, estimant avoir une sérieuse marge de progression quant à mon service kické que je ne suis jamais parvenu à mettre dans le court en 20 ans de pratique. L’algorithme, souhaitant bien faire, s’est mis en tête de m’en proposer davantage et voilà comment ma timeline Facebook est devenue le sanctuaire de Mouratoglou, bien aidée en ce sens par la perte progressive de tous mes amis de jeunesse dont les publications ne pouvaient plus lutter contre la déferlante Patrick. Jusque là, rien d’anormal pourvu que l’on considère la monomanie tennistique hors des termes de la psychiatrie.
Mais il y a eu comme un glissement. Session de nuit sur Roland-Garros : Patrick Mouratoglou commente au bord du court. Tsitsipás arrive en finale : Patrick Mouratoglou serre le poing en tribunes. J’ouvre comme tous les jours L’Équipe : Patrick Mouratoglou nous livre son analyse. Un glissement.
M’éloignant temporairement du tennis qui n’est pas à proprement parler un piège à filles, me voilà sur Tinder à jouer à oui ou non. Toutes les cinq photos : Patrick Mouratoglou. Swipe à gauche, il revient. Swipe à droite, il me parle. Et quand je « matche », je le sais, c’est lui qui me dit « good job », « that’s nice », « what a lovely match ! »
L’autre jour, je faisais l’amour (ne me félicitez pas, ça ne m’arrive pas si souvent), quand Patrick est entré dans la chambre pour redresser mon coup de rein. « Un peu plus de poignet » qu’il me dit ; « la force doit partir des jambes ». La fille n’a pas l’air de s’en émouvoir ; moi, sans doute troublé d’avoir été repéré par pareil observateur, j’en ai les jambes coupées. Patrick Mouratoglou me conseille de renforcer l’aspect mental dans mon approche tactique du sexe. Je n’ai pas revu la fille. Patrick, en revanche…
Au travail je m’efforce d’abattre correctement les tâches qui sont les miennes et dont je ne vous rebattrai pas les oreilles parce qu’elles ne sont pas intéressantes, même du point de vue financier. Ça roulait au son de la clim’ et de la machine à café quand quelqu’un s’est penché sur moi pour me donner quelques conseils quant à ma manière d’organiser mon Excel. Je me retourne : Mouratoglou. Je cligne des yeux : Mouratoglou. En créant des règles en amont et en organisant ma feuille pour conserver deux colonnes glissantes à gauche, je pourrais gagner 80 % de puissance. « Good job ». Ça tombait bien puisqu’en même temps que mon entretien annuel. Mais une fois dans la petite salle, pas de n+1 mais L’Équipe dans laquelle je pus lire une analyse concise et brillante de mes performances de l’année sous la plume de vous-savez-qui. Oui, j’avais perdu le dossier Brignard, mais nul doute que cet échec me permettrait de grandir, de devenir un meilleur employé — une fois la défaite digérée.
Après pareille semaine (du sexe, un entretien annuel : c’est déjà beaucoup quand on se met à vieillir), je me réjouissais à l’avance d’un dîner prévu samedi soir. J’y avais convié les rares amis qui me restent autour d’une côte de bœuf et de vin de Bordeaux. Rendez-vous 20 heures. À 18 heures, on sonne : Patrick. Est-ce que j’ai bien sorti la viande ? Les bouteilles, je les ai chambrées ? Et Patrick de me saisir la main au moment où je m’apprête à couper les patates en dés : le secret, c’est le transfert du poids du corps. L’énergie ne doit pas venir de l’avant-bras mais être transférée au couteau depuis les jambes dans un mouvement de bascule. J’ai cherché mes médicaments, mais je les avais déjà pris. Patrick me l’a confirmé : il tient un état des lieux de mes routines quotidiennes.
Quand mes amis sont arrivés avec un léger retard, Patrick leur a passé un savon : on n’arrive pas en retard sur le terrain. On ne rechigne pas à venir croiser le fer. Les rares amis qui me restaient n’ont plus l’air disposés à revenir dîner chez moi.
Et sur ma timeline Facebook, ça se ressent. Photos de vacances de Patrick, la nouvelle chanson de Patrick intitulée Good job, nice shot, Patrick sort un film inspiré de sa vie, Patrick pose en bikini sur la page, Patrick apparaît dans des mèmes…
Je me plains, je me plains, mais j’ai fini par le dater puisque Tinder m’y encourageait. Désormais, je me réveille tous les matins à côté de Patrick et ma vie est montée d’un cran : dans tous les aspects quotidiens, j’ai progressé comme jamais. J’ai cessé d’uriner de la main gauche pour mettre en valeur ma bonne main (jusqu’à 13 % de gouttes à côté en moins), le ménage n’a jamais été aussi bien fait depuis que j’ai amélioré la position de mon corps en passant l’aspi, je n’ai jamais été aussi en forme grâce à sa routine de coucher.
À l’heure où j’écris ces lignes, Patrick est penché sur mon épaule. Il a déjà tout relu, tout corrigé. Demain m’attend un programme pour muscler mon écriture. Je vous le promets : le prochain article sera mieux construit.