Tinker Hatfield
et le tennis, au-delà des lignes
Par Vincent Schmitz
Si un nom doit symboliser la culture « sneaker », c’est celui de Tinker Hatfield. À 69 ans, il reste le designer star de Nike depuis plus de 30 ans, quand la firme n’était encore qu’un petit outsider dans le monde du sport. On lui doit, entre autres, les Jordan les plus cultes, les Air Max, les Huarache et des dizaines d’autres modèles qui ont traversé les époques et sorti les « baskets » des stades pour les installer dans la ville et la culture populaire. Parmi celles-ci, les fameuses « auto-laçantes » de Retour vers le futur II mais aussi des icônes du tennis, entre innovations esthétiques et technologiques.
L’histoire de Tinker Hatfield est liée à la rupture. Des codes ou du corps. Au « disruptif », dirait-on aujourd’hui. À l’accident, provoqué ou subi. Athlète et perchiste de haut niveau, la voie vers les médailles olympiques semble toute tracée pour le jeune Hatfield. Mais en 1976, l’étudiant de 24 ans à l’université de l’Oregon se blesse et les rêves professionnels s’envolent. Le sportif se découvre alors d’autres talents. « Tout le monde me voyait remporter des médailles aux JO… Mais en me blessant, j’ai perdu la capacité d’être aussi performant. J’ai donc dû me concentrer sur autre chose. À l’époque, je ne savais pas que j’avais un don artistique, que je savais dessiner. Je l’ignorais jusqu’à ce que je change de cap. On peut donc dire que l’accident a été bénéfique, parce que ça m’a aidé à me recentrer sur le design et l’architecture. Je n’aurais pas choisi d’avoir cet accident, mais de nombreuses façons, cela m’a aidé à comprendre ce que c’est qu’être diminué. »1
L’histoire commence mal mais, outre la volonté, la chance n’est pas loin. Si c’est dans l’Oregon que grandit Hatfield, c’est aussi là que la toute jeune firme Blue Ribbon Sports prend ses marques. Si ce nom ne vous dit rien, un indice : elle est rebaptisée Nike en 1971 (en hommage à Niké, la déesse grecque de la victoire ). Derrière le désormais célèbre swoosh − la virgule logo de la marque − deux fondateurs : Phil Knight et Bill Bowerman, deux mentors pour Hatfield. Ce dernier, cordonnier à ses heures perdues, était même son coach. « Il m’a appris la stratégie, la vision à long terme. À travailler dur mais de manière intelligente. À me détendre aussi. (…) Je veux dire : ne dessine pas que des chaussures. Apprends la complexité d’autres disciplines du design comme l’architecture, les voitures, les jouets… peu importe. Je n’ai jamais vu de travail vraiment unique sur une nouvelle sneaker venant de quelqu’un qui ne connaît que les chaussures. (…) Nous sommes tous influencés par les choses cool du monde entier. J’aime penser que quand je m’assieds pour dessiner, ce qui en ressort, c’est l’accumulation de tout ce que j’ai vu ou fait dans ma vie. Et je suis un bon observateur. J’essaie de sortir et de voyager. »
Avant cela, il rejoindra son ancien coach chez Nike, dès 1981. D’abord en tant qu’architecte, pour dessiner des magasins et des bureaux. Quatre ans plus tard, des chaussures. Et en 1988, sa Jordan III au mythique imprimé éléphant convaincra le basketteur des Bulls de rester chez Nike, pour ce qui restera la collaboration la plus florissante entre une marque et un sportif.
Si l’on pense Hatfield, on pense d’ailleurs Jordan. Ce n’est sans doute pas un hasard si, en français, on ne dit pas sneaker mais basket. Ou, tennis, si on a le verbe plus désuet. Ça tombe bien : l’homme a aussi dessiné des modèles emblématiques dédiés à la pratique du tennis. Souvent liés à des ruptures, au sens large. « Je pense que beaucoup de nouvelles idées viennent d’accidents. Je pense que les échecs ou les accidents vous poussent à faire plus d’efforts. Et parfois les planètes s’alignent. »2 Les planètes prennent aussi le nom des plus grands champions.
Air Trainer 1 (1987)
Si elle n’est pas restée la plus célèbre pour le grand public, elle est une révolution : la Air Trainer 1, propulsée par McEnroe sur les courts (et dans les téléviseurs). Révolution parce qu’elle tranche radicalement avec les tennis qui foulent habituellement la terre battue ou le gazon. Aussi, parce qu’elle a été pensée comme une cross-trainer, la première du genre. Inspirée par les casiers de salles de gym remplis d’au moins deux paires de basket, selon que l’on coure ou que l’on pousse de la fonte, Hatfield se met en tête de dessiner une chaussure pensée pour une pratique multi-sports, et ainsi minimiser le risque de blessures. Résultat, la Air Trainer 1 embarque la récente innovation « air », des côtés renforcés, une coupe plus haute et un talon à mi-chemin entre les sneakers de basket de l’époque (8 mm) et celles de course (12 à 15 mm). Des joueurs de la NBA l’adoptent, ainsi que le célèbre Bo Jackson au baseball, entre autres.
« Pendant qu’on finalisait la Air Max, j’ai réalisé que les gens ne portaient jamais de chaussures adaptées. Ils jouaient au basket avec des chaussures de running ou couraient avec des chaussures de basket. Ils se blessaient, se tordaient la cheville… J’ai voulu y remédier et ça a donné la première polyvalente de Nike, la première cross-trainer. Il fallait de la stabilité sur les côtés, et il y avait un velcro au milieu pour tenir le pied. Cela permettait de faire plusieurs sports en les gardant aux pieds. »3 C’est aussi l’époque où John McEnroe décide de reprendre sa raquette après six mois de pause.
En 1986, McEnroe veut retourner sur les courts et contacte Nike car il est à la recherche d’un nouveau style de chaussures ; après la célèbre Mac Attack, qui faisait déjà un joli pied de nez au blanc de l’époque avec ses tons gris.
L’histoire raconte qu’un prototype de la Air Trainer 1 lui est envoyé un peu par hasard parmi d’autres modèles, sans que Hatfield ne soit au courant. « Parmi tout ce que Nike m’a envoyé, il y avait ces chaussures, un peu de côté. Et finalement, c’était les meilleures. Quand j’ai mis la Air Trainer 1, j’étais genre désolé les gars mais c’est la bonne. On doit y aller avec ça, on doit aller à contre-courant », racontera McEnroe. « De ce que j’avais compris, c’était juste un prototype que Nike n’allait pas nécessairement produire. Ça n’avait rien à voir avec le tennis mais je les ai trouvées parfaites et d’une certaine manière, ça m’a lancé sur la route du succès. »4 Ne suivant pas les recommandations de la marque qui ne les estimait pas prêtes à faire leur entrée sur un court, McEnroe le rebelle gagne ses deux premiers tournois avec les tout aussi rebelles Air Trainer aux pieds. Et refuse de les rendre. Il en demande même plus. Elles prendront des teintes vert chlorophylle et gris argile. « Je n’en revenais pas, je ne savais pas qu’il allait les porter. Personne ne le savait. Il n’était pas censé le faire : il l’a juste fait », s’enthousiasme toujours Hatfield.
Les retransmissions télévisées des matchs et les publicités surfant sur l’image rentre-dedans de McEnroe catapulteront la Air Trainer 1 en-dehors des stades et au top des ventes. Malgré son aspect très novateur pour l’époque, qui rebutait une partie du public mais qui intriguait aussi, avec son « scratch ». « On a mis fin à un certain modèle qui perdurait dans le design des chaussures de sport (…) », explique Hatfield. « Celles pour le basket étaient trop hautes, tandis que les sneakers basses semblaient dépassées et peut-être trop petites », disait encore McEnroe. « Les gens combattent ce qu’ils ne comprennent pas », affirme le créateur, « comme les designs un peu trop différents de ce à quoi ils sont habitués. Mais pour créer l’enthousiasme, attirer l’attention et amener des découvertes en termes de performance, il faut s’imposer. Et les gens finissent par dire : c’est une idée brillante. (…) C’est ce que je fais, c’est mon travail. Je me souviens avoir parlé à ma femme après ça et lui avoir dit je pense que ce travail va me plaire, si j’arrive juste à dormir un peu. »5
Air Tech Challenge II (1990)
Quand il définit son travail, Tinker Hatfield se dit aussi storyteller. Un raconteur d’histoires, autour d’un objet de désir. C’est d’ailleurs là tout l’apport du designer : de la chaussure pensée « juste pour protéger » (dans le pire des cas) à l’idée unique de performance (dans le meilleur), l’Américain, lui, y apporte une dimension narrative. Quand il imagine la Air Max 1, c’est le centre Pompidou et sa tuyauterie apparente qui inspire la bulle d’air visible ; quand il dessine le V de la Jordan V, c’est avec les avions de la Seconde Guerre mondiale en tête…
Et si dans le tennis, McEnroe était une histoire de rupture à lui tout seul par son comportement colérique peu habituel sur un court de tennis, André Agassi en est une encore plus originale. Plus transgressive encore, au moins du côté vestimentaire : « Un bon design est fonctionnel. Un excellent design transmet un message. En 1988, Agassi est en passe de devenir une star du tennis. Il avait 18 ans et je n’avais jamais entendu parler de lui. Je suis allé à Las Vegas et on a passé un peu de temps ensemble. Il avait les cheveux longs derrière, genre long mulet. Il était jeune et fougueux, différent des joueurs de tennis avec qui j’avais collaboré. Il jouait d’une nouvelle manière. Il attaquait en fond de court en frappant le plus fort possible. J’ai commencé à travailler avec l’idée que ce jeune joueur n’avait pas grandi dans un country club, tout de blanc vêtu. Rien chez lui n’évoquait le tennis. On lui avait aussi dessiné un short en jean avec un lycra dessous… C’était vraiment censé être de l’antitennis. J’ai même inventé le terme anti-country club. Car il ne s’agissait pas seulement du design des chaussures : avec un joueur qui a la bonne personnalité, on peut remettre en cause l’image même d’un sport tout entier. »6
Un personnage atypique et télégénique qui donnera à Nike tout le loisir d’en jouer avec la publicité, et à Hatfield de lui proposer, en plus d’un équipement complet du même acabit, un modèle encore plus à contre-courant des conventions stylistiques. Signé chez Nike dès 1986, le « Kid de Las Vegas » débute avec les mêmes Air Trainer 1 que McEnroe. Pas assez funky. On n’avait pas encore vu de rose à Wimbledon, on en voyait même encore peu sur les hommes, en 1991. Agassi, lui, portera fièrement la haute Air Tech Challenge II, avec le coloris hot lava rose fluo inspiré par sa force de frappe, la bulle d’air visible dans le talon, et dessinée pour avoir l’air d’aller encore plus vite que la réalité. Un classique du genre qui symbolise à elle toute seule le début des années ‘90.
Un style qui convient aussi aux cours d’école, qui l’adoptent, y voyant une alternative aux Jordan. Même si Agassi lui-même affirmait lors d’une réédition en 2014 n’avoir jamais osé la porter en-dehors des compétitions par crainte de « trop attirer l’attention ». Ce qui tranche avec son attitude provocatrice sur un terrain, lui qui les « aimait parce que ça énervait les gens ».
Nike continuera à s’amuser grâce à Agassi et creusera à la fois son design irrévérencieux pour des courts de tennis et des technologies de pointe.
La Air Tech Challenge III dispute à son aînée le titre d’Agassi la plus emblématique de la gamme avec sa fameuse balle en flammes sur le talon, quand la quatrième et dernière du nom − appelée plus communément La Agassi − arbore fièrement des coloris mauves, rouges et orange sous acide qui ne dépareillaient pas avec les training « parachutes » de l’époque. Et sans swoosh, pour préfigurer la suite.
Air Huarache Challenge (1992)
Souvent moquée ou oubliée, la Huarache − du nom d’une sandale mexicaine, et même maya si l’on en croit le storytelling de la pub de l’époque − est l’un des modèles les plus innovants signés Hatfield, présentée lors de sa première version en 1991 comme « un changement radical de la conception de la chaussure classique ».
Inspiré par des bottes en néoprène qu’il portait lors d’une session de ski nautique, le designer imagine des sneakers aussi souples et légères que des chaussettes, ou presque. On retrouve donc du néoprène pour le confort, le fameux caoutchouc pour assurer de la stabilité et quelques pièces de cuir sur le côté et au bout du pied. À quoi s’ajoute évidemment le coussin d’air, et, détail non négligeable, où le swoosh se retrouve écarté.
Une nouvelle rupture des codes à laquelle personne ou presque ne croit chez Nike et pourtant, c’est un succès fulgurant. Chez les coureurs, à qui la première version était destinée, et chez les autres, grâce à des versions adaptées aux autres sports. Dont la Challenge, aux pieds d’Agassi. Modèle hybride entre la Huarache et la Tech Challenge, avec des coloris à peine plus sobres. Son côté confortable séduisait les sportifs en dehors des stades et son côté hybride a fait dire aux spécialistes qu’elle est un mélange entre la Jordan VII, la Tech Challenge et la Air Resistance.
Air Zoom Oscillate (1996)
Le meilleur ennemi d’Agassi durant toute la décennie ‘90 était aussi son parfait contraire, dans le jeu et l’attitude. L’élégance classique cimentée par un service-volée offensif imposera Pete Sampras au top du tennis mondial et au bilan des confrontations avec son compatriote plus farfelu (20 victoires à 14). Et c’est avec les Air Oscillate aux pieds que l’Américain gagnera notamment quatre Wimbledon de suite, de 1997 à 2000.
Car Sampras n’est pas du genre à changer pour le plaisir. Il est sans doute l’un des rares qu’il ait fallu convaincre de porter des chaussures imaginées par Hatfield. Pas parce que ça ne lui plaisait pas, mais parce que celles qu’il portait, les Air Max2 Sweep, lui convenaient. Pourquoi changer alors ?
La légende raconte que le designer avait défié le tennisman au basketball et, faute de chaussures adéquates, lui offrit malicieusement une nouvelle paire de sneakers pour le match. Pete apprécia le confort et la réactivité de l’Oscillate et l’adopta dès le début de la saison 1997. Pour le reste de sa carrière. Minimale, discrète (on passera sous silence la version noire à semelles rouges) mais fiable, comme le champion.
Zoom Vapor 9 Tour (2012)
Après McEnroe, Agassi et Sampras, c’est avec Roger Federer que Tinker Hatfield tutoiera à nouveau l’excellence dans le domaine du tennis. Et travaillera étroitement avec l’un des plus grands sportifs de l’histoire, comme il l’avait fait avec Michael Jordan. « La Vapor 9 était une excellente chaussure dès le début », expliquait Federer lors de la sortie de la Vapor X. « Tinker a réalisé un excellent travail en comprenant précisément ce que je recherchais : une combinaison entre une chaussure de tennis et une chaussure de course à pied. »
Comme la Oscillate de Sampras, elle ne dépassera pas son statut de sneaker de tennis. Mais elle respire la technologie et la maîtrise, en s’adaptant au pied pendant qu’il bouge, entre confort et protection.
Roger est aussi un sneakerhead, régulièrement photographié avec d’autres modèles aux pieds, en rue ou lors de matches d’exhibition. À chaque nouveau sacre à Wimbledon, sa Vapor est customisée avec le nombre de ses victoires. Et quand deux monstres sacrés du sport mondial se rencontrent sous la houlette du plus grand designer de chaussures de sport, cela donne l’inespérée Vapor AJ3. Soit Federer qui rencontre Jordan pour un heureux mélange entre la Zoom Vapor 9.5 et la Jordan III. Régulièrement rééditées depuis dans d’autres versions, le Suisse les portera pour la première fois durant l’US Open 2014, où il s’inclinera en demi-finale. Mais il aura fait tourner les têtes des amateurs de sneakers, et en imposant indirectement la silhouette de Michael Jordan sur des courts de tennis, les conventions ont à nouveau été bousculées. Le champion aura aussi rappelé l’essentiel : que l’on parle de basket ou de tennis, le point commun s’appelle Hatfield.
Article publié dans Courts n° 1, printemps 2018
1-2 Clique x Tinker Hatfield, octobre 2017
3 Abstract : The Art of Design (épisode 2), février 2017
4 Esquire, mai 2015
5 Abstract : The Art of Design (épisode 2), février 2017
6 Abstract : The Art of Design (épisode 2), février 2017