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Suzanne Lenglen

« une championne qui a tout inventé du tennis contemporain »

Lorsque la maison d’édition Calype demande à Jean-Christophe Piffaut d’écrire une biographie des Quatre Mousquetaires, il préfère s’atteler à celle de Suzanne Lenglen. Souvent oubliée au profit de ces hommes, la joueuse laisse pourtant une empreinte indélébile sur le tennis. Ses innovations et sa liberté d’esprit révolutionnent notre sport. Dans Suzanne Lenglen et la femme créa le tennis moderne, l’écrivain revient sur le parcours extraordinaire de cette championne. 

 

Elle naît en 1899 à Paris. A cette époque, les circuits ATP et WTA n’existent pas. Les joueurs ont le choix d’être amateurs ou professionnels. Les premiers participent aux tournois les plus prestigieux avec l’interdiction d’être rémunérés. Les seconds peuvent vivre du tennis mais se voient refuser l’accès aux plus grandes compétitions. L’unique défaite du prodige résume bien son hégémonie sur le circuit amateur. Son palmarès est immense : 80 titres, 341 matchs et 340 victoires. 

 

Son impact sur le tennis 

Chaque bribe du parcours de Suzanne Lenglen trouve sa résonnance dans le tennis contemporain. Son père, Charles, rêve qu’elle devienne une championne et consacre à cet effet le plus clair de ses jours et de ses nuits à fonder une méthode révolutionnaire. Néophyte dans la discipline, il s’appuie sur ses qualités d’observateur. Charles Lenglen se rend aux matchs des meilleurs joueurs pour comprendre leurs qualités et leurs défauts. Il détermine alors le portrait de la joueuse parfaite – que sa fille deviendra. 

L’entrainement de La Divine conquiert le monde du tennis. Aujourd’hui, ses exercices ont tous été adoptés par les professionnels. Afin de devenir une athlète complète, elle pratique une multitude de sports tels que la boxe ou la gymnastique. Sur le court, Charles Lenglen invente les fameux paniers. Plusieurs heures durant, il lance des balles à sa fille qui vise des cibles disposées sur le terrain. Incontournable de nos jours, cette méthode révolutionne l’entrainement des joueurs. La condition physique de Suzanne, cultivée par son père, lui permet de jouer un tennis explosif. Contrairement aux femmes de son époque qui servent à la cuillère, elle engage au-dessus de la tête. Elle n’hésite pas à conclure ses points au filet lorsque sa puissance de fond de court ne suffit pas. Cette façon de jouer est pratiquée par les hommes à l’époque. Charles considère les femmes comme des êtres fragiles et maladroits donc sa fille amorce alors le processus d’uniformisation du tennis masculin et féminin – une dynamique encore d’actualité.  

Jean-Christophe Piffaut résume en quelques mots l’impact du prodige sur le tennis : « Depuis 1926, il n’y rien de neuf dans le tennis. Tout ce qui est en place aujourd’hui, tout ce qui fait le quotidien d’un joueur, a été pensé par Lenglen. Elle a eu conscience d’inventer quelque chose ».

Au-delà de son jeu, Suzanne Lenglen inspire le monde du tennis par d’autres innovations. Lorsqu’elle devient professionnelle en 1926, elle organise une tournée de matchs d’exhibition aux Etats-Unis. Elle affronte Mary Brown dans diverses villes en Amérique. Pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, Rafael Nadal et Casper Ruud ont entrepris le même projet à la fin de la saison 2022. Ils ont joué l’un contre l’autre dans toute l’Amérique du Sud. La Divine est aussi la première joueuse à participer à un match événement. Elle défit Helen Wills, une nouvelle star montante du tennis, lors du Great Match. Sa victoire est sans appel. Cette rencontre donne des idées à Bobby Riggs quelque décennies plus tard. Le triple vainqueur en Grand Chelem est persuadé que le tennis féminin est inférieur à celui pratiqué par les hommes. En 1973, alors âgé de 55 ans, il affronte la numéro un mondial pour prouver au monde qu’il a raison. Billie Jean King décroche la victoire dans le match aujourd’hui surnommé The Battle of Sexes. Jean-Christophe Piffaut dresse un parallèle entre la fondatrice de la WTA et celle à qui il a consacré son ouvrage : « Elle reprend le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Il y a assez peu de champions qui ont œuvré pour le bien des autres. Elle [BJK] va au-delà de l’intérêt personnel et parvient à fédérer les joueuses d’un sport individuel ».

Déterminée à transmettre sa méthode, la septuple vainqueure des Internationaux de France ouvre sa propre académie de tennis en 1932 à Paris. A l’époque, la Fédération Française ne dispose pas de structure propre. Tous les jeunes talents sont envoyés auprès de la championne. Ce centre de formation débouche sur la création de la Direction Technique Nationale (DTN) quelques années plus tard. 

 

Une star globale 

La célébrité de Suzanne Lenglen dépasse le monde du tennis. Son premier match à Wimbledon le 24 juin 1919 passionne la foule présente au All England Lawn Tennis and Croquet Club pour assister à sa rencontre. Elle est un phénomène avant même d’avoir mis un pied sur le court. Si la presse tennistique n’est pas encore convaincue, les fans le sont.  

Très vite, elle fait de son image une de ses priorités. Dans chaque interview, elle prononce la phrase qu’on attend d’elle. Toujours souriante, elle joue avec les caméras et fascine son audience. Adorée de tous, elle attire également les marques. Malgré l’interdiction des sponsors sur le circuit amateur, la joueuse se rapproche du couturier Jean Patou. Ce dernier crée des tenues pour ses matchs et elle porte les collections lors de ses apparences publiques. La championne profite aussi de cette relation lors des cérémonies de remise des trophées. Dès 1919, elle se vêtit de gilets colorés ou de longs manteaux avant de retourner sur le court. Cette habitude ressemble à celle de Roger Federer qui a enchaîné les entrées remarquées sur le central de Wimbledon. Elle était surnommée La Divine ; on l’appelle Le Maestro. Chacun a révolutionné le tennis à sa façon – et à son échelle. 

Le contrat avec la maison de couture de Jean Patou ne devient officiel que lors de son passage sur le circuit professionnel en 1926. Très vite, les partenariats se multiplient : raquettes, shorts et rameurs. Alors qu’aujourd’hui tous les plus grands joueurs collectionnent les marques dont ils sont partenaires, Suzanne Lenglen était l’une des premières. 

 

Une personnalité unique et affirmée 

Elle conquiert le monde entier pas seulement grâce à son tennis mais aussi par son état d’esprit. La liberté qui l’habite s’exprime dès ses débuts sur les courts. Alors que les femmes avaient l’habitude de jouer en jupes longues et corsets, La Divine se débarrasse des vêtements qui briment son jeu. Elle entre sur le terrain vêtue de jupes au-dessus des genoux, de hauts qui dévoilent ses épaules et d’un large bandeau qui retient ses cheveux. Jean-Christophe Piffaut écrit : « Ainsi ce qui est exceptionnel chez Suzanne Lenglen, c’est non seulement la qualité de son jeu, mais également sa liberté d’être qui s’exprime jusque dans sa manière de s’habiller ».

Au-delà de son apparence, le prodige féminin profite d’une vie sans secret. Lorsque son passage au circuit professionnel est discuté, elle énonce que ce choix est évidemment motivé par l’argent. Elle ne se restreint pas à cette sortie polémique. Elle enchaîne les relations amoureuses sulfureuses et partage sa vie avec un homme marié entre 1928 et 1932.  

Dès son plus jeune âge, elle s’entraîne aux côtés d’hommes. Les côtoyer, les battre, jouer en doubles, lui permet de se sentir comme leur égale. L’ensemble de sa vie s’inscrit dans une dynamique féministe. Ses actions sont toujours guidées par un besoin de liberté. Ses tenues vestimentaires progressistes sont conçues pour libérer ses mouvements avant de transmettre un message. 

 

Un héritage bafoué par les quatre mousquetaires 

Pendant une dizaine d’années, La Divine occupe seule la scène du tennis français. Ses exploits sont connus de tous et sa personnalité fascine. A la fin des années 1920, quatre joueurs enchaînent les victoires. Ils gagnent notamment six fois consécutives la Coupe Davis, tournoi le plus prestigieux de l’époque. Cette folle série attribue le surnom des Quatre Mousquetaires à René Lacoste, Henri Cochet, Jean Borotra et Jacques Brugnon. Ensemble, ils cumulent 18 titres du Grand Chelem en simple et 23 en double. 

Ce quatuor de joueurs masculins est bien plus en adéquation avec l’époque que le profil d’une jeune femme sulfureuse. La fédération recentre alors son discours autour de ces quatre champions – laissant Suzanne Lenglen progressivement disparaître des mémoires. Jean-Christophe Piffaut raconte : « Elle a embêté la fédération par ses revendications sur le professionnalisme et son caractère rebelle. En revanche, les Quatre Mousquetaires rentraient dans les clous. C’était le schéma parfait pour la fédération » 

L’oubli de cette joueuse qui a pourtant révolutionné le tennis est symptomatique du XXème siècle. L’arrivée de Pétain au pouvoir opère un « retour un arrière pour les femmes qui sont perçues comme une mère, une épouse, un ventre », explique l’auteur. Suzanne Lenglen et la femme créa le tennis moderne est un premier pas vers la reconnaissance de son parcours.