Stars au parloir
Par Franck Ramella
« À quoi aurait ressemblé Martin Luther King sur Twitter ? » Stan Wawrinka pensait sûrement ce jour-là avoir à raconter un instant de match, ou la sensation d’un moment de la saison, et voilà que par surprise la folle question l’embarquait très loin des préoccupations du jour. On ne se souvient plus si le Suisse, tombé sur une grosse impasse, avait su s’en sortir dignement. Mais il a lui a bien fallu trouver une parade. C’est aussi son métier. Parler, pour ne rien dire ou faire la une, radoter, rire ou pleurer, esquiver, désosser, gâcher une victoire par un verbe plat, faire oublier une défaite avec du style, le joueur doit dégainer les mots aussi souvent que ses coups.
Le cahier des charges l’y oblige après chaque match, à moins qu’il ne soit prêt à payer une amende. Un jour à Madrid, Benoît Paire, parti furieux du stade sans crier gare, était revenu en taxi quelques heures plus tard balancer quelques simples mots pour éviter la double peine de la défaite et de l’addition. D’autres pensent avoir trouvé une parade qui leur permettrait à moyen terme de zapper le pensum : décourager le journaliste de revenir en lui proposant une infâme bouillie de mots sans saveur.
Venus Williams est devenue experte en la matière. Elle ne dit quasiment plus rien qui ne soit pas une généralité, quand elle ne synthétise pas sa pensée en monosyllabes. Récemment à Rome, alors qu’elle devait rencontrer sa sœur Serena au tour suivant pour un match alléchant, un homme courageux a tenté de lui demander si elle avait souvenir de leur dernier face à face. « Non. » Le malheureux avait insisté. « Alors un souvenir d’une autre de vos rencontres… - Non. » Glaçant. Mais les conférences de presse avec Venus Williams se perpétuent, cahin-caha. Comme avec tout le monde.
Pas question de déroger aux habitudes. Il faut du son, du storytelling, du buzz, des mots pour remplir les articles. Aucun autre sportif (ve) au monde ne parle autant, ou aussi souvent, qu’un tennisman (woman). La routine, la corvée ou la séance psy a lieu après chaque match, qu’il soit court, long, homérique, classique, victorieux ou perdant. Évidemment, l’état d’esprit n’est plus le même. Au terme de son monumental match à rallonge face à Isner à Wimbledon en 2010, alors qu’il ne tenait plus vraiment debout, comme débordé par les sentiments extrêmes qui l’envahissaient, Nicolas Mahut avait dû faire face au tribunal des émotions. Tout le monde vous dira que c’est le plus charmant des interlocuteurs. Mais alors qu’il était très attendu pour narrer en profondeur cette « zone » de laquelle on revient après un 70-68, la tâche s’est avérée impossible. « C’est un moment où je ne me suis pas senti très bien, se souvient le Français. J’étais en total décalage avec le ressenti général, et la seule envie que j’avais, c’était de quitter la pièce. » Les salles de conférence de presse peuvent être un monde impitoyable.
Les mêmes gens – les uns sur l’estrade encore en short ou douchés, les autres sur les sièges à poser des questions – se confrontent tour à tour pour prolonger un succès ou la pire des désillusions, en mode totalement schizophrénique. Bienveillant pour pousser le champion à enjoliver les belles émotions, le poseur de questions pourra se muer en inquisiteur impitoyable pour tenter de faire surgir les cruels détails d’un fiasco. Le joueur, lui, devra faire en sorte de gérer la situation au mieux de ses humeurs.
Novak Djokovic n’est pas toujours aussi affable qu’après sa victoire facile à Roland cette année face à Zverev, quand il avait réussi une longue tirade après l’ébouriffante question de savoir si « Thiem n’avait pas remplacé Murray dans le rôle de Ringo Starr chez les Fab Four (Beatles) ». Il est aussi renfrogné et peu disert, comme toutes ces grandes stars se précipitant le plus souvent au parloir dans les minutes qui suivent un échec auquel elles ne sont jamais vraiment préparées. Les conséquences sont parfois fâcheuses, comme on vient de le voir à Roland-Garros lorsque l’apparition intempestive de Serena Williams, que personne du staff de la WTA n’avait pu retenir, avait poussé au départ de la salle principale un Dominic Thiem interloqué. Fait divers ! Le monde des conférences est un univers parallèle parfois tout aussi palpitant que celui des courts…
Dans ce gigantesque moulin à paroles, il faut distinguer le tyran qui ne dira jamais rien, sciemment, même au sujet de la moindre analyse de match premier degré, du timide qui s’embrouille à l’idée d’évoquer la moindre anecdote. David Nalbandian s’y entendait pour faire aussi court que possible, dans le genre bâclé. David Ferrer aussi, mais plus sûrement parce qu’il ne trouvait vraiment pas les mots pour retracer au quotidien l’épopée du mythe du forçat émérite qu’il a fini par devenir. Quant à Nishikori, on le laisse désormais aux seules mains des médias de son pays en leur souhaitant bon courage.
On trouve parfois des pépites de face à face véritablement furtifs, presque hostiles. Quand il a été battu par Wawrinka à Toronto l’an dernier, Kyrgios a utilisé trois phrases. « I don’t know. » « No. » « No difference for me. » Fin de la conférence. Merci d’être venu. Tomic (une sale manie australienne ?) n’avait pas l’air plus emballé cette année à Roland-Garros après sa défaite face à Fritz. Trois tentatives de lancer le débat sur son match, sur l’arbitre, sur la terre battue. Trois échecs résumés en quelques mots. « Je n’ai pas bien joué. » « Je ne m’en souviens pas. » « Pas pour moi. » Rideau.
Mais c’est vrai, c’est aussi un spectacle. On tire souvent une meilleure histoire d’une « conf » qui ne s’est jouée qu’en zoomant sur des yeux revolver. Les moments d’aigreur, de colère, de frustration qui éclatent dans ces exercices imposés, au mépris de tout « plan com », finissent par en dire beaucoup.
« On en a besoin, raconte Marc Rosset, l’ancien champion suisse. À notre époque, on n’était pas dans la communication. Les gens comme Kafelnikov, Safin, moi ou d’autres, on n’était pas là pour se vendre. Quand on était nuls, on le disait. Aujourd’hui, même quand ça ne va pas, t’as l’impression que le mec va forcément trouver quelque chose de positif. Mais il y a ces conférences de presse où tu ne caches plus rien. Vous vous souvenez de Djokovic quand il avait perdu en quart de finale à Roland contre Cecchinato (en 2018) ? Il était arrivé dans la première salle venue, à bout, mauvais perdant, bien loin de celui qui embrassait tout le monde quand il perdait. Et je m’étais dit : “Ça y est, on a retrouvé Djoko !” Et ça n’a pas raté. »
Linda Christensen traque ces instants de vérité. Sténo pour l’agence ASAP (AsSoonAsPossible), elle régurgite sur papier en moins de moins de temps qu’il ne faut ces dialogues au quotidien pour faire gagner du temps aux journalistes. Avec son expérience, on ne fait pas mieux qu’elle pour humer l’atmosphère d’un instant ou sonder la mentalité de celles ou ceux qui passent au grill. Elle a tout connu. La solennité qui règne dans la salle de conférence principale de Wimbledon, presque un théâtre. Les atmosphères réfrigérées des pièces secondaires confinées et malmenées par la climatisation. Les regards exaspérés des joueurs contraints de répondre pour la millième fois à la même question (genre, à Zverev : « Que vous apporte Lendl ? »). Ou les pages entières à gratter derrière chacune des questions posées à la bavarde impénitente qu’est Kristina Mladenovic. Même si elle ne sait pas tout des subtilités de la petite balle jaune, Linda connaît sûrement bien mieux les joueurs que beaucoup de suiveurs.
« J’ai adoré les conférences d’adieu de Safin durant sa dernière saison, et notamment la dernière à Bercy, quand il a répondu à tout le monde presque personnellement, et de manière très drôle, se souvient-elle. Marat avait aussi des tirades très philosophiques. Il disait n’avoir aucun regret car il ne serait pas devenu celui qu’il avait été sans avoir fait ce qu’on pouvait lui reprocher. On apprend beaucoup aussi en écoutant Nadal deviser sur le sens de l’accomplissement en faisant la distinction entre la joie, la santé, le bonheur ou la réussite par rapport aux nombres de titres. Certains font parfois de longues réponses pour remplir le temps. Rafa, non. Il est souvent très en retard pour ses conférences de presse, quelque chose qu’on aime évidemment pas trop en fin de journée… Mais je lui pardonne. Il est si gentil. Quand il avait gagné l’US Open il y a deux ans, après sa conférence finale, il m’avait vue au fond de la pièce, remplie par un mur de journalistes. Mais il avait fait un long détour pour venir me dire au revoir… » Encore une preuve qu’il peut se passer des choses essentielles derrière les parois des salles de conf.
On ne serait pas complet si l’on oubliait les journalistes, acteurs essentiels, évidemment, de ces joutes verbales plus ou moins débridées. De sacrés numéros, parfois. Au choix ? Celui qui dit à Berdych à Wimbledon (après un match contre Simon en 2015) qu’il « doit se sentir en forme pour la suite », alors que le Tchèque vient de perdre. Celui qui s’endort pendant la conférence de début de tournoi de Nadal cet hiver en Australie devant un Espagnol aux yeux ronds qui le fait remarquer à tout le monde. Celui qui ne démarre pas trop mal en demandant à Halep si sa réduction mammaire lui « a servi sur le court », mais qui dérape aussitôt en ajoutant « et en dehors du court ? ». Celui qui demande (trop) basiquement « comment s’est passé le match ? », et qui se voit rétorquer « hey, tu l’as regardé au bar, ou quoi ? ». Celui qui pose d’un coup la question qui tue sur un dossier perso qu’il prépare en loucedé (style « si vous étiez un fruit ? »), au mépris de tous ses confrères qui bataillent pour respecter une certaine logique dans le cheminement de la confession. Celui du Yorkshire, avec son accent au couteau, qui a fait marrer un jour Zverev, et qui depuis ne lâche plus l’Allemand. Et tous ceux qui ne viennent jamais aux conférences de presse d’Isner, même aux États-Unis, laissant souvent l’Américain presque tout seul pour méditer sur son pouvoir d’attraction.
Mais il ne faut pas trop en vouloir aux questionneurs, même chez ceux qui chercheraient à se mettre en avant. Sans leur esprit malin ou retors, leur sens de la dramaturgie, leurs devinettes parfois alambiquées, leurs effets de style et leurs provocations, plus grand-chose ne sortirait du cadre convenu.
Jadis, le feu couvait derrière chaque apparition publique des experts en « trash-talking » qui, de McEnroe à Ivanisevic, n’hésitaient pas à titiller la concurrence au risque de s’auto-détruire, sans même avoir été activés. « J’ai plus de talent dans mon petit doigt que Lendl dans tout son corps », avait balancé un jour Big Mac dans une de ces conférences de presse vintage. Mais on ne dit plus ça aujourd’hui. Federer ne parle pas ainsi de Djokovic, ou d’un autre rival.
Avec le maître, c’est le genre grand-messe qui prédomine, avec cette capacité quasi surréaliste de rester intéressant après des milliers d’heures derrière le micro à deviser en anglais, en français et en suisse-allemand. À sa façon, aérienne, il donne à l’exercice redondant ses lettres de noblesse. Ses jugements millimétrés sur les affaires en cours, tel Saint Louis au pied du chêne, cette langue déliée sans effort apparent pour escorter sa légende et celle de l’histoire du jeu prolongent avec style les heures passées sur le court. Certains le provoquent, parfois, comme celui qui lui avait lancé un jour à Wimbledon qu’il le trouvait « encore plus mignon que l’an dernier ». Après avoir laissé passer l’orage, Federer avait répondu un peu plus tard dans la conversation : « Je me sens incroyablement sexy ! » Sacrées confs.
Article publié dans COURTS n° 5, été 2019