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Stan Smith

Sur le bout de la languette

Rizzoli International Publications Inc.  © courtesy Adidas Archive / studio Waldeck

À 16 ans, quand il commence sur le tard et sérieusement le tennis, Stan Smith couche sur le papier quatre objectifs : devenir le numéro 1 américain, gagner Wimbledon, remporter la Coupe Davis avec son pays et atteindre la première place mondiale. En 1972, soit à peine dix ans plus tard, il peut déjà barrer la liste complète. Et, parce qu’il est du genre à se trouver où il faut quand il faut, il signe la même année un contrat ambitieux avec Adidas. Mais parce qu’il est aussi homme à ne pas se contenter d’être seulement où il faut quand il faut, la chaussure Adidas qu’il porte devient le modèle le plus vendu de la marque. Son passeport pour la postérité, quitte à écraser l’homme sous sa semelle blanche ; sa photo sur des millions de paires de sneakers mais une histoire à peine sur le bout de la langue(tte).

Il suffit de se promener les yeux baissés dans à peu près n’importe quelle ville du monde pour croiser des dizaines de Stan Smith, aux pieds de gens de toutes sortes. Pourtant, combien savent que derrière ce nom en lettres d’or qui barre leurs « baskets » blanches, se cache un ancien joueur de tennis professionnel, âgé d’aujourd’hui 72 ans, la moustache toujours vive et le verbe affable ? Some people think I’m a shoe!, résume un beau pavé récemment publié. « J’ai voulu ce livre parce que je voulais documenter l’histoire de cette chaussure », nous explique un Stan Smith aussi agréable que la réputation qui le précède. « C’est l’une des sneakers les plus vendues de tous les temps, elle est présente depuis 50 ans et pourtant, beaucoup de gens la connaissent sans rien savoir de ma carrière dans le tennis. Je trouvais que le titre était approprié : partout dans le monde, les gens connaissent plus cette basket que moi. C’est un peu comme Yannick Noah. Maintenant, les jeunes le voient surtout comme un chanteur. Dans mon cas, certains connaissent mon parcours, d’autres pas… Et c’est normal, je n’ai pas de problème avec ça. »

Ces mots reflètent bien la vie et le recul de Stanley Smith sur lui-même, comme ceux qui ouvrent ce livre-somme : « L’une des seules déconvenues dans ma carrière au tennis, c’était mes grands pieds (du 48) – pourtant, la chaussure qui allait finalement les entourer m’a permis de devenir plus célèbre que je n’aurais pu l’imaginer », peut-on y lire. C’est sans doute ce qui explique la modestie du plus célèbre des inconnus : déjà au tennis, personne ne l’attendait.

Car Stan Smith est grand : 1,93 m. Son père était entraîneur de tennis mais jusqu’à quinze ans, c’est sur les terrains de basket de Pasadena (en Californie) qu’il s’épuisait. La petite balle jaune finit par le séduire mais il est jugé maladroit et trop imposant, à tel point qu’on lui refuse un poste de ramasseur de balles en Coupe Davis. Sous les yeux de comparses un peu moqueurs, de longues heures de corde à sauter améliorent sa mobilité. Selon ses propres mots, à la surprise générale et y compris la sienne, la qualité de son jeu décuple. « Je n’étais sans doute pas le plus rapide mais mes longues foulées, ma grande couverture de balle au filet et une présence physique puissante m’ont permis de remporter rapidement un premier tournoi officiel. »

Rizzoli International Publications Inc. © Juergen Teller

Révolution française 

À la même époque, Robert Haillet est l’un des meilleurs joueurs du circuit. En 1962, le Français atteint les demi-finales du tournoi de Roland-Garros et s’ajoute deux ans plus tard la casquette de directeur commercial chez Adidas. Il doit participer à l’élaboration d’une chaussure de sport « révolutionnaire », en détournant les contraintes de l’époque. Les sportifs martyrisent encore leurs pieds avec des baskets en toile : on passe au cuir, avec ensuite un renforcement au talon. Les règles sont encore très strictes dans le tennis : on opte pour le blanc intégral. Les marques visibles ne sont pas les bienvenues : les trois bandes sont remplacées par des lignes de perforations, qui, en plus, permettent une ventilation. ça vous rappelle quelque chose ? C’est normal, la Adidas Robert Haillet commercialisée en 1964 est, à peu de choses près, la Stan Smith telle qu’elle existe aujourd’hui, soit 55 ans plus tard. 

C’est le PDG d’Adidas, Horst Dassler (fils d’Adolf « Adi » Dassler, le fondateur de la marque) qui avait embauché le Français ; c’est encore lui qui misera ensuite sur Stan Smith quand Haillet prend sa retraite des courts. Dassler veut le remplacer, de préférence par un Américain. Histoire de booster un énorme marché pour une chaussure qui a rapidement séduit le grand public.

 

Interlope

Par l’intermédiaire de son agent Donald Dell, Stan Smith rencontre Dassler au cabaret parisien « Elle et Lui », célèbre pour son spectacle lesbien, pendant les Internationaux de France de 1972. L’établissement appartient au fameux Monsieur Marcel, alors figure du Paris libertin. « Tiens, d’ailleurs, est-ce que cet endroit existe toujours ? », nous demande Smith avant de nous raconter : « C’est mon agent qui m’a annoncé que Horst Dassler voulait me rencontrer, à 11 h 00. Je lui ai dit “ça ne va pas être possible, j’ai un match à jouer”. Il m’a dit “non, à 11 h 00 du soir. Donc… j’étais un peu surpris. Je suis rentré dans ce night-club et… j’étais encore plus surpris de voir des femmes porter des smokings et euh… disons que c’était un peu différent (rires). Mais apparemment, c’était l’un des endroits préférés de Dassler et il avait beaucoup de rendez-vous la nuit… je ne pense pas qu’il dormait beaucoup. Mais je ne savais pas tout ça avant notre premier rendez-vous. »

Malgré cette rencontre aux teintes interlopes, le contrat est conclu. Un deal sportif exclusif, rare et ambitieux pour l’époque, est signé entre la marque et le futur numéro un mondial, qui s’apprête à remporter Wimbledon. Au-delà des royalties, il y avait le modèle, nous explique-t-il. « J’étais séduit parce que c’était du cuir. Ce n’était pas rien à l’époque. Elles soutenaient mieux le pied, elles étaient plus belles, elles duraient plus longtemps… » Son agent négocie aussi la fameuse photo sur la languette – prise juste après le service militaire de l’Américain, durant ses seuls quelques mois passés sans moustache. Mais il faudra attendre 1978 pour que le nom de son joueur soit le seul présent sur l’Adidas. Jusque-là, aussi bizarre que cela puisse paraître, celui de Robert Haillet côtoie la photo de Stan Smith. « Nous nous connaissions et nous nous voyions chaque année à Roland-Garros, se rappelle-t-il. Son fils, Jean-Louis, était aussi un bon joueur. Il est très sympathique, il m’a appelé juste après le décès de son père pour m’annoncer la triste nouvelle. Nous avions une bonne relation et d’ailleurs, il a encore une paire originale de Robert Haillet  avant que mon nom n’y soit ajouté  qu’il m’a demandé très récemment de signer. »

Pendant ce temps-là, David Bowie se pointe en Stan Smith pour des photos de presse. On dit aussi qu’à la même époque, John Lennon ne les quittait pas. Et dans la rue, on les voit partout, de New York à Paris. À tel point que Marjory Gengler, épousée en 1974, dira à son cher Stanley que ce serait « incroyable si leurs petits-enfants portaient des Stan Smith ». Ce sera le cas, en plus des 70 millions de paires vendues, au bas mot.

Rizzoli International Publications Inc. © courtesy Adidas Archive / studio Waldeck

Dénominateur commun

En 1990 déjà, cette basket au succès atypique entre dans le livre des records : 22 millions d’exemplaires ont été écoulés. Dans les années 1980 et 1990, la street culture s’en empare. Les Beastie Boys, les rappeurs new-yorkais les plus punk, les usent sur skate et sur scène, et on les entend en France dans les textes de NTM, IAM ou Lunatic. Pour finalement se faire citer par Jay-Z sur l’album The Blueprint en 2001, ce qui vaudra des étoiles qui brillent dans les yeux de ses enfants et petits-enfants. « Ah, ah ! Je connaissais son nom mais pas vraiment sa musique, c’est vrai », s’exclame l’ancien professionnel, également coach à la tête d’une école de tennis. « Je savais aussi que beaucoup de chanteurs anglais, français ou américains aimaient les Stan. Et ils n’étaient pas payés pour les porter, ils les aimaient. Ce qui était une excellente publicité ! »

Les graffeurs, rappeurs, b-boys ou coureurs de soundsystem les adoptent mais on a aussi vu Daniel Balavoine et Jean-Jacques Goldman chausser ce nom, qui sonne à la fois très américain et universel. « Ça peut faire une petite différence… disons que Martina Navratilova serait par exemple plus difficile à prononcer », concède Stan Smith. « Le TH n’est pas toujours facilement prononcé en français, cela dit… mais je répète souvent que cette chaussure est née en France. Par l’association entre Robert Haillet et Horst Dassler. C’est international mais à la base, c’est une création française. Et les Français ont vraiment adopté cette chaussure… »

Par leur simplicité et leur efficacité, les Stan Smith plaisent à tous, un dénominateur commun qui devient unique selon celui qui la porte et comment il la porte, défoncée ou immaculée. Ou quand il la porte, avec un jogging ou un costume. L’équivalent du T-shirt blanc, basique à posséder qui n’évolue pas vraiment. « Je ne suis pas impliqué dans le design des nouvelles déclinaisons », précise d’ailleurs celui qui en possède entre 70 et 80. « En 2000, j’ai aimé la version millenium, qui offrait un peu plus de confort pour jouer. Mes deux principales améliorations sont des perforations supplémentaires pour que la languette bouge moins, et un rehaussement de l’arrière de la chaussure. Mais en fait ça n’a pas beaucoup changé depuis 1964. Une des idées que j’avais eues, c’était de proposer deux couleurs légèrement modifiées entre les pieds droit et gauche. Je suis même un peu surpris que ça n’ait pas encore été fait. »

 

En mode

À l’aube des années 2010, la mode donnera une nouvelle dimension aux Stan. Une version II voit le jour en 2007 et les collaborations avec des créateurs ou des artistes se multiplient. Comme les inspirations très nettes, voire les copies. En 2011, le tournant fashion se concrétise avec la styliste britannique Phoebe Philo. Alors directrice artistique de la marque de prêt-à-porter Céline (LVMH), elle clôture le défilé automne-hiver en apparaissant sur le podium en pantalon noir, col roulé gris et aux pieds des… Stan Smith. Elle est alors au top de son influence et la marque s’arrache dans les milieux huppés. La voir avec une paire de baskets à 100 euros, disponible partout, est une bénédiction pour Adidas. 

Pourtant, la même année, la marque dit stop. Fin de la production. Vent de panique chez les fans et sur les réseaux sociaux. C’est que, même si elle est devenue hype, la Stan Smith se vend partout, voire n’importe où. Solderies, supermarchés, magasins de sport de fin de série… Ce qui ne cadre plus avec l’image que souhaite donner Adidas à son modèle iconique. Une décision qui n’était pas vraiment du goût du tennisman : « Ils m’ont prévenu qu’ils voulaient retirer la chaussure du marché avant de la relancer. Ça ne m’a pas vraiment plu à ce moment-là, parce que je pensais qu’ils n’avaient pas de plan réfléchi. Mais c’était tout l’inverse ! Leur stratégie de collaborer avec des stars internationales s’est avérée payante… Ils avaient un très bon plan ! »

 

Rassembler 

Retirée du marché, la sneaker la plus culte le devient encore davantage. L’objectif non-affiché officiellement est de la réintroduire avec un calibrage « premium ». En 2012, elle disparaît complètement des étalages et en novembre 2013, Gisele Bündchen pose nue pour Vogue Paris, chaussettes blanches et Stan Smith aux pieds. En janvier 2014, réapparition du modèle dans des boutiques très cotées comme Barneys à New York et Colette à Paris… mais au même prix qu’avant. Succès immédiat, avant l’annonce du vrai retour. 8 millions de ventes en 2015, le double l’année suivante. Des dizaines de déclinaisons. On ne les a jamais autant vues, au point de susciter le rejet des amateurs de sneakers et des adeptes de la différence, même si presque tout le monde a (ou a eu) une paire qui traîne quelque part chez lui. 

Parce qu’elle est devenue un objet de design, par la force de sa simplicité. Peut-être aussi parce que, comme le théorise poétiquement l’auteur et ancien joueur de tennis Mark Mathaban, la Stan Smith « parle à tous » et « personnifie l’âme de l’homme qui lui donne son nom. Stan a l’incroyable capacité de spontanément se lier avec chacun  quelle que soit sa couleur, sa race, sa religion, ses principes, sa nationalité ou son orientation sexuelle  comme son semblable. » Ce à quoi nous répond Stan Smith : « Eh bien… une des choses que mes chaussures peuvent faire, c’est rassembler plutôt que diviser. Elles ont été populaires auprès des hommes et des femmes, des filles et des garçons, partout dans le monde… Et heureusement, c’est un symbole d’unité, pour toutes les cultures autour du monde. C’est émouvant de les voir aux pieds du personnel de l’aéroport quand on va au Kenya, et puis dans les endroits à la mode à Paris ou à Milan… J’aime le fait que ce soit universel. Simple et unique. Pas très cher. Ce côté symbolique : nous sommes tous les mêmes, différents aussi, mais davantage les mêmes que différents. » 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.