Smash dans le neuvième art
Par Nathalie Dassa
Le tennis et la bande dessinée, c’est une réjouissante et passionnante histoire séculaire. L’occasion de buller un peu, tout en restant alerte, raquette en main, pour une immersion récréative dans ces deux disciplines qui se renvoient la balle à merveille.
Quand le tennis rencontre la bande dessinée, cela donne souvent des aventures iconotextuelles enthousiasmantes et éclectiques, reflétant les évolutions et les tendances de la société. Entre grands classiques, comics américains, comic strips et mangas japonais, l’alliance se révèle protéiforme et haute en couleur. En 2009, Tenniseum, le musée de Roland-Garros, proposait « Bulles & Balles », une exposition en partenariat avec le Centre belge de la bande dessinée, passant en revue cette approche inédite sur cent trente ans d’histoire tennistique. Si les publications sur ce sport né du jeu de paume sont peu nombreuses dans le neuvième art, certaines se révèlent de vrais joyaux, signées de surcroît par de grands bédéistes qui furent aussi des tennismen avertis.
Des planches comme surfaces de jeu
Ainsi prend vie cet art subtil couché sur papier. Des séries aux one shot, les approches s’ouvrent à tous les genres. Grande histoire et fiction se répondent pour des échanges chorégraphiques et souvent jubilatoires. L’épopée des champion(ne)s nourrit l’imaginaire des créateurs, s’amusant avec les courbes et les hachures, la caricature et la ligne claire, la couleur et le noir et blanc. Des styles hétéroclites pour des enchaînements de vignettes tout aussi disparates, qui font la part belle à la spatialité, aux mouvements et aux palettes d’effets et de coups.
Smash, ace, lob, lift, passing-shot, revers… tout y est, rien ne manque. Et si les stars de renommée mondiale, comme Suzanne Lenglen, les Mousquetaires, Yannick Noah ou Roger Federer, investissent aisément les planches, d’autres icônes s’imposent sur le Central dans des bandeaux dynamiques. Babar, Bécassine, Pif, Snoopy, Dilbert n’ont pas hésité à monter au filet et à faire preuve d’ingéniosité lors de tournois du Grand Chelem.
Au fil du temps, le tennis s’est ainsi brillamment casé, se trouvant naturellement des affinités avec la pop culture via les mangas japonais (Prince du tennis) et surtout les comics américains. Wonder Woman a frappé de la balle dans Sensation Comics no 61. Idem pour Mickey et Donald dans Walt Disney’s Comics and Stories. DC a offert de la romance (Falling in Love), au même titre que Marvel (Millie the Model, Patsy Walker dont la plupart des histoires ont été écrites par Stan Lee). Quant à Archie Comics, l’éditeur a célébré le sport de raquette dans plusieurs de ses teen series (Betty and Veronica, Cheryl Blossom, Laugh, PEP).
Le septième art s’invite aussi en fond de court. Le bédéiste Jacques de Loustal, à l’origine de l’affiche de « Bulles & Balles », est un joueur passionné de tennis. Dans un entretien, issu du dossier de presse, il évoque son album Cœurs de sable qui dépeint « l’aura des années 30, Suzanne Lenglen “La Divine”, qui vient se mêler à l’univers du cinéma, ses stars, Greta Garbo, et à travers ce sport un peu élitiste, des décors : la terre battue, toute l’architecture des clubs, le côté “jardin” du tennis […] ».
Des coups de crayon inventifs pour des coups de raquette fulgurants
De grands représentants du neuvième art se sont ainsi trouvé un même terrain de jeu, mettant leur plume et leur passion en action. Parmi les géants, le Belge Raymond Reding (1920-1999) est de ces fervents adeptes, parvenus non seulement à susciter nombre de vocations sportives à travers Jari et Jimmy Torrent, mais aussi à introduire en grande pompe la bande dessinée sur le Central. Au style ligne claire s’ajoutent Rivière et Floc’h avec le Rendez-vous de Sevenoaks dont une petite partie se situe dans un club de tennis, le Royal Lawn’s, pour quelques échanges de balles. Il s’agit du premier tome des aventures fantastico-policières de Francis Albany et Olivia Sturgess, paru dans le magazine Pilote en 1977 avant d’être édité en album chez Dargaud (l’intégrale est ressortie le 5 juin 2020).
Outre-Atlantique, on cite Will Eisner (1917-2005). Le créateur de Spirit a pratiqué le tennis jusqu’à l’âge de 66 ans. Selon un numéro d’Esquire de 1977, et cette planche de l’époque qui l’accompagne, il y jouait « environ cinq heures par semaine depuis vingt-cinq ans sans s’améliorer ». Mais il gagnait en prétextant non sans humour que « les leçons ne sont pas aussi importantes que la tricherie ».
Et bien sûr Charles Schulz (1922-2000). Son goût pour le tennis lui vient de son épouse, Jean, et de son amie et championne Billie Jean King. Il a fait d’ailleurs construire un court derrière sa propriété. Le créateur de Peanuts a ainsi créé Molly Volley dans les années 70, a mis à l’honneur ce sport dans de nombreux comic strips, où « perdre est plus drôle que gagner », et a publié Snoopy’s Tennis Book. Billie Jean King l’évoque d’un ton élégiaque dans la préface de The Complete Peanuts Vol. 12: 1973-1974 : « Si j’ai eu la chance de remporter certains des titres les plus prestigieux, le trophée de la Snoopy Cup reste l’un des souvenirs les plus chers de ma carrière. »
Ainsi, des pionniers aux nouvelles générations qui perpétuent l’histoire de la balle jaune, le neuvième art fait preuve d’esprit sportif pour des jeux, sets et matchs ludiques et savoureux. Florilège.
Jari et le champion (tome 1, 1957) BD Must Éditions
Cet album est le premier de la série à succès du dessinateur belge Raymond Reding publiée dans le Journal de Tintin en plusieurs épisodes de 1957 à 1978, avant de paraître aux éditions du Lombard puis chez Bédescope. Son style réaliste et dynamique, très ligne claire de l’école Hergé, a tôt fait de séduire grâce à son intrigue mêlant sport et suspense. Ce premier tome relate ainsi l’amitié entre Jimmy Torrent, chirurgien et triple vainqueur des Internationaux de France, et le jeune orphelin Jari. Une succession d’accidents dramatiques va nouer et renforcer leur relation, avec au cœur une même passion : le tennis. Si le récit a le charme désuet de l’époque, le dessin et l’approche sportive restent admirables. Il faudra cependant attendre 2014 pour retrouver l’ensemble des histoires, publiées par BD Must, dans une intégrale en douze albums et un dossier illustré comprenant une biographie du créateur, une étude de la saga, des documents inédits et des fac-similés d’interviews de 1963 et 1978.
Yannick Noah (Il était une fois…) (1984) ‒ Éditions Hachette
Cette biographie dessinée a d’abord été publiée dans le Journal de Mickey avant de devenir un album édité par Hachette en 1984. Elle retrace les débuts de Yannick Noah, son enfance, sa rencontre avec Arthur Ashe à Yaoundé au Cameroun, ses premiers tournois et son triomphe tumultueux contre le Suédois Mats Wilander à Roland-Garros en 1983. Outre le sujet principal, on doit également tout l’attrait de cet album au dessinateur André Chéret (1937-2020), créateur légendaire de Rahan, et au scénariste Claude Gendrot, ancien rédacteur en chef de Pif Gadget et directeur éditorial des éditions Dupuis.
Prince du tennis (2005) ‒ Éditions Kana
Takeshi Konomi fait partie des nouvelles générations qui ont contribué à populariser le tennis dans la bande dessinée. Cette série d’une quarantaine de volumes est devenue emblématique au Japon grâce au coup de crayon de cette superstar du manga. Ce premier tome a conquis son public dès sa sortie il y a quinze ans, boostant les inscriptions sportives dans les collèges et les lycées au fil du temps. Le succès fut tel que la franchise a été déclinée en dessin animé, en jeu vidéo et en comédie musicale. Ici, rivalité et méchanceté ne semblent faire qu’un dans ce collège dont le club de tennis est très réputé. Echizen Ryôma a 12 ans et c’est déjà un génie de la raquette, avec quatre victoires consécutives au championnat junior des États-Unis. Un don hors du commun qui va donner du fil à retordre à des adversaires titulaires de 4e et de 3e et lui permettre de participer aux tournois, habituellement interdits aux élèves de 5e. Le mangaka signe un David contre des Goliath, tricheurs et perfides, dans un découpage de cases faites d’obliques et de lignes brisées, qui participe à la rythmique frénétique de la balle jaune.
Légendes du tennis (2013) Éditions Glénat / Vents d’Ouest
Place ici à la caricature et aux grand(e)s champion(ne)s à travers une série de portraits d’hommes, de dames, de présidents de fédération et de journalistes sportifs. Sur 49 pages, de « l’âge d’or » aux « espoirs » en passant par les « grands éternels », tous ont droit à des mini-biographies, contées avec amour et humour, entre histoire et technique. Et pour chaque page, un sketch dans une planche, des portraits satiriques et des citations légendaires. Un travail d’équipe instructif et attrayant, pensé par Christian Mogore (texte), Roger Brunel (scénario), Jean-Marc Borot (caricature) et Michel Rodrigue (dessin).
Match (2014) ‒ Éditions Delcourt
Hilarant, audacieux et plein de trouvailles ! Cet album relève des plus belles réussites du genre. Lire un match de tennis à l’état brut, dans son intégralité, point par point, et sans dialogue, c’est ce que propose cet ovni. Sur 280 pages, en noir et blanc, Grégory Panaccione, issu du cinéma d’animation, raconte un match parfaitement burlesque mais déjà d’anthologie, sponsorisé par Ricard. Un exercice de style qui se savoure sans temps mort, avec ces deux tennismen aux antipodes : Rod Jones, joueur professionnel anglais, et le Français Marcel Coste, personnage extravagant et caractériel, dont le calvaire le fait gagner en empathie – à défaut du match – au fil des pages.
Tennis Kids ‒ Ramasseurs de gags (tome 1, 2014) ‒ Bamboo Éditions
Drôle, espiègle et attachant. Les créateurs signent un premier tome où perdre est plus amusant que gagner. Six jeunes joueurs et joueuses apprennent le tennis dans un club, encadrés par leur prof, et vont vite se rendre compte qu’il est plus facile de le regarder à la télé que de le pratiquer sur un court. Place aux stratagèmes pour ces petits champions de la bêtise dans des mini-sketchs contés sur chaque planche. Dans sa biographie, le scénariste Ceka dit avoir commencé très tôt à y jouer, « passant rapidement du statut de jeune espoir à cas désespéré ». Le résultat se voit : rire garanti et dessin de Patrice Le Sourd coloré et dynamique.
Max Winson ‒ La Tyrannie (tome 1, 2014) et L’Échange (tome 2, 2016) ‒ Éditions Delcourt
La série de Jérémie Moreau fait partie des belles surprises et des bijoux du genre, offrant un regard pluriel sur les valeurs du tennis : sa psychologie, sa philosophie, sa mécanique, sa spatialité et son rapport avec l’Autre (les adversaires). Max est un champion de tennis hors du commun, une machine à gagner, dans une société hypermoderne qui semble évoluer selon ce sport et ses moindres faits et gestes. Mais Max est aussi un vingtenaire introverti et mélancolique, sous le joug de son vieux père, un coach tyrannique, dont il va s’affranchir et se libérer. Ces deux albums interrogent ainsi la place de ce héros hors-norme, conditionné à la victoire, face au public et à la renommée. Mais aussi l’art du tennis et de l’échange dans sa signification originelle, la notion de gloire et d’entraînement inhumain. La grandeur imposante, physique et spatiale, de Max est à l’aune de ce questionnement nourri de paradoxes existentiels. Une fable moderne dont le graphisme puise dans le style années 1920, le Petit Prince et le découpage du manga.
Jeu décisif (2017) ‒ Éditions Glénat
Une rencontre émouvante sur court pour un récit initiatique très shakespearien sur l’adolescence. Rémy tombe sous le charme de Clémentine qui s’entraîne seule et durement pour devenir une championne, sous la férule intransigeante de son père. Pour se rapprocher d’elle, Rémy décide de s’inscrire au club. Hélas, les ambitions dévorantes du paternel vont contaminer leur relation et dévoiler une vérité sur les victoires remportées par Clémentine. Théo Calmejane livre une fable douce et dramatique sur la pression exercée à la fois par les parents, qui veulent vivre leur rêve par procuration, et les institutions. Un album servi par un dessin enfantin, coloré et épuré.
Une histoire du tennis (2018) Éditions du Signe
Grande histoire et anecdotes se côtoient dans cette intéressante introduction à l’art du tennis pour les néophytes. Avec en ouverture Roger Federer, redevenu à 36 ans no 1 mondial après avoir remporté son vingtième titre du Grand Chelem en 2018, l’album retrace sur plus d’un siècle l’histoire du lawn tennis hérité du jeu de paume. Une approche ludique et un style graphique réaliste, conçus par Charly Damm (texte) et François Abel (dessin). Des planches riches d’informations entre les dates clés, les grands tournois, les pelouses anglaises, l’évolution des tenues sportives, les premières publicités promotionnelles et les trophées remportés par les figures mythiques. Le tout rythmé par une frise chronologique sur les grandes dates de l’histoire mondiale.
Rodger ‒ L’enfance de l’art (2018) Éditions Hermine / Éditions Slatkine
Le dessinateur Herrmann (la Tribune de Genève), fan inconditionnel de Roger Federer, utilise ici sa plume et unit ses forces avec le dessinateur Vincent (le Courrier) afin de croquer pour la première fois ce prodige du tennis. Tous deux retracent l’enfance totalement fantasmée de ce mythe bâlois, réinventant les traits de caractère d’un surdoué hyperactif jusqu’à son sacre mondial à Wimbledon chez les juniors. Drôle et absurde, le récit raconte comment il est devenu « le plus grand champion du monde ». Ou plus exactement, comment ses parents sont parvenus par stratagème à lui faire devenir ce qu’il souhaitait « sans jamais l’avoir poussé ». Au cœur de cette métamorphose rocambolesque, Jésus, un maître bouddhiste zurichois, un préparateur physique sadique, Martina Hingis ou encore Nelson Mandela prédisant la naissance du futur champion. Pas question ici d’apprendre quoi que ce soit sur Federer, les auteurs signent une biographie cocasse et improbable, qu’on soupçonne d’ailleurs d’avoir été conçue sous acide, oscillant « entre l’hommage et l’envie de ramener l’icône à des dimensions plus terrestres ».
Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.