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Revers de fortune

Par Sébastien De Pauw

© Vincent Van Doornick / IMAGELLAN

On annonce ma disparition définitive du circuit depuis deux décennies. Comme pour les espèces animales menacées, d’aucuns érigent ma préservation au rang de sacerdoce. Ma réelle raréfaction ajoute à la valeur que m’attribuent les amateurs de beau tennis et autres esthètes à la dérive qui hantent les allées de Roland ou de Wim. Très généralement associé à un jeu porté vers le filet, j’autorise davantage de variations à celui qui me pratique. Je suis… Je suis… Le revers à une main. 

 

Mardi 5 juin 19h24, quart de finale de Roland-Garros 2018, Mauro Cecchinato campe à trois mètres de la ligne de fond pour retourner le service de Djokovic. Le rebond dépasse largement la hauteur d’épaule et contraint l’Italien à exécuter son revers en sautant. La trajectoire du retour semble un rien flottante. Le temps suspend son vol ; la balle plonge et cloue l’intersection des lignes de fond de court pour crucifier l’ancien numéro 1 mondial. 

À la surprise générale mais non sans panache, le Palermitain rejoint Dominic Thiem en demie. Il y aura donc un finaliste qui jouera son revers à une main… 

Immanquablement, cela fera le bonheur des chroniqueurs et commentateurs de tous bords. Constater, regretter puis miser sur l’année qui marquera l’histoire du jeu par la présence exclusive de revers à deux mains au sein du top 100 mondial constitue un poncif dont ne se lassent ni le grand public, ni les observateurs avertis. C’est que l’enjeu est de taille. L’inéluctable, le caractère définitif et irréversible font écho à des questions sociétales, environnementales ou même à notre propre finitude. 

Voir s’éteindre définitivement la pratique du revers à une main constituerait une perte terrible pour le tennis. Il est question de patrimoine vivant : ni celui, éculé, d’un lointain folklore ni de vestiges antiques. C’est la représentation des minorités au cœur de notre héritage démocratique dont il s’agit : une question d’équilibre élémentaire. 

 

Une contamination à l’échelle mondiale

Lorsque Vivian McGrath devient le premier champion (amateur) à gagner un tournoi du Grand Chelem (Australie 1937) en frappant à deux mains des deux côtés, le joueur dénote au point d’être considéré comme une vraie curiosité. On n’est pas loin du phénomène de foire… Pourtant, John Bromwich va s’inspirer de son compatriote et opter pour un revers à deux mains qui lui permettra de glaner deux internationaux d’Australie et d’atteindre la finale de Wimbledon en 1948. Le virus est identifié, le seuil de l’épidémie loin d’être atteint… 

Pour ce faire, il faudra attendre l’ère Open (1968) et l’avènement de joueurs starisés à coups de retransmissions télévisuelles et de publicités sublimant les chevelures de ces héros des temps modernes, dignes de Samson. Nul besoin d’expliquer aux jeunes les bénéfices du revers à deux mains, toute une génération s’identifie à Borg, Connors ou Evert, qui portent en eux les germes d’une contamination particulièrement virulente. Encore très minoritairement partagé par l’élite du tennis mondial, le revers à deux mains va devenir le nouveau standard. Au point de réduire à 14 parmi les 100 premiers mondiaux le nombre de joueurs qui frappent, aujourd’hui, leur revers à une main. Chez les dames, la tendance est plus affirmée encore. Dernière des Mohicans – après les retraites d’Henin, de Mauresmo et bientôt de Schiavone – Suárez Navarro, esseulée au sein de l’élite mondiale, fait briller son magnifique revers comme un phare dans la nuit. 

Justine Henin, Open d'Australie 2011 (© Ray Giubilo)

Épistémologie 

Les raisons d’un tel raz-de-marée sont évidemment multiples. L’ère Open marque le début d’une véritable professionnalisation du tennis et conséquemment d’une évolution technologique sans précédent1. Les nouvelles raquettes, en métal puis en matériaux composites, permettent de frapper plus fort en fond de court. Connors sera l’un des premiers joueurs à faire la différence sur son revers – joué à deux mains faut-il préciser – dont la puissance et les trajectoires très tendues imposent un rythme inédit à ses opposants. Une nouvelle manière, en somme, de concevoir le tennis.

Ensuite, la période est à la démocratisation d’un sport longtemps considéré comme élitiste. Cette formidable ouverture multiplie de manière exponentielle le nombre de pratiquants et modifie la manière d’enseigner. L’apprentissage du tennis, relativement lent et fastidieux, est nettement simplifié par la pratique du revers à deux mains. Les enfants gagnent en stabilité au moment de l’impact et prennent plus rapidement du plaisir. 

Certains biomécaniciens démontrent, en outre, que le revers à deux mains induit moins d’actions que le revers à une main. En deux temps, le mouvement simultané des jambes et des hanches entraîne ensuite celui, commun, du tronc et des bras. Le geste est réduit à sa plus simple expression alors que le revers à une main nécessite une décomposition en cinq temps suivant la séquence suivante : hanche, tronc, bras, avant-bras, main. 

Enfin, le ralentissement des conditions de jeu (surfaces et balles) – probablement motivé par des impératifs télégéniques – décourage les attaquants de prendre le filet d’assaut. Une certaine conception d’un tennis, dont le point d’orgue fut probablement atteint avec McEnroe en 1984, cède rapidement place aux cadences folles infligées depuis la baseline. Dans ce nouveau contexte, dont il est à la fois la cause et la résultante, le revers à deux mains semble parfaitement adapté.

 

Anticorps 

Comment expliquer, dès lors, la survivance du revers à une main dans la panoplie technique de très grands champions durant ces 30 dernières années ? 

Une statistique alimente une première hypothèse : depuis 1984 – date de changement de paradigme – 24 lauréats de Wimbledon ont un revers à une main contre 11 à deux mains. Les chiffres s’inversent dans des proportions incroyablement similaires à Roland-Garros où l’on compte 23 vainqueurs à deux mains pour 12 à une main ! L’explication pourrait tenir dans le fait que sur gazon – même fortement ralenti (ce qui a permis à des joueurs de contre, voire à des défenseurs de récemment s’imposer) – les montées à la volée demeurent plus efficaces que sur les surfaces moins rapides. 

Or, sur balle courte, le fait de jouer à une main permet plus d’aisance et d’allonge pour frapper la balle dans la course. Soulignons également que sur herbe, le rebond est plus bas et donc moins gênant pour le revers à une main. Aussi, celui-ci se décline plus facilement en version slicée ; on sait tout l’intérêt que cela revêt, en particulier sur une surface rapide. Les techniciens expliquent enfin que les joueurs qui pratiquent un revers à une main développent davantage leurs sensations au niveau de la main et une plus grande fermeté du poignet lorsqu’il s’agit d’exécuter une volée. Ils sont donc particulièrement bien outillés pour apprivoiser le gazon. 

Abordant la sempiternelle question à même le court, non sans faire l’éloge des deux superbes revers qui s’étaient opposés au troisième tour de l’Open d’Australie (Federer bat Gasquet), Jim Courrier questionnait le Maestro à propos de l’apprentissage du tennis de ses enfants et du revers à une main chez les plus jeunes. 

Et Roger de déclarer, sans toutefois se dépareiller d’un large sourire, qu’il espérait voir sa progéniture jouer à deux mains : « Je pense juste que le revers à deux mains est plus facile, même si je suis incapable de frapper un revers à deux mains. Les raquettes sont lourdes au début, donc on joue à deux mains car on a plus de contrôle. Toute ma carrière, j’ai eu l’impression de lutter avec mon revers. Les 14/16 premières années de ma carrière, c’était difficile de le lâcher. Je n’avais pas assez de force dans l’épaule, le slice était plus facile, et tout le monde jouait sur mon revers. C’était une bonne chose finalement car j’ai amélioré mon revers avec le temps. J’ai simplement l’impression que le revers à deux mains est un coup plus facile. »

Peut-être une habile manière de s’attribuer encore plus de mérite, car à suivre l’Allemand Jan de Witt, ancien coach de Simon et Monfils, le revers à une main est le coup le plus naturel du tennis. Il y voit moins de contraintes mécaniques et surtout aucune entrave générée par l’autre main. À bien y réfléchir, la raquette part effectivement à la rencontre de la balle sans revenir sur le corps au contraire du coup droit, service et revers à deux mains… C’est précisément ce qui génère l’amplitude, le relâchement et une certaine élégance. 

Les variations qu’il autorise grâce à une plus grande liberté du poignet intéressent aussi la Fédération Française de Tennis. Selon Alain Solvès, directeur technique adjoint à la FFT, le matériel contemporain, mieux adapté, permet aux jeunes d’appréhender plus aisément le revers à une main. « Les enfants qui font un revers à une main ont très tôt une empreinte avec la technique qui se pratique au haut niveau : on fait des boucles, la raquette tombe, c’est très inspiré de ce qu’on voit à la télé au sommet du jeu. » Toujours selon Alain Solvès, voir Nadal et Federer enrichir leur jeu - plutôt que chercher à frapper toujours plus fort - confirme la place que pourra tenir, longtemps encore, le revers à une main. 

Enfin, la dimension esthétique est régulièrement abordée par les joueurs qui ont, signe des temps, eu l’audace de faire ce choix. Ainsi, Stefanos Tsitsipas expliquait récemment avoir opté à l’âge de 8 ans pour le revers à une main qu’il trouvait plus naturel, plus dynamique et plus beau. Peut-être ce choix d’esthète raisonne dans l’attention que Federer porte à sa garde-robe ou dans l’intérêt que l’art suscite chez Dimitrov… 

Quoi qu’il en soit, si le geste est beau, force est de constater que dans certaines mains, il n’en reste pas moins efficace : condition sine qua non pour subsister dans une société productiviste et utilitariste. Sans quoi, à reprendre la réflexion du philosophe Jules de Gaultier, l’esprit scientifique - qui imprègne toujours davantage le sport -, par les applications pratiques qu’il détermine, menace de tarir les sources de la joie.  

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 « Ère open, jeu fermé », Courts n°1