Qu’est-ce que le talent ?
Par Myriam Bouguerne
Il arrive souvent de lire ou d’entendre des commentaires affirmant que le talent d’un joueur ou d’une joueuse de tennis est quelque chose d’inné qui ne demande qu’à être peaufiné. Bien que je sois parfaitement d’accord avec cette affirmation j’ai toujours trouvé la notion de « talent » utilisée de façon floue et aléatoire, certains en seraient dotés et d’autres pas. Le « talent » paraît complètement abstrait et alors on a tendance à le voir comme un je-ne-sais-quoi, une sorte de faculté inexplicable, en somme. Or, je crois qu’avec un peu de réflexion on peut arriver plus ou moins à déterminer les origines de ce que l’on appelle « le talent », et à le caractériser davantage que la simple définition qu’on peut trouver dans un dictionnaire, à savoir : « Le talent : aptitude particulière, dans une activité. » Ou encore : « aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique. »
Si l’on s’en tient à ces explications, nous pouvons en déduire que tout peut être sujet à être qualifié de « talent », il suffit seulement de se détacher dans une activité précise. En effet, même si l’on a tendance à percevoir le contraire, il est pourtant clair que le monde regorge de personnes talentueuses, il n’y a qu’à ouvrir la porte d’un restaurant pour découvrir les exquises créations de bons cuisiniers, tous les métiers possibles pourraient d’ailleurs être cités, même le plus vieux. Nous pouvons aussi dénicher quelques génies de l’absurde, il suffit simplement d’ouvrir le livre des records pour se rendre compte à quel point l’humain peut se montrer créatif. D’aucuns n’y verront pas le moindre talent, pourtant le niveau d’absurdité et de créativité dont requièrent ces prouesses nécessite obligatoirement un certain talent… Parfois celui-ci est si grand et précurseur qu’il passe totalement inaperçu, incompris de tous. Un grand nombre d’artistes n’ont été reconnus par les critiques qu’après leur mort. C’était pendant plusieurs siècles extrêmement courant. « Ah ! Quel talent je vais avoir demain ! On va enfin jouer ma musique ! », ironisait le compositeur français Hector Berlioz alors qu’il était sur le point de mourir. D’ailleurs, il repose aujourd’hui dans un des lieux où le taux de concentration de personnes talentueuses est le plus élevé : le cimetière du Père Lachaise. Le talent est tellement présent que finalement, le plus talentueux d’entre nous serait celui n’en possédant pas.
Une omniprésence dans notre quotidien que notre cerveau finira par trier et classer quasi-instinctivement selon une échelle particulière : celle du plaisir. En effet, plus le talent d’une personne est grand, visible et manifeste, et plus sa puissance purgatrice (la catharsis) est efficace et c’est évidemment pour cela que souvent les gens des arts et des sports lui sont directement associés. Naturellement, nous serons davantage passionnés par un athlète, un chanteur ou une actrice que par un physicien ou un chirurgien, non pas parce que ces derniers sont moins talentueux mais parce que leur talent incompréhensible (exigence intellectuelle trop élevée) ne donne pas accès au plaisir ; ce qui crée obligatoirement une distance, la personne ne pourra pas s’identifier malgré toute l’admiration qu’elle peut éprouver à leur égard. Tandis que dans le sport, le tennis par exemple, le pouvoir est populaire et donc l’identification facilement possible, et la transcendance du sportif visible et communicative : les émotions transmises sont donc primaires et la catharsis peut opérer beaucoup plus naturellement.
Si le tennis de haut niveau abonde de talents en tous genres, il existe aussi dans le tennis amateur des personnes que l’on peut considérer comme talentueuses, c’est d’ailleurs dans le tennis club que « le talent » a pu éclore et s’émanciper progressivement !
La stratification des talents
Le tennis club, véritable berceau des amateurs de la balle jaune, il voit naître et évoluer une multitude de personnalités tennistiques parmi lesquelles un échantillon va réussir à se détacher aux yeux des autres licenciés et entrer, ou pas, dans une dimension supérieure. Assurément, dans chaque club, il y a toujours un ou deux joueurs qu’on aime voir jouer plus que les autres, souvent leurs résultats en tournoi sont bons, très bons voire excellents, et lorsqu’ils parviennent à exécuter parfaitement un de leurs gestes signature au cours d’un match amical, nous nous extasions en les gratifiant d’un entraînant « bravo ! Magnifique » avant de penser à voix haute ou basse « quel talent… ». Ces amateurs en sont indéniablement dotés et celui-ci est d’autant plus visible et identifiable lorsqu’il est exercé au sein d’un groupe où ne pratiquent que les amateurs, c’est-à-dire dans les tennis clubs, le bas de l’échelle, le commencement. Une échelle composée de plusieurs strates dont le niveau croissant a tendance à laisser grand nombre de ces amateurs talentueux sur le palier. Effectivement, si ceux-là se détachent aisément au début, la suite est plus corsée. Le parcours est long. Plus on gravit des paliers, plus les exigences sont élevées. À tel point que le talent, jadis si perceptible, donne l’impression de se réduire, et parfois, lorsque le niveau est trop haut, il se fond et se confond avec celui des autres pour finalement former un mélange homogène de banalités. Et alors sur ce premier palier seulement une poignée de joueurs se démarquent, cependant, seul ceux au plus fort potentiel exploité progressent crescendo pour passer un à un les échelons, jusqu’à entrer dans le monde du tennis professionnel, le top 300, 200, 100, le top 50… puis le top 20, 10, et enfin pour les plus doués des plus doués, le top 5.
En effet, si au départ, les écarts de niveau entre les joueurs sont moindres, ils ne cesseront de se creuser au fil des ans en raison d’une multitude d’éléments intrinsèques ou extérieurs au tennis. Mais aussi à cause des capacités innées ou acquises qui vont constituer ce que l’on appelle « le talent ».
L’inné : la chance, le corps et l’intelligence
« Il y a des langages autres que des mots, un langage de symboles et des langues de la nature. Il existe des langages du corps. Et le combat de boxe est l’un d’eux. Un boxeur […] parle avec un contrôle de son corps qui est, dans son intelligence, aussi détaché, subtil et total que tout exercice de l’esprit. Il s’exprime lui-même avec de la vivacité, avec du style et du flair esthétique. La boxe est un dialogue entre les corps, c’est un débat rapide entre deux ensembles d’intelligences. » – Norman Mailer
Le talent c’est en quelque sorte l’intelligence de l’esprit au service de celle du corps. C’est la capacité à évaluer la meilleure alternative face à un problème en fonction du but à atteindre puis la mettre à exécution, c’est en somme la traduction de son intention en actes. Cela rejoint ce que disait l’éminent psychologue britannique Frédéric Bartlett : « La condition essentielle de toute exécution que l’on peut dire talentueuse devient beaucoup plus manifeste si l’on considère un petit nombre d’exemples réels. Le joueur dans une partie de base-ball, l’ouvrier à son établi de travail, dirigeant sa machine et utilisant ses outils ; le chirurgien réalisant une opération ; le médecin prenant une décision clinique – dans tous ces exemples et dans d’autres innombrables que l’on pourrait tout aussi bien prendre, on constate un flux continuel entre les signaux que l’exécutant reçoit de l’extérieur et qu’il interprète, et les actions qu’il mène à bien ; puis il passe aux signaux suivants et aux actions suivantes, tout cela culminant avec l’achèvement de la tâche ou de la partie de la tâche, quelle qu’elle soit, qui constitue l’objectif immédiat […]. Une exécution talentueuse doit être constamment soumise au contrôle du récepteur et doit être initiée et dirigée par les signaux que l’exécutant doit choisir dans son environnement, en combinaison avec d’autres signaux, internes à son propre corps, qui lui parlent de ses mouvements au fur et à mesure qu’il les fait. »
Selon l’analyse de Bartlett, toute performance inclut un sens très aigu de la chronologie, chaque morceau de la série devant s’adapter au mouvement d’ensemble d’une façon délicate, pour lui le talent est une succession de mécanismes réfléchis et de ce fait quelque chose de parfaitement conscient. Le talent va donc exister dans la manière qu’on a choisi de se servir de son corps mais aussi dans la façon de le comprendre.
Le corps et l’intelligence sont une structure physique et une aptitude naturelle que chaque humain obtient de façon innée, cependant, bien que ces deux éléments soient améliorables ou perfectibles, au départ il y a bien évidemment des personnes mieux équipées que d’autres. Effectivement, là où le hasard ou la chance va jouer un rôle fondamental, c’est dans la répartition de ces éléments : «l’injustice » et « l’inégalité » intrinsèque de l’existence (la naissance, cette grande loterie…) va indubitablement profiter à certaines personnes, tant sur le plan physique qu’intellectuel. Et si l’on s’en tient à cette logique, Federer, Nadal et Djokovic seraient actuellement les meilleurs joueurs de tennis, mais bien que très talentueux ne seraient peut-être pas les plus talentueux. Ou alors, s’ils s’avéraient être les plus talentueux, ils bénéficieraient grandement de caractéristiques physiques extraordinaires et de leur détermination purement génétique.
Jean-Paul Loth distinguait le talent pour un coup spécifique du tennis. Il s’insurgeait ainsi qu’on puisse dire que Karlović n’avait pas de talent alors que, selon lui, il a un grand talent pour le service. Certes son service est excellent… mais c’est peut-être passer un peu vite sur la taille de Karlović (2m11), sans laquelle il lui serait impossible de servir aussi bien. Un joueur d’un mètre 75 qui aurait le même talent que Karlović pour le geste de service n’en tirerait pas grand avantage et personne ne parlerait de son talent dans cet aspect spécifique. Dans ce contexte, comment faire abstraction de la taille de Karlović (l’inné) pour mesurer son talent au service ? C’est impossible.
On peut aussi s’attarder sur Novak Djokovic et son incroyable souplesse lui permettant de glisser presque ventre à terre pour réussir des coups de défense dans les positions les plus insensées. « C’est quelque chose qui n’est pas dans les livres d’apprentissage du tennis. Je dois un peu ça à Spider-Man. J’ai passé pas mal de temps avec lui ces dernières années, il m’a aidé pour les étirements (…). Neuf joueurs sur dix n’essaieraient probablement pas la même chose, surtout sur gazon », a-t-il déclaré en conférence de presse après sa demi-finale de Wimbledon face à Denis Shapovalov. Il poursuivait en essayant d’expliquer plus sérieusement le pourquoi de son extraordinaire aptitude. « Je suppose que c’est l’une de mes caractéristiques authentiques, un mouvement sur lequel je me suis entraîné toute ma vie, sur toutes les surfaces. Je pense que ça a beaucoup à voir avec le ski, notamment pour la souplesse des chevilles. C’est en quelque sorte une habitude de glisser pour faire un coup. »
Il dit juste. Les raisons qui lui ont permis d’exceller dans cet exercice sont bel et bien les entraînements et la pratique du ski mais aussi ce qu’il appelle une « caractéristique authentique ». Sans cette caractéristique physique innée, il n’aurait très certainement pas pu se permettre toute cette gymnastique abracadabrantes même en s’étant entraîner durement. Jannik Sinner, qui a pratiqué le ski toute sa vie et à haut niveau et qui s’entraîne comme un forcené, est très loin de maîtriser la glissade comme le fait Djokovic. L’Italien n’a tout simplement pas la force singulière du serbe, oui parce que lorsqu’on parle d’aptitude particulière on parle plus précisément de singularité. Que seraient devenus Roger Federer sans sa grâce, Ivo Karlović sans ses deux mètres onze, Serena Williams sans sa puissance, Gustavo Kuerten sans sa joie ou John McEnroe sans son irrévérence ? « Il n’y a pas d’excellence sans singularité », a dit le philosophe Charles Pépin.
L’acquis : une question d’entraînement et d’envie
« Je suis convaincu d’une chose : le talent, ça n’existe pas. Le talent, c’est avoir l’envie de faire quelque chose. Je prétends qu’un homme qui rêve tout d’un coup de manger un homard, il a le talent à ce moment-là. Dans l’instant… Il a le talent pour manger convenablement un homard. Pour le savourer convenablement. Et je crois qu’avoir envie de réaliser un rêve, c’est le talent ! Et tout le restant, c’est de la sueur, de la transpiration. De la discipline. » – Jacques Brel
L’envie est en grande partie responsable du talent. L’envie de faire du tennis son métier, l’envie de se lever tous les matins avec la passion au creux de la poitrine et le désir insatiable de progresser afin d’atteindre des objectifs pour s’en fixer de nouveaux. En effet, le talent c’est aussi l’envie. C’est avec ce moteur que les joueurs/ses vont essayer de trouver les solutions pour améliorer leur technique, leur condition physique, leur mental et leur tactique : leur jeu de façon plus générale.
Le sportif, lorsqu’il évolue à haut niveau, se doit de travailler et de maintenir notamment une forme physique irréprochable tout simplement parce que c’est indispensable. Effectivement, dans le monde du tennis professionnel, là où chacun a déjà des bases solides, le physique en est peut-être la pierre angulaire, dans le sens où c’est ce critère qui va permettre aux autres de vivre – voire de s’émanciper – il va en quelque sorte faire office de bouclier protecteur et permettre ainsi une meilleure pratique.
Lorsque j’évoque les autres critères je parle principalement de la technique, de la tactique et du mental, comment aller loin dans une compétition, ou comment devenir un monstre du tennis sans les protéger ? C’est simplement impossible… L’exemple de Federer est peut-être le plus frappant car cet homme, qui est – à juste titre – vu comme un génie de son sport pour sa technique sans égal, est à mon sens aussi un monstre physique. Les experts seront d’accord mais la plupart des gens ont tendance à l’oublier – d’ailleurs il est certain que le physique est le critère auquel on l’associe le moins en général. Vous me direz que c’est un peu sa faute aussi puisqu’il est de ces êtres touchés par la grâce et dont la grâce du toucher et de déplacement donne une impression de légèreté et de facilité qui nous font ainsi oublier, ou en tous cas mettre au second plan, son incroyable puissance physique. Malgré tout son bagage technique, il est indéniable que sans un travail lui permettant d’exploiter la totalité de son potentiel (ou la quasi-totalité puisque la perfection n’existe pas) physique, il n’aurait pas atteint un tel niveau tennistique et stylistique, encore moins aussi longtemps. Le perfectionnement physique protège le joueur/la joueuse, dans le sens le plus évident il va protéger de la blessure et deuxièmement, protéger le jeu (et le style) en étant totalement à son service. Si on a un toucher exceptionnel mais pas le physique qui permet de produire son jeu sur la durée d’un match, d’un tournoi, c’est peine perdue. Prenons l’exemple de Richard Gasquet, un joueur dont la main est à juste titre toujours vantée, dont souvent le manque de punch et d’endurance l’a fortement pénalisé en le faisant quitter prématurément un tournoi… Son arme principale s’effaçait peu à peu et il avait malheureusement tendance à ne plus exister face à des joueurs qui ,eux, possédaient ce physique. La question qui se pose est la suivante : lors de ses jeunes années pouvait-il perfectionner son physique en améliorant quelques points précis (hygiène de vie, endurance, musculation…) ou avait-il déjà exploité le maximum de son potentiel ?
A force d’entraînement acharné, un certain nombre de sportifs/sportives vont arriver à développer une sorte d’instinct. À ce sujet, une joueuse d’échecs hongroise disait qu’il était très important de faire travailler sa mémoire dès le plus jeune âge pour développer ce fameux sixième sens, l’instinct. Dans ce sport intellectuel, il y a des millions voire des milliards de combinaisons possibles, il est donc humainement impossible de toutes les retenir… Cependant, à force de s’exercer dès le plus jeune âge, encore et encore, son cerveau a fini par enregistrer un nombre incroyable de coups et de combinaisons jusqu’au point de savoir très précocement ce que tel ou tel coup allait engendrer. Son cerveau analysait tout tellement vite qu’elle n’avait presque plus besoin de réfléchir, ça devenait instinctif, ce qui en a fait une joueuse d’exception.
On peut faire l’analogie avec le tennis, sport dans lequel la mémoire, la répétition et la capacité d’analyse sont très importantes. Certains joueurs vont évidemment mieux apprendre et assimiler les gestes et de façon plus rapide, et ça dès les premiers entraînements. Les gestes ou les choix tactiques d’ailleurs… Au point de sentir et ne plus vraiment réfléchir, ainsi développer ce fameux instinct. Un instinct qui sera particulièrement visible dans l’exécution du coup parfait, par exemple dans un passing en bout de course de Rafael Nadal ou une amortie de Roger Federer, dans le moment de grâce pur.
Charles Pépin sur le moment d’excellence dans un coup de raquette : « C’est lorsque le joueur est là tout entier. Totalement présent. Avec toute son histoire, tout son passé, tous ces talents, toutes ses faiblesses, ses victoires et ses échecs. »
Paradoxal est le moment de grâce. Il s’agit d’être là tout entier, dans un état de concentration maximale, mais c’est en même temps un moment d’abandon total dans lequel on ne pense plus mais l’on ressent, un moment purement intuitif. Des années de travail intense pour arriver à maîtriser le lâcher-prise, passer tout son temps à essayer d’apprendre comment désapprendre, c’est finalement la poursuite essentielle d’un sportif de haut niveau.
L’exploitation maximale de ses capacités
« Deviens ce que tu es. » – Friedrich Nietzsche
Si un joueur a déjà exploité de façon optimale toutes ses ressources intellectuelles et physiques alors on peut le considérer comme extrêmement talentueux, à l’échelle de son propre potentiel. Il n’y a que ça qui compte lorsqu’on veut jauger le talent d’une personne, savoir si celle-ci a donné le meilleur d’elle-même et non le comparer avec celui de quelqu’un d’autre. Lorsqu’on s’attarde par exemple sur un joueur comme le japonais Kei Nishikori, on s’aperçoit très vite qu’il est plein d’envie et de volonté et qu’il essaye sans relâche de fournir le maximum de son potentiel. C’est un joueur avec des armes redoutables, un merveilleux revers, un jeu de contre incroyable, des facilités en retours, une vélocité et une rapidité rare tant dans l’exécution du geste que dans la course, etc… Il a montré une régularité phénoménale en se maintenant pendant plusieurs années dans le top 10, c’est incontestablement un joueur d’exception. Seulement, si l’on regarde son palmarès on constate malheureusement qu’il n’est pas très fourni, il n’apparaît aucun titre majeur, ni Grand Chelem, ni Masters 1000. Et pour cause ; la concurrence fut et est toujours exceptionnelle, les trois monstres que sont Djokovic, Nadal et Federer se sont partagés la quasi-totalité des grands titres pendant plus d’une décennie, sans oublier les excellents Murray et Wawrinka qui ont su parfois tirer leur épingle du jeu.
Très peu de joueurs ont pu rivaliser avec eux et Kei fait partie de cette poignée, il a su les faire vaciller voire les faire flancher mais il n’a su le reproduire continuellement. Effectivement, bien qu’il ait des armes redoutables, face à des joueurs de ce calibre, ça ne suffit pas ! Il présente quelques faiblesses majeures, qu’on pourrait qualifier de fatales arrivé à un certain niveau d’adversité : son service ainsi que son manque de puissance, lesquels découlent de son gabarit assez moyen (1m78 pour 74kg). Les quelques joueurs cités plus haut mesurent tous aux alentours de 1m85, soit un peu plus, soit un peu moins et possèdent une belle musculature. Il est évident que ce n’est pas le seul critère qui les différencie, mais il est fort possible que cette caractéristique soit la fondation solide et parfaite qui permette une émancipation supérieure de la pratique du tennis. S’ajoute à cela un physique très fragile (une carrière constamment et tristement entachée par les blessures) et il n’a aucune chance face à eux, quelque soit la grandeur de son talent.
L’essentiel n’est pas dans cette conclusion fataliste mais dans l’humanisme qui s’y cache.
Roger Federer au sujet de sa rivalité avec Rafael Nadal : « Nous avons partagé tellement de moments forts sur et en dehors du court que nous avons noué une forme d’amitié. Plus nous vieillissons et plus je me rends compte de l’importance de “Rafa” dans ma carrière. Il restera toujours mon rival ultime. Et même si j’étais déjà numéro un quand il est arrivé, il m’a aidé à progresser, à devenir un meilleur joueur. »
L’adversité est un élément essentiel quant au dépassement de soi. Si tous ces grands joueurs n’avaient pas eu un niveau d’adversité aussi exceptionnel ils n’auraient certainement pas pu exploiter tout leur potentiel. Pour Aristote, cette adversité c’est aussi de l’amitié. Dans son ouvrage Éthique à Nicomaque il dit que pour « actualiser sa puissance », à comprendre comment exploiter tout son potentiel, il faut rencontrer une occasion de le faire. Pour lui, est un « ami » toute personne qui permet l’actualisation de cette puissance. Charles Pépin reprend quant à lui le concept d’Aristote en associant l’amitié à la relation joueur/entraîneur : « Lorsque vous avez un entraîneur qui permet à un joueur d’actualiser sa puissance, ce n’est en réalité pas lui qui apporte la puissance et qui développe l’autre, c’est plutôt la relation qu’il va instaurer avec l’autre qui va le développer. Autrement dit ce n’est pas l’entraîneur qui permet au joueur d’arriver à sa propre perfection mais c’est la relation qu’il sait instaurer avec le joueur qui va permettre son développement. »
Maintenant que nous savons comment arriver à notre plein potentiel, la question qui se pose est la suivante : quand savons-nous que nous progressons, que nous atteignons progressivement notre plein potentiel, quel est l’indicateur ?
Encore une fois, Aristote répond de façon absolument géniale : selon lui ce qui va permettre de jauger un niveau, c’est le plaisir que la personne prend à l’acte. Le degré de compétence est donc directement proportionnel à l’intensité du plaisir. En conséquence, si vous travaillez par exemple votre coup droit sans plaisir, c’est que vous n’êtes pas encore parvenu au degré de compétence que vous souhaitez. Par contre si le geste est fluide, glissant avec allégresse, cela traduit forcément une sorte de satisfaction, de plaisir, et donc une certaine compétence. C’est peut-être ça le talent finalement, lorsque toutes les compétences sont acquises, lorsque le sentiment de plaisir prédomine le plus souvent le sentiment de frustration, lorsque l’entrave de l’immaîtrise laisse place à la liberté de la maîtrise, lorsque votre singularité peut enfin et pleinement s’exprimer.