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Pour gagner,

évitez de rater la balle

Fin 1972, dans le bar Andy Capp’s Tavern, à Sunnyvale en Californie, une borne d’arcade installée à côté des flippers et du jukebox deux jours plus tôt tombe en panne. Les jeunes concepteurs, qui craignent un premiers revers précoce, sont appelés pour réparer le prototype. Verdict : trop de pièces, la machine est bloquée. « OK, ça, c’est un problème qu’on peut gérer »1, conclura en souriant Nolan Bushnell, la tête pensante (et pleine de quarters) à l’origine de Pong et Atari. La suite se chiffre en millions de dollars et propulse le jeu vidéo au rang d’acteur majeur de l’industrie du divertissement. Un peu par accident, beaucoup par instinct et surtout grâce au ping-pong.

De droite à gauche : Ted Dabney, Nolan Bushnell, Fred Marincic et Al Alcorn © COMPUTER HISTORY MUSEUM

A priori aux antipodes, l’histoire du jeu vidéo et les sports de raquette sont pourtant étroitement liés. D’abord par la conception en 1958 de Tennis for Two, l’un des premiers jeux « électroniques » de l’histoire. Ensuite, et surtout, par le lancement en 1972 de Pong. Une table de ping-pong réduite à quelques pixels et des instructions resserrées en un laconique « évitez de rater la balle pour obtenir le meilleur score » qui feront entrer un secteur encore confidentiel dans l’âge industriel. 

 

C’est plus qu’un heureux hasard : le sport de raquette a servi de porte d’entrée ludique à un divertissement technique. Car en 1972, il n’est pas encore normal de s’amuser via un écran. Les classiques flippers côtoient à peine les toutes récentes tables de air hockey (qui fonctionnent d’ailleurs comme un Pong en version physique). À une époque encore analogique, le coup de génie d’Atari est de s’appuyer sur une culture du jeu qui existe déjà dans le monde « réel » – à savoir taper dans une balle.

 

Une affaire compliquée

Comme le tennis de table, qui a attendu l’arrivée de la balle en celluloïd pour prendre toute sa dimension, le jeu vidéo résulte de la rencontre entre le progrès technique et le besoin humain de jouer. Mais celui que l’on dit encore électronique reste dans sa genèse une affaire compliquée, aux mains d’ingénieurs expérimentant en laboratoire les aspects ludiques de leurs avancées. Pour le plaisir ou pour montrer au public une facette positive de ces inquiétantes nouvelles technologies, qui ont alors surtout participé à l’effort de guerre. 

Deux de ces jeux vidéo précurseurs sont étroitement liés à Pong. Le premier, Tennis for Two, se joue dès 1958 sur le court d’un oscilloscope2 branché à un ordinateur qui calculait la trajectoire des missiles nucléaires. Un sport de raquette, déjà, même si elles ne sont pas sur l’écran : les joueurs y contrôlent la balle, d’un côté à l’autre du filet. Malgré le succès public lors des démonstrations, aucun brevet ne sera déposé : « un intérêt mineur » pour son concepteur, physicien dans un centre de recherche nucléaire gouvernemental, et aucun pour l’état américain qui l’emploie. Le jeu disparaîtra l’année suivante et ses composants seront réutilisés pour d’autres projets.

Le deuxième est le combat spatial Space-war !, commercialisé en 1962. Il y est plus question de rocket que de raquettes mais neuf ans plus tard, il sera décliné en borne d’arcade par le patron d’Atari, Nolan Bushnell, déjà lui, sous l’appellation Computer Space  Un flop relatif qui lui servira de leçon. « Tous mes amis aimaient y jouer. Mais tous mes amis étaient ingénieurs. Je pense que c’était un peu trop compliqué pour les masses. »3

 

Pas d’instructions

La leçon qui en est tirée, c’est l’autre coup de génie d’Atari : simplifier au maximum le système de jeu. « Les gens ne veulent pas lire les instructions. Pour avoir du succès, je devais arriver avec un jeu auquel les gens savaient déjà jouer. Quelque chose d’assez simple pour n’importe quel gars bourré dans n’importe quel bar »4, expliquait Nolan Bushnell.

Une vision qui sera même érigée en « loi » de Bushnell : All the best games are easy to learn and difficult to master (Les meilleurs jeux sont faciles à apprendre et difficiles à maîtriser). Comprenez : ces jeux addictifs qui réussissent à accrocher à la fois votre père réfractaire aux manettes et votre petite sœur entre deux constructions Lego. Comme Tetris à partir de 1984 ou comme le… ping-pong.

Après l’échec de Computer Space, l’objectif est donc de toucher le grand public pour lui prouver que jouer sur un écran n’est pas réservé aux amateurs d’équations complexes. Il faut du familier, loin de l’espace ou des laboratoires intimidants, mais aussi de l’intuitif. Avec son associé Ted Dabney, mort le 26 mai dernier, le visionnaire Bushnell a une idée claire : un point en mouvement, deux raquettes et l’affichage du score. Ils engagent à cet effet Al Alcorn, un tout jeune ingénieur sans expérience dans le domaine. Celui-ci pense travailler sur un projet important alors qu’il s’agit secrètement d’un « exercice » pour tester ses compétences. Après trois mois de conception, ce qui devait rester un test en interne s’avère concluant au point de lancer la machine. 

Alcorn doit encore relever un dernier défi : il faut du son. « En trois jours, c’était réglé. J’étais épaté, il était si bon. À ce moment-là, on a encore changé une petite chose : les différents segments sur le paddle, pour changer l’angle de rebond selon l’endroit où la balle est renvoyée. Et là, on est passé d’un chouette jeu à quelque chose d’incroyablement fun. Ce petit changement, c’était le jour et la nuit. »5

Social

Nous sommes en 1972. Le tennis se professionnalise, l’ATP est créée et verra bientôt Nastase y prendre la première place. En parallèle et en virtuel, le jeu vidéo suit la même trajectoire : Pong est lancé sur borne d’arcade par la firme naissante Atari pour devenir le point de départ de l’ère « industrielle » du jeu vidéo. 8 000 exemplaires sont écoulés l’année suivante pour atteindre des recettes dépassant les 3 millions de dollars. 

Si le mot « pong » suffit aujourd’hui à faire naître ses lignes de pixels et bruitages basiques dans l’esprit de chacun, derrière sa simplicité, les détails font la différence. Vu de haut, les raquettes se manient uniquement à la verticale, à l’aide d’un seul bouton rotatif. Le score est intégré dans l’écran, le son s’incruste dans le cerveau, le gameplay est simplissime. Les espaces vides inatteignables avec les raquettes (un « heureux accident technique ») et les différents angles de rebond ajoutent du piment pour les plus compétiteurs… Bingo, les files s’allongent rapidement pour jouer (obligatoirement à deux dans sa première version) sur la borne Pong. « C’est le seul jeu auquel tu pouvais jouer tout en buvant ta bière et en faisant connaissance avec une fille »6, dixit Bushnell. 

Autre élément essentiel, les parties sont suffisamment courtes pour assurer un turnover et faire rentrer rapidement les pièces. Ceci grâce à une idée qui installera durablement le concept de level dans le jeu vidéo : la balle revient de plus en plus rapidement au cours de la partie, qui devient donc de plus en plus difficile jusqu’aux 15 points victorieux.

 

Copie de génie

En 1975, Pong permet à Atari d’afficher un chiffre d’affaires de 40 millions de dollars, quand le jeu est porté sur une console de salon dédiée. Du jamais vu. Pourtant, personne n’y croyait, ni les distributeurs de jouets, ni les fabricants de téléviseurs. C’est à nouveau le côté sportif qui changera la donne. Peu de temps auparavant, les supermarchés Sears avaient intégré des flippers dans leur département sport, et imaginaient bien cet étrange nouvel objet ludique les côtoyer. Plus de 200 000 exemplaires trouvent rapidement acquéreur. Cela, sans compter les centaines de clones de Pong mis sur le marché, dans les bars et les foyers. Sur 100 000 bornes « pong » en 1980, on estime à deux tiers la proportion de copies. 

Mais difficile pour Atari de s’y opposer. Pong n’est pas né un beau matin sous le soleil californien, par l’illumination subite d’un génial inventeur. Il est plutôt le résultat d’une bataille de fond de court, avec appel à l’arbitre. En mai 1972, Nolan Bushnell fait en effet partie des premiers à essayer la toute première console de salon : la Magnavox Odyssey. Parmi les jeux disponibles, on retrouve… Table Tennis, où des carrés symbolisant les raquettes sont contrôlés verticalement et horizontalement pour en frapper un troisième représentant la balle. Quelques mois plus tard, le jeu d’Atari attire les foules quand son inspiration Odyssey est davantage à la traîne, même si ses ventes sont ironiquement boostées par les personnes qui cherchent à acheter… Pong. Poursuivi pour violation de brevets, Atari acceptera en 1974 de payer à Magnavox une licence au-delà du million de dollars. 

Quand Bushnell parle de l’Odyssey en 2012, il explique d’ailleurs clairement avoir « trouvé le jeu un peu nul. Pourtant, les gens étaient enthousiastes, ils faisaient la file pour y jouer. Je me suis dit que si ils pouvaient s’amuser avec ça… qu’est-ce que ce serait si j’arrivais à le transformer en un vrai jeu »7. En commençant par un mode d’emploi en trois points :

 

Deposit quarter (insérez une pièce)

Ball will serve automatically (la balle est servie automatiquement)

Avoid missing ball for high score (évitez de rater la balle pour obtenir le meilleur score)

 

Ces trois phrases vissées aux bornes d’arcade qui ont vu naître Pong (nom choisi à défaut de pouvoir s’approprier le terme ping-pong, il n’y pas de piège) composent la totalité des instructions. Par leur simplicité, elles annoncent le succès à venir. Mais entre le quasi scientifique Tennis for Two et le génie ludique de Pong, le chaînon Odyssey aura été essentiel. Son concepteur Ralph Bear revendique son statut de père du jeu vidéo domestique mais laisse à Bushnell la paternité du jeu d’arcade. Quand il évoque en 2007 son Table Tennis, il parle à raison d’« un jeu fascinant, auquel on peut encore jouer aujourd’hui avec beaucoup de plaisir, uniquement avec des symboles très simples sur l’écran »8. Numériques ou pas, il suffit souvent de deux raquettes pour trouver du plaisir. Et pour gagner, le principe est simple : il faut au moins éviter de rater la balle. 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 Tom Myers (vidéo) : Atari - History Of Nolan Bushnell and Pong Game

2 Un écran qui permet de visualiser un signal électrique

3 - 4  Tom Myers (vidéo) : Atari - History Of Nolan Bushnell and  Pong Game

5 The History of Pong

6 – 7 Atari Teenage Riot : The Inside Story Of Pong And The Video Game Industry’s Big Bang, Buzzfeed.com (novembre 2012)

8 The History of Pong