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Pablo Picasso, le tableau d’un monstre

Pablo Picasso, Portrait de femme à la robe verte, 1956
Pablo Picasso, Portrait de femme à la robe verte, 1956

« Monstrueux » est peut-être le mot qui définit le mieux Pablo Picasso. Monstrueux de par l’incroyable abondance de ses créations – il aurait produit plus de cinquante-mille œuvres au cours de sa vie. Tout autant que par la diversité de celles-ci : peintures, gravures, dessins, sculptures, décorations de théâtre… Les beaux-arts n’avaient que très peu de secrets pour lui. Monstrueux comme le poids de son travail dans l’Histoire de l’art. Tantôt porté aux nues, tantôt conspué, il fut au cours de son existence tour à tour considéré comme un génie, un bohémien, un conformiste, un révolutionnaire, un classiciste, un primitiviste, un marabout, un surréaliste, un dissident, un matador, un poète, un communiste ou un faussaire. Il n’a cessé de fasciner et est aujourd’hui quasi-unanimement reconnu par les spécialistes des arts picturaux comme étant le peintre le plus important du XXe siècle. 

La monstruosité du genre humain était également un des thèmes majeurs de son iconographie. Picasso avait effectivement la particularité d’exprimer avec une extraordinaire – et glaçante – justesse certains des aspects les plus abominables de la condition humaine. À travers notamment une série de fresques et de peintures colossales tels que Guernica (1937) ou Massacre en Corée (1951), traductions d’une souffrance universelle engendrée par la guerre. Mais aussi à travers le Minotaure, un personnage mythologique récurrent dans l’œuvre du peintre.  Mi-homme, mi-taureau, la légende raconte que le Minotaure est né des amours de Pasiphaé, la femme du roi Minos, et d’un taureau blanc envoyé par le dieu Poséidon. On dit que Minos enferma ce fils illégitime dans un labyrinthe construit par Dédale, dans lequel il sera nourri chaque année de la chair des enfants. 

La créature symbolise la cruauté, la dévoration mais aussi l’homme en lutte dominé par ses pulsions instinctives. Picasso est fasciné et voit en lui l’incarnation de sa propre frénésie sexuelle et créatrice, une sorte de double obscur qu’il mettra régulièrement en scène dans des banquets bachiques ou en train de s’accoupler sauvagement avec une femme. Il émane effectivement de ces tableaux beaucoup de brutalité, une brutalité si crue que l’on en est à espérer qu’elle se limite seulement à la toile. Malheureusement, la réalité était bien pire, et ce sont celles qu’on appellera ses « muses » qui furent ses plus grandes victimes. Selon Marina Picasso, la petite-fille de l’artiste, ce dernier « assujettissait les femmes à sa sexualité animale, il les matait, les ingérait, et les écrasait sur sa toile. Après avoir passé tant de nuits à extraire leur essence, une fois asséchées, il les jetait. »

L’homme qui n’aimait pas les femmes 

Picasso eut beaucoup d’aventures mais seulement sept femmes partagèrent réellement sa vie, des femmes qui eurent pour la plupart un destin tragique. La première (Fernande) finit dans la pauvreté, deux devinrent folles (Olga, la première épouse, et Dora Maar, brillante photographe et intellectuelle des années d’avant-guerre), deux se suicidèrent (Marie-Thérèse, sa maîtresse des années 30, et Jacqueline, sa veuve), une autre mourut très jeune d’un cancer (Eva, en 1915, qu’il trompait déjà pendant son agonie). En 1954, Françoise Gilot réussit à s’échapper avec leurs deux enfants (Claude et Paloma), à survivre loin de lui, la seule qui eut le courage de le quitter. 

« Chaque fois que je change de femme, je devrais brûler la précédente. Comme cela, j’en serais débarrassé. Elles ne seraient pas toutes là à compliquer ma vie. Et puis, cela me redonnerait peut-être la jeunesse. On tue la femme et on efface le passé qu’elle représente. »

Il était complètement obsédé par l’idée de destruction : « pour faire une colombe il faut lui tordre le cou », « la nature existe pour que nous puissions la violer ». Et c’est à travers l’art cubiste – dont il partage la parentalité avec Georges Braque – et ses portraits de femmes que l’on devine le mieux ce désir morbide. Le cubisme c’est la déconstruction conceptuelle du réel, ça consiste à montrer sur une toile tous les différents côtés d’un même motif, démultiplier les points de vue en abolissant la perspective. 

À chaque fois que Picasso avait une liaison avec une femme, il la peignait des centaines de fois. Il la représentait généralement en même temps de face et de profil dans un jeu de lignes et de bribes acrimonieuses, habillées de couleurs criardes et agressives. « Je fais une peinture qui mord… Un bon tableau, un tableau, quoi ! Devrait être hérissé de lames de rasoir… » La bouche grimaçante, le nez multiple et distordu, un œil dans le front, un sein sur la hanche, souvent triste, mélancolique, ou entrain de hurler de douleur. « Les femmes sont des machines à souffrir… Quand je peins une femme dans un fauteuil, le fauteuil, c’est la vieillesse et la mort, non ? Tant pis pour elle… »

Lorsque l’on regarde le tableau Portrait d’une femme en robe verte, qu’il a peint en 1956 à Cannes dans la villa La Californie, on retrouve les principales particularités de son œuvre. Une femme, très probablement Jacqueline Roque, son épouse de l’époque, assise sur un fauteuil fusionnant avec son corps, si bien qu’on a l’impression qu’elle tient une raquette de tennis. Elle regarde dans le vide en se tenant les mains, l’air penseur. Le ton est plus doux qu’à l’accoutumée mais non dénué de son goût prononcé pour le morbide. En effet, la dame est entourée d’un blanc cassé avec une coloration jaunâtre, rappelant l’ivoire, couleur des ossements dont Picasso s’est fortement inspiré tout le long de sa carrière. 

Pour ce Narcisse qui avait paradoxalement la phobie des miroirs, il ne s’agissait pas d’exprimer la nature profonde de ses sujets mais plutôt de révéler la sienne à travers elles. Leur visage en guise de miroir. C’est pour cela qu’après s’être faufilé dans leur chair, il les déconstruit, les détruit avec fougue, dans une sorte de dépravation artistique. Il se décrit, se raconte comme dans une chronique de sa vie amoureuse. « Si Matisse ne s’intéresse qu’à la peinture, Picasso ne s’intéresse qu’à lui-même », disait Wilhelm Uhde, célèbre marchand d’art des années 1900.