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Noah, 1983 : le travail d’une vie

40 ans. Depuis son sacre à Roland-Garros en 1983, Yannick Noah est toujours l’unique français vainqueur d’un simple messieurs en Grand Chelem dans l’ère Open. L’occasion pour lui de raconter, dans un livre écrit avec Antoine Benneteau, son histoire. Celle tracée avec ses amis de toujours, pour traverser de grands moments de doutes et de joies, le racisme ordinaire, aussi, jusqu’à devenir hors du commun. Et unique dans l’histoire du tennis masculin tricolore. Parce qu’il a travaillé comme un acharné pour y arriver.

« Il (Mats Wilander, ndlr) m’a dit un jour que je lui devais tout : “Si j’avais fait l’inverse, c’est-à-dire gagné contre toi et perdu contre Leconte en 1988 (en finale de Roland-Garros, ndlr), tu serais à la rue, en fait. Tu ferais moins le malin, hein ?” C’est vrai, mais ça ne s’est pas passé comme ça… (rires) »

Dans 1983, écrit avec Antoine Benneteau et publié pour les 40 ans de sa victoire à Roland-Garros, Yannick Noah a livré cette anecdote de pensée uchronique. Une citation entrée dans la légende de tout ce qui a entouré son titre à Paris, glané face à Mats Wilander. Et comme dans toute belle histoire, le vrai s’est parfois mélangé au romancé. « Je connais cette rumeur (la citation, ndlr), mais ce n’est pas de moi, a déclaré le Suédois à GQ en 2016. Enfin je ne crois pas. Je crois que c’est Henri (Leconte, ndlr) qui colporte ça, mais bon… Ceci dit, ça reste une question intéressante. » Ce qui est sûr, pour faire dans le poncif, c’est que ce succès a totalement mis la vie de Noah sur une autre chemin.

Un voie qu’il n’a pas prise par hasard, au détour d’une promenade. Non. Il l’a tracée lui-même. Dès son enfance. En travaillant plus dur que les autres. Né à Sedan avant de grandir au Cameroun, pays natal de son paternel, à partir de ses 2 ans, le surnommé « Yann’ » est revenu en France à 12 printemps. Grâce à l’œil aiguisé du monument Arthur Ashe, qui, lors d’une tournée d’exhibitions en Afrique, est passé par Yaoundé en février 1971. « Arthur était très surpris de voir un petit métis jouer au tennis, parce qu’en fait tous les gamins qui jouaient à l’époque étaient blancs, s’est remémoré Noah dans son livre. J’étais le plus petit des participants. : les autres devaient avoir 15, 16 ans, et moi je n’avais pas plus de 11 ans. »

« Quand j’arrive sur le court, je l’entends qui dit : “Hé ! Le petit, il faut qu’il joue, là, a-t-il continué. Comme je touchais ma bille, dès que j’ai tapé ma première balle, les gens se sont mis à hurler. Arthur était tellement heureux : il avait découvert un môme en Afrique ! Je termine l’exhibition, et là, il me file sa raquette. À l’époque, la Head Arthur Ashe, c’était deux mois de salaire de mes parents. » Le lendemain, le petit Yannick, accompagné par son père, a filé à l’aéroport pour dire au revoir à son idole : « “Encore toi !” Il a attrapé le poster et a écrit : “To Yannick, I hope to see one day in Wimbledon”. » Sept ans plus tard, le « môme » jouait Wimbledon en double associé à son héros. Celui qui l’avait recommandé à Philippe Chatrier, alors président de la Fédération français de tennis, après sa visite au Cameroun.

Arthur Ashe (à gauche) et Yannick Noah à Wimbledon (© Art Seitz)

« Je me suis fixé un objectif : “Un jour, Sylvie, elle va me voir. Il faut que je me défonce.” »

Entraîné au tennis-études de Nice, le très jeune Noah a vite fait forte impression. « Patrice Beust (alors responsable du tennis-études de Nice, ndlr) m’avait prévenu : “Tu vas voir, Yannick est incroyable parce qu’il veut tout le temps jouer”, n’a pas oublié Patrice Hagelauer, devenu ensuite le coach de Noah à partir 1977, jusqu’en 1989 et son remplacement par Dennis Ralston… l’ancien entraîneur d’Ashe. “Tu termines le soir, à la nuit tombée, tu pars pour le vestiaire et lui, il est encore sur le court, il fait des services.” C’est aussi ce que j’ai constaté, je ne le forçais à rien, mais chaque fois qu’on terminait les séances, il continuait à s’entraîner. C’est un trait de caractère que j’ai pu noter très tôt, et qui a perduré tout au long de sa carrière : durant les tournois, en tournée, partout, tout le temps, il s’entraînait. Yannick était toujours le premier sur terrain et le dernier à le quitter. il voulait y arriver et faisait tout pour. »

En plus de ses ambitions de joueur de tennis, Noah a toujours su se trouver des motivations supplémentaires. Être remarqué des femmes, par exemple, comme il l’a plusieurs fois confié au cours de diverses interviews. En commençant par les filles, lors de ses jeunes années en Côte d’Azur. « Il y avait cette fille qui était inscrite au club, n’a-t-il pas oublié. Elle était trop belle pour moi, et j’étais hyper timide. Alors je me suis fixé un objectif : “Un jour, Sylvie, elle va me voir. Il faut que je me défonce.” Je me suis mis à m’entraîner tout le temps : le week-end, pendant que les autres étaient avec leurs parents ; le matin, en me levant plus tôt et en travaillant mon service tout seul pendant 45 minutes. Je me planquais pour qu’on ne me voie pas. Pareil : deux footings étaient programmés par semaine ; moi, en douce, quand la séance était terminée, j’allais courir. À la fin de la semaine, je m’étais entraîné environ 12 heures de plus que les autres. »

Service et physique, deux de ses points forts majeurs au cours de sa carrière. Tout sauf un hasard, et un peu grâce à Sylvie. « [Et un] jour, j’ai demandé à Sylvie si elle voulait jouer le mixte avec moi, a-t-il écrit. Elle a accepté. C’était cool. La motivation, on ne sait jamais d’où ça vient. Souvent tu joues pour faire plaisir à tes parents ou ne pas les décevoir. Et un jour, tu as envie d’exister. » Avant ces 20 ans, Noah a acheté « une maison dans l’Essonne avec un peu de terrain » pour « [s]’éloigner de Paris et tous ses pièges. » « Je me suis fait construire un court de tennis, une salle de gym, a-t-il détaillé. Personne ne faisait ça à l’époque. » La bâtisse en pierre, située à Nainville-les-Roches, est devenue son camp de base. Notamment avant Roland-Garros 1983.

Yannick Noah, dans les bras de son père, Zacharie, après son titre à Roland-Garros en 1983 (© Art Seitz)

« Franchement, je pense que, physiquement, ce n’était pas possible de faire ce qu’il a fait. » – Patrice Hagelauer, coach de Yannick Noah

« À l’entraînement, les efforts qu’il a fournis, c’était incroyable, a révélé Patrice Hagelauer pour les besoins du bouquin. Physiquement, il se donnait à fond. Quand on rentrait des entraînements, le soir, vers 17h30, 18 heures, il allait courir avec ses deux chiens encore une demi-heure, trois quarts d’heure, parfois même plus, dans les champs, comme ça. Puis il enchaînait avec des exercices physiques, des étirements. Ensuite, il s’enfermait dans le sauna. (…) Franchement, je pense que, physiquement, ce n’était pas possible de faire ce qu’il a fait. C’était impossible. Et très risqué. (…) Je n’avais qu’une peur, c‘était qu’il se blesse. (…) Alors, parfois, j’y allais mollo. Et Yann s’en rendait compte : “Mais qu’est-ce que t’as ? Fais-moi des lobs plus hauts, plus difficiles !” »

Comme à tout être humain, il est parfois arrivé à Noah de « déconner ». Même les machines ne sont pas infaillibles. Le 30 mars 1983, alors qu’il devait affronter Manuel Orantes à Monte-Carlo, Noah est sorti festoyer. Au point de rentrer à 5 heures du matin. « Ça va, je joue le vieil Espagnol, je vais lui mettre une branlée », croyait-il. Mais non. Défaite 2-6, 7-6, 6-3. Hagelauer en a été furibard. Non pas pour la défaite, mais par rapport aux objectifs et à la rigueur fixés en vue de RG. « On ne s’est pas engueulé, je me suis fait engueuler, a raconté Noah. Il avait raison. On avait commencé à se préparer (pour Roland-Garros) et à Monte-Carlo, j’ai déconné. (…) C’est drôle comme parfois des problèmes peuvent devenir des opportunités. Je pense que ça a été une vraie piqûre de rappel : non seulement j’avais déconné, mais en plus je risquais de perdre mon pote entraîneur. On était à deux dans ce projet et je le plantais. »

« C’est à ce moment-là, après la déconnade et l’engueulade qui a suivi, que j’ai fait ce que je n’avais jamais fait de ma vie, à savoir penser à un objectif, Roland-Garros, deux mois avant et tout le temps, a-t-il ajouté. Et je ne l’ai plus jamais fait après ! » Parce qu’après avoir gravi les sept marches de son ascension vers la gloire à « Roland », Noah avait atteint tous ses objectifs. « Gagner n’était plus une obsession, a-t-il expliqué. Une fois que tu as la bagnole qui va bien, une fois que t’as offert la bagnole à Hagel’, une fois que tu as offert une maison à ta mère, une fois que tu as gagné pour toutes ces raisons, pourquoi tu te réveilles le matin ? » Si dans certains pays, comme les États-Unis, la Suède, l’Australie ou encore la République tchèque, il fallait remporter plusieurs titres du Grand Chelem pour devenir le meilleur de l’histoire dans l’ère Open, en France, ce que le grand « Yann » avait accompli faisait déjà de lui le meilleur.

« Pour me faire un nom, devenir 10e mondial, c’était suffisant, a analysé, toujours dans le livre, celui qui s’est hissé jusqu’au 3e rang, en 1986. Il fallait que je batte Tulasne et Leconte, pas pareil (que dans d’autres pays, ndlr)… Quand j’ai gagné Roland, j’étais le dieu de la France. C’est cool, mais ce n’est pas facile d’aller t’entraîner quand tout le monde t’applaudit alors que toi, à l’intérieur, tu sais qu’aujourd’hui tu n’as pas assuré. C’était vraiment épuisant à l’intérieur. » Et aujourd’hui encore, quatre décennies plus tard, on continue de l’applaudir. Parce qu’il le mérite.