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Naomi Osaka

Vaisseau spécial

Naomi Osaka lors de sa victoire contre Serena Williams en demi-finale de l'Open d'Australie 2021, © Ray Giubilo

Nous sommes sur le Court Philippe-Chatrier, le samedi 28 mai 2016. « Moi, la pression, je la bois », s’exclame une Timea Bacsinszky fort détendue au micro d’Eurosport. Cinq ans plus tard, la relation de Naomi Osaka avec la meilleure ennemie de tout athlète de haut niveau (la pression, pas Timea) semble avoir carrément tourné au vinaigre. On en veut pour preuve les fameuses « conférences de stress » (oui, c’est la 700ème occurrence de cette formule depuis juin, d’où les guillemets) qui ont mené à ses forfaits parisien et londonien cet été. A peine remise de sa gueule de bois tokyoïte, les larmes de la dernière relayeuse de la flamme olympique face à la presse de Cincinnati à la suite d’une question, pourtant aussi inoffensive qu’un coup droit de Benoît Paire dans un stade vide, n’auront rassuré personne. A l’instar d’Alexander Zverev dans l’enchaînement d’une pause toilettes adverse de vingt minutes, on avoue y perdre peu à peu notre latin. D’autant que – timing is everything paraît-il – la présence d’Osaka en couvertures de Time Magazine, Vogue Hong Kong, de l’édition spéciale maillots de bain de Sports Illustrated, de Women’s Health ainsi qu’à la baguette d’un numéro spécial de Racquet dans la foulée de ses déboires médiatiques estivaux sur le Vieux Continent avait de quoi laisser songeur le théoricien du complot qui sommeille en nous. On le laisse à sa grasse matinée pour l’instant puisqu’on imagine que ces publications étaient prévues de très longue date et que tout lien direct avec les incidents susmentionnés serait aussi fortuit que la présence d’un journaliste progressiste sur un plateau de CNews. 

 

Netflix & chill

Si comme nous vous avez l’impression d’avoir complètement perdu le fil, pas de panique : en effet, comme depuis mars 2020, Netflix a la solution à tous vos problèmes. A défaut d’une pression bien fraîche, c’est donc trois petits shots de rappel qui nous sont offerts par le documentaire sobrement intitulé « Naomi Osaka », en ligne depuis le mois de juillet (tiens, comme la nouvelle Barbie à son effigie). De quoi convaincre les détracteurs de la Nippo-Haïtienne de mettre de l’eau dans leur vin à son sujet après s’être envoyé ces trois tournées cul sec ? On a regardé le premier épisode pour vous pour en avoir le cœur net (bon OK, et après on n’a pas pu s’empêcher de jeter un œil à la suite quand même).

L’opacité aussi extrême que celle d’une stratégie d’invasion de l’armée américaine qui règne autour du personnage de Naomi Osaka est bien pratique : chacun peut l’interpréter à sa guise en l’absence de vérité communément admise. La réalisatrice new-yorkaise Garrett Bradley l’a d’ailleurs fort bien compris. Notre guide à travers les méandres du labyrinthe qu’est la personnalité de celle qui a également inspiré une héroïne de manga a une vision bien précise de son sujet, et elle prendra tous les raccourcis nécessaires pour nous l’imposer si besoin est. Selon la page Wikipédia du documentaire – aussi frugale qu’un repas de judoka avant la pesée – ce dernier se veut différent d’un résumé complet de la biographie… Wikipédia de la joueuse. D’après la même source, le récit qui nous occupe a plutôt vocation d’être une sorte de photographie d’une période de sa vie (2018-2020 en l’occurrence) sans en former un portrait définitif. Après avoir visionné le premier épisode (« Rise »), on se dit que Bradley aurait pu prendre la peine d’enlever le cache avant d’appuyer sur le déclencheur. Au terme des 113 minutes que dure l’entier de la série, on admet volontiers qu’un coin du voile a tout de même été soulevé.

De l’ivresse du strass…

Le premier flash offert par ce chapitre initial nous conforte immédiatement dans l’utilisation du terme « personnage ». Telle une héroïne de fiction, la petite Naomi (3 ans) semble déjà avoir perdu le contrôle de son destin, orchestré par l’auteur de ses jours, qui se voit déjà écumer les courts du monde entier en Richard Williams haïtien accompagné de ses deux filles virtuoses de la raquette qui viennent de débarquer sur le ciment new-yorkais en provenance de… Osaka. Un premier frisson nous parcourt déjà l’échine après moins de 60 secondes, alors que Naomi déclare dans le plus grand des calmes : « I feel like a vessel », c’est-à-dire un vaisseau ou récipient utilisé pour une fonction particulière. On a connu des constats un chouïa moins cyniques de la part d’une jeune femme d’à peine 23 ans, des millions plein les poches et du potentiel à ne plus savoir qu’en faire. Mais à vrai dire ça tombe plutôt bien : c’est finalement assez proche de la thèse qui semble postulée par Garrett Bradley, à savoir que la ressortissante de l’archipel nippon est un produit dont le rôle est très précisément défini (par d’autres) : taper dans une balle à la puissance économico-médiatique infinie pour le restant de ses jours. La fonction zoom de l’appareil photo de la cinéaste est désormais verrouillée avec Naomi Osaka – et elle seule – en point de mire.

Fast forward jusqu’à Flushing Meadows, samedi 8 septembre 2018. Oui, on vous avait prévenus, il y a quelques menues ellipses – oh, 18 ans, trois fois rien – et tout ce qui ne va pas dans le sens de notre postulat de base est écarté avec autant de ménagement qu’un adversaire de Rafael Nadal en première semaine de Roland-Garros. La fameuse finale de l’US Open 2018 donc, vous vous souvenez ? Un match absolument sans histoires selon notre documentaire. Serena Williams est expédiée 6-2 6-4 en 79 minutes, la démonstration est conclue sur un service gagnant. Circulez, y’a rien à voir. Ah oui, quelques larmes de la gagnante et quelques sifflets du public pendant la remise des trophées. Normal après tout, elle vient de déboulonner son idole d’enfance devant un public acquis à la cause de cette dernière. Rien à voir avec le coaching illicite de Patrick Mouratoglou. Aucun rapport non plus avec le véritable psychodrame agrémenté d’insultes et de sanctions arbitrales qui s’est ensuite joué du côté américain du filet, et a purement et simplement gâché la fête de celle qui a vécu six des neuf premières années de son existence dans l’Etat de New York. Et puis surtout, on a décidé de ne parler que de Naomi Osaka et son statut, et on s’y tient. Pas question de laisser la réalité des faits, même lorsqu’elle concerne le comportement orchidoclaste d’une des championnes les plus titrées de tous les temps, mettre des bâtons dans les roues de notre angle de narration. Soit. Ça a le mérite d’être clair. Enfin sauf si vous découvrez l’actuelle numéro 3 mondiale pour la toute première fois via Netflix. Dans ce cas, on vous conseille d’aller faire un tour sur… ah ben tiens, Wikipédia. Histoire de former votre propre opinion sur les débordements qui ont eu lieu entre la favorite de tout un peuple et son adversaire, qui est parfois vue comme celle qui a malencontreusement tourné le dos à son pays d’adoption pour jouer sous la bannière japonaise malgré un métissage toujours très mal accepté au Japon ainsi qu’une maîtrise de la langue locale toute relative.

Naomi Osaka et Serena Williams, remise des prix de la finale de l'US Open 2018, © Ray Giubilo

Le même traitement est d’ailleurs réservé à Belinda Bencic, son bourreau au troisième tour du même tournoi l’année suivante. Osaka n’a perdu que contre elle-même, à cause du fait qu’elle est désormais au sommet du classement WTA, dans une position de « chassée » qu’elle a du mal à gérer. Le fait qu’une compétitrice s’était bel et bien présentée sur la ligne de fond adverse ce jour-là n’est qu’une péripétie. Après une succession de plans rapprochés sur notre protagoniste (qui semble être seule sur le court pendant de longues minutes), la caméra s’attarde presque par erreur sur sa rivale pendant une poignée de secondes avant de se laisser aller à un plan large sur la balle de match. La future double médaillée olympique a d’ailleurs laissé un souvenir tout aussi impérissable à Ellen DeGeneres, qui a déjà oublié son nom au moment d’accueillir sa victime dans son talk show quelques jours plus tard. Rideau.

… à la détresse du stress

Comme on se tue à vous le dire, Naomi est d’abord un produit. Le tennis est une chose, mais la pression (le terme est utilisé pour la première fois dès la sixième minute de l’épisode) semble venir d’ailleurs. Quand elle joue, elle se met « en mode robot », comme elle l’affirme elle-même. Quand elle sort du court, c’est une autre histoire. Micros, caméras, selfies, autographes, en veux-tu en voilà. Le membre de son entourage qui semble avoir le plus d’importance n’est d’ailleurs pas directement lié au terrain, mais bien au département vente de la petite entreprise Osaka. En effet, Stuart Duguid, son agent, est le premier à qui Bradley donne la parole à l’écran en dehors de la joueuse japonaise elle-même. On comprend très vite qu’il doit avoir pas mal de boulot pour gérer l’ampleur du phénomène lorsqu’un journaliste explique à Osaka en conférence de presse qu’une petite fille a fondu en larmes de joie à la simple vue de son idole. Au fait, vous a-t-on dit que Naomi était un produit ? Il se vend bien, mais que rapporte-t-il vraiment à la native du Pays du Soleil-Levant ?

Le tourbillon dans lequel nous entraîne le reste de l’épisode nous apporte paradoxalement nettement plus de clarté en ce qui concerne l’état d’esprit pour le moins troublé dans lequel doit actuellement se trouver notre championne. On y découvre une Naomi Osaka époustouflée par sa propre célébrité complètement disproportionnée pour une demoiselle tout juste sortie de l’adolescence (« an overnight superstar » selon son agent). Puis une Naomi Osaka quasiment forcée de prendre Coco Gauff (15 ans et seule autre joueuse – avec Victoria Azarenka dans une certaine mesure – qui semble jugée digne d’intérêt par la réalisatrice) sous son aile l’année suivante, comme si elle avait soudain rejoint la catégorie des vétérans spécialistes ès relations médiatiques (tiens donc !) d’un claquement de doigts. « We have to let these people know how you feel », explique Naomi à son adversaire en larmes après sa défaite, une sortie qui nous laisse pantois à la lumière de ses refus d’obstacles médiatiques récents. Et enfin, une Naomi Osaka dont les supporters principaux se nomment Kobe Bryant et Colin Kaepernick (excusez du peu) alors que dans le même temps la perspective de dormir loin de la maison familiale provoque encore chez elle des frayeurs de gosse. En termes de montagnes russes psychologiques, il y a effectivement de quoi griller autant de fusibles que l’électricien des stades qu’est Nick Kyrgios.

Bref, malgré la direction narrative limpide (et quelque peu lapidaire) prise par Garrett Bradley, même si on a clairement mis le doigt sur les causes de certains maux, on n’est pas beaucoup plus avancé en ce qui concerne notre décryptage de l’identité exacte de la plus grande joueuse asiatique de l’histoire. Et Naomi, qu’en pense-t-elle au juste ? Figurez-vous qu’elle ne semble pas y avoir réfléchi, tant son rôle (on y revient) semble toujours avoir été une sorte de fait accompli dans son esprit. Une dualité, pour être plus précis : « Be a champion or probably be broke ». Une nouvelle fois, la lauréate de quatre titres majeurs a perdu le contrôle de sa propre destinée, cette fois au profit de la pression de subvenir aux besoins d’une famille aux origines modestes. On croit soudain comprendre pourquoi la moindre question anodine en conférence de presse suivant une défaite prématurée a tendance à tout remettre en cause. 

« Who am I if not a tennis player ? » Difficile de faire mieux en termes de cliffhanger avant les deux épisodes suivants (« Champion Mentality » et « New Blueprint »). Spoiler alert : le produit Osaka devient soudain multifonctions et on continue de s’arracher les cheveux en se posant cette question : « Mais qui est vraiment Naomi Osaka ? » Wim Fissette, son nouveau coach, ne sera ni le premier ni le dernier à se gratter le crâne à ce sujet. A notre vaisseau spécial aux airs d’OVNI de continuer de tenter d’y répondre pour elle-même, entre allégeance familiale, appartenance(s) ethnique(s), linguistique(s) et culturelle(s) et star system pour donner une chance au reste du monde de la comprendre et de ne plus être tenté de lui lancer « your black card is revoked » à chaque infidélité à sa bannière étoilée adoptive. Tout cela commencera peut-être par un rejet de son fameux rôle de « vaisseau » (expression réitérée à plusieurs reprises par la principale intéressée après l’occurrence initiale mentionnée dans cet article) récipiendaire des attentes d’autrui. Un rôle qui va jusqu’à la conduire à demander à sa mère si avoir gagné deux tournois du Grand Chelem à son âge est un résultat « acceptable » au moment de souffler ses 22 bougies.

La réponse à toutes nos questions se trouve peut-être dans les velléités activistes qu’Osaka se découvre en pleine pandémie, messages masqués à l’appui. Ou pas du tout, qui sait, puisqu’elle nous dit elle-même « I feel like I’m too far down this path to even, like, wonder what could have been ». Trophée de l’US Open 2020 en mains, elle n’est toujours pas prête à nous livrer sa vérité sur un plateau d’argent. « What was the message that you got ? » nous demande-t-elle en écho à nos multiples interrogations. 

The end ?

Impossible de conclure ce texte sans mentionner les derniers mots prononcés par Naomi Osaka dans une pièce qui commence fort à s’apparenter à sa Room 101 personnelle. Un an s’est écoulé depuis son dernier triomphe en Grand Chelem. Presque deux mois après la sortie de son documentaire, la tenante du titre s’incline au troisième tour de l’US Open 2021 face à la jeune prodige canadienne Leylah Fernandez, 18 ans et 363 jours au moment des faits. Un match en forme de passation de pouvoir. Coïncidence ou pas, c’est aussi le jour où le vénérable et parfois incontinent Stéfanos Tsitsipás (23 ans) est également passé pour un vieux briscard sur le retour détrôné par la « Next Next Gen » (on fait confiance au département marketing de l’ATP pour dénicher un label un peu moins pourri) en la personne de Carlos Alcaraz, 18 ans et des nerfs de démineur chevronné. Non, il n’y aura pas de vanne sur le thème carcéral, passez votre chemin. Bref, on s’égare. Et ces derniers mots de Naomi aux médias dont on vous promettait la substantifique moelle alors ? « When I win I don’t feel happy. I feel more like a relief. And then when I lose, I feel very sad. I don’t think that’s normal. […] Basically I feel like I’m kind of at this point where I’m trying to figure out what I want to do, and I honestly don’t know when I’m going to play my next tennis match. » Quelque chose nous dit que sa prochaine conférence de presse devra d’abord avoir lieu en son for intérieur.

Naomi Osaka, remise des prix de la finale de l'US Open 2018, © Ray Giubilo