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Montre tes faiblesses, tu seras un champion…

Mardy Fish, US Open 2012, © Art Seitz

Untold : the Breaking Point, le documentaire consacré à l’histoire de Mardy Fish, dont la carrière a basculé dans l’angoisse et la dépression, fait écho aux problèmes de santé mentale également soulevés par Naomi Osaka cette année. Des témoignage précieux qui ont contribué à lever un tabou : oui, les champions ont le droit d’assumer leur vulnérabilité. C’est même à ça, finalement, qu’on les reconnaît.

Elle a longtemps été enfouie, y compris par le principal intéressé. L’histoire de Mardy Fish, cet ancien joueur américain parvenu au 7ème rang du classement ATP en 2011, avant que sa carrière ne bascule dans le vide à la suite d’une violente crise de panique survenue juste avant d’affronter Roger Federer en huitième de finale de l’US Open 2012, est désormais mondialement connue depuis la sortie, en septembre, d’un documentaire intitulé “The Breaking Point”. Réalisé pour Netflix par les frères Way, le film, volet tennistique de la collection Untold (L’Envers du sport en français), a connu un vif succès en s’articulant autour d’un thème majeur en 2021 : celui de la santé mentale.

De santé mentale, pendant les trois premiers quarts d’heure d’un film qui dure 1h19, alimenté par quelques savoureuses images d’archives et un rythme parfaitement ciselé, il n’en est pourtant pas tellement question. On y retrace le début de parcours quasiment idyllique de Mardy Fish, depuis le cocon d’une famille aimante jusqu’à ses premiers pas en tant que joueur professionnel, au début du XXIè siècle. On devine que le natif du Minnesota a certes connu quelques moments de tension au sein de la bétaillère à champions de Saddlebrook, le centre d’entraînement national de la Fédération américaine, un lieu davantage réputé pour son ultra-sélectivité que pour sa convivialité. Mais pas plus que tant d’autres avant lui. Et puis, Mardy a fait partie des élus. Sa voie semblait alors tracée. Son horizon sans nuage.

Andy Roddick, l’ami, le frère et néanmoins rival

Quand on le voit ensuite croquer avec gourmandise dans ses premières années sur le circuit, on peine à croire que le virus du doute puisse s’être instillé dans son esprit. Fish est jeune, beau, il a les cheveux longs, des amis à la pelle, et traîne son sourire Colgate aux quatre coins du monde sans donner l’impression de se laisser écraser par la pression inhérente à son métier. Oh, une petite ombre au tableau, peut-être : un rapport assez complexe avec Andy Roddick, son ami, quasiment son frère, avec qui il a été formé à Saddlebrook et chez qui il a même vécu pendant un an durant son adolescence. Les deux jeunes hommes s’adorent. Mais ils n’en restent pas moins des rivaux. Ils n’ont pas la même éducation, non plus. Andy, dont les interventions tout au long du film se dégustent comme des bonbons, a été élevé à la dure par un père rigoriste. Il a le cuir plus naturellement épais qu’un Fish qui dit ne pas comprendre la mentalité très “marche-ou-crève” animant la plupart de ses collègues de travail.

Pendant plusieurs saisons, Fish va ainsi évoluer dans l’ombre de Roddick. Et l’on saisit vite ce paradoxe qui s’empare de lui entre son envie irrépressible de le détrôner, et son désir plus ou moins conscient de s’y calfeutrer. Tout compte fait, les années de Fish passées dans le sillage confortable de son meilleur ennemi sont les meilleures. Sans forcer outre mesure son talent, il s’offre quelques coups d’éclat tout en laissant à Roddick la lourde responsabilité de porter sur ses épaules – certes larges – le poids écrasant des attentes d’un tennis américain à la recherche de sa splendeur passée.

Mardy Fish (à gauche), Luke Jensen (au centre) et Andy Roddick (à droite) en 2001, © Art Seitz

Tout bascule lorsque Fish décide de prendre radicalement sa carrière en mains à la tournure des années 2010. Il engage un préparateur physique à temps plein (Christian LoCascio, lui aussi très présent dans le film), s’achète un caisson hyperbare, perd 14 kilos et met les bouchées doubles à l’entraînement. Il devient un autre homme, un autre joueur. Et “explose” lors de l’été 2010 où il atteint son “objectif ultime” : battre enfin Andy Roddick, après neuf échecs d’affilée. Il le bat même deux fois en un mois. Cette (double) victoire est plus qu’un symbole : elle est aussi un tournant, puisqu’elle va propulser Mardy Fish jusqu’à la place de n° 1 américain en 2011, année à l’issue de laquelle il va se qualifier pour le Masters. Son Graal. Son chant du cygne, aussi. 

La toute première crise, une nuit, à Miami…

Car c’est précisément à partir de là que les ennuis commencent pour Mardy Fish. A l’orée de la saison 2012, le joueur se retrouve aveuglé par les lumières des projecteurs soudainement braquées sur lui. Il ne l’assume pas. Il perd son élan et se retrouve accablé par des critiques qui dénoncent plus globalement le déclin du tennis US, mais qui se cristallisent forcément sur lui. L’une d’entre elles le touche particulièrement : elle émane de Patrick McEnroe, son capitaine de Coupe Davis, au sortir d’une défaite en quart de finale à Miami. C’est là que “la chose” arrive pour la première fois : après une soirée passée à lutter contre une irrépressible montée de stress, l’Américain est victime d’une effrayante crise de tachycardie qui le conduit tout droit à l’hôpital, où il subit une intervention chirurgicale.

Diagnostic du corps médical : défaillance électrique du système cardiaque. Mais l’on comprend que le problème est bien plus profond, étroitement lié à l’état émotionnel dégradé du joueur (et de l’homme). Un problème  qui ne va faire qu’empirer jusqu’à atteindre un point de non-retour à l’US Open 2012 où Mardy, assailli de bouffées d’angoisse et d’idées noires, se retrouve dans l’incapacité de disputer son huitième face à Roger Federer. Toute l’Amérique attendait ce match programmé en prime-time. Fish n’a pas pu. Censé être son heure de gloire, cet US Open 2012 marquera la fin symbolique de sa carrière, même s’il tentera de la prolonger, sans succès. Clin d’œil de l’histoire, il a aussi été le dernier tournoi en simple d’Andy Roddick. Coïncidence, vraiment ?

Avec le recul, il est facile de comprendre que Mardy Fish n’a pas supporté de se retrouver sur le devant de la scène, quasiment dans l’obligation de gagner tous ses matches, avec le couperet permanent du regard des autres au-dessus de sa tête. Il n’était pas fait pour ça, tout simplement. Il a voulu l’être, pourtant. Mais il n’a pas réussi. Il a été cet Icare qui a voulu voler trop près du soleil. Et qui a fini par se brûler les ailes.

“Ironiquement, c’est le fait de montrer ma faiblesse qui a contribué à mon rétablissement.” – Mardy Fish

Cela dit, les problèmes de Fish ne se sont pas arrêtés avec sa retraite. Petit à petit, l’ancien quadruple finaliste en Masters 1000 a basculé dans ce que l’on peut ouvertement appeler une dépression, dont il dit d’ailleurs devoir encore lutter aujourd’hui contre les réminiscences, qui surviennent pas vagues. Sauf que maintenant, il connaît la parade : s’en ouvrir aux autres. À un moment donné de sa vie, il n’a pas eu le choix : “Si je n’avais pas trouvé des gens autour de moi pour me soutenir, je ne serais peut-être plus là aujourd’hui”, dit-il. Ça fait froid dans le dos.

En parler, Mardy Fish se l’est pourtant longtemps interdit, brimé comme tant d’autres par l’injonction sociale faite aux champions d’être, en quelque sorte, des super-héros. Et donc de masquer leurs faiblesses à tout prix. Or, comme il le dit en conclusion du documentaire : “Ironiquement, c’est le fait de montrer ma faiblesse qui a contribué à mon rétablissement.” C’est là-dessus, peut-être, que son témoignage s’avère le plus précieux. Et fait écho au tabou brisé cette année par Naomi Osaka sur la santé mentale des sportifs : oui, même les immenses champions ont des failles, comme tout le monde. Mieux même : ils sont en droit de les afficher. Voilà qui prend à contre-pied le message longtemps véhiculé – volontairement ou non – selon lequel un champion est un être de perfection qui ne connaît ni le doute, ni l’angoisse. Un message non seulement faux, mais sans doute aussi dangereux.

Mardy Fish, US Open 2011, © Art Seitz

Comme Mardy Fish, chacun d’entre nous a sûrement eu l’occasion de le vérifier un jour : ce sont dans les moments les plus difficiles de la vie, ces moments où l’on se retrouve totalement mis à nu, que l’on reçoit le plus de manifestation de soutien. Parce que ce sont probablement dans ces moments que l’on est le plus vrai, le plus soi, sans la petite couche de superficialité que nous mettons tous plus ou moins dans nos rapports sociaux en temps normal. Ce qui nous touche et nous rapproche, finalement, ce sont nos imperfections. Ce qui nous rend plus fort, ce serait donc de les assumer.

La fin d’un mythe sur le champion parfait

Maintenant, s’il était indispensable de briser ce silence sur la santé mentale, il ne faudrait pas non plus que l’on en arrive à faire un amalgame trop vite fait entre tennis et dépression. Dites-nous si on se trompe, mais il ne nous semble pas que l’on trouve davantage de problèmes de santé mentale dans ce milieu que dans la vie de tous les jours. Mais c’est vrai que le tennis est souvent reconnu comme l’un des sports les plus difficile sur le plan mental, pour des raisons qui vont bien au-delà de sa médiatisation : elles semblent plutôt inhérentes à sa nature.  

Le tennis est un sport de “fou”, dit-on, parce qu’il a ce don de laisser l’athlète totalement seul et vulnérable face à ses failles. Pire : celles-ci lui rejaillissent en pleine figure, parce que ce sport, qui est une affaire de précision, de concentration, d’instinct et de confiance en soi, l’oblige à devoir trifouiller dans les méandres de son cerveau reptilien. Bien plus qu’une affaire de coup droit ou de revers, le tennis est avant tout un strip-tease de ses propres faiblesses. Tôt ou tard, la moindre d’entre elles se paiera cash, sous la forme d’une gestuelle qui va s’effriter, de jambes qui vont flageoler, de petits fléchissements ça et là qui provoqueront l’inéluctable défaite. C’est l’affaire d’un joueur lambada comme d’un joueur professionnel. Mais ce dernier, lui, doit gérer tout ça avec en plus un jugement d’autrui exacerbé, en mondovision, le tout dans une exigence de travail et de résultat que beaucoup ne soupçonnent pas. On peut comprendre que beaucoup préfèrent s’en détourner.

Tout cela, il fallait finir par le dire, l’expliquer, le montrer. C’est ce qu’ont fait chacun à leur manière Mardy Fish et Naomi Osaka, certes en égratignant plus ou moins volontairement, au passage, une profession (la presse) qui ne saurait être considérée comme la seule responsable de ce système, loin s’en faut. Malgré tout, leur témoignage ouvre la porte à un profond changement dans les années à venir sur la manière dont nous considérons et jugeons les plus grands champions. Avec en prime une formidable morale à l’histoire : ils sont des êtres humains comme les autres, finalement. Ni plus, ni moins.