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Melle van Gemerden 

« Contrairement au tennis, l’art n’a pas de règles »

© Melle van Gemerden

« Je suis né en 1979 à Amsterdam. J’ai battu Novak Djokovic au premier tour d’un Future en Hongrie quand il avait seize ans. J’ai ferraillé avec une version un chouïa moins zen du Swiss Maestro en double chez les juniors. J’étais au rendez-vous du deuxième tour de Wimbledon en 2006 avant de devoir abruptement mettre fin à ma carrière de joueur. J’ai travaillé comme sparring-partner avec Ana Ivanovic alors qu’elle était tenante du titre à Roland-Garros. À côté de mes activités de coach à la Fédération néerlandaise de tennis, je revisite mes souvenirs liés au monde de la petite balle jaune à travers des peintures que je publie sur mon compte Instagram. Je suis, je suis… ? » Si Julien Lepers nous avait posé cette question dans la version Skype de Questions pour un champion qui finira bien par exister, confinement oblige, on avoue bien volontiers qu’on serait resté sans voix. En fouillant dans nos archives mentales, après avoir rapidement écarté Richard Krajicek et Martin Verkerk, on serait peut-être tombé sur Sjeng Schalken, Raemon Sluiter, Paul Haarhuis, Peter Wessels ou encore John Van Lottum. Tout en sachant qu’on était probablement aussi loin du compte que Dustin Brown d’un quadruplé Monte-Carlo – Madrid – Rome – Roland-Garros. Et ce n’est pas faute d’avoir été un élève assidu, toujours assis au premier rang pour suivre les cour(t)s magistraux dispensés par les doctes professeurs de la planète tennis depuis presque vingt ans. 

© Melle van Gemerden

C’était avant de rencontrer Melle van Gemerden. L’ancien numéro 1 hollandais au sourire communicatif nous accueille dans son salon de Marbella, dans le sud de l’Espagne. Reposez ce téléphone, aucune frontière n’a été franchie illégalement et la distance sociale de rigueur (1766 km devraient faire l’affaire) était bien entendu respectée puisque c’est bien via FaceTime que cette entrevue a eu lieu. « Faites comme chez vous » n’aura jamais pris autant de sens que ces derniers temps au moment d’accueillir des convives pour l’apéro. Il nous remercie de lui accorder un peu de notre temps, même si on a la vague impression que les rôles sont étrangement inversés par la grâce de sa politesse. Dans ce nouveau monde où les simples prémices d’une ébauche de contact physique accidentel au supermarché vous fait presque sursauter, la douceur de l’homme est pour le moins rafraîchissante.

© Melle van Gemerden

Djoko, le coaching sauvage et le GOAT

Les souvenirs du joueur sont vivaces, même si l’univers qu’il décrit est en stand-by depuis plusieurs mois, sans perspective d’avenir claire et une ligne de conduite aussi limpide que celle de Benoît Paire dans un set décisif. Qu’à cela ne tienne. Les anecdotes s’empilent à un rythme aussi soutenu que les conquêtes de Martina Hingis dans les années 90 – on parle évidemment de trophées, qu’alliez-vous imaginer ? Quand on lui dresse la liste des joueurs de renom qu’il a eu l’honneur d’affronter (Nikolay Davydenko, Juan Carlos Ferrero, Juan Martin Del Potro…), il nous coupe et nous annonce qu’il a surtout affronté (et battu) une version adolescente de Djokovic à Hódmezővásárhely (à vos souhaits !) en 2004. « Je me souviens bien que son entraîneur était assis le long de la ligne et il le coachait sans arrêt », s’amuse notre interlocuteur. Pas le temps de rebondir sur ce fait de match pour le moins croustillant qu’il embraye déjà sur sa confrontation avec le GOAT Roger Federer, dans une autre vie (a priori en 1996 ou 1997). « Mon coach de l’époque m’a dit : “Ce gars sera numéro 1.” Il avait tendance à perdre son calme en ce temps-là, mais on le voyait déjà. En ce qui concerne Djokovic, c’était un bon joueur, mais je n’aurais pas pu prédire qu’il irait aussi loin. Quant à Del Potro, il pouvait frapper des coups gagnants dans des positions qui vous faisaient dire qu’il était spécial. » 

Lorsqu’on lui demande d’isoler le plus grand moment de sa vie de joueur, Melle hésite. Il y a bien sûr cette victoire au premier tour de Wimbledon en 2006, la seule de sa carrière en Grand Chelem. Celle qui lui a permis d’atteindre son meilleur classement, pile 100e mondial. Cette consécration est toutefois assortie de douleurs dorsales qui l’ont empêché de défendre ses chances au tour suivant face à Mardy Fish, ces mêmes douleurs qui le forceront à passer sur le billard à plusieurs reprises et à ranger définitivement ses raquettes. Comme un symbole, alors qu’il avait atteint tous ses objectifs initiaux (« être top 100 et jouer des tournois du Grand Chelem »). « Ma carrière s’est terminée exactement au moment où tout cela est arrivé, nous glisse-t-il. C’est pour cela que je dis à mes joueurs d’avoir des objectifs élevés. De ne pas s’arrêter au top 100, de voir plus haut. » Il y a aussi cette première qualification pour un tournoi majeur en 2005 à Melbourne, « ce moment où vous pouvez appeler vos parents au milieu de la nuit pour leur annoncer que vous vous êtes qualifié pour l’Open d’Australie. » Ou encore l’honneur de défendre les couleurs de son pays en Coupe Davis et ce titre au Challenger de Scheveningen face à Kristof Vliegen, toujours en 2005. 

On le branche sur sa retraite forcée. D’après nos recherches, c’était en 2014. Le sympathique Néerlandais fronce un sourcil. « Je me suis reconverti en sparring-partner en 2008… » Et soudain il comprend. « Le joueur avec lequel je travaillais (Thiemo de Bakker) nous inscrivait toujours comme équipe de double potentiellement éligible comme lucky loser. Nous avons fini par miraculeusement entrer dans le tableau principal d’un tournoi aux États-Unis (à Houston), mais je ne jouais plus depuis longtemps. » Bien aidé en cela par la description de notre hôte, on imagine aisément les visages des paires qui avaient omis de s’inscrire sur la liste des repêchages, aussi défaits que l’équipe de France un jour de finale lilloise. Les deux compères avaient même opposé une farouche résistance au solide duo Krajicek/Venus ce jour-là (toute ressemblance avec des personnages autrement plus célèbres existant ou ayant existé serait évidemment purement fortuite). Malgré cet épisode tardif, ce chapitre de la vie de Melle van Gemerden s’était donc bien refermé depuis des années en cet an de grâce 2014, et ce malgré quelques tentatives infructueuses de retour à son niveau de 2006. Il avoue d’ailleurs depuis lors un respect plus marqué pour les Rafael Nadal de ce monde qui, tels des Sisyphe de la raquette, ont la force mentale de remonter la pente encore et encore après de multiples blessures.

© Melle van Gemerden

Ana Ivanovic et les paparazzi dans les buissons

Si Melle van Gemerden est contraint et forcé de dispenser ses enseignements à ses ouailles bataves via Zoom en ces temps troublés, il n’en a pas toujours été ainsi. L’ancien joueur au tempérament offensif n’en est en effet pas à son coup d’essai dans le coaching. Sparring-partner de l’ex-numéro 1 mondiale serbe Ana Ivanovic entre 2008 et 2009, il nous avoue que la vie de l’autre côté de la barrière est autrement plus stressante, au-delà de la tunnel vision dont un joueur peut parfois se contenter. « Une fois que votre joueur/joueuse est sur le court, c’est hors de votre contrôle, la plupart du temps vous n’avez pas le droit d’intervenir », n’en déplaise à certains acteurs et spectateurs de la finale de l’US Open 2018. « Quand vous faites partie de l’équipe d’Ana Ivanovic, vous mettez les pieds dans la partie glamour du tennis. Nous nous préparions pour l’Open d’Australie sans avoir dit à personne où nous allions et les paparazzi étaient au courant. Ils étaient là, dans les buissons, ils prenaient des photos. Quand vous arrivez au plus haut niveau, ce n’est plus seulement du tennis, c’est aussi tout le cirque qu’il y a autour. » La première levée du Grand Chelem de l’année 2009 est aussi l’occasion pour lui de se rapprocher du clan de Fernando Verdasco, avec qui il commencera à travailler après le tournoi. « J’étais dans le stade lors de sa demi-finale face à Nadal », nous raconte-il, les yeux encore brillants onze ans plus tard. Vous vous en souvenez certainement également, c’était l’époque où il fallait prétexter un mal de tête soudain pour annuler un rendez-vous avec des potes et pouvoir rester scotché devant un match en cinq sets épique un vendredi après-midi de janvier. Plus rien de tout cela ces mois-ci. Ni tennis, ni vie sociale trépidante.

Mais que fait donc notre homme aux multiples casquettes de ses journées de confinement, une fois ses vidéoconférences pédagogiques terminées ? Tel un Roger Federer au pays des tulipes, il allie tennis et art. Inspiré par le chantre du pop art britannique David Hockney, entre autres influences, il alimente son compte Instagram et son site Internet avec ses nouvelles créations. « Je prends beaucoup de photos et ensuite je dessine sur ma tablette ou mon téléphone. J’essaie de montrer les différentes cultures et atmosphères que je rencontre sur les courts du monde entier, représentées par des couleurs. Je peux le faire quand je veux. Pendant une interruption due à la pluie ou encore si mon joueur est en train de se reposer. Je fais cela plutôt que regarder la télévision. » Il a désormais encore plus de temps pour s’adonner à son autre passion. « Contrairement au tennis, il n’y a pas de règles, cela fait du bien par moments », ajoute-t-il encore. Des règles, le marché de notre monde capitaliste en a toujours, même en sous-régime comme ces derniers mois. En tant qu’artiste indépendant, Melle Van Gemerden risque bien de payer son style de vie au prix fort si la situation sanitaire ne s’améliore pas bientôt, comme tant d’autres travailleurs qui n’ont pas la chance de voir leur salaire mensuel tomber avec la régularité des frappes du fond du court d’une icône suédoise des années 70. D’autant que, comme de plus en plus de voix influentes dans le milieu, l’Amstellodamois exilé sur la Costa del Sol n’est pas très optimiste quant à un retour du circuit à la normale avant le début de la saison 2021. Son inspiration artistique, hautement dépendante de ses expériences sur les terrains de jeu des quatre coins du globe, risque également d’en pâtir à terme.

Avec lui, Il ne nous reste qu’à espérer que la caravane du tennis mondial puisse très bientôt s’ébranler à nouveau. Au terme de près d’une heure d’interview à bâtons rompus, Melle Van Gemerden, fidèle à lui-même, n’oublie pas de nous demander comment nous allons et comment nous gérons cette crise de notre côté. On met fin à l’appel avec le sentiment d’avoir fait la connaissance d’un type bien. Quelques minutes plus tard, alors qu’on se demande déjà par où commencer ce portrait aux multiples facettes, on est interrompu par un « ding ! » sonore. En guise d’ultime clin d’œil malicieux, l’Andalou d’adoption nous informe, capture d’écran à l’appui, que le scalp de Stan Wawrinka fait aussi partie de sa collection. C’était le 29 avril 2002 en qualifications du tournoi Future d’Esslingen, sur terre battue. La seizième tête de série néerlandaise s’était imposée en deux sets face à celui qui venait à peine de fêter ses 17 printemps. Exactement la moitié de son âge actuel et une fraction du palmarès qui l’accompagne. Personne ne lui avait encore dit que ses performances, tant en Grand Chelem qu’à l’apéro en live sur les réseaux sociaux, en feraient une légende du tennis helvétique. Bref, si avec tout cela vous n’êtes pas prêts à participer à Questions pour un champion 2020 : spécial distanciations sociales… 

© Melle van Gemerden
© Melle van Gemerden