Mats Wilander
Le troubadour de la balle jaune
Par Franck Ramella
Il était assis là, au Duplex, en plein milieu des noceurs parisiens tout occupés à s’enivrer pour cet incroyable athlète qui avait su faire tourner la tête au métronome suédois en le bluffant au filet. Le robot-renvoyeur aux cheveux frisés, c’était lui, Mats Wilander. Tourmenté par Yannick Noah dans cette journée magique du tennis français de juin 1983. Mais trop content de l’avoir été. Il sirotait son verre, seul au bar, vaincu mais déjà conscient d’avoir été un acteur d’un moment de sport qu’il préférait à sa propre légende. Mats Wilander regardait la fête. Il l’analysait. Il la décortiquait en faisant tchin avec ses neurones. « Si j’avais gagné, je n’aurais rien appris, dira-t-il. En perdant, j’ai emmagasiné plein de choses. »
Il n’était déjà plus ce simple lifteur qui avait tout copié de Borg dans cette façon rébarbative de ne rien rater en enfouissant toutes les émotions. Il avait déjà mué en penseur de ce jeu et de toutes ses variantes psycho-sociales. On le croyait chiant, au point qu’un éditorialiste avait contré l’irréelle précocité de son succès à Roland en 1982 à l’étouffée face à Vilas, à 17 ans, en évoquant « la consternation sans bornes devant le second souffle qu’il (venait) de donner au jeu de fond de court ». Mais il allait devenir passionnant. On l’imaginait flegmatique ou impavide (« un ouvrier du tennis qui essayait de ne pas faire plus de fautes que (sa) mère n’en faisait en perçant des trous », disait-il), sans autre mode d’expression que le court, mais il allait se révéler comme le plus extravagant moulin à paroles de ce sport.
Il faut le voir désormais quand l’œil taquin s’agite au milieu de son visage fatigué. Quand le corps sec se détend, à grand renfort de moulinets du bras, pour dérouler sa pensée. Mats Wilander use du geste pour convaincre. Frappe de la main sur la table. Trépigne s’il le faut, les poings serrés. Sort de sa bouche des « Waouh ! » pour exacerber le trait. « Je m’impressionne moi-même en parlant des heures sans m’embêter une seule seconde. J’ai cette chance d’être habité par la passion du tennis, sourit-il. J’ai toujours quelque chose à dire, même quand il pleut. » Il peut en parler aux télés ou au quidam. John McEnroe distille ses mots souvent caustiques sans renier le buzz qui pourrait s’en dégager. Patrick Mouratoglou adopte le ton analytique de The Coach. Mats Wilander, lui, vibrionne avec l’air d’un lutin et les mots d’un conteur qu’un presque rien plonge dans l’euphorie.
Lors du dernier Open d’Australie, rien n’avait été plus beau pour lui que le match Federer-Evans rempli de gourmandises. « Quel match incroyable ! Je n’en ai pas vu un comme ça depuis des années. Pas de fautes. Un jeu en angle, des slices et des volées. Si vous n’avez pas grandi avec ma génération, vous ne pouvez pas comprendre ce tennis. Et cet Evans, quel fieffé rusé… » Nicolas Escudé, son compagnon d’Eurosport, a partagé son temps sur site ce mois de janvier. Wilander revenait parfois d’une espionnade matinale au bord d’un court de juniors malgré l’heure tardive, parfois, de ses couchers. Et avait toujours l’esprit très clair de certaines séquences qu’il ne cesse d’imprimer dans son cerveau. « Mats ?, sourit Escudé. Je l’apprécie énormément. Au-delà du personnage qu’il pourrait incarner avec son seul palmarès, c’est aussi une voix incontournable. J’adore parler tennis avec lui. C’est réfléchi, ça fait réfléchir. Il est apaisant parce que ses analyses sont posées. »
Ceux qui recueillent ses chroniques anglées pour le journal L’équipe savent qu’il arrive sans filet ‒ comprendre sans préparation. Un coup de fil pour prendre rendez-vous et définir le thème, et le voilà. Une inspiration, et il dégaine en agitant les bras pour convaincre, toujours avec le sourire. Quand il est assis au bar de la presse, ou posé sur une rambarde dans le stade, tout le monde peut venir lui parler. Il se fond dans tous les milieux, bien loin de la caricature d’anciennes gloires plus ou moins défraîchies qui se prennent encore pour des stars, qu’il faut supplier pour un autographe ou un commentaire, quand elles ne demeurent pas muettes ou hautaines.
Wilander est tant shooté au tennis qu’il aime le commenter, le désosser, le jouer, l’apprendre, pour et avec n’importe qui. On l’a personnellement vu un jour à midi, sous un soleil de plomb irradiant le court bosselé d’un camping américain, jouer de la main gauche avec une raquette en bois pour tapoter la balle avec un ami photographe bien piètre pratiquant. Et pas question de lâcher l’affaire. Pas question de ne pas respecter le moindre contact balle-raquette. Une incroyable simplicité se dégage de lui. Il fait oublier qu’il a été no1 mondial, puisqu’il ne se sert de sa carrière que pour mieux faire comprendre ce qui arrive aux générations suivantes. Il n’aime pas parler palmarès, préférant retenir comme le coup le plus important de sa carrière le service-volée sur la balle de match en finale de l’US Open face à Lendl en 1988.
Qu’ajoute à la gloire un titre de plus, aussi fameux soit-il, alors que la mémoire collective, selon lui, ne retient que les grands matches ou les moments de grâce ? Un soir qui dit autant de son côté festif que de son matérialisme minimaliste, il avait même échangé avec son ami Sting son trophée de Roland-Garros contre un disque de platine de ce dernier. C’est quand il s’était rendu compte plus tard que la coupe servait de corbeille à fruits chez le chanteur qu’il avait repris son bien. Le goût des choses, non. La tradition, oui.
Embarqué dans la grande histoire du tennis pour plaire à son père, Mats Wilander n’a jamais renié ses origines ouvrières. Sa mondanité n’a pas dépassé la frontière des loges où il allait parfois recevoir un trophée. Happé par la lumière, il a aimé replonger dans l’ombre de tournées confidentielles dans les bars suédois avec son groupe d’une musique incertaine. Il n’aurait rien eu contre vendre des hot-dogs, si l’affaire n’avait périclité. Il ne connaît pas grand-chose aux ordinateurs ou à Internet. Loin du tumulte des tournois du Grand Chelem où il réapparaît quatre fois par an, son modèle de vie est de s’asseoir au coin du feu en écoutant Bob Dylan ou Dire Straits, une revue de géologie pas trop loin du fauteuil.
Son autre grande passion ? Les Indiens. Il en sait un rayon sur leur histoire, et pas qu’à travers les westerns qu’il lui arrive de regarder les rares fois où il se met devant un écran de télévision. Comme eux, il a le goût des grands espaces pour fuir les grandes villes manucurées. Depuis des années, il s’est réfugié à Sun Valley, tout là-haut dans l’Idaho, USA. Son fils Erik, qui souffre d’une maladie de la peau à l’exposition du soleil, y trouve un climat adéquat. Et lui se complaît dans cette nature qui doit en plus lui rappeler sa jeunesse à Vaxjö. Ski, hockey sur glace, analyse du silence. Il se sent dans son élément à East Fork River ou Cove Creek. « Là-bas, j’écoute, a-t-il raconté un jour. Le bruit du vent, le bruit de la rivière, le bruit de la nature… Pour moi, tout part du bruit. Le tennis en est rempli. Les applaudissements des gens, puis le silence. Le bruit de la balle qui rebondit, le bruit de la balle qui frotte le cordage. Le bing, le bang des frappes. » Le son d’une balle sortant de la raquette lui fera apprécier un joueur plus qu’un autre, puisqu’il ajoute à son expertise technico-stratégique l’analyse de la mélodie.
Mats Wilander aurait pourtant pu détester le tennis, qui ne lui apportait jamais de points faciles. Cette machine à gagner qui, dès ses 10 ans, l’avait un jour poussé à ne perdre aucun point d’un set face à un jeune rival pour sciemment l’humilier et ne jamais le revoir, lui ressemble tellement peu qu’on se demande comment il a tenu si longtemps. Il avait presque tout gagné jusqu’en 1988, mais « sans jamais jouer un seul point relax ». L’étude qu’il ne portait alors qu’à son seul cas le poussait à réfléchir à chaque trajectoire en anticipant chacun des coups, jusqu’à l’écœurement, avant un break de deux ans (blessure au genou) finalement salvateur. Cloué par un burn-out, il s’en était sorti par la refonte du logiciel. Le crocodile renvoie-tout avait fini par s’aérer l’esprit, parfois, à la volée. Il avait réappris à aimer son sport. Presque en anonyme du circuit, une posture qui ne lui allait pas si mal, finalement.
Avant de divulguer ses ressentis à la terre entière, Mats Wilander aurait pu aussi se poser des questions sur sa capacité à transmettre son savoir en tennis. Comme coach, il n’avait pas amené grand-chose à Marat Safin (lui la glace, l’autre le feu), à Tatiana Golovin, à Madison Keys (durant… huit jours de collaboration) ou Paul-Henri Mathieu. « Durant un Roland-Garros, se souvient ce dernier, il était venu me voir pour me dire : “J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est qu’on va aller faire du shopping. La mauvaise, c’est parce que je viens de me faire voler ton VTT…” Tu parles, c’était un vélo flambant neuf. Il me l’avait emprunté et laissé toute la nuit devant l’hôtel sans cadenas ! C’est tout Mats, ça. Un peu rêveur, innocent. Sur le court, il avait une approche intéressante. Il fallait se concentrer sur l’adversaire, voir comment il réagissait durant les premiers jeux pour s’adapter. C’était extra, aussi, de partager les dîners avec lui. Il est passionné de tennis, il a plein d’anecdotes ou d’histoires et il les raconte bien ! » Plus qu’acteur direct dans le quotidien des choses, le Suédois avait sûrement vocation à devenir partageur universel de ce sport.
En vrai, on retrouve le pur Mats au volant de son Ford Thor Daybreak, un camping-car géant de douze mètres bariolé de jaune et de bleu, dans le rôle de sa vie. Routard du tennis, ou troubadour de la balle jaune, lancé à fond sur les highways américaines pour évangéliser les pratiquants américains. Une aventure de dingue, réservée à ceux qui cumulent l’art de l’ascétisme, la gestion des efforts, la passion des mots et l’amour immodéré du jeu. On n’en connaît qu’un au monde. Mats Wilander. Depuis qu’il a fondé WOW (Wilander on Wheels) voilà près de dix ans, lui et sa petite bande ont lancé leur conquête de l’est à ouest, de la Californie au Connecticut, en passant par l’Illinois, l’Indiana, l’Ohio ou le Massachussets. Une à deux fois par ans pendant quelques semaines, ils débarquent dans les clubs US, huppés, vintage ou pourris, pour des séances de 1 h 30 fréquentées par huit personnes sur deux courts. Les amateurs, qui paient 300 dollars la séance, rêvent de voir un champion. Mats Wilander jubile de replonger dans le tennis amateur, dupliquant au fil des jours des séances à l’identique, très rigoureuses et physiques, avec des ateliers exigeants. Après le cours, il raconte des histoires à n’en plus finir dans des repas ou des meetings improvisés, file dormir dans son van, se lève à l’aube, reprend le volant du monstre et repart à l’effort au club quel que soit l’état de ses articulations. Et il ne s’en lasse pas. « Rentrer à l’hôtel en voiture de location, plutôt mourir, raconte-t-il à ceux qui s’étonnent de cette routine rigoriste. Pourquoi je fais des séances dures ? Car je veux que les gens s’en souviennent. De nos jours, on n’est pas assez concentrés. Ce que je veux, c’est inspirer les gens. Et si chacun d’entre nous arrive à inspirer une personne, le monde ira beaucoup mieux. »
Article publié dans COURTS n° 4, printemps 2019.