Matija Pecotić
ou la folle histoire du « Tigre de Princeton »
Par Bastien Fachan
En 2013 sortait au cinéma « Le Loup de Wall Street », le film de Martin Scorsese nominé aux Oscars mettant en scène Leonardo Di Caprio dans un rôle de trader sans foi ni loi. La même année, Matija Pecotić, 24 ans, à peu près l’âge de Di Caprio lorsqu’il débarque à Wall Street, il a d’ailleurs quelques airs de ressemblance, terminait son cursus universitaire à Princeton, l’une des huit écoles de la prestigieuse Ivy League aux États-Unis. En parallèle, puisqu’il est un jeune homme de beaucoup de talents, un surdoué, il devenait le premier tennisman à remporter trois années de suite (2011, 2012, 2013) le titre de meilleur joueur de l’année (Ivy League Player of the Year) parmi ces écoles. Anima Sana in Corpore Sano, comme on dit. La tête et les jambes. Quelques mois plus tard, Novak Djokovic faisait appel à ses facultés de gaucher pour l’échauffer avant d’affronter Rafael Nadal en finale de l’US Open 2013. En bref, l’avenir de Matija Pecotić semblait tout tracé. Bientôt, les projecteurs du circuit ATP. Et puis les aléas de la vie sont passés par là. La maladie, dans son propre corps, puis dans le monde entier, avec la pandémie, ont retardé ses rêves. Presque 10 ans plus tard, alors qu’il pensait en être descendu pour toujours, le train de son destin est repassé. Tombé au-delà de la 700e place mondiale (mais avec un classement protégé autour de la 330e), devenu entre-temps directeur financier en CDI dans une société d’investissement en Floride, Pecotić dépose une requête mi-février 2023 pour entrer dans le tableau de qualifications de l’ATP 250 de Delray Beach, situé à 30 minutes de ses bureaux de West Palm Beach. On ne sait jamais, sur un malentendu. Pour reprendre le prélude d’Eminem dans « Lose Yourself » :
Look, if you had one shot or one opportunity
To seize everything you ever wanted in one moment
Would you capture it, or just let it slip?
Le parcours de Matija Pecotić est une histoire de rédemption comme dans les films – un exemple parmi tant d’autres qu’il n’est jamais trop tard, que l’on n’est jamais trop vieux. Mais reprenons depuis le début…
Bons baisers de Malte
Né en 1989 à Belgrade (ex-Yougoslavie) de parents croates, Matija Pecotić déménage à Malte à l’âge de trois ans. Il vient au tennis sur le tard (après s’être essayé au handball, une passion qui lui restera), dispute quelques tournois nationaux sans jamais sortir de l’île. Jusqu’à 15 ans, il ne dispose d’aucun coach. De retour du travail, son père joue avec lui jusqu’à la tombée de la nuit. Ses parents sont stricts : le tennis, d’accord, mais tant que les résultats scolaires sont bons. Ceux de Pecotić sont excellents. Au lycée, il sort major de sa promo en sciences économiques et mathématiques. Il voit les choses en grand. Pecotić est le seul étudiant du pays (recensant alors 400 000 habitants) à passer son SAT, un test d’entrée aux meilleures universités américaines – ces dernières permettant de combiner études et tennis. Perfectionniste, il s’envole en Bosnie pour passer le test une deuxième fois et obtenir le score le plus haut possible. Classé à la 1046e place mondiale (il n’a alors disputé que trois tournois Futures dans sa vie), Pecotić se filme à l’entraînement et passe « trois jours à la Poste » – on espère qu’elle est plus efficace qu’en France – pour envoyer un DVD à toutes les universités de Division I. Parmi elles, 75 lui répon-dent. Il se déplace pour les visiter en personne. Son rêve américain prend forme. Pecotić finit par jeter son dévolu sur Princeton, où il espère simplement être titulaire dans l’équipe de tennis. Là-bas, dans l’intimité du New Jersey, il va devenir une légende.
De Princeton à Flushing
Avec Billy Pate, le coach de l’équipe, arrivé un an après lui, la relation est fusionnelle. « Il m’a dit : “Je m’en fiche de qui tu es, on commence avec une page blanche. Tu dois prouver ta valeur.” J’ai pris ça comme un challenge personnel. Je voulais lui montrer, qu’il soit fier de moi. » Dont acte. Avant chacun de ses matchs, il sacrifie à deux rituels : celui d’imprimer une photo de son adversaire du jour sur une feuille A4, et d’écouter l’introduction de Mike Tyson avant son premier combat pour le titre mondial des poids lourds. Grand admirateur de Nadal, Pecotić se métamorphose en tigre – l’emblème de Princeton – dès lors qu’il revêt l’uniforme orange et noir. Une fois sorti du court, souvent en vainqueur, il barre la photo de sa victime d’une large croix rouge, comme celle d’un mis à prix dont il aurait décroché la récompense de capture. Chasseur de primes émérite, Pecotić amassera jusqu’à 22 succès consécutifs. Lors de sa saison senior, en 2012-2013, il atteint les 100 victoires en carrière, une barre mythique dans les rangs collégiaux. Personne ne l’avait franchie dans l’histoire centenaire de l’école. Numéro 2 du pays, le meilleur classement pour un joueur d’Ivy League depuis James Blake (Harvard) en 1999, Pecotić est élu pour la troisième année consécutive Ivy League Player of the Year ; contre les sept autres écoles qui composent ce prestigieux conglomérat, Pecotić achève son cursus invaincu. À 24 ans, fraîchement diplômé de l’une des quinze plus grandes écoles au monde, un matelas de sécurité doré, il est prêt à se laisser bercer par le chant des sirènes.
Comble du Nadalien et du destin, c’est Djokovic, futur adversaire de Nadal en finale de l’US Open 2013, qui va le faire définitivement changer de dimension. En quête d’un gaucher pour « imiter au plus près » le coup droit de l’Espagnol en guise de répétition générale, le n°1 mondial entre en contact avec Pecotić, dont les origines serbes facilitent la rencontre. Le Tigre de Princeton avale la petite heure de route qui le sépare de New York. Après la séance, au cours de laquelle il lui concède deux séries de tie-breaks, Djokovic confie à Pecotić être admiratif de son coup droit, « l’un des meilleurs au monde ». Hyperbole de politesse, sûrement. Il n’empêche que Pecotić est sur le toit du monde. 50 étages au-dessus des courts de Flushing Meadows. Jusqu’ici, tout va bien…
Life is a Beach
Début 2014, Pecotić se lance à fond dans l’aventure du circuit ATP, dont il grimpe les échelons presque aussi vite que ceux de la NCAA. En septembre 2015, il bat un certain Matteo Berrettini (6-7 7-6 6-2) en finale d’un tournoi Futures en Turquie. En octobre, il dispute sa première finale (perdue face à Dudi Sela) en Challenger. En novembre, à l’issue de sa deuxième saison en pro, il décroche son career-high : 205e. En janvier prochain, il rentrera directement dans le tableau de qualifications de l’Open d’Australie. Il n’est alors âgé que de 26 ans. Pour l’instant, la partie de Tennis Manager se déroule à merveille. On aurait presque envie d’en faire une sauvegarde, comme ça, au cas où…
Car l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage, il paraît. À quelques semaines de prendre l’avion pour Melbourne, Pecotić subit une intervention chirurgicale légère à l’estomac. Il attrape une saleté de bactérie – une infection au staphylocoque, 36 points au Scrabble – qui l’obligera à rester alité pendant huit mois. Il ne verra pas l’Australie avant l’année suivante, où il s’inclinera au premier tour des qualifications. Même sort à l’US Open et Wimbledon. À Roland-Garros, il passe un petit tour (contre le Français Grégoire Barrère, futur 70e mondial) avant de prendre la porte. Et de la claquer pour de bon. 18 mois après un début avorté à la saison qui devait le propulser dans le top 100, Pecotić tire un premier trait sur sa vie rêvée de joueur de tennis professionnel. Bien content de retomber sur son matelas doré, il se tourne à nouveau vers les études. De ce côté-là, tout ce qu’il touche se transforme effectivement en or : il passe son GMAT (examen d’entrée aux écoles de commerce) à l’été 2017 et décroche… Harvard. Pecotić est ce stud aux yeux clairs et aux cheveux ténébreux qui finit toujours avec la plus belle fille au bal de promo.
Dans le Massachusetts, le Croate, désormais 28 ans, ne peut s’empêcher de retoucher la raquette. Il se porte volontaire en tant qu’assistant-coach de l’équipe de tennis. Forcément, les papillons dans le ventre ressurgissent – au figuré, cette fois. La semaine de sa graduation, au printemps 2019, le stud part à Cancún pour un Spring Break à la sauce Pecotić. Un tournoi de tennis. Son premier en 22 mois. Qu’il gagne. Évidemment. Son deuxième diplôme en poche, Pecotić décide de remettre une pièce dans la machine. Un an à écumer de nouveau tous les tournois du monde, en recommençant tout en bas de l’échelle – il n’a plus de classement protégé –, d’abord les 15 000$, puis les 25 000$, puis les Challengers… S’il n’est pas top 250 d’ici mai 2020, Pecotić se promet de raccrocher. Pendant dix mois, il joue « le meilleur tennis de sa vie », de son propre aveu. Sa quatrième décennie entamée, celle des années 2010 dans le rétroviseur, il part en Europe début mars pour prendre part à un tournoi à Poreč, en Croatie, sur les terres de ses parents. Il passe les deux premiers tours mais ne disputera jamais le troisième. La pandémie de COVID-19 vient d’éclater. Pecotić est coincé de l’autre côté de l’Atlantique, loin de son pays d’adoption. Laissé à quai, encore. Chienne de vie. Sa folle remontée s’achève au 331e rang mondial. Le matelas doré est ressorti à la hâte. En attendant d’hypothétiques jours meilleurs, Pecotić se met en tête de gagner confortablement sa vie. Il signe chez Wexford Capital, une société de fonds spéculatifs et d’investissements immobiliers, dont une annexe est située en Floride, à West Palm Beach. Énième mise à jour de sa bio. « Life is a Beach. »
« Je peux poser mon après-midi ? J’ai match sur le circuit ATP. »
Mais l’histoire de Matija Pecotić est celle du T-1000 dans Terminator, analogie utilisée par Goran Ivanišević au sujet de Djokovic – « Vous savez, quand le gars liquide se fait tuer et ressuscite encore et encore. » Celle-ci s’applique pareillement à Pecotić. Il aime le tennis à en crever. Avant son « 9 à 6 » quotidien, il tape la balle avec son patron de 70 ans. Début 2021, avec l’aval de ce dernier, Pecotić repart à l’assaut des « Chal’ » tant que son classement le lui permet. En Floride, d’abord, puis en Europe, sur ses congés. Sur la terre battue de Umag, en Croatie, là-même où Carlos Alcaraz remportera son premier titre en juillet 2021, il reçoit une wild-card pour les qualifications en 2021 et 2022 ; les deux fois, il passe le premier tour avant de céder aux portes du tableau final (en 2022, il ne s’incline que 7-5 6-4 devant Corentin Moutet, 116e). Sa première expérience sur le circuit ATP continue de se refuser à lui. Et le temps passe, comme dans la chanson de Lukas Graham :
Once, I was 24 years old
Once, I was 28 years old
Soon, I’ll be 33 years old…
Pour finir 2022, « l’année du Tigre » dans le calendrier chinois, un signe, Pecotić reçoit une invitation pour participer – en tant que réserviste – à la nouvelle United Cup (compétition mixte inspirée de la Hopman Cup) en janvier 2023, à Sydney. Là-bas, parmi ses coéquipiers de l’équipe de Croatie, il côtoie Borna Coric, élu Comeback Player of the Year en 2022. Les deux échangent. Pourquoi pas lui ? Le mois suivant, du 13 au 19 février, un ATP 250 est organisé à Delray Beach, à 30 minutes de West Palm Beach. Avec dans le même temps un autre tournoi 250 à Buenos Aires et des Challengers à Cherbourg, à Chennai (Inde) et à Manama (Bahreïn), et surtout son classement protégé autour de la 330e place, activable sur une poignée de tournois, Pecotić a une toute petite chance de rentrer dans le tableau de qualifications. Le vendredi 10 février au soir, il s’inscrit sur la liste d’attente et dépose ses raquettes à corder. Le samedi matin, alors qu’il passe les rechercher pour aller jouer avec son patron, la superviseur le prévient qu’il « ferait bien de rester dans les parages ». Emoji clin d’œil appuyé. Trois minutes (!) avant le premier match, le dernier domino tombe : le Japonais Yosuke Watanuki, 112e mondial, vient de déclarer forfait, propulsant Pecotić dans le tableau pour y affronter l’Américain Stefan Kozlov, 222e. Au moment d’introduire Pecotić, le speaker, pas au courant du changement de dernière minute, appelle Watanuki au micro. Pecotić préfère en sourire. Son histoire, c’est celle du mec qui n’est jamais censé être là, toujours dans un temps de retard. Mais cette fois, pour trois minutes, il est à l’heure de l’alignement des astres. Il éclipse d’abord Kozlov (7-6 5-5, abandon), puis un autre Américain, Tennys Sandgren, 223e et double quart-de-finaliste à l’Open d’Australie en 2018 et 2020, dans le match pour le tableau final (3-6 6-3 6-2). À 33 ans, voilà Pecotić enfin à portée d’oreille du fameux chant des sirènes.
Pour ne rien gâcher, exactement comme il l’avait pressenti avant le tirage et confié à un ami, le genre de prédiction qui passe une fois sur 100, il hérite de Jack Sock – ancien n°8 mondial – au premier tour, lui assurant ainsi de jouer le mardi soir sur le central de Delray. « Vainqueur de Wimbledon en double, ancien top 10, vainqueur de Bercy en simple… Pour moi, c’est comme si c’était le match du titre », livre Pecotić. Une National 2 qui tire une Ligue 1 en souffrance en Coupe de France. Reste juste un dernier détail à régler d’ici mardi… « Patron, je peux poser mon après-midi ? La raison ? Je vais disputer mon premier match ATP. »
Djokovic : « On se voit bientôt sur le court, mon frère »
Son e-mail « All » envoyé – « d’habitude, c’est pour annoncer qu’on va chez le dentiste » –, la photo de Sock peut-être préalablement imprimée en format A4 et punaisée au-dessus de son bureau, Tyson dans les oreilles, Pecotić s’avance sur le Center Court de Delray Beach, d’une capacité de 8 200 personnes, pour le rendez-vous de sa vie, le bal des occasions saisies. Il est nerveux, voit les quatre premiers jeux défiler (0-4) sous les yeux de son patron, assis dans son box. Et de Venus Williams. Et de… Mike Tyson en personne, qui a élu résidence en Floride, et dont la fille de 13 ans est un espoir national. Alors, Pecotić enclenche l’œil du Tigre. Aux deuxième et troisième sets, il envoie tout valser (2-6 6-2 6-2) pour humilier Sock et devenir le deuxième joueur le plus âgé (33 ans et 7 mois) depuis 1990 à s’imposer sur le circuit ATP pour la première fois. Pecotić jubile, hausse les épaules, semblant ne pas y croire. Cela n’arrive pas qu’aux autres. En l’occurrence, cela n’arrive qu’à lui. Et cette fois-ci, le speaker a potassé. « De nombreuses personnes ici ignorent que vous avez un job à plein temps en dehors du tennis. Vous étiez sur Bloomberg [une chaîne TV couvrant l’actualité business] ce matin. Que vous faudrait-il pour devenir joueur de tennis professionnel à plein temps ? Une victoire de plus ? Le titre ? » Et Pecotić de répondre : « Je ne sais pas, je crois qu’il faudrait demander au public. Est-ce que je devrais me redonner une nouvelle chance ? » Leur réponse est sans équivoque. « Yeahhhhh ! » De retour aux vestiaires, Pecotić envoie un texto à son ancien coach de Princeton, Billy Pate : « House money xxx. » Trois croix pour ses trois adversaires battus. Comme à la belle époque.
Ne jamais oublier d’où l’on vient.
Du soir au lendemain, Matija Pecotić devient une star mondiale, une feel-good story d’ordinaire réservée aux affabulateurs de LinkedIn. La twittosphère s’embrase pour ce héros qu’elle ne connaissait pas au réveil ; Tennis TV compile une vidéo retraçant son parcours, qui restera épinglée sur leur compte pour le restant de la semaine. La défaite de Pecotić au deuxième tour contre le n°55 mondial Marcos Giron – un autre produit du système universitaire, les deux s’étaient d’ailleurs brièvement connus – est anecdotique (6-3 6-3). Entre-temps, il était retourné travailler, le mercredi, essayant tant bien que mal de se concentrer sur « une réunion de quatre heures balayant 43 projets différents ». La tête déjà ailleurs, on l’imagine. Le jeudi soir, son portable vibre encore : « @djokernole vous a tagué dans sa story ». La boucle est bouclée, 10 ans après. « Matija, mon frère ! Tu n’es pas encore fait pour la vie de bureau. On se voit bientôt sur les courts ;-) »
Un jour pas si lointain, il a déjà 33 ans, et nous sommes déjà en 2023, Pecotić dira stop. Pour toujours. Pour l’instant, qu’on se le dise : de retour sur les courts de ses premières amours, après trois longues années à fantasmer les chiffres du tableau de score à travers ceux de ses tractations financières, « Le Tigre de Princeton » is not f*cking leaving.
Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.