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M ou W ?

Lorsque les cinq minutes d’échauffement réglementaires touchent à leur fin et qu’il faut rejoindre son adversaire au filet, la pensée s’accélère et le temps s’épaissit. Pour le toss, l’ensemble des paramètres (soleil, vent, surface, balles, forces et faiblesses de l’opposant) sont pris en considération.

 

« M ou W ? » Combien de fois par jour cette question est-elle posée sur un court de tennis ? Assurément des milliers, tant les raquettes Wilson sont prisées des joueurs de compétition. Certains procèdent en faisant tourner leur cadre comme une toupie à même le sol, tandis que d’autres – plus précautionneux – font pivoter le grip dans une main en prenant soin de cacher le sigle avec l’autre. Pour bien des joueurs, ce petit rituel d’avant-match fait partie des habitudes les plus tenaces. Or, à suivre le règlement à la lettre, le tirage devrait avoir lieu avant l’échauffement et… à l’aide d’une pièce de monnaie. 

 

Pas toast mais bien toss !

Même si la partie s’annonce mal, que ça sent le roussi et que votre adversaire du jour va probablement vous cuisiner avec son jeu de crocodile, ne voyez aucune étymologie culinaire au « toss ». Il ne s’agit pas d’un toast (comme on le lit ou l’entend trop souvent), ni d’une salade qui attendrait d’être fatiguée (deuxième signification du verbe) mais bien d’une pièce que l’on jette. Sans être linguiste, on comprend qu’il est question de tirage au sort par pile ou face : « to toss a coin », ni une « courte paille » ni un « pierre, papier, ciseaux », pas plus qu’un tirage via le logo d’une raquette.

Sans arbitre, cette dernière pratique s’est pourtant mondialement répandue. Si nul ne saurait déterminer l’origine du basculement, il y a cependant tout lieu de croire que la standardisation des logos Wilson au droit des manches de raquettes – associée à la lecture simple, non équivoque et ludique d’un M ou W selon le côté – a largement dû contribuer à la généralisation du procédé.      

Pour les compétitions non arbitrées, l’usage qui consiste à procéder au tirage après l’échauffement s’est également systématisé. Cette légère entorse au règlement trouve sans doute à s’expliquer par l’intérêt mutuel de jauger le jeu adverse avant de décider qui prendra la main au service…

D’aucuns théorisent d’ailleurs sur la meilleure manière de gérer le tirage au sort. Ces spécialistes, férus de statistiques, tentent de transformer le jeu en science ; et s’ils ne peuvent infléchir le hasard, s’en accommodent à coup de stratégies élaborées sur une connaissance fine du règlement. À les suivre, bien commencer un match, c’est avant tout bien négocier le tirage au sort car dans 80 % des cas, le gain du premier set entraînera celui de la partie… 

Choisir de servir ou de recevoir constitue donc une première option qui nécessiterait réflexion. Avec 75 % à 85 % de succès sur leurs mises en jeu, la question ne se pose pas chez les pros. Lorsqu’ils montent sur le court, ils sont spécifiquement échauffés et entrent plus facilement dans la partie que les amateurs. Raisons pour lesquelles Brad Gilbert (ancien n°4 mondial et coach d’Agassi, Murray, Roddick…) recommande aux amateurs de recevoir. Dans son ouvrage au titre évocateur, Winning Ugly, on peut lire : « Quand on reçoit, perdre le premier jeu du match n’a aucune importance. Votre adversaire a simplement fait son travail en remportant son service. On peut donc être plus relâché en jouant ce premier jeu. En revanche, remporter le premier jeu de service adverse permet de servir son premier jeu de service à la fois plus échauffé et plus en confiance, ce qui augmente les chances de virer au premier repos sur le score de 2-1 ou même 3-0 service à suivre. »

On l’oublie trop souvent mais une autre option s’offre au joueur ayant remporté le toss : choisir le côté. Il se peut en effet, pour une multitude de raisons, qu’il soit préférable de débuter la partie d’un côté du terrain plutôt que de l’autre. En outre, ce choix peut également être posé si l’adversaire a gagné le tirage et décidé de servir. Changer de côté peut alors avoir pour effet de déstabiliser le joueur qui a pris ses premiers repères… 

Enfin, il est toujours loisible de gagner le toss et de laisser la main à l’adversaire. Cette stratégie présente le double avantage de s’ériger d’emblée en parfait gentleman – dont le fair-play ne saurait être remis en cause durant la partie – tout en se réservant la possibilité de s’adapter au choix adverse et donc, d’avoir le dernier mot. Certains coaches vont jusqu’à modéliser, via des logigrammes, les stratégies liées au tirage au sort afin d’éviter toute tergiversation à leurs joueurs. Au moment où le sort seul décide de l’issue du toss, cela participe à l’impression de maîtrise si chère aux joueurs de compétitions. 

 

Nadal qui positionne ses bouteilles comme on cherche une lointaine fréquence radio sur un vieux transistor pour atteindre l’alignement parfait.

 

Routine ou pensée magique ?   

Axées sur des hypothèses qui s’ancrent dans le réel mais au demeurant très aléatoires quant à leur véritable efficacité, ces stratégies ont certainement pour bénéfice premier de conjurer le sort lors du tirage. Plus que de préparation ou d’anticipation, il serait alors question de ressources incantatoires. Les sports individuels nécessitent effectivement une force mentale telle, qu’il n’est pas rare de voir les athlètes se réfugier dans une conception de leur environnement direct qui relève de la superstition, voire de la pensée magique. Selon Pascal Boyer – psychologue et anthropologue à l’Université de Saint-Louis (Washington) – croire que ses propres pensées ou qu’un rituel produisent des effets sans qu’un lien causal puisse être établi, aurait pour fonction de rassurer, de réduire les craintes du quotidien et d’éviter ainsi une certaine détresse. Tant que le phénomène est circonscrit, précise-t-il, cela ne pose pas de problème. Cependant, la pensée magique peut conduire aux troubles obsessionnels compulsifs, les fameux TOC. 

Dès lors, où classer les « routines », ces pensées ou comportements automatiquement induits face à des situations précises et qui semblent répondre à une soif inextinguible de contrôle ?  

 On peut distinguer deux grandes familles de routines. La première vise à induire un état de concentration qui relève quasiment de l’hypnose. Il s’agit de faire fi du monde qui nous entoure pour plonger au cœur du jeu et n’être plus qu’un corps en mouvement : replacer son bandeau, choisir sa balle au service, la faire rebondir tant et plus, visualiser le geste à venir, s’éponger de manière récurrente, etc. La seconde relève davantage du rite par la pensée magique qu’on lui confère. L’imagination est fertile et certains sont passés maîtres dans l’art de privilégier le port de vêtements fétiches, de disposer leurs affaires suivant un ordonnancement rigoureux dans leurs sacs, d’éviter de marcher sur les lignes après les échanges… 

Ces habitudes irrationnelles trouvent, dans le creuset des sports individuels, un terrain  fertile pour s’enraciner. C’est que le sport de compétition engendre son lot de remises en question, de doutes et de craintes. Une défaite, particulièrement lorsqu’elle est subie en solo, est toujours difficile à digérer. Alors, surtout durant l’enfance, les compétiteurs s’accrochent instinctivement à des petites habitudes et pensent, de la sorte, pouvoir quelque peu infléchir favorablement le cours des choses. Il suffit d’observer attentivement les meilleurs joueurs mondiaux pour comprendre que certains rituels ont plutôt la peau dure. Parfait exemple de pensée magique ritualisée : Nadal qui positionne ses bouteilles comme on cherche une lointaine fréquence radio sur un vieux transistor pour atteindre l’alignement parfait – répondant sans doute à celui de certaines planètes ou à une autre logique tout aussi alambiquée.

Pour les psychologues, le but est clair : maintenir l’illusion d’un contrôle absolu de la réalité dans le but d’apaiser les angoisses. 

 

Sémiologie 

Avant de faire tourner la raquette sur elle-même et de se remémorer les schémas stratégiques censés octroyer un premier avantage sur l’adversaire à l’issue du tirage, d’aucuns laisseront peut-être leur esprit voguer à la vue du célèbre logo. Plus question de routine, d’augure ou de superstition mais de connotations et de signifiants personnels. 

Il ne s’agit ni d’accorder à la lettre plus de sens qu’elle en a, ni d’y percevoir une clef figurative, voire divine. Entre la raison occidentale qui y voit un commutateur négligeable et le statut de symbole à part entière de l’alphabet kabbalistique, où situer la lettre – synonyme de performance et de fiabilité – qui estampille au fer rouge le prolongement du bras du joueur ? 

À chaque joueur son « M » : comme un pont entre deux rives, les échanges seront plutôt longs, construits. Le M, c’est la mère qui renvoie au foyer et au besoin de protection. La lettre fermée, les schémas défensifs se profilent…

« W » : la lettre s’ouvre, la flamboyance est de mise. Le V de victoire est doublement marqué et les bras sont tendus vers le ciel…   

In fine, peu importe de gagner ou de perdre le tirage au sort. « M » et « W » constituent les deux faces d’une même pièce, le yin et le yang. Un symbole d’équilibre qui convient parfaitement à la raquette que vous tenez entre les mains et qui constitue le premier avantage sur lequel vous pouvez réellement compter.  

 

Article publié dans COURTS  n° 2, été 2018.