L’inoubliable Arthur Ashe
Par Chris Bowers
Traduit par Christophe Thoreau
Si les couvertures de magazine avec Serena Williams font partie de notre quotidien et n’ont finalement plus rien d’exceptionnel, à l’inverse, que dire de la Une du magazine Life, en septembre 1968 ? Cette couverture avec Arthur Ashe, c’est peu de le dire, aura fait date.
« L’élégance glacée d’Arthur Ashe » : tel était le titre qui accompagnait une photo d’action du champion américain, tout de blanc vêtu, raquette Wilson en main, court en gazon de Forest-Hills en arrière plan. « Glacée » ? Fallait-il y voir une critique ? Une attaque contre celui qui venait de remporter les Internationaux des Etats-Unis ? Bien au contraire, cette expression résumait à la perfection le parcours d’un des plus grands pionniers de l’histoire du sport. Car Ashe avait dû enjamber bien plus d’obstacles dans sa vie que la plupart des champions de tennis.
Ashe est né en 1943 à Richmond, Virginie. Il était le fils d’un policier chargé de surveiller les installations sportives interdites… aux noirs. Le père d’Arthur Ashe avait enseigné très tôt à ses deux enfants que la meilleure façon, pour eux, les petits noirs (encore appelés les nègres à l’époque) de rester à l’écart des ennuis était de ne pas se battre avec des blancs et d’être polis au possible devant toute forme d’autorité.
Arthur a toujours retenu et appliqué cette leçon. Et plus encore lorsqu’à sept ans, il s’est découvert des aptitudes pour le tennis, ce sport de blancs. Il fut soutenu par un certain Robert Johnson, un fan de tennis noir, bien décidé à faire avec Arthur ce que Jackie Robinson avait réussi dans le baseball : devenir le premier noir à s’imposer dans la Ligue nationale, la MLB, en se montrant bien souvent meilleurs que les blancs. Ainsi, Ashe a appris à marcher dans ses pas.
Le comportement d’Arthur a parfois été qualifié de «conservatisme noir». Mais il a toujours gardé sa dignité face aux nombreuses provocations dont il a fait l’objet partout dans le monde. Ashe n’a jamais contesté une décision arbitrale, ne s’est jamais embrouillé avec un adversaire, s’attirant ainsi les foudres de nombreux membres de la communauté noire. Analysant le comportement de du champion américain (retenue, respect envers les adversaires ou les officiels quelle que soit la façon dont ils l’avaient traité), l’historien du tennis Robert J. Lake a expliqué que les victoires d’Arthur Ashe avaient bousculé une idée reçue au sein de la communauté blanche selon laquelle « les athlètes noirs sont arrogants et désobéissants ». Mais pour beaucoup « de son camp », il fut considéré comme un « traitre ».
En 1961, Ashe est devenu le premier vainqueur noir des championnats scolaires nationaux. Un succès qui a d’ailleurs poussé les organisateurs à déménager le tournoi de Virginie au Massachusetts l’année suivante. La communauté du tennis craignait qu’il y ait désormais trop de non-blancs en compétition.
Dans son livre de mémoires « Jour de Grâce » (Belfond), rédigé alors qu’il se savait condamné -et publié après sa mort en 1993- Ashe écrivait notamment : “Pendant les 17 premières années de ma vie, les blancs de Virginie m’ont dit ce que je pouvais faire, dans quelle église je pouvais aller, quel taxi je pouvais prendre, où je devais m’asseoir dans le bus, dans quels magasins je pouvais essayer un manteau. Puis, au cours des 17 années suivantes, ce sont les militants noirs qui ont essayé de me dire, une fois encore, ce qu’il fallait penser et faire. » Conséquence, Ashe n’a jamais participé à aucune manifestation anti-ségrégationniste, une démarche qui lui valut les reproches de nombreux membres de la communauté noire. Ashe était critiqué d’un côté parce qu’il gardait sa dignité dans un sport de blancs, de l’autre, pour ne pas faire campagne en faveur des droits des noirs.
Malgré le traitement le plus souvent infligé aux noirs, Ashe, en bon patriote, s’est enrôlé dans l’armée américaine où il a atteint le rang de lieutenant. En 1963, il devint à 20 ans, le premier joueur noir à faire partie de l’équipe américaine de Coupe Davis qualifiée cette année-là pour la finale, avant de disputer son premier match à enjeu, deux ans plus tard. A ce propos, il déclara tard : « gagner une place dans mon équipe nationale a été mon triomphe ultime sur toutes les personnes qui, dans le Sud, s’étaient opposées à ma carrière au nom de la ségrégation. »
En cette année 1968, la plus agitée depuis la seconde guerre mondiale, Ashe ne peut plus éviter l’engagement politique. Poussé à défendre la cause noire par Jesse Jackson, futur candidat à la présidence des États-Unis, Ashe s’y refuse dans un premier temps avant de se résoudre à prononcer un discours devant un public majoritairement noir. Il y explique que les leaders du mouvement des droits des noirs ont besoin de modérés comme lui pour renforcer leur crédibilité. Ashe a donc réussi à transformer sa propre forme de protestation -contrainte, souvenons-nous des leçons de son père- en un rôle reconnu comme légitime dans la lutte.
On ne saura jamais si le fait d’avoir endossé le costume de personnalité respectée a consolidé sa confiance pour l’US Open 1968, mais qu’importe. Toujours est-il qu’en septembre de cette année-là, Ashe a remporté les premiers Internationaux des Etats-Unis de l’ère Open, devenant ainsi le premier homme noir à empocher un titre majeur dans le tennis. En quarts de finale, Ashe avait eu à disputer un match très teinté politiquement : un duel face à Cliff Drysdale, originaire d’Afrique du Sud, le pays qui avait légalisé l’apartheid. Ashe avait toujours refusé de se rendre là-bas. Il fit même part de son envie de ne pas affronter Drysdale. Mais le Sud-Africain, futur patron très respecté de l’ATP naissante, était opposé à la ségrégation raciale. Alors Ashe accepta le combat. Et s’imposa.
Le garçon noir de Virginie était donc devenu le Jackie Robinson du tennis réalisant ainsi le rêve de son mentor, Robert Johnson. Au musée du Hall of Fame de Newport, le panthéon du tennis, on peut encore lire le télégramme que Robinson avait envoyé à Ashe après la victoire de son poulain à l’US Open. Robinson, l’un des héros d’Ashe, avait écrit: «Fier de ta grandeur de joueur de tennis. Fier de ta grandeur d’homme. Ta position désormais doit combler le fossé entre les races, inspirer les noirs du monde entier, et également sensibiliser tous les Américains.»
Et voilà donc Ashe en couverture de Life, sa Wilson chérie à la main ! Mais à y regarder de plus près, les photos de l’époque montrent un Arthur Ashe le plus souvent entouré de blancs, y compris ceux qui lui avaient contesté jusqu’au droit de rentrer sur un court. C’est ce qui l’a poussé à devenir cet être de sang-froid et de dignité. La rédaction de Life avait donc tout compris: Ashe a effectivement dominé le monde du tennis avec une élégance glacée.