Lignes de saison
Par Laurent Ajina
Une conversation entre Laurent Ajina, Elsy Lahner (conservatrice d’art contemporain à l’Albertina de Vienne) et Alexander Giese (directeur de la galerie Giese & Schweiger de Vienne)
Elsy Lahner : Le tennis est un sport et une passion pour vous deux, mais même si je ne le pratique pas, j’ai aussi un lien avec cette activité. Je pense que c’est toute l’esthétique du tennis – je connais la balle depuis que je suis enfant et cela m’a toujours fascinée de voir comment elle se comporte, comment elle sonne et comment elle rebondit sur le sol. Je pense qu’il y a quelque chose de spécial dans toute cette expérience : comment les gens sont habillés, à quoi ressemble le court, etc. Cela a-t-il une influence sur votre travail ? La beauté du tennis est-elle peut-être aussi la raison pour laquelle vous avez commencé à jouer ?
Laurent Ajina : Eh bien, j’ai commencé à taper la balle contre un mur pendant presque trois ans. J’ai grandi dans un quartier de Paris sans club de tennis et j’ai joué exclusivement contre un énorme mur, de cinq à neuf ans environ, sans interruption. Cette routine de jouer contre moi-même n’a peut-être pas été le meilleur départ pour devenir un bon combattant sur le court, car aujourd’hui je ne joue pas seulement pour gagner. C’est vrai, ce que vous avez dit à propos des vêtements, des sons et des couleurs, mais il y a aussi cet autre aspect du tennis : c’est un domaine d’expression très compétitif. C’est presque comme si vous étiez un gladiateur dans une arène qui doit gagner. Mais comme je l’ai dit, j’ai commencé à jouer tout seul et j’ai juste entendu le son de la balle qui rebondissait sur le mur, ce qui a instillé en moi un certain rapport à l’architecture, à l’espace, à la géométrie et au rythme. Aujourd’hui, j’ai un écran dans mon atelier qui diffuse en continu des matchs de tennis. J’aime avoir l’écran allumé. Suivre les matchs, c’est comme suivre le changement de saison : il y a des surfaces de couleurs différentes, du bleu indigo au rouge et au vert vif, ce qui fonctionne pour moi comme une sorte d’installation de couleurs. Et même si je ne regarde pas le match, il a une présence très forte en termes de couleurs et de sons.
Alexander Giese : Il faut dire que Laurent joue au tennis de manière très esthétique, son revers est tout simplement magnifique. Donc quand nous jouons ensemble, je préfère le regarder jouer son revers plutôt que de m’occuper de mon propre jeu.
L.A : C’est une sorte de miroir : vous pouvez voir votre adversaire et vous êtes connectés par une certaine symétrie de mouvement. Mais c’est un miroir déformé, vous n’êtes jamais en contact direct avec votre adversaire, vous devez plutôt ressentir ce qu’il fait. Faire tourner cette petite sphère jaune qui ressemble au soleil et créer ainsi son propre espace a aussi une sorte de dimension cosmologique. Je joue beaucoup, comme Alexander. Nous jouons beaucoup, nous nous entraînons beaucoup, cela fait partie de notre équilibre, cela fait partie de notre vie.
A.G : Le tennis est un Yin et un Yang, c’est un art pour nous deux.
E.L : La balle de tennis elle-même est comme le Yin et le Yang, les deux côtés s’imbriquant comme dans le symbole, mais de façon tridimensionnelle.
A.G : Le début de notre amitié, il y a quinze ans, était fortement ancré dans le tennis. Nous avons joué dans un petit club du Burgenland proche de la frontière hongroise et j’ai été très impressionné. Je pense que Laurent a été l’un de mes premiers adversaires internationaux. Et j’ai tout de suite ressenti l’enthousiasme que nous partagions.
L.A : Je me souviens d’un réveillon que nous avons passé chez toi. Tu m’as dit que tu avais participé à un camp de tennis à la Nick Bollettieri Tennis Academy en Floride, qui offre les meilleurs entraînements au monde. J’y étais également allé. Nous avons découvert que nous avions ce lien extraordinaire. Je rêvais de cette académie depuis de nombreuses années, et mon père m’a proposé d’y aller après avoir terminé mes études.
A.G : En effet, mais Bollettieri n’a pas réussi à faire de nous des joueurs de tennis professionnels, ce qui nous a permis de nous diriger vers un autre domaine : les arts, où nous sommes également liés. Le fait que nous partagions également cette passion nous a facilité les choses dès le début.
E.L : D’où est née l’idée de cette coopération ?
A.G : Je ne sais pas quand cela s’est produit. Nous avons maintenant ce nouvel espace à la galerie, avec des murs plus grands, et je pense qu’à un moment donné, nous nous sommes dit : « OK, essayons de faire quelque chose ensemble ». Il était tout à fait clair que ce serait lié au tennis. Nous avons programmé notre exposition durant l’Erste Bank Open de Vienne qui se déroule à la Stadthalle vers la mi-octobre. Comme Laurent a étudié l’architecture et que la Stadthalle est un site architectural intéressant à Vienne, nous avons pensé que notre exposition devait être liée à ce tournoi. Il y a donc quatre tableaux liés aux tournois du Grand Chelem et un à l’Erste Bank Open. C’est le concept que nous avons développé lors de notre premier entretien, et nous nous y sommes tenus. Pour moi, c’est un rêve devenu réalité de pouvoir relier ces deux grandes passions et de faire en sorte que le tennis soit présent sur le lieu où je travaille.
L.A : Je me suis rendu compte ces dernières années que le tennis était lié à mon art. Cela n’a pas toujours été évident. Lorsque des problèmes de jambes m’empêchaient de m’entraîner, le terrain me manquait et j’ai donc loué un court de tennis juste pour m’y asseoir et lire, pour être là.
E.L : Vraiment ? C’est magnifique.
L.A : Oui, parfois je viens regarder Alexander s’entraîner. Je ne porte pas de vêtements de tennis, je viens juste m’asseoir et regarder.
E.L : Je peux m’identifier à cela. Quand j’étais enfant, mon père avait un restaurant adjacent à une salle de tennis, et j’adorais m’asseoir là, regarder et écouter les gens jouer. Je n’ai jamais joué moi-même, mais je comprends pourquoi vous aimez vous asseoir sur un court.
L.A : Il y a un mystère autour de la taille et des dimensions d’un court de tennis. Pour moi, un terrain de football est trop grand, alors qu’un court de tennis est tout simplement parfait. C’est comme une pièce, comme un endroit où l’on pourrait vivre, il a les proportions d’un appartement ou d’une maison. Bien que la télévision soit allumée sur des matchs en continue dans mon atelier, le court de tennis me manquait dans sa dimension physique. C’est pourquoi j’ai loué un court pour m’y promener. Je me suis approché très près des lignes et j’ai regardé chaque détail dont on ne se rend pas compte quand on joue. J’en suis venu à voir le court comme un plan géométrique.
A.G : Je peux aussi comprendre ce sentiment. Après avoir joué sur de la terre battue, le court est marqué en tous sens, vous passez le filet et vous vous assurez que les lignes brillent à nouveau. Pour certaines personnes, c’est juste quelque chose qui doit être fait, mais moi, j’aime prendre soin du terrain et lui redonner un bel aspect.
L.A : Tu as raison, un court de tennis est l’essence même d’un jardin zen : un jardin fait de pierres sans végétation, et vous en prenez soin avec cet outil en bois. C’est un moment d’introspection très particulier après chaque match que de déplacer le sable et de voir les lignes à nouveau nettes – nous faisons du jardinage, en quelque sorte.
E.L : Comment vos œuvres sont-elles liées au tennis ? Quel est le concept sous-jacent ?
L.A : Il y a un lien étroit entre la respiration, la liberté et le mouvement lorsque je travaille. En traçant au plafond une ligne d’un mètre de long perché sur une échelle de cinq mètres de haut, j’éprouve la même sensation que lorsque je joue un revers à une main sur le court. Mes peintures montrent des formes carrées ou rectangulaires reliées par des lignes perpendiculaires et parallèles. Ces formes sont également liées aux technologies et à la façon dont nous interagissons constamment avec tous ces écrans sur les téléphones portables et autres. Dans mon grand chaos de lignes, j’aime ouvrir ces fenêtres qui fixent le regard et me permettent d’introduire des émotions par la couleur. Les possibilités d’interaction avec les couleurs sont infinies, et les courts de tennis peuvent être colorés de vingt façons différentes. L’architecture des stades varie également. Chaque stade de tennis est une œuvre d’art – le court de l’Open d’Australie ressemble à une installation de James Turrell lorsque le toit est ouvert sur la nuit.
E.L : Mais un amateur de tennis serait-il capable de faire la différence entre un tournoi et un autre en regardant simplement vos peintures sans voir les titres ? Reconnaîtrait-il simplement les couleurs ?
L.A : Je pense que les aficionados le pourraient. Il y a quatre tableaux, et chacun d’entre eux a ses spécificités. Le site de l’Open d’Australie ressemble à une piscine bleue ou à un lagon. Je pense que c’est le stade le plus récent. Il a été construit comme une œuvre d’art, avec tous ses néons et ses publicités. Après cela, il y a les Internationaux de France au Stade Roland-Garros, où l’on revient sur terre avec le sable rouge et tous ses morceaux fragmentés. Puis vous passez à Wimbledon, qui est un jardin anglais, sans publicité et avec uniquement des vêtements blancs. C’est minimaliste au plus haut point ; c’est beau et cela procure un sentiment très spécial à chaque joueur, je pense. Enfin, il y a l’US Open : il y a beaucoup de bruit, tout le monde parle, on sent l’odeur des hamburgers, les avions passent au-dessus du central, c’est très urbain à l’image de New York, qui a été le berceau du hip-hop et du street art, et ça se ressent sur le court.
A.G : Je pense que si quelqu’un s’intéressant un minimum au tennis voyait ces quatre tableaux dans un ordre aléatoire et qu’on lui demandait de les replacer dans l’ordre des tournois du Grand Chelem, il serait capable de le faire correctement. On ne le voit pas, parce que ça ne se dit pas, mais on le sent.
E.L : Oui, c’est tout à fait logique, comme vous venez de l’expliquer.
L.A : Mais il n’y a pas que les couleurs, la façon dont j’ai organisé les formes est très spécifique à chaque tournoi. L’Open d’Australie est une sorte de piscine, donc vous avez ces tons bleus qui ressemblent à des reflets. Le tableau de Roland-Garros comporte des petits morceaux et des fragments, comme des grains de sable. Le tableau de Wimbledon est comme un jardin anglais, un labyrinthe. Et le tableau de l’US Open revient aux couleurs et au chaos organisé, c’est très énergique. Ce qui est important pour moi, c’est que mes peintures ne soient pas des illustrations de courts de tennis. Vous pouvez peut-être trouver une ligne et un petit carré et les utiliser comme un accès pour comprendre l’ensemble du tableau, mais ce n’est pas une illustration.
E.L : Pouvez-vous traiter le tournoi de Vienne de la même manière ? Ou bien est-il complètement différent et appelle-t-il une autre approche ?
L.A : C’est différent. Comme je suis les matchs sur un écran, il y a toujours cette distance. Chaque court de tennis est une nouvelle aventure. La Stadthalle est un endroit magnifique, c’est plein de bleus et de gris et de petites touches de rouge. Je ne classe pas mes émotions en fonction des différents courts, chaque court est beau. Au Cameroun, il existe une école de tennis pour les enfants défavorisés, l’Oyebog Tennis Academy. Là-bas, ils ne se contentent pas de jouer sur des courts, ils peignent aussi des lignes dans les rues, c’est incroyable. C’est la même chose que de jouer au football avec une canette de coca vide. C’est une question de mentalité, d’attitude, il s’agit de créer son hétérotopie personnelle, comme l’appelle Foucault, on crée son propre espace, sa propre maison, un espace où l’on se sent bien.
E.L : Votre propre jardin zen.
A.G : Et nous ne nous contenterons pas d’accrocher les tableaux au mur, mais nous créerons une scénographie ici. C’est pourquoi nous venons de commander une machine qui lancera des balles de tennis à travers la galerie. Tous ceux qui viendront et apprécieront l’exposition pourront ramener une balle de tennis chez eux en souvenir. La simple sensation de tenir une balle de tennis dans ses mains est tout simplement magnifique.
L.A : C’est une question de plaisir. Je suis un peintre français, et l’histoire de la peinture moderne connaît Bonnard, Matisse, Léger, et bien d’autres artistes français qui se sont tournés vers le plaisir et la beauté. Je suis profondément lié à cet âge d’or de la peinture, de la beauté, de la lumière, des surfaces. Pour moi, un tableau doit transmettre un sentiment positif. C’est comme lorsque vous allumez un écran : vous choisissez généralement quelque chose qui vous donne une grande énergie et vous fait peut-être changer d’humeur. C’est une exposition sur ce plaisir.
E.L : En tant que conservateur d’art depuis de nombreuses années, j’ai l’habitude de travailler avec des espaces abandonnés, et l’on trouve plusieurs anciens courts de tennis en périphérie de Vienne qui sont si beaux.
L.A : C’est vrai, nous parlions de belles couleurs et de belles choses, mais il y a aussi cette désolation de quelque chose de vieux qui n’est plus utile. Il y a tous ces espaces abandonnés, comme les stations de bus au milieu de nulle part ou les vieux courts de tennis. Dans mon travail, il y a ce chaos dans lequel les couleurs fortes servent de moyen d’organisation, mais toutes les peintures du Grand Chelem partagent le même fond gris qui ressemble à quelque chose qui tombe en morceaux ou qui disparaît. C’était important, j’ai utilisé des pinceaux abrasifs pour créer l’effet de quelque chose de vieux qui a été utilisé, et j’aime ce contraste. Le tennis, ce n’est pas seulement des néons et des choses propres, c’est aussi le chaos, la déception et la tristesse qui vous envahit lorsque vous perdez des points. Ce n’est pas superficiel. Quand je travaille, je commence par une couleur, un petit morceau de jaune, par exemple, et je regarde quelle couleur sera la suivante. La peinture se développe comme une partition, comme une musique, elle est liée au son.
E.L : Comme une symphonie ou un morceau de jazz qui, à partir d’un certain rythme, d’un motif simple, se condense de plus en plus. Et comme dans le jazz, vous improvisez également au cours du processus. En même temps, vous procédez comme pour faire un collage. Vous construisez vos œuvres couche par couche. Les formes colorées et les lignes noires se relaient, se chevauchent.
L.A : Vous avez raison, comme je l’ai mentionné, la musique joue un rôle très important dans mon travail, j’aime parfois la jouer très fort, et cela m’aide à ne pas trop penser pendant que je peins ou dessine et à entrer dans un processus où je ne suis pas totalement conscient – au tennis, quand tout coule et se passe bien, on appelle cela être dans la zone. En ce qui concerne les peintures colorées de l’année dernière, j’avais ce sentiment d’être dans la zone. Alors que la couleur a un impact direct sur le cerveau et peut être ressentie de loin, mes lignes sont similaires à de l’écriture et il faut être plus près du tableau pour bien les assimiler.
E.L : Vous utilisez la couleur depuis quelques années. Avant cela, vos œuvres étaient majori- tairement en noir et blanc et exclusivement dessinées au marqueur sur des supports très variés. Vous vous orientez de plus en plus vers le domaine de la peinture sur toile ? Quel rôle joue le dessin pour vous ?
LA : Comme je dessinais beaucoup, je pensais plutôt à l’architecture et à la façon dont les choses se développent. Aujourd’hui l’impact de la couleur est très intense, il s’agit de textures et de matériaux, et comme notre monde est tellement numérisé, je veux l’utiliser pour ajouter une touche matérielle. Je n’abandonne pas le dessin, il est toujours présent, mais il est plus caché et constitue la base de mon travail actuel, tandis que l’ajout de la couleur est davantage lié à toutes les dimensions de notre monde et à ce qui rend la vie plus agréable.
Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.