L’homme au chapeau
Par Myriam Bouguerne
Vers 1921, après s’être essayé à la fois à la peinture expressionniste et constructiviste, l’artiste allemand Anton Räderscheidt s’aventure avec succès dans le mouvement de la Nouvelle Objectivité et crée des œuvres telles que « Begegnung I » (Rencontre 1). On y découvre une rue tout à fait déserte et cliniquement propre avec en arrière-plan un immeuble de style industriel apparemment inhabité. Au centre de l’image et de ce décor oppressant est placé un couple. L’homme coiffé d’un chapeau en feutre, qui semble représenter l’artiste, fait face à la « femme pur-sang », celle-ci est calquée sur l’artiste Marta Hegemann, la partenaire de Räderscheidt de l’époque. Mais contrairement à ce qu’indique le titre de l’œuvre, il n’est pas question d’une rencontre entre les deux personnages. En effet, ceux-là se tiennent à des angles opposés, ils ne se regardent pas. Une ambiance tendue et inhibée prévaut.
Une ambiance qu’Erich Kästner a capturée dans la première strophe de son poème « Sachliche Romanze » (Romantisme factuel) en 1928 : « Après s’être connus pendant huit ans / (et on ose dire qu’ils se connaissaient bien) / Leur amour s’est soudainement perdu. / Comme les autres perdent une canne ou un chapeau. »
Les peintures de Räderscheidt ne se concentrent pas toujours sur des couples solitaires et détachés, mais durant les années 20 et sa période Nouvelle Objectivité il va explorer sa relation avec sa compagne, Marta Hegemann, et plus généralement la relation entre les sexes à travers une vision froide et cynique de la société. Souvent, les images sont dominées par une figure masculine solitaire. Parfaitement vêtu, peut-être trop – le costume fait penser à une armure -, l’homme se tient dans un décor architectural angoissant, et semble tellement perdu qu’on aurait presque envie de se précipiter vers lui pour l’aider. Selon l’historien de l’art Günter Herzog, les images de Räderscheidt sont considérées comme « des modèles de l’objectivation et de l’isolement des personnes dans la société industrielle moderne ». Il s’en dégage une tension particulière. On sent que ses œuvres pourraient facilement glisser dans un comique qu’on retrouve dans le cinéma muet et burlesque de Buster Keaton ou Jacques Tati. On pourrait aussi penser aux paysages urbains monumentaux de Giorgio de Chirico, ou aux peintures de personnages surréalistes de Paul Delvaux ou de René Magritte.
Au milieu des années 1920, comme beaucoup de ses contemporains, Räderscheidt a produit un petit nombre de peintures sportives telles que « Die Tennisspielerin » (La joueuse de tennis), de 1926. Trois ans plus tard, l’artiste féministe berlinoise Lotte Laserstein peint elle aussi une joueuse de tennis. Alors que la joueuse de Räderscheidt se tient totalement nue sur le court, surveillée et sous le contrôle d’un homme (l’homme au chapeau), la protagoniste de Laserstein incarne l’émancipation et la confiance féminine.