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Lettre ouverte à Nick Kyrgios

40ème joueur de tennis mondial,
mais tellement plus haut en valeur absolue

© Ray Giubilo

Cher Nick,

Je me permets de te tutoyer, j’espère que tu ne m’en voudras pas. De toute façon, si je t’adressais cette lettre un jour, je te l’écrirais dans ta langue maternelle qui ne s’embarrasse pas de ce genre de différenciation futile. Et si, par le miracle d’Internet, cette missive finissait par te parvenir, à la manière d’une bouteille jetée dans les méandres du Web, tu te la ferais traduire, ce qui rendrait ce paragraphe complètement nul et non avenu.

Je t’écris à la suite de ton message adressé à ta communauté via ton compte Instagram le lundi 6 avril 2020. J’en retranscris ici le contenu brut, sans prendre la liberté de le traduire : 

« If ANYONE is not working/not getting an income and runs out of food, or times are just tough…
Please don’t go to sleep with an empty stomach. Don’t be afraid or embarrassed to send me a private message. I will be more than happy to share whatever I have. Even just for a box of noodles, a loaf of bread or milk. I will drop if off at your doorstep, no questions asked ! » 

A la lecture de ces lignes, rapidement relayées par la plupart des instances médiatiques en lien avec le tennis sur leurs réseaux sociaux, deux réactions diamétralement opposées – un peu comme ton talent et certaines de tes prestations parfois jugées indignes de celui-ci – me sont immédiatement venues. Je n’arrivais pas à savoir si ton geste était incroyable ou incroyablement naïf.

J’avoue avoir trop vite raisonné de manière pragmatique. Un peu comme nos gouvernements qui débutent leurs conférences de presse par l’économie avant de passer à la santé, somme toute secondaire dans le fonctionnement de nos nations capitalistes. « Que se passera-t-il si tu reçois des messages de Syrie ou tout simplement de l’autre bout de l’Australie ? », ai-je pensé. J’étais évidemment passé à côté du message essentiel de ton appel virtuel.

© Art Seitz

Ce message essentiel se décline en hashtags, ceux qui suivent le texte que j’ai retranscrit plus haut dans ton post original. #JoinTheCause #CopyAndPasteIfYouCanAndAreWilling. Les Etats-Unis ont prévu d’injecter 1500 milliards de dollars pour relancer leur économie. En Chine, c’est 400 milliards de yuans qui vont y passer. En ce qui concerne l’économie mondiale, c’est 5000 milliards de dollars qui sont préconisés par le G20 pour stabiliser le patient capital. Je ne sais pas toi, mais moi j’ai un vertige soudain. A plus petite échelle (enfin, façon de parler, surtout vu depuis les premiers échelons de ladite échelle), Roger Federer et Novak Djokovic ont déjà effectué des versements d’1 million chacun à leurs pays respectifs. Rafael Nadal s’est fendu d’une vidéo appelant aux dons à la Croix Rouge. Tous ces champions comptent sur le soutien d’autres multimillionnaires en leur demandant aussi de #JoinTheCause en quelque sorte. Tous les chiffres mentionnés jusqu’ici sont inimaginables pour le commun des mortels que nous sommes et c’est justement là que ton message, Nick, sera bien plus porteur que celui de tes puissants collègues.

Comprends-moi bien, je ne suis pas en train de critiquer les gestes charitables du Big Three ou de quiconque en cette période de crise. Je ne me prononcerai pas non plus sur les montants débloqués par les trésoreries de certaines des nations les plus riches du monde ni sur leur décision de le faire uniquement dans ce contexte précis car leur importance, leur existence et leur provenance défient mon imagination. Mais si ce soir, après avoir applaudi les professionnels de la santé, de l’alimentation et les autres membres des métiers essentiels à notre survie depuis mon balcon du troisième étage, j’ai envie de faire quelque chose de plus terre-à-terre au-delà du symbole, je sais maintenant vers quel message me tourner.

En effet, contrairement à Roger Federer, je n’ai pas accumulé 93 millions de dollars en 2019, je n’ai pas signé de contrat de sponsoring à neuf chiffres en achetant mon dernier t-shirt et je ne suis pas exactement proche de devenir le quatrième sportif à atteindre la barre du milliard de dollars de gains en carrière. Mais, plus modestement, déposer un paquet de pâtes ou un litre de lait devant la porte d’un voisin âgé, à risque ou en difficulté financière est tout à fait à ma portée. Et c’est là toute la force de ton message, Nick. Il s’adresse VRAIMENT à tout un chacun (« ANYONE », comme tu l’as toi aussi capitalisé). Un peu comme ton tennis et ton personnage, sans lesquels l’ATP aurait encore bien plus de mal à se vendre auprès du jeune public. Quoi qu’en disent tes (nombreux) détracteurs dont je n’ai jamais fait partie, étant moi-même un des fidèles passagers du « Kyrgios Bandwagon » depuis bien des années maintenant.

© Ray Giubilo

Tu ne pourras probablement pas directement assurer l’approvisionnement des pays en proie aux guerres ou à la famine ni même aider plus qu’un pourcentage somme toute minime de tes concitoyens à toi tout seul. Mais si ta publication convainc un nombre respectable de tes 2,3 millions de followers tous réseaux confondus de faire un petit geste, elle aura un impact immédiat sur le quotidien de toute une frange de la population mondiale dont la misère est bien plus ordinaire mais tout aussi réelle en ces temps difficiles. Et souvent tout autant ignorée par les plus nantis de ce monde que celle qui fait d’ordinaire la une des journaux télévisés. 

Merci, Nick. On te reproche souvent d’être le Dr. Jekyll et Mr. Hyde du tennis, l’homme qui peut alterner coups de génie et abandon de poste au milieu d’un affrontement, donations aux victimes des incendies de janvier dernier et pétage de plombs intégral dans l’exercice de ses fonctions. Toutes ces facettes ne font pas de toi un schizophrène. Elles font de toi un être humain accompagné de son cortège de contradictions, comme nous tous. Même si contrairement au citoyen lambda, les tiennes sont généralement scrutées, jugées et parfois amplifiées en mondovision. Merci d’avoir choisi d’être cet humain aujourd’hui. 

Ne péchons pas par excès de candeur, sans ton statut de star de la petite balle jaune, pas grand monde n’aurait été mis au courant de ton action. Mais si tu avais décidé de t’adresser à tes fans du haut de ton piédestal au lieu d’en descendre pour te mettre à leur hauteur, si tu t’étais exprimé de manière impersonnelle à travers ton compte en banque ou via un communiqué de presse plutôt que par ta simple conscience citoyenne, tes mots auraient perdu une bonne partie de leur force. 

Voilà, Nick, je crois que je t’ai tout dit. Je me trouve actuellement dans une position frustrante – mais que je sais également privilégiée – de patient à risque ayant le luxe de rester chez lui la plupart du temps sans crainte salariale. Faute de pouvoir marcher dans tes traces, je me permets à travers cette lettre ouverte de tenter de jouer un très – trop – modeste rôle de relais de ton message. #JoinTheCause.