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L’épaisseur de l’éternité

© Coco Cimino

On n’est pas tous faits du même bois. Les œuvres de Brett Gradel non plus. Son travail de marqueterie tend à faire de chacune d’elles une pièce unique. Parce qu’en créant le concept de marqueterie-fusion qui sublime le bois en le mêlant à d’autres matières et à des métaux précieux, il a réinventé une technique millénaire. Et même s’il peut lui arriver d’utiliser un même dessin pour deux œuvres, le choix de bois et de métaux différents crée une palette de couleurs et d’impressions très éloignée du travail sériel.

À bien y réfléchir, ces infimes différences dans un cadre semblable pourraient à elles seules servir de miroir au tennis. Deux joueurs, un court de dimension standardisée, l’éternelle litanie du décompte des points, une balle de couleur jaune semblable à toutes les balles du monde. Service, coup droit, revers, volée. Lift. Slice. Mais tous les courts dégagent une atmosphère distincte ; le score emprunte toujours son propre chemin ; les joueurs font de cette balle standard une balle toujours nouvelle à coups de services, de coups droits, de revers et de volées dont la technique leur appartient, à grand renfort de lift et de slice qui jamais ne tournent pareil. Variations Goldberg. Jean-Sébastien Balle.

Cet espace familier qui surprend inspire Brett Gradel au quotidien. Une question d’intemporalité que la marqueterie, un art venu de l’Antiquité qui a connu son apogée dans l’Italie renaissante, vient sublimer à travers les dessins contemporains de Brett Gradel : « J’ai l’impression que, sur un court, le temps s’arrête. Il y a une sérénité du lieu. On entend seulement le son de la balle. Soudain, on est coupé du temps : c’est ce que je recherche dans mon travail. Toutes mes créations partent de là, d’une douceur. C’est comme un rêve, un instant figé dans lequel j’aimerais vivre. »

À défaut d’exister dans cet instant figé, Brett Gradel vit sur la Côte d’Azur et on ne va pas l’en plaindre : une enfance passée sur un bateau en Méditerranée, la possibilité dans la même journée de nager, de surfer et d’aller skier en une heure de voiture, celle aussi, pas négligeable, de franchir les frontières italienne, française et monégasque en deux fois moins de temps qu’il n’en faut à Hewitt pour triompher de Baghdatis. 

« Il n’y a qu’ici où je me sente vraiment chez moi », explique Brett Gradel, qui a pourtant parcouru le monde de Majorque au Mexique en passant par la Nouvelle-Zélande et Tahiti et pas forcément dans cet ordre. D’une certaine manière, tout est affaire de textures : celle de l’eau, donc, mais aussi celle des bois avec lesquels l’artiste travaille. Brett Gradel ne peint pas sur ses œuvres : son travail de marqueterie utilise les nœuds et les teintes du bois pour créer des formes, des impressions, des motifs. Du relief. Une illusion de peinture.

© Brett Gradel

Ces textures, il les retrouve là encore sur un court de tennis : « Les terrains sont beaux. Ils dessinent des perspectives infinies avec leurs lignes blanches. Quelle que soit la surface, il y a toujours un sentiment de chaleur qui s’en dégage. Le gazon naturel, la terre battue, le bitume coloré : on se sent accueilli… Même la balle est recouverte d’une moquette chaleureuse. » 

Brett Gradel a découvert le tennis quand il était petit, grâce à son père qui continue à pratiquer tous les jours et se rend chaque année au Masters 1000 de Monte-Carlo. Sans doute Brett n’a-t-il pas le temps de l’y conduire, trop occupé à travailler dans son atelier. Par passion, il a pourtant officié comme chauffeur sur le tournoi pendant plusieurs années. Du club aux hôtels, de l’hôtel aux clubs et parfois un peu plus. C’est à cette occasion qu’il a sympathisé avec plusieurs joueurs de tout premier plan, à commencer par Marin Cilic. « Je lui ai servi de chauffeur pendant plusieurs années sur le tournoi. Il possède un appartement à Monaco, ce qui nous a rapprochés. Il a beaucoup de qualités de cœur. Et comme je l’admire aussi comme joueur, je voulais lui faire un cadeau. »

Ce cadeau, c’est Moon Ball, première incursion artistique de Brett Gradel dans le monde du tennis : un tabouret décoré d’un motif représentant une partie de tennis au crépuscule en été. Une évocation immédiate de cette langueur des matchs à la fin des vacances, quand la chaleur étouffante des longs après-midi encourageait l’enfant que j’étais à attendre la nuit pour saisir la raquette. Bordel : me voilà nostalgique.

Si je parle de moi, ce n’est pas tant par goût de la digression. D’abord parce que c’est la force de l’art que de nous propulser ailleurs, dans l’évocation des moments dont le souvenir ravive le beau ; ensuite parce que Brett Gradel et moi sommes de la même génération et que cette génération, c’est aussi celle de Cilic et de Nadal. Une génération qu’on a vue grandir sur les courts avec l’impression erronée que leur éternel statut de champion les figeait dans un âge abstrait forcément plus mûr que le nôtre. L’impression qu’ils seraient là pour toujours. Et nous aussi, sans doute, à jamais des enfants. 

© Brett Gradel
© Brett Gradel

Nadal, qui a inspiré Brett Gradel pour une autre de ses œuvres, a l’épaisseur de l’éternité. 11 Monte-Carlo, de quoi évacuer la question du vainqueur quand le tournoi commence. Est-ce aussi ça que l’artiste a voulu sculpter dans le bois, figer à tout jamais en s’attaquant à la statue du Commandeur ? La réponse de Brett Gradel est plus simple : « J’aime vraiment Nadal. Il vit et est né à Majorque et j’y ai vécu pendant deux ans. Ce qui est amusant, c’est que j’ai eu un problème de genou là-bas et je suis allé chez un kiné qui, par hasard, était aussi le kiné de Nadal. J’ai montré sa carte de visite à Rafa et il n’en revenait pas qu’un type vivant à Monaco possède la carte de son physio personnel de Majorque. Ça l’a fait beaucoup rire. » 

Plus simple la réponse, plus simple le champion. Tout Nadal est là : un plus que vingtuple vainqueur de Grand Chelem qui rigole d’un rien avec son chauffeur entre deux entraînements. Pas de quoi déplaire à Brett Gradel qui chérit cette simplicité. Son goût pour l’art en découle. Son grand-père était peintre et artisan, sa grand-mère couturière. Il a passé son enfance à leurs côtés : « J’étais toujours derrière mon grand-père, à regarder ce qu’il faisait. Il était vraiment doué pour tout ce qui était manuel. Il était un modèle. Il l’est toujours, d’ailleurs. »

La ligne n’a pas dévié. Joindre le beau et l’utile, réconcilier l’artistique et l’artisanat. Et toujours s’inscrire dans le temps long : c’est aussi le sens de la marqueterie, qui permet de créer des objets durables dans le respect de l’environnement et une logique d’éco-design. Tout ça est très nadalien, parole de pro-Federer. 

Le tabouret représentant Nadal et réalisé par Brett Gradel, que nous vous présentons en couverture de ce numéro, a un destin tout tracé : une fois signé par Rafa, il sera vendu aux enchères et l’intégralité du bénéfice sera versé à sa fondation. Inutile de dire que la démarche, celle du temps long, du don de soi, celle aussi simplement du beau, devrait plaire à Nadal. Même s’il aurait sans doute aimé profiter du tabouret pour l’entourer de ses bouteilles au changement de côté d’un set très accroché. 

 

Article publié dans COURTS n° 12, printemps 2022.