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Le petit bassin

© Nicolas Averty @1oeilaverty

Challenger, de l’ancien français chalongeor : sportif qui défie le tenant du titre. Par extension, le challenger désigne celui sur qui on ne parierait pas sa chemise, fût-elle hawaïenne et trouée, celui à qui l’on peut au mieux souhaiter de prendre, sur le terrain, date pour l’avenir. La mythologie du challenger est indissociable de l’épopée sportive : de Rocky à Rasta Rocket, de Space Jam au Grand Bain, elle irrigue l’imaginaire primaire de tous ceux qui aiment regarder des gens s’affronter sur un terrain. Cette amitié pour la seconde zone nous rappelle à notre humanité. Quel que soit notre degré de narcissisme, on s’identifie plus facilement à Arthur Fils qu’à Roger Federer.

Dans le monde segmenté du tennis, pourtant, les Challengers renvoient à tout autre chose : des tournois mineurs, des espaces où se croisent ceux qui ont tout perdu et ceux qui ne sont rien, pour paraphraser un fan de l’Olympique de Marseille. Le circuit challenger s’apparente pour le profane à une pochette surprise où des jeunes aspirants croisent le fer contre des gloires déchues sous le regard indifférent d’habitués du peloton.
Pas suffisant pour soulever l’enthousiasme des « tennix » ou attirer des diffuseurs nationaux.

Les joueurs, les coachs, les observateurs et les organisateurs de tournois qui sont par ailleurs bien souvent d’anciens joueurs, d’anciens coachs et des observateurs toujours aguerris, vous le diront tous : le niveau moyen du circuit a considérablement augmenté ces vingt-cinq dernières années, à tel point qu’un centième mondial, aujourd’hui, pourrait probablement, anachronisme assumé, botter les fesses d’un top 10 de 1990 au sommet de sa forme. De ce fait, il est probable qu’un deuxième tour à Mouilleron-le-Captif que personne ne regarde aujourd’hui vaut bien une demie de Masters mondo- diffusée il y a trente ans. Il y a là une contradiction majeure au regard de la nature du spectacle proposé.

De quoi baisser les bras ? Ce n’est pas à l’ordre du jour. Directeurs de tournois, officiels de l’ATP et joueurs se démènent pour donner aux Challengers une nouvelle aura médiatique et sportive. Une aura qui pourrait tout à la fois profiter au circuit, aux tournois et au tennis en général. 

© Nicolas Averty @1oeilaverty

No future

Il faut commencer par séparer le bon grain du moins bon grain en opérant d’emblée une distinction salutaire entre Futures et Challengers. Si les premiers correspondent à la troisième division du tennis gérée par l’ITF, les seconds sont organisés par l’ATP et font office d’antichambre du très très haut niveau. Outre par les dotations, les deux catégories se distinguent par un écart immense en termes de structures d’accueil, d’entraînement, d’arbitrage. 

Sur les Futures, les juges de ligne, les ramasseurs de balles et le public sont fournis en option. Rien à voir avec le standard des Challengers qui s’inscrivent pleinement dans une dimension professionnelle. Là où le circuit Future demeure un espace où les tout jeunes se testent et où des espoirs de grandes carrières se meurent, les Challengers, compétitifs, servent réellement de marchepied à ceux qui visent le top 100. Quand ils n’accueillent pas des têtes connues en mal de sensations. Si les Futures servent de pédiluve au grand circuit, le circuit Challenger s’apparente davantage au petit bassin. De quoi apporter le tennis dans des régions qui en sont parfois éloignées. Quand on sait que les trois quarts des ventes de raquettes, en France, se font en Île-de-France, on comprend tout l’enjeu, pour le futur du tennis, d’organiser des Challengers dans les régions. 

 

L’ancrage local du tennis

Matthieu Blesteau est un multi-directeur de tournois. Après avoir monté Quimper en 2011 et Mouilleron-le-Captif en 2013, ses associés et lui ont repris les tournois de Rennes en 2016 et de Brest en 2018. 

Le projet quimperois est né à la fin de la carrière de Jean-René Lisnard, que Blesteau accompagnait sur le tour. Les deux hommes s’entraînaient souvent au club de Cannes et imaginaient y monter un tournoi. Mais la concurrence avec l’ATP 250 de Nice a mis fin à leurs rêves de Croisette après six mois de travail. Qu’à cela ne tienne, ce Breton d’origine s’est tourné vers sa région natale.

À Quimper, Blesteau a trouvé des interlocuteurs intéressés, au premier rang desquels les élus locaux : « Le premier enjeu, pour monter un tournoi de cette ampleur, est de trouver les infrastructures et un appui institutionnel. Quand les collectivités font preuve d’engouement, on fait un grand pas en avant. »

S’ancrer dans un tissu local, mettre en valeur un territoire et proposer un événement à même de fédérer des habitants de la région élargie, voilà de quoi satisfaire tout élu qui se respecte. Les subventions ne tombent pas des arbres : elles s’arriment à un travail de terrain auprès des collectivités et s’intègrent dans un plan plus global de valorisation de la pratique sportive. La démarche RSE est indissociable de la réussite d’un tel projet.

Mais les seules subventions ne suffisent pas à faire bouillir la marmite. Un Challenger, ce sont des prize money, des conditions d’accueil, du personnel à payer… Cet argent-là se trouve dans le privé. Matthieu Blesteau insiste sur l’importance de se tisser un réseau et de l’entretenir : « Il faut se créer un réseau de sponsors, car les Challengers reposent sur un modèle particulier. Certains sont gratuits. En fonction des régions, les budgets sont bâtis à 80 % sur des fonds privés et la billetterie ne représente jamais plus de 3 ou 5 % du budget global. »

Attendez une minute : une billetterie à perte, des joueurs éloignés des cimes du circuit et peu de retombées médiatiques… Par quelle sorcellerie les tournois arrivent-ils à s’entourer de sponsors ? La réponse est à chercher du côté des relations publiques. Pour une entreprise implantée sur un territoire, la possibilité d’inviter des partenaires ou des clients à un événement local qu’elle finance est un atout pour l’image et pour la relation à long terme. Le tennis, malgré le désamour public dont on l’accable à longueur de colonnes, reste un sport très bankable pour les marques. Le volume d’affaires global du tennis se porte bien. 

« Ce travail s’apparente à celui de n’importe quel chef d’entreprise, complète Matthieu Blesteau. Il faut grappiller à gauche, à droite. Plus l’événement est gros, plus la démarche est facilitée. Mais aujourd’hui, je suis heureux quand je regarde le taux de renouvellement de nos partenaires. Si l’on fait bien le suivi et qu’on s’occupe bien des gens, ils restent. »

© Nicolas Averty @1oeilaverty

Du pain et des jeux

Il n’empêche que l’ancrage local ne garantit pas un beau tableau. Pour attirer les foules et donc pérenniser le tournoi, encore faut-il proposer du spectacle. Et parce qu’on ne peut pas proposer de spectacle sans des joueurs de qualité, le relationnel est la meilleure arme, surtout quand il se double d’une prestation de qualité. Matthieu Blesteau se réjouit d’avoir par exemple pu fidéliser Richard Gasquet à l’Open Blot de Rennes : le résultat d’une bonne communication avec Nicolas Mahut, qui dirige le volet sportif de l’événement, mais aussi d’une assurance sur les conditions de jeu, d’accueil et de compétition. Le serpent se mord la queue : pour attirer du monde, il faut un beau plateau, mais les joueurs ne viennent pas pour jouer devant des travées vides.

Il faut dire que la concurrence est rude entre les différents tournois. Rien qu’en France, en 2022, 15 Challengers ont été organisés tout au long de l’année, 27 en Italie, championne en la matière. Des chiffres logiques, pour deux terres de tennis, centrales en Europe et donc faciles d’accès pour la plupart des joueurs européens du circuit. On comprend aussi l’intérêt pour les joueurs éloignés du top, qu’ils soient Français ou Italiens, de pouvoir jouer, progresser, gagner des points et de l’argent près de chez eux et à moindres frais. 

Mais à certaines périodes de l’année, ce sont jusqu’à six tournois de catégories équivalentes qui ont lieu en même temps sur la surface du globe. Une concurrence difficile, notamment pour les petits territoires de tennis, dont l’ATP a décidé de s’occuper.

 

A new challenger is coming

Car dès 2023, les conditions d’exercice du circuit Challenger s’apprêtent à changer. L’annonce a été faite dans la foulée de la nomination de Richard Glover à la vice-présidence de l’ATP en charge du circuit secondaire. 

Outre la création de 12 événements supplémentaires, portant le total de tournois Challengers à 195 sur l’année, l’ATP a décidé de rationaliser le calendrier et de segmenter les dotations de chaque tournoi. Richard Glover l’explique mieux que moi :  « Nous avons mené une série d’enquêtes auprès des joueurs sur le tour et nous avons cherché à mettre en place un système à même de clarifier le circuit Challenger à la fois auprès des joueurs et des potentiels annonceurs. Nous allons investir pour rééquilibrer la manne financière entre nos deux circuits et essayer de développer le tennis dans des régions qui en sont éloignées, comme l’Afrique ou l’Amérique centrale. Le profit est une donnée qui concerne surtout les top-joueurs, mais nous devons élargir le nombre de tennismen qui peuvent vivre de leur métier ; les Challengers doivent également permettre de susciter des vocations chez les jeunes, parce qu’ils sont au carrefour du tissu local et de la performance sportive. »

Avant d’autres annonces en 2023, ce plan se traduit par la mise en place dès l’année prochaine d’une grille élargie pour les tournois, avec des dotations de 50, 75, 100 et 125 points. Une catégorisation bienvenue qui apporte aussi de la lisibilité au calendrier.

Car tous les Challengers ne se valent pas. À Rennes, cette année, les spectateurs ont pu admirer Dominic Thiem, Richard Gasquet ou Ugo Humbert : trois anciens top 20 et pas les plus anonymes. Un plateau relevé, donc, qui ne suffit pas pour autant à attirer les télévisions. 

© Nicolas Averty @1oeilaverty

La télévision comme horizon ultime

Voilà un axe de travail majeur pour les directeurs de tournoi et pour l’ATP. Une diffusion large des Challengers permettrait de brasser une manne financière considérable à même de permettre à ces événements d’encore améliorer le spectacle qu’ils proposent. Si pour l’heure, les interlocuteurs privilégiés des tournois restent les télévisions locales avec qui ils signent parfois des conventions de diffusion, notamment pour les finales, tout reste à construire. 

Richard Glover a promis que l’année 2023 réservera son lot d’avancées en la matière. Mais pour l’heure on ne peut que s’étonner de la disparité entre des ATP 250, capables de capter 300.000 euros de droits télévisés, et des Challengers 125 qui sont totalement exclus de l’équation. 

 

Chez les femmes

Si la catégorie Challenger n’existe pas en tant que telle sur le circuit féminin, elle correspond, dans sa frange supérieure, aux WTA 125 qui fleurissent partout dans le monde. Matthieu Blesteau s’occupe d’ailleurs également du tournoi d’Angers, preuve que les mécaniques à l’œuvre ne sont pas radicalement différentes. 

Yannick Fattebert, lui, est passé de l’organisation de tournois Futures à celle d’un WTA 125 à Montreux. Ancien entraîneur de Stan Wawrinka, il voyait du sens dans l’organisation d’un tournoi de tennis féminin à l’heure où les légendes suisses, vieillissantes, se voyaient supplantées dans les résultats par de solides joueuses locales. Prenant place en deuxième semaine de l’US Open, il attire des recalées du tableau et des perdantes précoces dans un cadre somptueux extrêmement attractif. Les conditions de jeu y sont vantées, et la municipalité joue le jeu en multipliant les campagnes d’affichage dans la ville. Résultat : le tournoi attire les foules et se met à exister en marge du monstre de New York. 

« Notre développement se fera surtout via la mise en place d’une structure d’hospitalité, car certaines joueuses peuvent, à raison, être effrayées du coût de la vie en Suisse. Mais le modèle offre déjà de très bons moments. L’entrée est gratuite, et le public est donc tout autant composé de passionnés de tennis que de promeneurs. Il y a du monde. On essaie d’améliorer la communication, via un reportage sur le tournoi, par exemple. Nos meilleures ambassadrices, ce sont les joueuses : on a eu la chance d’accueillir deux années de suite Iga Świątek, en 2018 et 2020, qui a en plus gagné le tournoi à chaque fois. Forcément, ça attire et ça peut motiver d’autres joueuses à venir jouer chez nous.»

 

250 raisons de te garder

On pourrait imaginer que l’avenir d’un Challenger ou d’un WTA 125 serait de monter de catégorie. Pas forcément. Les contraintes inhérentes à l’organisation d’un tournoi de catégorie supérieure changeraient fatalement tout le modèle. Comme l’explique Matthieu Blesteau : « Monter un 250 à Mouilleron-le-Captif, ce serait mission impossible. Ces tournois ne peuvent se dérouler que dans de grandes villes avec un tissu économique et un bassin de population important, car le coût pour les collectivités approche le million pour un tel événement.»

D’autant qu’aujourd’hui, les Challengers sont structurés autour d’associations sportives, dont la rentabilité est assurée par l’exploitant, mais qui n’ont pas vocation à voir plus loin. En revanche, améliorer les conditions d’accueil et de jeu pour les joueurs reste un horizon pour tous les organisateurs. Un horizon pris au sérieux par l’ATP.

Car l’enjeu est énorme : en plus de servir de vivier aux futures grandes stars, les Challengers sont le point d’entrée pour de nombreux amateurs en devenir. En améliorant le circuit Challenger, c’est l’ensemble des circuits ATP et WTA que l’on améliore, mais aussi l’image du tennis et sa capacité à produire du spectacle. Tous les ingrédients attendus par les observateurs inquiets de voir vieillir le spectateur moyen de tennis. 

 

Article publié dans COURTS n° 13, automne 2022.

© Nicolas Averty @1oeilaverty