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Le padel à l’épreuve des balles

Par Loïc Struys

Illustrarions par Joël Blanc

Le padel marche sur l’eau. Depuis plus de trois ans, cette discipline poursuit son expansion en Europe. Sa convivialité et la surface réduite des courts en font une opportunité économique qui correspond à une demande globale de nouveaux loisirs. De plus en plus de terrains voient le jour et offrent une alternative à son grand frère, le tennis. La Belgique et la France n’échappent pas à cette nouvelle vague…

L’anecdote remonte au début des années ‘90. Elle évoque le triste destin des premiers courts de padel sur le territoire belge, dans un club de tennis de la périphérie bruxelloise aujourd’hui disparu. À cette époque, ses membres sont les premiers du royaume à pouvoir s’essayer à ce curieux dérivé du tennis et du squash, où chaque paire de joueurs prend place de part et d’autre d’un terrain de vingt mètres sur dix, séparé en sa médiane par un filet. 

Munis d’une raquette d’à peine 26 cm au tamis perforé, ils échangent gaiement une balle en feutre adaptée, mais à l’apparence identique à celles utilisées sur les courts de tennis voisins. Les sensations sont en tout point semblables, seul le bruit, comparable à celui de l’impact d’un poing sur un panneau en polystyrène marque une nette différence sonore.

Ces pionniers d’un nouveau genre n’auront pourtant pas le loisir d’apprécier longtemps ce sport de raquette, fruit de l’ingéniosité d’un certain Enrique Corcuera, importé d’Acapulco vers l’Espagne vingt ans plus tôt.

« Le club, au bord de la faillite, a accepté de l’argent contre la destruction des deux terrains et l’agrandissement du stand de tir de la police », nous glisse un témoin de l’époque auquel le temps a fait oublier la dimension politico-urbanistique de cette expropriation. Au lieu d’un déclic, le padel claque.

Ce sacrifice sur l’autel du perfectionnement arme au poing des brigadiers illustre le peu de crédit accordé à ce nouveau loisir, marginalisé pendant une vingtaine d’années et dont l’implantation dans certains cercles tennistiques s’assimilait à un caprice d’enfant gâté. 

Jamais totalement éclipsé, mais trop intimidé par la concurrence de ses cousins et victime du manque de moyens et de structures, le padel a fini par s’émanciper de son port d’attache ibérique aux contours des années 2010 au point de prendre de vitesse marques et fédérations. 

« En France, comme en Belgique, ils ne savent pas comment l’aborder, c’est sûr », remarque Jean-Philippe Frey, de l’Union Sport & Cycle. « Du côté des fabricants, ils sont tous à fond, parce que ça peut être un levier de croissance énorme. C’est un moyen de dynamiser leur chiffre d’affaires avec la stagnation du marché du tennis. »

Jusqu’alors confiné à l’Espagne, où près de 2,5 millions de personnes s’y adonnent au quotidien1, le padel gagne l’Europe entière et apparaît, en France et en Belgique, comme une réponse crédible à la lente érosion des licences en tennis depuis quelques années. S’il reste officiellement le sport individuel numéro 1 dans ces deux pays, sa courbe de progression est inversement proportionnelle à celle de ce petit frère en pleine puberté. Depuis 2014, le nombre de licenciés et de pratiquants croît de façon constante de part et d’autre de la frontière, même si les chiffres restent imprécis. Dans sa globalité, la France compte dix fois plus de pratiquants que son petit voisin (50 000 contre 5 000) qui, en trois ans seulement, est passé de 10 à 200 courts2.

 

Galette-saucisse

Cet emballement soudain est complexe à décoder pour un sport parachuté depuis plus de deux décennies dans ces deux pays. 

« Dans les faits, il y a un intérêt grandissant, mais difficile à mesurer. Ça demande du temps », constate Flavien Bouttet, docteur en sociologie à l’université de Strasbourg. Lorsque vous commencez à vous familiariser avec le milieu, la plupart − pour ne pas dire la totalité − des joueurs et joueuses rencontrés ont glissé presque naturellement des courts en terre battue aux synthétiques sablonneux orange, verts ou bleus, seules couleurs homologuées par la FIP3. Les motivations sont à la fois simples et multiples : d’après les premières enquêtes menées par la FFT, la convivialité et le jeu en équipe sont les premiers critères retenus par les sondés, loin devant l’esprit de compétition. « Le padel, c’est un esprit galette-saucisse », nous souffle un passionné, breton d’origine. Pour preuve, les compétitions auxquelles nous avons assisté se déroulent sans arbitre. 

« Même si c’est un sport où il faut battre l’autre, le côté fun prend le dessus », évoque un initié gavé de tennis et de sa mentalité, rencontré lors d’un P.10004 en périphérie parisienne. « Physiquement, c’est moins contraignant pour le joueur lambda que le tennis ou le squash ; on touche plus de balles, on peut jouer avec les murs et la balle a plus de chance de franchir le filet. » « C’est un sport sociable, il se joue à quatre, et il est accessible », enchaîne Laurent Montoisy, capitaine et membre de l’équipe belge de padel. « Tu peux n’avoir jamais tenu une raquette en main, tu t’amuses. »

Son apparente facilité et sa spécificité favorisent par ailleurs la mixité hommes-femmes, la puissance entre les parois de verre étant contre-productive. « C’est un sport à part », atteste Arnaud Clément, ex-capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis. 

« Les joueurs de tennis ont certes des facilités, mais aucune garantie d’avoir un bon niveau. De nombreux coups sont techniquement différents. On doit se retenir de frapper de toutes ses forces, la présence des vitres impose la variété et la mesure. En outre, quand l’adversaire frappe fort en face, le réflexe est d’avancer et non reculer. C’est un mode de raisonnement qui, pour un joueur de tennis, est complètement à l’opposé sur certains coups. C’est en ça que jouer régulièrement est important. Je m’y suis mis il y a quelques mois et il me faut du temps pour m’habituer. D’ailleurs, pour notre premier tournoi, nous avons perdu avec Arnaud Di Pasquale dès le 2e tour. » 

 

Immédiateté et adhésion 

Cet ensemble, conjugué au besoin de combattre une sédentarité propre à une époque dominée par l’immédiateté, constitue une explication de l’essor tardif et soudain d’une discipline plutôt considérée comme un sport fitness que de raquette. Longtemps mis de côté, elle jouit chez nous d’un concours de circonstances qui favorise son développement. 

« Généralement, toutes les histoires de structurations et diffusions sont expliquées à partir d’une combinaison de trois angles : un contexte socio-économique et social, une prise de conscience par les institutions qui gèrent la discipline, et enfin, les acteurs individuels qui s’engagent et cherchent à favoriser ce déplacement », observe Flavien Bouttet. 

« Au niveau socio-économique et social, on assiste depuis quelques années à une transformation de l’offre des pratiques sportives ; le padel s’inscrit dans ce mouvement. Le succès des salles de remise en forme ou de urban soccer le démontre. On constate un développement important de structures non associatives, mais aussi un changement de comportement des sportifs. Beaucoup d’amateurs apprécient ce côté désengagé, payable à l’heure, sans licence ou adhésion à l’année. De plus, le rapport à l’immédiateté affecte les sports qui demandent des efforts pour les maîtriser ou progresser ; même s’il est complexe de démontrer ce lien de cause à effets, cet argument ressort souvent. »

En dehors de quelques exceptions, les clubs de tennis n’ont pas intégré la logique padel : malgré un retour sur investissement en deux ans, les installations coûtent cher (20 000 euros en moyenne pour un outdoor) et les associer au tennis semble contrevenir à une certaine étiquette. 

« Les clubs restent réticents à attirer des pratiquants hors licence, ils conservent une logique de cercle privé, exclusivement accessible aux membres », note Flavien Bouttet.

Zone de chalandise

Cet état de fait a encouragé des structures privées à exploiter le filon. Sous l’impulsion de quelques investisseurs visionnaires désireux de l’implanter dans le nord de l’Europe, le padel a intégré des structures couvertes multisports où se pressent une clientèle business la semaine et familiale le week-end.

« Nos heures chaudes se situent entre midi et 14 heures et les soirs de semaine », atteste Loïc Le Panse, responsable de Casa Padel situé en périphérie parisienne et riche de douze terrains intérieurs Adidas padel. « On est à Saint-Denis, c’est une zone de chalandise. On a fait une étude de marché, tout le réseau est présent aux alentours. Saint-Denis, le Grand Paris : il y a plein d’aspects qui interviennent. On doit être entourés. » 

Ce club complète son offre raquette par un espace fitness, un centre de bien-être et de yoga, de quoi attirer une clientèle mixte et variée. « On vit le même phénomène qu’en Espagne dans les années 2005-2006 ; le padel est devenu un sport tendance, branché, tout le monde veut s’y mettre, salue sa nouveauté et son esprit fun. »

 

« Jeu, set et miam »

Les tarifs, eux, sont pourtant loin d’être démocratiques. En heures pleines, il est demandé 19 euros par joueur pour 1h30 de jeu, ce qui revient à une location de terrain à 76 euros. Ce coût semble moins élevé en Belgique où, dans la plupart des cas, le terrain est proposé à partir de 16 euros de l’heure pour quatre, auxquels s’ajoutent la location du matériel (2 euros) ou l’éclairage (4 euros).

« Si cette pratique reste plus accessible dans les clubs de tennis que dans les structures privées, le coût s’avère élevé », remarque Flavien Bouttet. « Cette pratique est un marqueur social, comme le tennis. Globalement, elle attire classes moyennes et supérieures et se révèle même un peu plus excluante. Dans une interview accordée à un journal, la direction d’une structure privée a clairement exprimé son public cible : des avocats qui viennent en afterwork. C’est un peu symbolique, mais le padel commence à développer un certain profil et une implantation urbaine et péri-urbaine. »

D’ailleurs, ces structures dépassent le cadre sportif en devenant de véritables lieux de vie. Ces salles mettent en place un bar géré au quotidien, pratique en voie de disparition dans les milieux associatifs. Si ce n’est pas forcément le cas en Belgique, où le club de tennis reste un terreau social fertile, en France, la donne est différente.

« Le club est en train de mourir comme lieu de rencontre et de retrouvailles », remarque Henri Leconte, acteur majeur du développement du padel en France et en Europe au travers de sa structure HL Padel. 

« Ce sport véhicule une philosophie propre : les joueurs vont au bar après leur partie, partagent une bière, mangent un bout. C’est la mentalité espagnole ; ils partagent le moment. Dans d’autres sports, ils jouent et ils se barrent. » Pour autant, aux yeux du vainqueur de la Coupe Davis 91, il existe une complémentarité entre les deux disciplines.

« Le tennis a besoin du padel, c’est la même famille. Il va aider les clubs de tennis en perdition. Le tennis va mal en France, malgré notre chance d’avoir Roland. J’ai pu m’en rendre compte au gré de mes voyages dans l’Hexagone ou en Europe : le tennis seul ne convainc plus parce qu’aujourd’hui avec les technologies, le digital, les téléphones, on a accès à plein d’autres sports séduisants. »

Les fédérations belges et françaises de tennis ont compris l’enjeu. Depuis 2014 en France et plus récemment en Belgique, elles ont intégré les fédérations de padel. Une synergie nécessaire aux yeux de certains. 

« Le rapprochement avec la FFT a contribué à développer le sport ; les joueurs de tennis ont commencé à être mieux informés grâce à une communication plus large ou à l’organisation de compétitions », estime Loïc Le Panse. 

 

Grands travaux

Pour d’autres, cependant, cette association récente reste insuffisante et manque d’une stratégie claire à l’image de la politique de grands travaux menée par Philippe Chartier, président de la FFT de 1973 à 1993, dans le but de démocratiser le tennis. 

« Elle veut compenser la perte de licenciés tennis, ce n’est pas une bonne approche », analyse Henri Leconte. « Il faut en priorité travailler à essayer de comprendre pourquoi on perd des licenciés. Désormais, d’autres sports que le tennis sont plus attrayants, aussi importants, faciles, ludiques, divertissants. La fédé pense qu’elle n’a qu’à paraître, mais il faut aller sur le terrain, voir les gens, leur expliquer comment ça fonctionne, les aider, sauver leur club. Tu ne peux pas lancer le padel si tu n’as pas une organisation derrière et que tu n’apprends pas aux gens les rudiments. Le tennis, tout le monde sait ce que c’est. À l’inverse, le padel reste méconnu du grand public. »

 

Le padel zlatané

En dépit de l’image sympathique qu’il dégage, le padel peine encore à percer un premier cercle d’initiés généralement issu du tennis. À terme, les fédérations devront se pencher sur la question et imaginer une campagne visant à sa promotion, à l’image des campagnes menées il y a une dizaine d’années en Espagne. La réussite de cette stratégie ne manque pas d’exemples : en Suède, la pratique explose depuis peu grâce à l’implication d’ambassadeurs comme l’ex-tennisman Jonas Björkman ou le footballeur Zlatan Ibrahimović propriétaire de la franchise « Padel Zenter ». En Belgique, Christophe Rochus, ex-top 40 mondial au tennis, a insufflé, entre deux parties de golf, une impulsion pour promouvoir ce sport et sa marque Be Padel, tandis qu’une exhibition labellisée World Padel Tour fait désormais étape chaque été à Bruxelles. 

En France, « on doit allumer la mèche. Elle est présente, mais on ne l’a pas encore allumée », nous glisse un membre de l’Union Sport & Cycle. « Il va se passer quelque chose, mais à quelle échelle ? On l’ignore. »

Les solutions ne manquent pas, les idées non plus. Mais à l’heure actuelle, il existe une trop grande porosité entre le tennis et le padel au sein des fédérations pour réellement exploser. Sans oublier les obstacles propres à la pratique. 

« Le padel demande une intégration à un milieu social, à un club, à un réseau », remarque Flavien Bouttet. « Trouver trois autres personnes disponibles avec des envies identiques au même moment, ce n’est pas évident. Malgré la mise en avant de la convivialité, elle peut finalement incarner une limite au développement de la pratique. »

Enfin, le padel doit également se décharger d’une homonymie encombrante. « Ce qui saute aux yeux quand on est sociologue, c’est le décalage entre la manière dont on en parle partout et le fait que ça reste aujourd’hui une expansion somme toute confidentielle », analyse Flavien Bouttet. « Quand je parle par exemple aux collègues chercheurs ou aux étudiants en fac de sport de mes travaux sur le padel, la très grande majorité ignore cette discipline. Donc il y a une réelle expansion dans le milieu du tennis, tout le monde commence à connaître, le nombre de pratiquants et d’installations est en hausse, mais mine de rien, cela reste largement méconnu du grand public. Chaque fois que je dis que je travaille sur le padel, tout le monde pense au paddle, à la planche et la rame. »

Le padel a beau marcher sur l’eau, il va encore devoir s’aguerrir et se doter de structures à l’épreuve des balles. Sous peine d’insuffisamment fédérer.   

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.   

1 Étude sur le padel en Espagne menée par wannapadel
2 Chiffres Association francophone de padel
3 Fédération internationale de padel
4 Plus haut niveau de tournoi fédéral, devant les P.500, 250 et 100.