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Le joueur et son ombre

Brice Matthieussent Phebus, 2019

« Mes raquettes sont toujours restées muettes, même quand je les fracassais sur le court. Elles n’émettaient aucun cri de protestation ni de douleur. J’entendais seulement le craquement sec de la fibre de carbone, du kevlar ou du graphite qui explosait. Puis le crissement du cordage qui se détendait brusquement, un bruit ténu qu’on n’entend jamais à la télévision ni depuis les gradins, un bref murmure que seuls les joueurs à l’ouïe fine ont remarqué. »

À vingt et un ans, Chris Piriac est d’abord un jeune joueur prodige, l’un des meilleurs du circuit international. Un modèle de fair-play, poli et courtois en toutes circonstances : avec les arbitres, les juges, les journalistes et surtout avec ses adversaires. Puis l’ombre surgit et enveloppe son esprit. Le malaise et le vertige s’emparent de son être et le propulsent dans une folie grandissante. La souffrance prend le pas sur la vertu. Deux personnages en quête d’identité s’affrontent désormais, prisonniers d’un même corps, au cours d’une joute littéraire noyée dans la brume de l’introspection. Les tournois défilent dans un vacarme tumultueux. La colère enfouie résonne, s’impose et domine un nouveau joueur. Mi-ange, mi-démon, sa fierté et sa rage comptent plus que le sport. Exit le gentil garçon. Peu importe de perdre ou d’être disqualifié, la vraie victoire de Chris est au fond de ses pulsions, là où tout est instinct, orgueil et vanité. Il se complaît à céder de plus en plus violemment à ses faiblesses. Voilà surgir un chevalier de discorde au tempérament de feu et de flammes, fier de ses frasques et de ses délices narcissiques. Ce Janus bifrons des temps modernes annonce le début de la guerre et la fin d’une carrière de gentleman sportif. 

Pour comprendre la dualité de ce parcours contradictoire, il faut prendre conscience et accepter. Accepter le risque de devenir un autre soi-même. Ce nouveau personnage est inquiétant. Chris le découvre brutalement, dès le début du livre, après avoir subi les coups et les gifles de son père durant presque toute son adolescence. Sa vengeance ne se consommera pas en une fois. Les faveurs et les gentillesses des bonnes fées, penchées sur son berceau dès son plus jeune âge, ne suffiront pas à l’apaiser. Sa place est désormais sur les courts, l’arme au poing, face au filet, tel un gladiateur dans l’arène, promis au combat d’une vie.

La violence de Chris profitera de circonstances favorables, et quelque peu atténuantes, pour s’exprimer pleinement et assouvir une soif irrésistible et refoulée. Une soif de vengeance absolue envers soi et les autres, mais aussi une rage de perdre ou de vaincre dans un second souffle, qui lui permettra paradoxalement de se découvrir à nouveau vivant, détaché de ses pénibles émotions, absolument indifférent.

Son salut, Chris le devra à la sortie d’une crise émotionnelle. Brice Matthieussent raconte le journal du mal-être provoqué par cette déviance émouvante, mélancolique et individuelle. L’auteur parvient à épingler finement l’essentiel, mais aussi le plus triste et le plus douloureux à endurer. 

Dans la réalité, les comportements outrageux sont devenus banalisés par le grand public du tennis et du sport en général. Il faut sans doute remonter aux années de tennis-spectacle brillamment régies par les excès de John McEnroe pour apprécier les origines du problème posé. Nick Kyrgios, et quelques autres spécialistes du genre, semblent aujourd’hui avoir pris la relève du cirque contemporain, à la grande joie des médias.

Déviance incontrôlée, « dérapage », disent volontiers les journalistes, des situations tolérées et médiatisées à outrance, léguées à notre monde comme la présence fantomatique d’un individualisme déchu. Les psychologues, eux, s’accordent pour dire qu’il n’appartient pas tant au sujet de dépasser ces moments d’égarement. Ils relèvent dans de nombreux cas de conditions objectives sur lesquelles les individus isolés n’ont que très peu de prise. L’injustice et le malheur en font souvent partie. 

« Ann est morte un an après notre rencontre. Elle avait dix-neuf ans. Retenu à Los Angeles à cause de ma hanche qui me faisait souffrir, je ne l’ai pas accompagnée. J’ai dû annuler au dernier moment ma place à côté de la sienne dans ce vol. Son avion s’est abîmé dans l’Atlantique pour une raison inconnue […] J’en voulais à ma hanche, je désirais la maltraiter, lui faire payer mon désespoir, ma solitude nouvelle. » 

Le talent libéré du joueur et le poids grandissant de son ombre nous interpellent au fil des pages de ce beau roman. Ensemble, ils permettent de lever subrepticement le voile sur des conditions qui se dérobent à la conscience individuelle.

« Les fantômes ont peu à peu cessé de me harceler, leurs apparitions se sont espacées, avant de se réduire à une ou deux visites de courtoisie annuelle, comme si nous renouvelions ainsi un traité de paix négocié dans la douleur. »

Depuis la fin des années 1970, Brice Matthieussent se consacre à la traduction française de la littérature anglo-saxonne, notamment américaine. Il a traduit plus de 200 livres. Des grands noms de la littérature contemporaine tels que Charles Bukowski, Jim Harrison et Paul Bowles. En 2001, il a été récompensé par le prix UNESCO-Françoise Gallimard pour Eureka Street de Robert McLiam Wilson. En 2013, il a reçu le prix Jules-Janin de l’Académie française pour sa traduction de l’œuvre de Jim Harrison. 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.