LE GÉANT DE TANDIL
Par Myriam Bouguerne
Juan Martín del Potro est le personnage mythologique par excellence. Il y a en effet chez l’Argentin un pouvoir magnétique tellement puissant, une structure physique, une force de caractère et un style de jeu si imposants qu’il en est à se demander s’il n’est pas en réalité la réincarnation de l’un de ces grands héros des légendes grecques.
Le visage fermé par des arcades sourcilières protubérantes légèrement tombantes, le regard profond traduisant une imperturbable sérénité mêlée étrangement à la lassitude des gens ayant trop vécu… Tout comme ces demi-dieux à la responsabilité écrasante, il semble porter tout le poids du monde sur ses immenses épaules, mais aussi lorsqu’on ajoute l’extrême lenteur de mouvements et l’attitude totalement relâchée qui le caractérisent, il donne l’impression de vivre dans un espace-temps qui n’est pas le sien, d’être en parfait décalage avec le commun des mortels. Une discordance qui a tendance à s’intensifier lorsque ce colosse aux pieds d’argile fait son apparition sur un court de tennis. L’entrée est toujours extraordinaire. La tour avance, le pas est lent et lourd, son mutisme assourdissant, le temps semble s’être ralenti et on croirait voir alors Gulliver pénétrer le royaume de Lilliput.
Il est d’une puissance sans égale, en témoignent ses frappes en coup droit d’une force brutale absolument désarmante. Le mouvement est aussi ample que le battement d’ailes d’un albatros, et la projection de son coude vers l’avant est faite avec une telle vigueur qu’il est difficile de ne pas faire une analogie avec l’artillerie du XVe siècle : on ne dit pas qu’il arme sa frappe mais qu’il charge son canon. Un geste à la fois pur et fulgurant dont la monstruosité se trouve décuplée lorsqu’il l’accompagne d’un râle à la gravité bestiale.
D’apparence inébranlable, il est pourtant l’un des joueurs les plus fragiles du circuit. En effet, à chaque fois qu’il réussit à atteindre un niveau digne de lui et de son talent, il est alors contraint d’arrêter sa saison à cause d’une énième nouvelle blessure ou de la résurgence d’une ancienne. Il doit donc fournir l’effort de revenir au plus haut niveau, encore et encore et toujours. Cette histoire, aussi triste qu’elle est absurde, n’est pas sans évoquer le fameux mythe de Sisyphe. Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne du Tartare d’où la pierre retombait continuellement par son propre poids.
« Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Albert Camus. « Le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout ». Une façon de dire que les combats valent la peine d’être menés ardemment, et cela malgré leur absurdité. « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme », Juan Martín del Potro est ce même héros, supérieur à son destin, plus fort que son fardeau.