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Le coup roi

© Ray Giubilo

Éternel reflet de son temps, le coup droit est peut-être le coup qui a le plus évolué, en termes de technique et de biomécanique, pour conserver à travers les âges son statut de coup majeur du tennis. Plongée dans la passionnante histoire du roi des coups.  

Donnez une raquette à un enfant, envoyez-lui une balle et observez : qu’il touche ou non la balle, il y a fort à parier que ce sera en coup droit qu’il tentera de le faire. Et ce, même si cet enfant s’appelle Richard Gasquet ou Stan Wawrinka. Pas besoin d’en dire davantage pour comprendre que le coup droit est, sinon le coup le plus naturel – cela va dépendre ensuite des individus –, du moins le coup le plus instinctif du tennis. Tout simplement parce que la préhension d’un objet est plus facile avec la paume qu’avec le dos de la main. Question de force et de stabilité. 

Si le service était à l’origine une aimable mise en jeu à la cuillère, et s’il a également fallu attendre pas mal d’années pour voir des joueurs faire autre chose de leur revers qu’un petit chip souffreteux, le coup droit, lui, est le coup de base du tennis depuis ses origines. Il l’est encore et même plus que jamais aujourd’hui, à tous les niveaux. « Les chiffres montrent que le coup droit est le coup le plus important du tennis moderne, juste devant le service et très loin devant le revers, nous éclaire le statisticien (et entraîneur) suisse Fabrice Sbarro. En moyenne, sur le circuit, les meilleurs coups droits rapportent deux fois plus de points que les meilleurs revers. Et à de rares exceptions près, comme Richard Gasquet ou Benoît Paire, tous les joueurs marquent plus de points avec leur coup droit qu’avec leur revers. Sans un gros coup droit, aujourd’hui, cela paraît extrêmement compliqué d’arriver parmi l’élite. » 

On a en effet du mal à imaginer de nos jours un numéro 1 mondial sans coup droit comme a pu l’être en son temps un Stefan Edberg (tout est relatif, bien sûr). Daniil Medvedev est certes parfois raillé pour le sien, mais c’est plus pour le style que pour l’efficacité. À l’instar d’Andy Murray qui l’avait précédé en tant que primo-accédant au trône suprême, le Russe n’est certes pas connu pour son énorme coup droit comme peuvent l’être Roger Federer, Rafael Nadal ou Carlos Alcaraz. Mais il n’a pas de faille non plus de ce côté-là, tout en s’appuyant sur de grosses forces connexes, le service notamment. Idem pour un Novak Djokovic, dont la qualité de revers ne doit pas masquer le fait que c’est bel et bien avec son coup droit qu’il construit et gagne la majorité de ses points.

À l’heure de la puissance dévastatrice du fond de court, la prépondérance du coup droit paraît logique. Si, pour des raisons physiologiques, certains sont naturellement plus à l’aise en revers, tous les joueurs génèrent en revanche plus facilement de la puissance en coup droit. Parce que le coup droit, par rapport au revers, permet une plus grande amplitude gestuelle, une plus grande rotation du tronc, bref une plus grande action de la chaîne cinétique musculaire (du moins à une main). Bien sûr, reste à contrôler cette puissance. Mais si l’on veut envoyer une balle le plus loin possible, par exemple dans le champ d’à côté pour calmer ses nerfs après une faute grossière, c’est toujours côté coup droit qu’on le fera. 

© Antoine Couvercelle

De Bill Johnston à John McEnroe : surprise sur les prises

Cela dit, fut un temps où le coup droit pesait moins sur le jeu. Notamment dans les années 50 et 60, celles des grands champions australiens, dominateurs d’une époque où trois tournois du Grand Chelem sur quatre se disputaient sur gazon et où l’action se déroulait essentiellement au filet. Assommer l’adversaire en coup droit était alors moins une priorité que de monter avant lui. Par voie de conséquence, les prises de raquette s’étaient simplifiées au maximum de manière à pouvoir être changées le plus vite possible, au bénéfice d’un jeu de transition rapide entre le fond de court et la volée, quitte à perdre un peu en puissance. Digne (et peut-être dernier) successeur de cette école australienne, John McEnroe avait poussé le bouchon jusqu’à faire tous les coups avec une prise unique, la fameuse prise continentale qui repose aujourd’hui en paix au cimetière des prises de coup droit oubliées.

Les prises, parlons-en. Car le coup droit est peut-être le coup sur lequel elles ont été, dans l’histoire du jeu, les plus changeantes. Si l’on s’accorde à dire qu’il est quasiment impossible de frapper un revers lifté à une main sans une prise un minimum fermée, le coup droit, lui, ouvre en grand le champ des possibles. De l’Est à l’Ouest, c’est-à-dire de la prise « eastern » d’un Roger Federer à la prise « western » d’une Iga Świątek, en passant par la prise continentale d’un Rod Laver, on aura à peu près tout vu sans pouvoir réellement ériger aucune de ces prises en dogme absolu, même si chaque époque a eu bien sûr son apanage, et même si la prise « semi-western » (très fermée, mais pas extrême non plus) est désormais la plus communément répandue à haut niveau.

Une vision parcellaire voudrait que les prises de coup droit soient allées en se refermant de plus en plus au fil des décennies. Ce n’est pas tout à fait vrai, à en croire l’ancien entraîneur des équipes de France et de Suisse de Coupe Davis, Georges Deniau : « Dans les années 20, l’Américain Bill Johnston avait un coup droit extraordinaire avec une prise fermée, rappelle celui qui, du haut de ses 91 ans, a vu passer quelques coups droits fumants dans sa carrière. En fait, au départ, les prises étaient naturellement assez fermées en coup droit. Et puis, on a compris que pour faire un service et une volée, il y avait une prise neutre plus adaptée. Certains, comme René Lacoste, se sont mis à pinailler sur la technique et j’ai moi-même commencé à enseigner le coup droit avec une prise neutre. Aujourd’hui, dans l’enseignement, je recommande d’aller jusqu’à une prise fermée mais pas plus. Au-delà, cela devient une affaire personnelle. »

Les images manquent pour déterminer quelle(s) prise(s) de coup droit utilisaient précisément les pionniers du tennis. Mais pour remonter encore un peu plus loin que Bill Johnston, on trouve sur le net quelques photos de May Sutton, victorieuse des Internationaux des États-Unis 1904 à 17 ans puis de Wimbledon 1905 à 18 ans et citée par le journaliste Bud Collins, dans son Encyclopédie du tennis, comme l’un des premiers gros coups droits de l’histoire. Ces quelques clichés hors du temps paraissent sans équivoque : la joueuse américaine utilisait bel et bien une prise fermée. 

© Antoine Couvercelle

La légende de Jimmy chantée – par Bollettieri

Bref, en matière de coup droit, la révolution ne s’est finalement pas faite par la prise, fût-elle de la Bastille. Elle est peut-être en revanche venue d’un joueur, américain toujours, pas forcément celui auquel on pourrait spontanément penser : Jimmy Arias, demi-finaliste de l’US Open en 1983 à l’âge de 19 ans et numéro 5 mondial en 1984. L’histoire de ce fils d’émigré cubain, originaire de Buffalo, dans l’État de New York, mérite que l’on s’y attarde un peu. Extrêmement précoce, il s’était fait connaître en menant la vie dure à un Rod Laver certes vieillissant lors d’une exhibition en 1976. Lui-même était alors âgé de… 12 ans, et armé d’un coup droit « fouetté » comme on n’en avait jamais vu auparavant.

« Je devais ce coup droit à mon père, a souvent raconté celui qui est désormais commentateur pour Tennis Channel et ESPN. Quand j’ai pris ma première leçon de tennis, on a commencé à m’enseigner le coup droit de la manière classique : prise continentale, préparation loin derrière et accompagnement loin devant, en direction de la zone visée. Mon père ne connaissait pas grand-chose au tennis, mais il était ingénieur et il était bon en physique. À la fin du cours, il m’a dit : “c’est complètement stupide, ce mouvement t’oblige à ralentir la raquette pendant le mouvement. Relâche plutôt ton bras et laisse-le partir !” C’est ce que j’ai fait, et j’ai ainsi posé les bases du tennis moderne… »

L’ascension d’Arias a ensuite été fulgurante, et concomitante de celle d’un certain Nick Bollettieri, dont il a fait partie des premiers élèves lorsque ce dernier a ouvert son académie éponyme, en 1978. « Dès la première fois que je l’ai vu frapper des coups droits, se jetant sans retenue dans la balle, sautant partout, mettant tout le poids de son corps et laissant librement partir son épaule, le tout avec sa prise étrange (une prise “semi-western”), j’ai su en un instant que c’est comme ça qu’il fallait exécuter ce coup, se souvenait pour sa part le mythique (et regretté) entraîneur américain. Ensuite, tous mes autres jeunes joueurs se sont mis à imiter le coup droit de Jimmy, qui est devenu le coup signature de l’académie. Et je crois que cela a révolutionné le tennis. »

« Effectivement, on peut dire que le coup droit d’Arias était révolutionnaire, confirme Loïc Courteau, qui fut la première victime française de l’Américain sur le circuit international, au 3e tour de Roland-Garros juniors en 1981. Il avait une préparation assez courte et un relâchement extraordinaire du bras qui lui donnait une vitesse de poignet jamais vue. C’était une époque où cela commençait à frapper fort en coup droit, à l’image d’Ivan Lendl ou même de terriens comme Björn Borg ou Corrado Barazzuti. Mais ils avaient une prise un peu moins fermée et pas vraiment la même gifle de coup droit recouvert. En ce sens, Arias était un précurseur. » 

Si sa carrière a finalement plafonné assez rapidement, la légende de Jimmy a donc perduré à travers les (autres) enfants de Bollettieri qui se sont en quelque sorte appropriés son coup droit et en ont récolté la plupart des lauriers. Au premier rang desquels on pense bien sûr à Andre Agassi et Jim Courier, qui ont emmené à leur tour le jeu dans une nouvelle dimension, à une époque – la fin du XXe siècle – où le coup droit a pris encore un peu plus de galon.

« À partir des années 2000, le tennis s’est joué de plus en plus du fond de court. Dès lors, le coup droit a pris une importance énorme par rapport à la volée, analyse Fabrice Sbarro. Avant, des joueurs comme Becker, Edberg ou Stich étaient largement dominés du fond de court par Agassi. Sampras, lui, gagnait grâce à son service et sa volée, mais il était à la hauteur en coup droit et, en soi, c’était déjà une révolution. Par la suite, la qualité du revers s’est elle aussi nettement améliorée avec les Safin ou Ferrero et cela a définitivement enterré le service-volée. Je trouve d’ailleurs que, depuis, la qualité générale du revers a stagné voire régressé, alors que celle du coup droit a encore augmenté. »

© Antoine Couvercelle

Federer et le coup droit « coup de fouet »

Une augmentation constatée notamment avec l’avènement d’un autre Suisse, un certain Roger Federer, qui, deux décennies après Jimmy Arias, a poussé à son paroxysme la notion de « gifle » de coup droit. Et ce grâce à une technique passée au crible par un entraîneur français bien connu des tennismen youtubeurs, Jean-Pascal Roussat, qui dispense notamment des formations techniques en coup droit calquées sur la gestuelle de l’ancien numéro 1 mondial.

« J’ai observé que le coup droit de Federer reproduisait le mécanisme d’un fouet : il y a une énorme énergie accumulée par un phénomène d’ondulation du bras qui est ensuite restituée à la frappe, ce qui donne à la tête de raquette une vitesse maximale, explique “votre coach”, ainsi qu’il se surnomme dans ses vidéos. Pour cela, il faut un relâchement absolu et une pression minimale sur le manche, car la tension absorbe l’énergie. Aujourd’hui, de nombreux joueurs maîtrisent ce coup droit fouetté qui est à mon avis, en termes de biomécanique, le coup droit le plus performant. À vrai dire, je ne pense pas que l’on puisse faire beaucoup mieux à l’avenir. »

On notera d’ailleurs que Federer utilisait, on l’a dit, une prise « eastern » qu’il savait nuancer selon la frappe, mais qui était en tout cas moins fermée que celle de joueurs comme Rafael Nadal ou Carlos Alcaraz, et beaucoup moins fermée que celle d’un Nick Kyrgios, pour citer d’autres maîtres du coup droit « fouetté ». Ce qui est venu conforter les techniciens dans l’idée qu’il existe une multitude de prises possibles en coup droit, sans réel rapport avec son efficacité.

« Sauf cas particuliers, c’est vrai qu’on a un peu délaissé l’enseignement des prises en coup droit parce qu’on s’est rendu compte que cela n’avait finalement pas une incidence fondamentale sur la qualité de frappe, poursuit Jean-Pascal Roussat. Peut-être que davantage de joueurs ont des prises fermées aujourd’hui, mais je dirais qu’il y a surtout une plus grande variété dans les prises. Là où le coup droit a beaucoup changé, c’est plutôt dans la préparation, qui est beaucoup plus courte qu’avant. Les champions ne vont plus chercher très loin derrière car plus on va chercher loin, plus le poignet est en extension et plus le poignet est en extension, moins il y aura ce phénomène d’aller-retour rapide nécessaire pour donner le coup de fouet. »

Reste que si les coups droits sont aujourd’hui plus forts que jamais, on s’aperçoit qu’ils ne « payent » pas vraiment plus qu’avant. En moyenne, selon la banque de données de Fabrice Sbarro, les meilleurs coups droits rapportent à leur auteur entre 20 et 25 % de leurs points, une fourchette dans laquelle on retrouve les Federer, Nadal, Alcaraz ou autres Jo-Wilfried Tsonga. Surprise : parmi tous les joueurs analysés par l’expert helvète (sur un minimum d’une dizaine de matches décryptés), le numéro 1 en la matière est Mariano Puerta (30,5 %), juste devant Magnus Gustafsson (27,9 %) et Fernando Gonzalez (27,6 %), Jimmy Arias figurant en embuscade à la 6e place (24,5 %). 

On peut l’interpréter de deux manières différentes, qui quelque part se rejoignent : d’un côté, le jeu penche un peu moins côté coup droit qu’il y a une vingtaine d’années ; d’un autre côté, dans le tennis moderne, les tout meilleurs ne peuvent plus se permettre d’avoir une faiblesse dans leur panoplie. Le propre d’une arme efficace est de ne pas être seule dans l’arsenal, et un grand coup droit n’est plus grand-chose, à notre époque, sans au minimum un bon revers. Autrement, le retour de fouet peut être violent. 

© Antoine Couvercelle

Olivier Carlier : « Le coup droit est déterminant dans le tennis moderne »

Olivier Carlier, responsable Marketing tennis chez Babolat, nous explique comment la firme française, arrivée sur le marché de la raquette en 1994, a accompagné l’évolution du jeu à travers des ambassadeurs qui ont toujours, historiquement, été dotés de gros coups droits, de Carlos Moya à Carlos Alcaraz en passant bien sûr par Rafael Nadal. 

« Quand Carlos Moya gagne Roland-Garros en 1998, il le fait avec une raquette, la Pure Drive, beaucoup plus rigide, légère et maniable que la plupart des raquettes que l’on trouvait alors sur le circuit, très orientées contrôle. La Pure Drive, elle, misait sur la puissance et les effets. C’était aussi une période où les monofilaments se généralisaient, permettant d’apporter du contrôle via le cordage et moins via la raquette. Cette période a marqué une vraie première évolution dans le jeu.

On s’est rendu compte que, la balle allant de plus en plus vite, la prise d’effets allait être la réponse à apporter pour sécuriser les trajectoires. Si le lift servait auparavant à repousser l’adversaire et ralentir le jeu, c’est devenu le moyen de pouvoir frapper le plus possible tout en gardant la balle dans le court. Nadal a illustré cette évolution. Quand il est arrivé avec sa technique particulière en coup droit, on a travaillé avec lui sur une raquette capable de répondre aux exigences du coup droit moderne, c’est-à-dire une raquette générant beaucoup de puissance et d’effets mais aussi beaucoup d’aérodynamisme pour favoriser la vitesse à l’impact. C’est comme ça qu’est née la gamme Pure Aero.

Nous sommes toujours très vigilants à l’évolution du tennis dans la conception de nos raquettes, l’interaction raquette/cordage demeurant essentielle à nos yeux. Or, l’on constate que le coup droit est un coup déterminant dans le tennis moderne. C’est le coup qui fait la différence chez beaucoup de joueurs, parce qu’il permet de frapper plus fort, mettre plus de spin, trouver plus d’angles. Certains dépassent les 140 km/h, c’est extrêmement violent. Donc actuellement, on travaille beaucoup sur la stabilité des cadres notamment. Parce qu’avec la violence du lift et de la frappe, si la raquette « twiste » à l’impact, elle perd en contrôle. 

Qu’en sera-t-il demain ? Ce que l’on voit, c’est que l’on a des joueurs de plus en plus grands et qui se déplacent très bien. Si on se retrouve avec une génération de joueurs capables, avec leurs grands segments, de générer suffisamment de puissance par eux-mêmes, il est possible que l’on évolue à nouveau vers des raquettes plus orientées contrôle. Il faut voir aussi la politique des instances sur les conditions de jeu. Ce sont des éléments que l’on traque pour réfléchir au matériel de demain. »

© Antoine Couvercelle

Article publié dans COURTS n° 16, printemps 2024.