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Le badminton à haut-niveau
Asie VS Europe

Un double mixte opposant l'Indonésie à l'Allemagne aux JO de Londres en 2012 / © Ian Patterson via Flickr : flic.kr/p/cHLtMq / CC BY 2.0)

1. Introduction

Dans un article du Monde intitulé « Du château de Badminton à Jakarta, le volant a conquis l’Asie », une joueuse indonésienne, Vita Marissa, affirme que « l’Indonésie en badminton, c’est un peu le Brésil en football ». La suprématie asiatique en badminton ne ferait aucun doute. D’ailleurs, en 2013, un reportage intitulé « Very Bad Trip » est diffusé sur Canal +. Il est consacré au badminton, laissant le spectateur bouche bée devant l’intensité des entraînements des jeunes Indonésiens, qui aspirent au plus haut niveau. Cette série de documentaires Intérieur Sport s’étale aujourd’hui sur 13 saisons et 214 reportages. Ils rendent compte du quotidien de sportifs de haut niveau au sein d’activités variées. Leur répartition en fonction des différents sports est d’ailleurs un indicateur intéressant de leur place dans l’univers médiatique français : s’il en existe 30 sur le football, un seul porte sur le badminton. Faut-il pour autant en conclure qu’en badminton, la France, et plus globalement l’Europe, n’ont pas leur mot à dire ?

Comme les autres sports de raquette, le badminton est une activité duelle, dans laquelle les participants (en simple ou en double) utilisent des raquettes afin d’envoyer / renvoyer un objet dans l’espace de l’adversaire, avec une recherche simultanée de continuité et de rupture. A certains égards, le badminton fait figure d’exception dans le paysage des sports de raquette : il est le seul à être pratiqué avec un volant, le plus rapide en termes de trajectoire du mobile (400 km/h en sortie de raquette), le seul à proposer une modalité de pratique mixte en compétition. Egalement, il connaît une place variable selon les cultures : sport national dans certains pays asiatiques, il est en voie de développement en Europe, loin derrière le tennis.

En prenant appui sur le reportage « Very Bad Trip » (2013), nous souhaitons dresser les grandes lignes de ce qu’est le badminton aujourd’hui à l’échelle mondiale, en montrant le mouvement qu’il a suivi, d’une hégémonie exclusivement asiatique, à la concurrence grandissante des pays européens. Plus encore, ce processus engage à un véritable dialogue culturel, qui participe de l’évolution du jeu vers un équilibre plus important entre les dimensions technique et tactique de cette activité sportive.

L’Indonésien Taufik Hidayat (champion olympique en 2004) / © Chewy Chua via Flickr : flic.kr/p/hSjge / CC BY-NC-ND 2.0

 

2. Le badminton : un sport asiatique avant tout

2.1. Les origines asiatiques du badminton

Nommé « badminton » en 1873, en référence aux officiers revenus des Indes et réunis dans le château du Duc de Beaufort, dans la ville anglaise de Badminton, ce sport est en fait une modernisation du « poona », un jeu indien qui se pratiquait avec une raquette et une balle légère (remplacé par un bouchon de champagne, auquel on attachait quelques plumes). Et après ce détour par l’Europe, c’est bel et bien l’Asie qui a retrouvé la mainmise sur ce sport, comme un juste retour des choses…

Fondée en 1934, la Fédération internationale de badminton a été créée avec l’objectif de gérer et de développer le badminton dans le monde, ainsi que d’édicter des règles du jeu. Son siège se situe en Malaisie, à Kuala Lumpur. Mais c’est aujourd’hui chez son voisin indonésien que le badminton constitue un sport particulièrement développé, un véritable art de vivre.

« Very bad trip » en est une illustration certaine. Les reporters y montrent que la pratique du badminton atteint même les villages de campagne. Nous découvrons une culture populaire, dans laquelle le badminton a pris racine. Taufik Hidayat, joueur indonésien ayant gagné la médaille d’or aux jeux olympiques d’Athènes (2004), se souvient : « dans mon village, il y avait un terrain vague juste derrière chez moi, c’est là que j’ai commencé. On prenait des morceaux de bois pour tracer des lignes, et on jouait, quand le soleil ne tapait pas trop fort ».

A haut niveau, le badminton revêt aussi une importance capitale. Les joueurs le pratiquent au Centre National d’Entraînement d’Indonésie à Kaharta. Jojo Suprianto (Entraîneur national) explique : « nos joueurs font la fierté de l’Indonésie. Certains sont même devenus des héros. Grâce au badminton, leur vie a totalement changé ». C’est notamment le cas de Taufik Hidayat, devenu une icône dans tout le pays. En suivant ses performances extraordinaires, le peuple indonésien s’est très vite identifié à lui. En Indonésie, le Badminton est une voie bien plus porteuse que le Football ou le Basketball. Symboliquement, il est « le seul sport ou les Indonésiens sont reconnus au niveau mondial. Notre réputation, c’est d’avoir un jeu plus souple, plus artistique. C’est pour ça qu’on nous admire », explique Sony Dwi Kuncoro, n°4 mondial en 2013.

Si l’Indonésie s’est imposée comme la terre du badminton entre 1992 et 2013 avec 18 médailles olympiques, elle n’est toutefois pas épargnée par la concurrence avec les autres pays asiatiques : « avant, l’Indonésie était devant la Malaisie, aujourd’hui c’est l’inverse. Peut-être que bientôt, ça va encore changer. Mais le plus dur, c’est de lutter contre la Chine car elle a beaucoup de joueurs », explique le Malaisien Lee Chong Wei, Malaisien, n°1 mondial. Effectivement, la Chine apparaît comme un redoutable adversaire à l’échelle Asiatique, avec un investissement conséquent de l’état, comme le souligne Juning Zhou, Chinois devenu l’entraîneur de l’équipe de France masculine de simple en 2006 : « le badminton est un sport très populaire. Les joueurs sont très connus. Par exemple, Lin Dan est arrivé l’année dernière à la deuxième place des sportifs chinois derrière l’athlète Liu Xiang en termes de revenus publicitaires. On peut les comparer aux stars du football ». Le badminton a fait son entrée officielle aux Jeux olympiques à l’été 1992, et 69 des 76 médailles décernées entre 1992 et 2008 ont été gagnées par des Asiatiques, ainsi que 23 des 30 médailles de 2012 et 2016. Finalement, toutes les médailles olympiques de badminton ont été remportées par des pays asiatiques (87,6%) ou européens (12,4%), mais l’Asie mène amplement puisqu’elle a décroché 7 fois plus de médailles que l’Europe. Les badistes chinois dominent largement puisqu’ils ont gagné 38,8% des médailles disputées et, surtout, ont remporté un peu plus de la moitié des médailles d’or (20 sur 39). Lors des JO de Londres (2012), les Chinois ont réalisé un grand chelem historique en remportant les 5 titres (simple hommes, simple dames, double homme, double dames, double mixte).

Le Chinois Lin Dan (champion olympique en 2008 et 2012) / © Chewy Chua via Flickr : flic.kr/p/hS9xf / CC BY-NC-ND 2.0

 

2.2. Répétition technique et dépassement de soi : les ingrédients d’une suprématie asiatique

Selon Taufik Hidayat (2013), il n’y a qu’une voie pour que l’Indonésie demeure le pays du badminton : « nous devons être plus disciplinés, avoir plus de rigueur à l’entraînement. Si nous y arrivons, peut-être que dans 4 ou 5 ans, il y aura quelqu’un comme moi, plus fort même, et il fera la fierté du pays ». « Very Bad Trip » nous propose à ce titre une immersion dans une académie de badminton à Gresik.

Très tôt le matin, les enfants effectuent un réveil musculaire de type « shadow ». L’entraîneur leur demande de donner leur maximum, de ne pas rigoler, de rester sérieux. Une jeune fille de 9 ans raconte : « j’aimerais bien dormir plus mais je dois m’entraîner pour devenir une championne. (…) Ma maman, mon papa et ma maison me manquent. Mes parents ont bien voulu que je vienne ici. Ils m’ont dit que si mon rêve, c’était de devenir une championne, j’avais raison de partir ». L’après-midi, deux autres entraînements sont proposés, d’une durée totale de cinq heures. Au total, les enfants sont sur le terrain 30 heures par semaine. Dans ce contexte, le climat de concurrence est élevé. Un garçon de 15 ans explique : « je dois rester motivé. (…) Il y a de la concurrence dans le centre. On doit travailler et faire le maximum pour ne pas être renvoyés ».

Ces méthodes traduisent une conception particulière de l’entraînement du badminton. Koko Pambudi, responsable de l’Académie, exprime l’importance de la répétition et de l’effort pour créer des automatismes : « certains enfants n’arrivent pas à tenir la cadence. (…) Le badminton, c’est un sport de répétition. Si on ne le fait pas répéter quand ils sont jeunes, ils ne vont pas enregistrer. Tous leurs gestes doivent devenir automatiques ». Cette logique se prolonge au Centre National d’Entraînement d’Indonésie de Kakarta. L’entraînement commence par une prière tournée vers le culte du dépassement de soi et de la performance de haut niveau. La répétition technique, sous la forme de situations « multivolants », occupe une place majeure. En une heure, chaque joueuse frappe 700 volants. Selon Chiu Sia Liang (Entraineur national), « il faut forcer, c’est comme ça qu’on avance. Si je baisse l’intensité dès qu’elles sont fatiguées, elles ne vont pas progresser ». La discipline et la capacité à se dépasser sur la durée sont la base du succès : « je dois tester les limites de mes athlètes, savoir jusqu’où je peux les pousser et quand je dois arrêter. S’ils ne peuvent pas résister à ces efforts, ils ne doivent pas rester ici », détaille Joko Suprianto, entraîneur national.

Malgré tout, la place de ce travail technique est actuellement interrogée, en lien avec un constat partagé : aujourd’hui quand les joueurs étrangers affrontent les indonésiens, ils ne sont plus effrayés. Ils ne se disent pas que ça va être un problème, car ils voient bien que les résultats des Indonésiens ont un peu baissé : « peut-être qu’ils sont plus forts tactiquement en ce moment. Alors je dois changer des choses et continuer à apprendre. Il faut que je m’entraîne mieux et plus longtemps encore », confie Sony Dwi Kuncoro, joueur indonésien, 4ème mondial.

 

3. Le développement du badminton européen

3.1. La montée en puissance du badminton en Europe

En Europe, le Danemark s’inscrit également au plus haut niveau, en s’imposant comme la 4ème nation olympique (8 médailles dont une en or) et la 3ème nation aux championnats du monde (10 victoires finales). Ce pays nordique fait figure d’anomalie, pour des raisons abordées par le Danois Peter Gade (quintuple champion d’Europe), qui a été nommé directeur de la performance à la FFBad en 2015 : « la tradition a créé de grosses structures qui permettent de créer des champions. Les enfants commencent à 6-7 ans au Danemark, et avec les structures et les connaissances importantes acquises, on peut voir loin et les amener au haut niveau ». Avec des champions locaux qui ont montré la voie depuis les années 40-50, les générations de petits Danois se succèdent et produisent, à chaque fois, des joueurs parmi les meilleurs mondiaux. La concurrence, rude dès un très jeune âge, les aguerrit, et ils vont ensuite se mesurer aux champions asiatiques de leurs jeunes générations. Un simple cercle vertueux qui dure depuis longtemps, et qui trouve son apogée avec les performances aux JO de Viktor Axelsen en simple homme : médaille de bronze à Rio (2016) et médaille d’or à Tokyo (2021) face au chinois Chen Long. L’Espagnole Marín est aussi venue déjouer les statistiques, en s’imposant trois fois aux championnats du monde de 2014 à 2018, et en devenant championne olympique à Rio en 2016.

Depuis les dernières années, certains joueurs français, comme Brice Leverdez, se font remarquer sur la scène internationale. Chez les femmes, personne n’a encore vraiment pris la suite d’Hongyan Pi qui, en 2009, avait remporté une médaille de bronze aux championnats du monde. P. Limouzin, directeur technique national de la fédération de badminton, expliquait en 2016 que les badistes français évoluaient entre la 5ème et la 10ème place européenne, et aux alentours de la 15ème place mondiale par équipe. Aux championnats d’Europe de 2016, l’équipe de France masculine est même devenue vice-championne d’Europe. L’échelon européen constitue donc aujourd’hui le niveau dans lequel les meilleurs français sont en capacité de performer. Le nombre de licences est également en hausse, passant de quelques 18 550 licenciés en 1991 à 70 589 en 2000, puis 191 602 licenciés en 2016. Le badminton est désormais un sport reconnu, une occasion d’activité exigeante, attractive et motivante.

Une des explications de cet essor du badminton en France est lié au dynamisme de l’activité en éducation physique et sportive (EPS). En effet, le badminton y figure parmi les pratiques sportives les plus enseignées (94% des collèges, 96% des lycées, 94% des lycées professionnels en 2005). Les élèves sont par ailleurs nombreux à le retenir lors des épreuves du baccalauréat (44% des lycéens en 2003, et 50,77% en 2005). La progression est encore plus spectaculaire dans le cadre de l’association sportive scolaire. De 21 748 en 1990, le nombre de jeunes badistes atteint 94 121 licenciés dix ans plus tard, plaçant ce sport tout en haut des activités pratiquées. Finalement, « le badminton français peut être fier aujourd’hui de son histoire partagée avec le monde scolaire. Sa structuration son ambition fédérale sont imprégnées de ces relations qui font de ce sport une véritable pratique culturelle, qui ne se retrouve, avec une telle spécificité, dans aucun autre pays européen ».

Le danois Viktor Axelsen : champion Olympique (2021) / © Viktor Axelsen, Instagram

 

3.2. Une conception du jeu qui revalorise l’aspect tactique

Le badminton européen semble véhiculer une conception de l’entraînement alternative à celle des pays asiatique, plus équilibrée entre technique et tactique. B. Carème et P. Limouzin affirment qu’« on en revient aux origines de ce jeu qui est un acte tactique. En effet, on mesure maintenant les limites du technicisme. Certes, comme dans tous les sports, les apprentissages techniques, la condition physique, la préparation mentale sont indispensables, mais ils doivent être mis au service des problèmes à résoudre et à poser à l’adversaire. C’est le sens du jeu ».

En réponse, toutes les nations tendent aujourd’hui vers l’équilibre entre technique et tactique. Les asiatiques eux-mêmes, réputés pour aller très vite et taper très fort, se recentrent progressivement sur les aspects tactiques, après avoir vu leur domination contestée par le jeu danois notamment, qui les gênait considérablement d’un point de vue tactique. En France, Brice Leverdez explique : « quelles que soient les écoles de jeu, les Asiatiques ont toujours dominé. Ils ont réussi à changer leur style de jeu, désormais plus technique. Si on veut rivaliser, il faut développer cette notion de partie d’échecs et l’apport de la vidéo. L’acte tactique est notre seule chance d’exister ». Un constat partagé par Eric Silvestri (entraineur national) qui estime que techniquement et physiquement, les asiatiques sont imbattables. La seule solution qu’il voit est de « mieux former tactiquement, ce qui passe par la connaissance minutieuse de l’adversaire » . La part psychologique est aussi essentielle. Pour lui, c’est ainsi que les danois, par exemple, tirent leur épingle du jeu au niveau internationale, sans avoir la masse de pratiquants des asiatiques.

Finalement, à la culture du sacrifice total type « loi de la jungle » en vigueur dans les pays asiatiques, Peter Gade oppose son modèle danois « affectif et solidaire », et souligne qu’en ce qui concerne le badminton français, « le modèle danois peut s’adapter au nôtre alors que le modèle asiatique est trop différent ». Enfin, outre la confrontation Asie-Europe, des pays d’Amérique du Sud (Brésil en particulier) ou d’Afrique, commencent à émerger sur la scène mondiale.

Malgré tout, il y a peu de chance que l’hégémonie asiatique disparaisse dans les 10 prochaines années : culture, vivier, potentiel technique… l’écart est vraiment trop important même si ponctuellement, des victoires sont toujours possibles. Il faudra du temps pour que de nouveaux équilibres apparaissent à l’échelle mondiale, d’autant que ces dernières années, le badminton européen semble se cherche un second souffle. Par exemple, la fédération française de badminton s’est récemment inquiétée de taux de croissance des effectifs en berne. Même si l’EPS et le milieu fédéral marchent main dans la main, le chemin reste long pour que la France, et plus globalement les pays européens, soient susceptibles d’ébranler la suprématie asiatique.

L’Espagnole Carolina Marín (championne olympique en 2016) / © Singapore Sports Council via Flickr : flic.kr/p/eRJ3pU / CC BY-NC-ND 2.0)

 

4. Conclusion

L’état des lieux du badminton aujourd’hui révèle un glissement. D’un sport essentiellement asiatique, il en devient une activité pratiquée à l’échelle européenne, voire mondiale. Simultanément, d’une vision techniciste dominante dans l’entraînement asiatique s’ajoutent des préoccupations tactiques, impulsées par les Européens. Dès lors, le dialogue établi entre Asie et Europe, auquel viennent se mêler de nouvelles nations (Amérique, Afrique), enrichit le badminton en permanence.

D’ailleurs, dès le plus jeune âge, certains badistes français partent en Asie, jouent devant des milliers de spectateurs, dans des stades remplis. Ces expériences, comme un trait d’union entre les cultures, leur donnent à voir la diversité du monde et des conceptions de l’entraînement, tout en pratiquant le même sport. A plus haut niveau, Brice Leverdez projette même de rester en Asie entre les tournois pour s’entrainer là-bas. Bien qu’il connaisse leur style de jeu depuis dix ans, il aspire désormais à éviter le décalage horaire…

Un autre documentaire Intérieur Sport, intitulé « A la table des maîtres » (2013), relate le parcours de Simon Gauzy, champion français de tennis de table, qui part à la découverte des joueurs chinois, car le progrès passe par la confrontation à la culture asiatique, dominante dans les compétitions internationales. Sur ce point, badminton et tennis de table semblent partager une trajectoire commune, comme le soulignait en 2010 le président de la FF Bad, Paul-André Tramier : « avec le tennis de table, le badminton préfigure ce que sera la domination asiatique sur le sport. Ces pays vont truster la plupart des podiums ». En tous les cas, tenter de se projeter dans le futur nécessite de s’interroger en termes de culture et de valeurs, dans un dialogue entre Asie et Europe.